Essais littéraire |
Singularités, anomalies, monstruosités Dans les milieux littéraires comme dans les milieux médicaux, l'idée s'est répandùe peu à peu qu'il n'existe pas de frontière absolue entre le malade ou le « monstre » et l'homme dit « normal ». Une des leçons de Freud, c'est précisément qu'Odipe est en chacun de nous. C'est pourquoi l'on considère que la psychologie marginale ou morbide peut éclairer la connaissance de l'homme en général. Rivière reconnaît à Proust comme à Freud le mérite d'avoir fait accomplir « quelques progrès dans l'étude du cour humain » (titre d'un ouvrage publié en 1926). Comme Je fait remarquer Mauriac en 1923. partagé entre admiration et répulsion à l'égard du freudisme : Notre génération de romanciers est la première qui ne soit pas née sous le signe de Balzac : elle écrit sous le signe de Proust et de Freud". Une telle littérature a selon lui le devoir de tout dire, de révéler les secrets les plus inavouables du cceur humain. Depuis les cas exceptionnels jusqu'aux cas franchement pathologiques, les romanciers observent avec prédilection le vaste champ des anomalies ou aberrations de toutes sortes. La Chatte (1933) de Colette, par exemple, nous conte une histoire peu banale : la jalousie éprouvée par une femme à l'égard de la chatte de son mari. Mais ce qui apparaît « monstrueux », ce n'est finalement pas le geste meurtrier de Camille tentant de tuer Saha, c'est plutôt l'attitude d'Alain, plus attaché à sa chatte qu'à sa femme. « C'est toi le monstre », lui dit celle-ci. Et de fait, l'image finale nous montre le héros faisant rouler des marrons avec une paume creusée « en patte », dit le narrateur, c'est-à-dire déshumanisé, devenu chat lui-même en quelque sorte. Par cet attachement morbide à la chatte qui lui rappelle son enfance, le héros refuse de s'intégrer normalement dans le monde des adultes. Cette peur, presque pathologique, de se détacher de l'enfance explique aussi en partie l'attachement de Chéri à l'égard de Léa, à la fois mère et maîtresse. Incapable d'affronter la réalité, le héros finira par se suicider (Chéri, 1920. et La Fin de Chéri, 1926). Morand, lui. aime tout spécialement les « extravagants », les personnages hors de la norme. Dans le recueil Les Extravagants (1936), la nouvelle « Milady » conte, comme La Chatte, l'extraordinaire passion d'un homme pour un animal, sa jument, qui prend dans son cour la place laissée vide par une épouse infidèle. Passion qui conduira les deux héros, l'homme et la bête, jusqu'à un « suicide » commun. De même avec « La Mort du cygne » (Rococo. 1933), c'est la passion délirante éprouvée pour la danseuse-étoile par une fillette, « petit rat » de l'Opéra, qui poussera cette dernière à un acte criminel, où se mêlent innocence et perfidie. Vu sous l'angle purement psychologique, qui n'est pas le seul à prendre en considération, comme nous le verrons, l'étonnant Salavin de Duhamel est un individu plein de manies et d'obsessions, parfois à la limite du « cas » pathologique, et l'auteur scrute non seulement ses impulsions les plus absurdes mais aussi ses désirs les plus inavouables, les plus '< criminels » (« Nouvelle Rencontre de Salavin » dans Les Hommes abandonnés, 1921). L'inavouable, c'est souvent l'anomalie sexuelle. L'homosexualité notamment acquiert alors droit de cité dans le domaine de la littérature. Bien des personnages proustiens en témoignent, notamment Charlus ou Saint-Loup. Proust en effet pense qu'on peut tout dire, à condition dé ne pas dire « je ». Gide au contraire veut dire « je »'R, et de ce fait il scandalise alors bien des lecteurs par la franchise avec laquelle il parle de sa sexualité19 dans 5/ le grain ne meurt. Il reconnaît avoir trouvé chez Freud un encouragement à publier enfin ouvertement en 1924 Corydon, écrit longtemps auparavant, où il s'efforçait de justifier ses penchants en prenant des exemples dans la nature elle-même. L'aveu de l'homosexualité de l'auteur est au contraire voilé et indirect, tant chez Green (L'Autre Sommeil, 1931) que chez Marguerite Your-cenar (Alexis ou le Traité du vain combat, 1929). Chez Green, c'est le personnage lui-même qui découvre son secret avec la conscience de sa solitude et l'angoisse de la mort. Alors que chez Yourcenar l'aveu que le héros fait à son épouse répond à un besoin de sincérité et de liberté. Pour certains, l'étude des anomalies sexuelles implique un regard quasi clinique, excluant tout jugement de valeur. Ainsi lorsque Martin du Gard s'intéresse lui aussi aux cas exceptionnels - aux « veaux à cinq pattes »20 pour lesquels pourtant il reproche à Gide trop de complaisance -, il le fait dans une optique d'observation quasiment « médicale ». Comme le montrent Un taciturne (1931), cas d'un homosexuel qui longtemps s'ignore, ou Confidence africaine (1931), histoire des rapports incestueux entre un frère et une sour, aucune de ces anomalies ne lui apparaît comme un « vice » ni même comme une « monstruosité ». Le premier roman de Philippe Hériat, L'Innocent (prix Renaudot 1931), situé déjà au sein d'une famille bourgeoise, peint les relations équivoques d'une sour aînée et de son frère. Dans une perspective « freudienne », cette anomalie est rattachée à un épisode de l'enfance, dont le jeune homme -1'« innocent », dans tous les sens du terme - retrouve un jour le souvenir. De son côté. Lacretelle applique ses qualités d'analyse à des « cas ». Dans Amour nuptial (1930). il s'agit d'un mari qui ne peut désirer sa femme précisément parce qu'il l'admire moralement. Quant à La Bonifias (1925), c'est l'histoire d'une homosexuelle aux tendances longtemps refoulées. Lacretelle, qui se montre très réservé à l'égard du freudisme (dans l'enquête du Disque vert en 1924). aborde pourtant le cas de la Bonifas conformément aux théories freudiennes, puisqu'il cherche les causes de son anomalie dans ses premiers émois sensuels éprouvés au cours de son enfance. Cela d'ailleurs permet aussi à Lacrctclle, contrairement à la tendance de ses contemporains, d'affirmer la permanence du caractère. Alors que la Bonifas s'inquiète de voir en elle-même un « monstre », Lacretelle l'observe en « physiologiste », sans porter de jugement moral, selon la perspective « positiviste », digne des classiques, que Rivière admire chez Proust. De fait, ce dernier veut peindre par exemple, au début de Sodome et Gomorrhe, la rencontre de Charlus et de Jupien comme un entomologiste décrivant les amours des insectes tout en donnant à la scène une tonalité comique, ce qui est une autre forme de « détachement ». Même lorsque Gide se réfère à la « nature », il veut en fait « justifier » l'inversion, la « moraliser » en quelque sorte. Tel n'est pas le propos de Proust : pour lui l'inversion est bien un fait de la nature, mais c'est une « maladie », et qui ne relève pas du jugement moral. Le théâtre aussi s'intéresse aux anomalies humaines. Avec La Prisonnière (1926), Bourdet prend pour thème l'homosexualité féminine. Mais c'est surtout Henri-René Lenormand qui se fait une spécialité de ce type de sujets. Ses nombreux drames, mis en scène par les Pitoëff ou Gaston Baty. connurent en leur temps un succès considérable mais ils ont vieilli à cause de leur caractère mélodramatique. Il y traque les secrets honteux de ses personnages, pulsions incestueuses dans Le Simoun (1920). tendances homosexuelles refoulées dans L'Homme et ses fantômes (1924). qui est une interprétation du donjuanisme, ou vertige de l'autodestruction dans Les Ratés (1919) ou Le temps est un songe (1919). Cette exploration des « marges » et des « abîmes » ne fait pas qu'enrichir notre connaissance de la psychologie, elle peut être aussi approche du tragique de la condition humaine. Les nouvelles du Mur (1939) n'ont-elles pas pour héros, selon la formule de Camus, « des condamnés à mort, un fou. un déséquilibré sexuel, un impuissant, un pédéraste » ? C'est avec ces cas-limites que Sartre nous livre une image de la situation précaire de l'homme face à l'Existence (« Voici cinq petites déroutes », dit le prière d'inséreR). Le cas morbide est comme un miroir grossissant qui renvoie à n'importe qui sa propre image. L'exceptionnel sert ici de révélateur au fondamental. Du psychologique au tragique L'étude de l'anomalie, du morbide, nous donne de l'être humain une vision tragique, car celui-ci y apparaît livré à des forces obscures qui se jouent de lui et en font un être absurde, capable de crime, de folie et d'auto-destruction. L'intérêt pour les zones troubles de l'âme humaine explique l'attention que l'on prête aux personnages d'assassins. Landru qui tue plusieurs femmes après leur avoir promis le mariage ou les sours Papin qui assassinent sauvagement leurs patronnes défrayent la chronique et excitent la curiosité. Un des meilleurs ouvrages de Carco, L'Homme traqué (Grand Prix du roman de l'Académie française 1922), tout en évoquant le Paris nocturne des Halles, repose moins sur le pittoresque des bas-fonds comme Jésus-la-Caille (1914), que sur une peinture très fine des « bas-fonds » de l'âme : ici l'angoisse d'être soupçonné chez l'auteur d'un crime crapuleux. Ce pitoyable héros, pâle émule de Raskolnikov, voit son destin rivé à celui de la prostituée qui le soupçonne. C'est une double peur que peint Carco ainsi qu'une double descente aux enfers. Un certain goût du morbide se manifeste encore dans Ténèbres (1935), dont le héros a lui aussi commis un meurtre. Dans sa grande fresque. Jules Romains imagine, en s'inspirant de Lan-dru:i, le personnage de Quinette. petit boutiquier tranquille fasciné un jour par le crime d'un inconnu, et devenu lui-même l'assassin de plusieurs femmes. Le romancier lie ce besoin de meurtre à l'impuissance sexuelle du personnage (Le Crime de Quinette, 1932). L'intérêt de Romains pour Lan-dru-Quinette ne procède pas d'une mystique, décadente et nihiliste, du « beau crime », celle que le romancier prête à Vorgc cl à ses amis, transposition malveillante du groupe surréaliste (Vorge contre Quinette, 1939). 11 témoigne plutôt de la volonté d'embrasser la vie dans son ensemble. L'ombre inquiétante de Quinette, c'est la présence du Mal et son mystère : ce personnage fait pendant à celui de l'abbé Jeanne, le « saint » des Hommes de bonne volonté. Jules Romains en effet se veut à l'opposé de son personnage Allory, le romancier « idéaliste » et mondain. Celui-ci reste à côté de la vie, cette vie dont il découvrira certains secrets lorsqu'il fera lui-même sa plongée dans « l'abîme » du vice et de la perversion (Recours à l'abîme, 1936). Jules Romains, comme nombre de ses contemporains, veut explorer les « abîmes » de l'homme. Mais il intitule Les Créateurs (1936) le volume suivant, comme pour juxtaposer le pire et le meilleur dont est capable l'être humain. L'ouvre de Simenon est tout entière dominée par le crime, non seulement dans les romans « policiers ». où Maigret s'efforce de démêler les motivations obscures des criminels, mais aussi dans les romans « littéraires ». Ce qui intéresse Simenon, ce n'est pas essentiellement l'intrigue, mais ses dessous psychologiques : il a pu dire de lui-même qu'il était un « collectionneur d'hommes" ». Chez lui, le goût pour la psychologie du criminel, ou du « monstre ». coïncide avec une sensibilité particulière au mal. S'il s'intéresse à tous ces « coupables », c'est qu'il attache une grande importance à l'idée de faute. Il a lui-même déclaré : « Le sentiment de culpabilité est une des constantes de l'homme moderne1'. » Un roman comme Le Haut-Mal (1933) a un titre sans doute volontairement ambigu. Il désigne certes la crise d'épilepsie à la faveur de laquelle une belle-mère se débarrasse de son gendre, mais surtout le caractère hautement satanique de la meurtrière, qui par son sang-froid inhumain déjoue tous les soupçons. Si les romans de Simenon sont des romans du mal. ce sont aussi des romans du destin. Il excelle à nous donner, dès les premières phrases d'un récit, le sentiment que l'inéluctable est en train de s'accomplir, encore à l'insu des personnages. Ceux-ci sont souvent pris au piège, parfois à leur propre piège (L'Homme de Londres, 1934 ; Les Suicidés, 1934 ; L'Assassin, 1937). Cette double thématique de la culpabilité et de la fatalité donne à l'univers de Simenon sa résonance tragique. L'idée tragique d'une culpabilité, liée à une sorte d'innocence, ou du moins à une méconnaissance de cette culpabilité (comme dans Le Procès de KafkA), sous-tend le mythe d'Odipe où le héros découvre qu'il est lui-même le criminel qu'il recherche. Précisément l'entre-deux-guerres semble redécouvrir ce mythe24. La pièce de Gide, Odipe (1930), est liée à l'interrogation de l'auteur sur les possibilités de l'homme25. Étéocle y exprime l'idée que désormais les « dieux » et les « monstres » sont en nous26, ce qui converge avec les découvertes de Freud. Dans cette pièce, qui traite avec humour et désinvolture le thème légendaire, l'auteur nous donne du héros l'image ironique d'un homme trop sûr de lui. qui semble être puni de son orgueil. La protestation d'Odipe contre l'injustice des dieux est légitime, mais elle est vaine. Odipe témoigne, de la part de Gide, d'une sensibilité au tragique, qui s'est affirmée depuis la guerre, comme le montre encore la présence du Diable dans Les Faux-Monnayeurs. Cette alliance du sens tragique et de l'humour se trouve aussi chez Cocteau. Après avoir adapté librement Odipe roi de Sophocle (1925, publié en 192827), il reprend le thème dans un de ses chefs-d'ouvre : La Machine infernale (1934). Contrairement à ses prédécesseurs, Cocteau ne prend pas la légende au moment où Odipe va découvrir sa faute. Nous voyons Odipe, jeune encore, sur la route de Thèbes où il vient de tuer Laïus, nous assistons à la scène avec le Sphinx, puis à la nuit de noces avec sa mère. Ce n'est qu'au dernier acte que se fait la découverte. Ce faisant. Cocteau souligne mieux l'inconscience du protagoniste, sa méconnaissance des forces occultes qui l'entourent. En outre le Sphinx, qui a pris pour Odipe la forme d'une jeune fille sensible à son charme, lui donne à l'avance la clé de l'énigme. Le personnage n'a de ce fait plus rien d'un héros surhumain. Il apparaît comme un être orgueilleux et faible, pas plus capable qu'un autre de deviner la réponse. Malgré la singularité de son aventure, Odipe ressemble donc à tous ces « pauvres hommes25 » dont se jouent les dieux. Il ne parviendra à la véritable grandeur, devenu enfin un « homme », comme le dit la Voix au début du dernier acte, que dans le malheur. L'entre-deux-guerres voit aussi l'épanouissement d'un tragique chrétien fondé sur la conscience aiguë du Mal, c'est-à-dire du péché. D'ailleurs l'idée chrétienne de la dualité de l'homme, qui fait de celui-ci un être de conflit, partagé entre l'âme et la chair, l'ange et la bête, c'est-à-dire, selon le mot de Pascal, un « monstre incompréhensible », s'accorde bien avec la psychologie de l'illogisme et de l'ambiguïté. De l'évocation des démons intérieurs on passe aisément à celle du Démon. La littérature chrétienne n'est donc plus, comme elle avait eu tendance à l'être auparavant, une littérature édifiante, vouée aux « bons sentiments ». Bernanos veut donner dans ses romans le sentiment de la présence « physique », active et oppressante du Mal. Ainsi dans Sous le soleil de Satan, Donissan rencontre Satan sous la forme d'un maquignon. Mais c'est l'esprit de Satan qui s'est emparé de Mouchette : chez elle l'ennui, l'orgueil, la révolte, l'hystérie, enfin le suicide, ne sont que des signes superficiels de cette possession diabolique, dont la délivre finalement le « saint de Lumbres ». Ici, la psychologie humaine est la manifestation de forces surnaturelles. Le « moi » n'est que le siège d'un drame spirituel qui le dépasse. Quant à la « paroisse morte » de Monsieur Ouine, le mal y règne, matérialisé par le déséquilibre des personnages, leurs vices, leurs folies et leurs crimes. L'action y est dominée par la présence sournoise, satanique, de l'ambigu M. Ouine. Ce roman, obscur par sa technique fondée sur l'ellipse et la discontinuité, est par excellence le roman des forces obscures qui agitent la marionnette humaine. Dans un registre plus immédiatement réaliste et « psychologique », bien que la présence des forces occultes s'y fasse sentir, Mauriac évoque un monde voué aux convoitises matérielles, à l'obsession de la chair, aux passions troubles et violentes, associées souvent à l'atmosphère orageuse de l'été landais. Il peint avec prédilection des personnages détraqués ou monstrueux. Désirs charnels inassouvis (Le Baiser au lépreux, 1922), passions maternelles dévoratrices (GenitriX), amours entre adolescents et femmes mûres (Le Désert de l'amour, 1925), tendresses incestueuses entre frères et sours (Ce qui était perdu. 1930 ; Les Chemins de la mer, 1939), haines meurtrières (Thérèse Desqueyroux, Les Anges noirS) dressent un tableau assez sombre d'une humanité pécheresse, lieu d'un obscur conflit entre les forces du péché et celles de la grâce. Le plus souvent, les personnages subissent des impulsions qu'ils ne contrôlent ni ne comprennent vraiment. Ainsi, Thérèse Desqueyroux subit une sorte de fatalité intérieure et ne saurait expliquer pourquoi exactement elle a tenté d'empoisonner son mari. Le romancier ne nous éclaire pas davantage, laissant volontairement dans la pénombre les motivations de ses héros, car il est persuade que l'âme humaine est un enchevêtrement inextricable et fluctuant de mouvements plus ou moins confus. Certains d'entre les personnages de Mauriac semblent habités par l'esprit du mal. tel le Gradère29 des Anges noirs, qui, après une vie de turpitudes, finit par tuer sa complice qui le fait chanter. Face à lui. Mauriac peint un jeune prêtre, auquel Gradère se confie et qui finalement lui permet de mourir en paix. Si Gradère sait être séduisant, le Biaise Couture d'Asmodée (pièce de 1937), tout déplaisant qu'il est, n'en envoûte pas moins ses victimes. Quant à l'« immonde » Landin des Chemins de la mer, après avoir été le mauvais génie du notaire Révolou, il donnera libre cours à sa méchanceté et à ses vices. C'est un personnage qui reste à l'arrière-plan, mais comme le font les puissances occultes. En lui s'incarne le Mal. Sur les personnages de Mauriac plane un sentiment obscur de culpabilité, lié le plus souvent à la sexualité. On est en présence d'un monde tragique où le bonheur terrestre est impossible, mais où parfois le salut éternel est entrevu. Quant à Jouhandeau. dans ses « contes » et « anecdotes » de Chamina-dour (1934-1941), il caricature Guéret3", sa ville natale, et dresse un tableau ironique et féroce de la méchanceté, de l'avarice, de l'égoïsme et de la luxure dont sont capables les hommes les plus ordinaires dans la vie courante. Ici, la « monstruosité » est quotidienne comme dans les Chroniques maritales (1935), où l'auteur décrit l'« enfer » de sa vie conjugale avec l'extravagante Elise. Mais c'est en lui surtout qu'il sent la puissance du démon. Il crée à son image le personnage de Monsieur Godeau, où s'incarnent ses propres contradictions, la « folie » de Dieu et l'attrait du mal {Monsieur Godeau intime, 1926 ; Monsieur Godeau marié, 193331)- Partant de son expérience de l'homosexualité, il conçoit la chair comme une fatalité dont on ne peut se délivrer sans pouvoir non plus l'accepter {De l'abjection, 1939). Mais il reste persuadé de la proximité du Bien et du Mal : le vice, dans ses excès mêmes, peut contribuer à la grandeur morale et rapprocher l'homme de Dieu {Algèbre des valeurs morales, 1935). Comme Mauriac ou Jouhandeau, Julien Green a une vision tragique de la sexualité. Folie et crime sont souvent le lot de ses personnages, victimes d'interdits, tyrannisés par leurs désirs refoulés qui font de leur moi une prison étouffante. Le cadre familial de Mont-Cinère (1926) comme d'Adrienne Mesurât (1927) symbolise bien cet emprisonnement, dont ils cherchent en vain à se libérer. L'héroïne de ce dernier roman tue son père et sombre dans la démence. Léviathan (1929), une des ouvres les plus sombres de Green, montre le destin de plusieurs personnages que leurs passions réprimées et leurs rêves inassouvis transforment en « monstres » voués au mal. Dans cet univers dominé par le sens de la culpabilité, le moi s'extériorise souvent par des rêves. Rêve et réalité s'imbriquent étroitement, comme dans Le Visionnaire (1934), dont le pitoyable héros s'évade dans un songe éveillé qui constitue la deuxième partie du récit. L'atmosphère des ouvres de Green est de ce fait teintée d'onirisme : face au rêve, la vie réelle n'est plus, selon sa formule, qu'un « autre sommeil ». Le lien établi si souvent chez Green entre la sexualité et la mort est au centre de l'ouvre de Jouve. Après la crise spirituelle traversée par ce dernier en 1924-1925, qui lui fait renier toute son ouvre antérieure, on va le voir conjuguer de manière exemplaire les enseignements de la psychanalyse freudienne et ceux du christianisme. Instinct de mort et instinct sexuel semblent chez lui indissolublement liés, notamment dans La Scène capitale (1935) où le personnage d'Hélène, dont le nom est choisi pour sa résonance mythique, meurt en faisant l'amour. Sous d'autres formes, cette conception tragique de la sexualité commande le destin de personnages, partagés entre les appels de la chair et ceux de l'absolu. Ainsi en est-il dans Paulina 1880 (1925), dont l'héroïne, obsédée par le sentiment de sa faute, finit par tuer son amant et achève sa propre existence dans une solitude misérable. Quant à Catherine Crachat, dont le nom peut exprimer le dégoût qu'elle se porte à elle-même et évoquer les crachats dont fut couvert le Christ, elle se déchire à ses propres contradictions et, nouvelle Hécate, fait naître le désir et dispense la mort {Hécate, 1928). Son « aventure32 », de nature spirituelle, se termine avec Vagadu (1931). Ce livre constitue une exploration du monde psychique de Catherine, de ses fantasmes et de ses rêves, puisque c'est le récit (inspiré à Jouve par une cure réellE) de la psychanalyse qui finit par chasser les démons intérieurs de l'héroïne. |
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