Essais littéraire |
Mon intention n'est pas de rechercher l'influence des Essais sur la pensée et l'ouvre de Donne. En 1925 Louis Bredvold écrivait : « Scepticism, revolt against the Stoic Law of Nature, and libertine Naturalism, are to be found earlier than Donne in Montaigne, and may hâve been inspired in Donne by a reading of the Essays. How seriously he adhered to thèse professed doctrines is a problem, perhaps insoluble. » Nous sommes aujourd'hui mieux éclairés sur la pensée de Montaigne et la pensée de Donne, mais sur l'influence possible de l'un sur l'autre nous n'en savons pas plus. Donne fait allusion à Montaigne dans une lettre ', mais il n'y a dans son ouvre aucune trace évidente d'une influence directe. Même son intérêt pour Raymond Sebond et pour Sextus Empiricus n'a pas été nécessairement éveillé par la lecture des Essais. Rapprocher Donne et Montaigne n'appelle pas une enquête minutieuse du même genre que celle que j'ai consacrée jadis à l'influence de Montaigne sur Shakespeare2 : mon propos est seulement de comparer leur recherche de l'identité personnelle et d'en évaluer la nouveauté dans l'histoire de la conscience européenne. Écoutons d'abord la voix de Montaigne : ... Honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne ; laborieux, délicat ; ingénieux, hébété, chagrin ; debonaire ; menteur, véritable ; sça-vant, ignorant, et libéral et avare, et prodigue, tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s'estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entièrement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Ce passage est tiré de l'essai sur « l'inconstance de nos actions ». Montaigne n'a assurément pas découvert cette inconstance, observée par les élégiaques, les satiriques et les moralistes latins. Ce qui est nouveau, c'est qu'il ne la distingue pas seulement dans la succession de ses actes et de ses sentiments, encore que les aspects contradictoires puissent apparaître étalés dans le temps : comme il l'écrit dans l'essai « De la vanité », « Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux » (III. ix ; 1079). Mais ici il embrasse d'un même regard les différents aspects du moi comme si ces mouvements de l'âme étaient autant de possibles qui se présentent à la conscience dans le même moment, « selon que je me vire ». Dans ce même paragraphe, Montaigne, en effet, commence par noter qu'il n'est pas remué et troublé seulement par le vent des accidents, mais par « l'instabilité de (S)a posture » : Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. R. A. Sayce a parlé d'une personnalité « à multiples facettes » et, de ce point de vue, l'a rapproché de Proust4. Dès 1952 j'avais suggéré plutôt l'intuition, imparfaite encore, d'une liberté pure qui donnerait à la conscience, comme au pour-soi sartrien, la possibilité de se choisir perpétuellement5. C'était peut-être aller trop loin. Ce qui est certain, c'est que Montaigne, s'il réussit à se « former » et à se définir à travers cette longue attention à soi-même, et en particulier à travers l'écriture, n'y parvient qu'après une phase initiale qui s'apparente à une dissolution du moi sous le regard de l'observateur. Je ne songe pas seulement à la difficulté de l'entreprise qu'il avait lui-même soulignée : « de rebrousser vers nous nostre course c'est un mouvement pénible ; la mer se brouille et s'empesche ainsi quand elle est repoussée à soy » (III. ix ; 1123). Ou bien encore : « C'est une espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit ; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes. » (II. vi., 415) Cette descente dans les profondeurs opaques n'était pas inconnue de saint Augustin, ni des mystiques. Je ne pense pas non plus qu'on puisse découvrir plus qu'un heu commun de la théologie chrétienne comme de la philosophie antique dans l'affirmation générale de l'« Apologie » : « Finalement, il n'y aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. » (II. xii, 679) Et quand Montaigne écrit « A chaque minute il me semble que je m'eschape » (I. xx ; 111), il n'exprime encore que le sentiment d'être entraîné vers la dissolution ultime de l'être conscient. Mais l'accent est personnel et la vision héraclitéenne acquiert un sens nouveau quand le paysage intérieur est ainsi décrit : C'est un contrerolle de divers et muables accidens et d'imaginations irrésolues et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considérations... Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais ; elle est tousjours en apprentissage et en espreuve. (TH. ii; 900) Voilà qui nous livre, outre les sens divers relevés par Sayce 6, le sens profond du titre choisi par Montaigne : les Essais, c'est Montaigne lui-même qui s'essaie, qui essaie ses possibles afin de se révéler à soi-même. Et, du moins dans un premier temps, il semble qu'il ne puisse n'y se fixer, ni se fonder. « Plus je me hante et me connois », dit-il, « plus ma difformité m'estonne, moins je m'entens en moy. » (III. xi ; 1154) Nous verrons ce qu'il en adviendra. Mais écoutons une autre voix : Entre l'an qui n'est pas encore l'an passé, l'an qui n'est plus l'an à venir, ce crépuscule est mon emblème, à moins d'en voir l'emblème en moi ; moi qui suis un météore à la forme et à la substance incertaines, dont Y essence et le lieu sont encore en dispute, je ne puis sans erreur me nommer quelque chose. C'est la voix de John Donne, que j'ai voulu faire entendre d'abord en français. Voici l'original : This twilight of two yeares, not past nor next, Some emblem is of mee or I of this, Who Meteor-like, of stuffe and forme perplext, Whose what, and where in disputation is, If I should call mee any thing, should misse. Chez Donne, comme chez Montaigne, le dédoublement réflexif en détachant l'observateur de lui-même creuse d'abord un vide, brouille le regard et provoque une profonde perplexité. Sans doute ni l'un ni l'autre ne cherchent-ils encore, comme Amiel ou Valéry bien plus tard, à saisir la conscience même dans son jeu de miroirs. Mais ils mettent l'un et l'autre leur identité en question. J'ai appelé l'attention sur la fascination que le mot « néant » a exercé sur l'imagination du poète : on ne peut l'attribuer uniquement à la valeur à la fois dialectique et émotive d'un terme qui se prête à ces jeux d'esprit sur « Nihil » ou « Nemo » dont les poètes de la Renaissance sont friands 8. J'ai rapproché cette fascination de son impuissance à se déterminer, en particulier dans la longue période de désouvrement qu'il connut dans la solitude de Mitcham. Il écrivait alors dans une lettre à Goodyer : I would fain do something ; but that I cannot tell what, is no wonder. For to chuse, is to do : but to be no part of any body, is to be nothing . Montaigne avait écrit : « Estre consiste en mouvement et action. » (H. viiI) Il était, certes, traditionnel de présenter la connaissance de soi comme négligée ou difficile à acquérir. Il n'en est pas moins révélateur que cette idée revienne souvent et comme incidemment sous la plume du poète. Ainsi dans deux élégies : And I discerne by favour of this light My selfe, the hardest object of the sight10. Teares are false Spectacles, we cannot see Through passions mist, what wee are... ". Le poème « Négative Love » n'exprime pas seulement l'idée, affirmée aussi en d'autres poèmes (« Love Alchymie », « To the Coun-tesse of Huntingdon », « That unripe side... »), que la passion amoureuse est ressentie comme un manque, un désir dont l'objet demeure inconnu : For may I misse, when ère I crave. If I know yet, what I would hâve 12. Cette « inscience » (terme utilisé par MontaignE) s'étend au mystère de la personnalité : If any who deciphers best What we know not, our selves, can know, Let him teach mee that nothing... 13. Se définir : c'est à quoi tend l'effort toujours renouvelé de Donne. Et si, comme Montaigne, il le renouvelle, c'est qu'il est toujours déjoué. Chez l'un et chez l'autre l'effort d'analyse approfondit la perplexité et l'échec, du moins momentané, est la conséquence même de la lucidité. Ces interrogations sur l'identité, cette impuissance à se définir sont-elles sans précédent dans l'histoire de la conscience européenne ? Annoncent-elles une crise de conscience dont on pourrait suivre les prolongements dans les analyses de Locke et de Hume et jusqu'aux temps modernes ? Essayer de répondre à ces questions dans le cadre d'un essai est une gageure. Je me hasarderai pourtant à esquisser des hypothèses. Mais, auparavant, je voudrais pousser plus loin le parallèle entre l'essayiste français et le poète anglais. Chez chacun d'eux peut-on déceler l'origine de cette mise en question de l'identité ? A en croire Montaigne lui-même, il ne se serait « mesler d'escrire » qu'en raison d'une « humeur mélancolique », « produite par le chagrin de la solitude » en laquelle il « s'estoy[t] jette ». C'est alors, dit-il, que me trouvant « vuide de toute autre matière, je me suis présenté moy-mesme à moy, pour argument et pour sujet » (II. viii ; 422). Dans cette retraite il avait laissé son esprit « en pleine oysiveté, s'entretenir soy mesme » (I. viii ; 52). Tous les traités de la Renaissance soulignent que la mélancolie peut être engendrée par l'oisiveté ainsi que par les travaux intellectuels, qui sont une forme de l'inaction. Donne, en disgrâce après son mariage clandestin, fut jeté dans le désouvrement et c'est pendant ces années de relative solitude qu'il évoque le plus souvent sa mélancolie, dans ses lettres comme en ses premiers poèmes d'inspiration religieuse. Mais, dès la première Satire, écrite alors qu'il était « Master of the Revels » à Lincoln's Inn, il aime à se peindre enfermé dans une chambre en la seule compagnie de ses livres, comme Montaigne en sa bibliothèque. Pose à la mode pour un intellectuel ? sans doute. Mais, quelle que soit la nature de la mélancolie dont Montaigne et Donne ont souffert (Jean Starobinski et Michael Screech nous ont pleinement éclairés dans le cas du premier l4), des accès de mélancolie, tout en favorisant l'introversion, ne les auraient pas nécessairement conduits à cette incertitude sur leur identité ; sinon le phénomène s'observerait chez bien d'autres auteurs de la Renaissance. Ce qui m'est apparu déjà comme un trait singulier chez Donne, c'est que son désouvrement semble avoir été dû, dans une certaine mesure, à une irrésolution qui l'apparente à Hamlet15. Quant à Montaigne, sa retraite fut un choix. Ce qui rapproche aussi Montaigne et Donne, c'est que leur com-plexion ne fut pas dominée par une seule humeur. « Ou l'humeur melancholique me tient », écrit Montaigne, « ou la cholérique... à cet'heure le chagrin prédomine en moy, à cet'heure l'alegresse » (IL xii ; 636). Donne a dépeint ainsi ses sautes d'humeur dans une lettre écrite en 1608 : Sometimes when I find myself transported with jollity and love of company, I hang leads at my heels, and reduce to my thoughts my fortunes, my yeares, the dutie of a man, of a friend, of a husband, of a father, and ail the incumbencies of a family ; when sadness dejects me, either I countermine it with another sadness, or I kindie squibs about me again, and fly into sportfulness and company... Il songe évidemment à lui-même quand il demande à Dieu dans une « Litanie » composée à la même époque que nous ne soyons pas « dead clods of sadnesse, or light squibs of mirth » (st. XV). Ce qui me paraît le plus significatif dans la lettre, c'est que Donne montre comment il se fait tantôt triste, tantôt gai. On dirait qu'il n'est jamais tout entier engagé dans une émotion, qu'il en ressent la gratuité et qu'il est toujours prêt à verser dans l'émotion contraire. La mobilité des humeurs est ressentie comme une fluidité du caractère. Cette fluidité, Montaigne, on l'a vu, ne cesse de l'observer en lui-même. Les changements d'humeur, certes, ne conduiraient pas à ce sentiment profond d'inconstance et d'inconsistance sans une attention à soi soutenue - que l'humeur mélancolique sans doute favorise, mais qui suppose aussi un fort égocentrisme. J'ai longuement analysé cet égocentrisme chez Donne jusque dans les poèmes où il célèbre l'union des amants, où même le « nous » devient un singulier possessif qui marque l'appropriation 1? ; jusque dans les sermons où il se met si volontiers en scène, et jusqu'en l'évocation de la mort mystique car, « in this death of rapture, and extasie », déclare le prédicateur, « I shall find my self, and ail my sins enterred and entombed in his wounds, and like a lily in Paradise, out of red earth, / shall see my soûle rise out of his blade, in a candor and in an innocence » ,8. Le cas de Montaigne peut paraître plus complexe. Peut-on parler d'égotisme s'il est vrai qu'au départ, comme il le suggère lui-même, il s'est laissé absorber par l'amitié au point que la mort de l'ami l'a privé de lui-même et, par ce détour, l'a conduit à se chercher lui-même pour réparer cette perte, combler un vide qui s'était creusé en lui ? Luy seul jouyssoit de ma vraye image, et l'emporta. C'est pourquoy je me deschiffre moy-mesme si curieusement (III. ix ; 1102, note 2). Sur l'influence de ce deuil des pages pénétrantes ont été écrites, de Thibaudet à Jean Starobinski : ce dernier observe que l'« ami gardé en mémoire constitue un élément de constance et de continuité - peut-être le seul - dans une vie qui se sait livrée à l'inconstance et à la discontinuité » l9. Oui, mais c'est le sentiment de discontinuité dont je cherche l'origine. Pourquoi aurait-il surgi seulement après la mort de l'ami ? Montaigne s'était « plongé » et « perdu » en l'ami : à sa mort une sorte de vertige l'aurait saisi devant son propre néant si l'on suit l'argumentation de R. L. Regosin 20. Sans nier l'intensité ni la durée de l'attachement de Montaigne à La Boétie, je me demande si le lien que l'auteur des Essais établit entre ce deuil et l'écriture de son livre n'est pas une reconstruction de son expérience, reconstruction toute imprégnée des grands lieux communs de l'Antiquité et de la Renaissance sur l'amitié et sur l'amant qui vit en l'aimé. Montaigne ne fit retraite que huit ans après la mort de son ami et le premier des textes que j'ai cités n'apparaît que dans l'édition de 1588, vingt-cinq ans après la séparation. La parfaite union avec l'ami ainsi célébrée ne serait-elle pas aussi une appropriation posthume de l'autre ? N'aurait-il pas absorbé en lui l'ami disparu comme Donne dans « The Dissolution » absorbe l'aimée défunte : « My body then doth hers involve » ? Quoi qu'il en soit, un égotisme indéniable s'exprime en certaines phrases des Essais: «je n'ay affaire qu'à moy, je me considère sans cesse, je me contrerolle, je me gouste... je me roulle en moy mesme » (II. xvii ; 743). L'attention à soi devient ostentation de soi, non pas à la manière d'un Cellini, soucieux seulement de s'affirmer, mais pour offrir au regard d'autrui un moi transparent : « Je suis affamé de me faire connoistre. » (JE. v ; 946) Un trait essentiel de l'attention à soi chez Montaigne, est l'attention extrême portée au corps et à ses fonctions - attention si évidente et si souvent commentée qu'il n'est pas nécessaire de l'illustrer. Sur la nécessaire présence du corps pour constituer l'identité de la personne, une citation suffira : « A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d'une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices. Que l'esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la légèreté de l'esprit et la fixe» (III. xiii ; 1255). Donne n'est pas moins convaincu que le corps est essentiel à toute expérience humaine, profane ou religieuse, donc à la conscience de soi. J'y reviendrai à propos de la mort. Notons aussi qu'il parle souvent de ses maux physiques dans ses lettres et qu'il a tenu le journal intime d'une maladie grave dans les Dévotions de façon plus immédiate encore que Montaigne dans la relation de son accident (II. vI) ou l'évocation des souffrances de la gravelle (H. xxxvii ; III. xiiI). Je ne m'arrête pas à ces Dévotions parce que la mise en scène du moi y est typologique et liturgique : on est à cet égard aux antipodes des Essais. Mais chez Donne comme chez Montaigne les malaises du corps ont pu stimuler l'attention à soi ; la santé de Montaigne s'est altérée peu après qu'il eut commencé de composer les Essais : ses reins, dit-il, ont « changé d'estat » vers 1574 (III. xiii ; 1228). Or, les premiers essais, on le sait, furent impersonnels. Ainsi donc la quête de l'identité personnelle chez Montaigne et chez Donne fut sans doute l'effet de causes multiples. Mais j'ajouterai qu'elle me paraît étroitement liée à une capacité de dédoublement réflexif instantané. Je n'entends point par là le simple détachement critique qu'exige tout examen de conscience, toute « dissection » de nous-mêmes, selon l'image chère à Donne21 ; ni même le simple écart « qui sépare le contemplateur de l'objet contemplé » dans la pensée et le discours 22. J'entends une aptitude à penser, ou à sentir, et à se mettre simultanément à distance de soi-même. J'en trouve un exemple en un passage des Essais. Certains, dit Montaigne, pour montrer que la volupté nous maîtrise « aleguent l'expérience que nous en sentons en l'accointance des femmes... il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous que notre discours ne sçauroit lors faire son office, tout perclus et ravi en la volupté. Je sçay qu'il en peut aller autrement, et qu'on arrivera parfois, si on veut, a rejetter l'ame sur ce mesme instant a autres pensemens. Mais il la faut tendre et roidir d'aguet » (H. xi ; 473). Un autre curieux exemple de cette faculté de dédoublement spontané nous est offert par Donne en chaire disant à ses auditeurs : I am not ail hère, I am hère now preaching upon the text, and I am at home in my Library considering whether S. Gregory, or S. Hierome, hâve said best of this text before. I am hère speaking to you, and yet I consider by the way, in the same instant, what it is likely you will say to one another, when I hâve done. C'est cette distance de soi à soi-même qui, dans la poésie de Donne, rend possible la concomitance de l'émotion et de l'ironie. C'est elle aussi que l'on sent présente dans les Essais. C'est aussi ce qui « bride » les affections chez Montaigne (IL xi ; 471) ; et ce qui le prémunit contre les excès de la passion, c'est moins la « complexion stupide et insensible » (II. xxxvii ; 849) qu'il s'attribue que cette faculté de détachement : « Je ne scay pas m'engager si profondement et si entier» dit-il (III. x; 1135). Il serait anachronique d'y voir le refus de l'engagement de certains personnages sartriens (le Hugo des Mains Sales, Hamlet du XXe sièclE), mais j'ai cru discerner chez l'auteur des Essais comme une ébauche d'un phénomène moderne : un sentiment de gratuité pure et de pure disponibilité, le sentiment que nous n'entrons jamais si avant dans nos convictions, nos affections, que nous ne puissions à l'instant même les dépouiller pour épouser des convictions, des affections différentes ou contraires. « Nous sommes », dit Montaigne, « je ne scay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas... » (nos italiques ; II. XVI ; 699). Pour Sartre, de même. nous ne croyons jamais assez ce que nous croyons puisque ma croyance, au moment même où j'en prends conscience, n'est plus ma croyance ; je m'en suis détaché, je m'en suis échappé par l'acte même qui me permet d'en prendre conscience24. Ordinairement, je le reconnais, Montaigne présente sous forme de sincérités successives ce que certains modernes éprouvent comme une insincérité perpétuelle, ontologique. Ce n'est pas un vain propos de modernité qui m'inspire ce rapprochement. Il ne s'agit pas de prêter à Montaigne ou à Donne une philosophie ou une conception de l'homme inconcevable à leur époque. Il s'agit de reconnaître que des individus différents peuvent présenter à des siècles de distance des modes de conscience analogues qui affectent de la même façon l'expression d'idées et de croyances différentes. Aussi est-il temps de revenir à la double question laissée en suspens : dans l'histoire de la littérature européenne l'interrogation sur l'identité, telle qu'on l'observe chez Montaigne et chez Donne, est-elle nouvelle par rapport au passé ? Est-ce une anticipation d'interrogations ultérieures de la conscience moderne ? « Connais-toi toi-même » : l'injonction delphique, de Socrate à la Renaissance, a été si souvent rappelée par les philosophes et les prêtres, les moralistes et les poètes, païens ou chrétiens, qu'on pourrait croire que la recherche de son identité a préoccupé l'homme de tous temps. Mais on sait que la connaissance de soi a été diversement comprise et pratiquée de Socrate à saint Bernard, de saint Bernard à Érasme ou Montaigne. Sur la première période nous disposons de l'enquête minutieuse de Pierre Courcelle : Connais-toi toi-même : de Socrate à Saint Bernard. A son exploration chronologique, je préfère substituer un aperçu synthétique pour faire mieux apparaître des distinctions fondamentales. Dans les textes les plus anciens l'invitation à la connaissance de soi est une invitation à se reconnaître mortel et non dieu, à éviter la démesure, Vhubris. Ce sens survivra, en particulier chez les stoïciens, qui, d'Epictète à Sénèque et Marc-Aurèle, préconisent l'introversion à des fins pratiques 25. De même les médecins : pour Galien l'examen de conscience est un remède aux maux provoqués par les passions. Cette introspection n'est pas une interrogation sur l'identité, mais sur nos capacités, sur les forces qui sont en nous (comme le soulignent le Socrate de Xénophon et EpictètE). Cette interrogation, certes, peut s'élargir, mais non dans la direction d'une recherche de l'identité personnelle : Epictète invite à « découvrir en soi ce que l'on a de commun par nature avec autrui, comme un choreute se préoccupe de la symphonie »26. A travers sa nature individuelle le stoïcien recherche une nature et une raison impersonnelles, l'âme individuelle est toujours invitée à épouser les mouvements de l'âme universelle. Il est cependant deux aspects de l'introversion stoïcienne qui jouent un rôle dans la quête de l'identité poursuivie par Montaigne et par Donne : le tecum habita de Perse et l'idée que chercher à se connaître est l'entreprise la plus difficile. La formule lapidaire du satirique latin (Satires, 1.5) fut christianisée. Saint Jérôme la propose à la méditation d'Augustin ; Grégoire le Grand en fait l'équivalent du « connais-toi toi-même » et les spirituels du XIIe siècle y voient une invitation à engager une conversation avec soi-même sans être troublé par l'homme extérieur27. Donne paraphrase le tecum habita dans une épître à Sir Henry Wotton en 1597 : « Be then thine own home and in thyself dwell » ; épître écrite en 1597 au moment où l'influence directe de Perse, mais aussi d'Horace et de Juvénal est évidente dans ses satires. Mais l'invitation du satirique latin, pénétré de stoïcisme « nec te quaesiveris extra », « ne te cherche pas hors de toi pour porter un jugement sur toi », n'est qu'un préalable à une quête qui peut prendre des formes diverses. Dans la conception gréco-romaine de la personnalité il s'agit d'une prise de possession de soi par un acte de volonté. Ce qui est essentiel, c'est la maîtrise de soi, non la diversité des individus. Comme l'écrit Groethuysen dans son Anthropologie Philosophique « la conception antique de l'individualité se rapproche de celle de l'homme, créature de la nature, et cela grâce à un classement des hommes d'après des types : les qualités particulières qui distinguent les hommes entre eux ne les empêchent pas pour cela d'être hommes ». Ce qui doit retenir l'attention, ce ne sont pas les qualités propres à l'individu, mais l'expérience du monde telle qu'elle se reflète dans la conscience de l'homme et la question centrale pour la personnalité affermie est : « Dans quel rapport suis-je avec le monde ? »28. La curiosité de soi a une autre orientation chez Montaigne et chez Donne. Quant à la difficulté de se connaître, elle fut proclamée déjà par Aristote ; nous reprochons à autrui ce que nous faisons parce que nous sommes aveugles sur nous-mêmes : l'oil ne peut se voir lui-même 29. Shakespeare s'en souvient dans Troilus and Cressida (III. iii ; 105). Sénèque et Perse auront recours, après Ésope, à l'image de la besace : on y enferme ses fautes derrière son dos pour scruter celles des autres 30. Shakespeare reprendra aussi cette image (Coriola-nus, II. i ; 41-44). Mais chez Montaigne l'idée s'intègre à un sentiment d'incertitude fondamentale sur la personnalité, ce qui n'était pas le cas chez les Anciens. De notre aveuglement sur nous-mêmes Aristote conclut simplement qu'il faut prendre pour miroir cet autre nous-même qu'est un ami M. Horace demande à son esclave de le révéler à lui-même, de lui dire ses défauts 32. Il feint, direz-vous, de se faire dire par autrui ce qu'il a sans aucun doute observé lui-même. Sans doute, mais ce détour n'en est pas moins révélateur d'une tendance à objectiver la vie intérieure ainsi que de la croyance à des traits distincts et immuables de la personnalité correspondant à des types. Si l'on examine maintenant une conception de la connaissance de soi qui remonte au Premier Alcibiade de Platon, on entre dans une tradition philosophique et mystique que le néo-platonisme de la Renaissance perpétuera, mais qui est tout à fait étrangère à la conception de l'individualité chez Montaigne et chez Donne. Quand on lit que « se connaître n'est pas connaître son corps, ni l'ensemble de l'âme et du corps, mais l'âme seule»*3, on est évidemment aux antipodes de leur attention constante au corps et à cette union de l'âme et du corps qui, à leurs yeux, constitue l'homme et la personnalité de chaque homme. L'introversion platonicienne, au lieu de rappeler à l'homme qu'il n'est pas dieu, ce que Montaigne fait sans cesse, l'invite à se savoir divin : Scito te esse deum est l'expression la plus abrupte de cette conviction qui se retrouvera chez Plutarque, chez Macrobe, chez Philon et Plotin . Elle se fonde sur la possibilité pour l'âme de se connaître directement : animo ipse animum videre disait Cicéron en platonisant M. C'est ce que Plotin et saint Augustin s'attacheront encore à démontrer : « Contrairement à l'oil l'âme peut appréhender sa propre activité et son objet propre est la réalité incorporelle. »36 Ce que l'âme appréhende, en effet, dans la tradition platonicienne, c'est l'âme intellectuelle. Cette âme est vécue par rapport au moi, mais elle est en elle-même suprapersonnelle. En christianisant le Platonisme, saint Augustin, certes, personnalise l'âme. Comme le dit Groethuysen, « elle n'est plus l'âme en moi, mais mon âme. Elle n'est pas cet élément spirituel qui peut être conçu d'une manière cosmique et générale, un élément auquel je ne puis que participer. Elle est l'âme qui m'est tout à fait particulière. Je ne dis plus : "Je sens en moi une âme", mais "je suis une âme" ». C'est une première révolution dans l'histoire de la conscience de soi. Mais ce n'est pas ce qui conduira Montaigne et d'autres écrivains à leurs interrogations sur l'identité. Car Augustin ne s'arrête pas à soi : il vise ce fond ou ce sommet de l'âme dont tous les mystiques ont parlé : « interior intimo meo et superior summo meo » (Confes sions, III, vI). En revanche, à la différence d'autres mystiques, avant de dépasser le moi, Augustin s'est longuement arrêté aux paradoxes de la vie intérieure : « Seigneur, je m'exténue sur cette recherche, et c'est donc sur moi que je m'exténue : je suis devenu à moi-même une terre de difficulté. » (X. xvi ; 25) Avant Montaigne il explore « les profondeurs opaques de ses replis internes » et en vient à pressentir l'inconscient : « Il y a en moi de déplorables ténèbres qui me dérobent la vue de mes virtualités profondes, de sorte que, lorsque mon esprit s'interroge sur ses forces, il sait bien qu'il ne doit pas se fier à lui-même, parce que son contenu reste le plus souvent caché si l'expérience ne le révèle. » (X. xxxii ; 48) Augustin n'a pas découvert le conflit intérieur, déjà présent chez les auteurs latins sinon chez les Grecs, mais il me paraît significatif qu'il rejette expressément l'idée que ce conflit naît de l'affrontement de forces extérieures qui font irruption dans l'âme, que ce soit des dieux ou des passions. Sur ce point je renvoie à la fois au livre récent de A. D. Nuttall et à l'article de Suzanne Saïd : « La conscience de soi dans la tragédie grecque »38. Augustin écarte l'idée d'une présence en lui d'une âme étrangère : « J'étais ce moi qui voulait et ce moi qui ne voulait pas ; j'étais l'un et l'autre moi. » (VU. x ; 22) Et il rejette aussi la conception du « démon intérieur » 19, qui remonte à Socrate et que les Stoïciens avaient popularisée. Pour Épictète et Marc Aurèle se connaître, c'était délibérer avec soi, interroger son propre démon 40. La question « Qui suis-je ? » revient avec insistance dans les Confessions : « Qui étais-je, moi, et quel étais-je ? », « je me suis tourné vers moi-même et je me suis dit : "Mais toi, qui es-tu ?" », « Que suis-je donc, ô mon Dieu ? » (IX. i, X. vi, xviI). Sans doute la question surgit-elle dans un dialogue avec Dieu, donc avec une orientation différente des interrogations de Montaigne et de Donne, mais une curiosité psychologique est à l'ouvre dans la recherche sur les paradoxes de la vie affective et les mystères de la mémoire. K. J. Weintraub le reconnaît : « Augustine's art of confessing becomes largely identical with self-searching, self-questio-ning, self-discovery, self-description and self-assessment. The act of writing is itself a process of bringing to self-consciousness again the nature of the personality and its implication for the course of life » 41. Mon sentiment est que la forme moderne de la subjectivité, déjà en voie de constitution chez les élégiaques et les satiriques romains, se réalise pour la première fois sous une forme consciente et réfléchie dans les Confessions. Depuis Villey on affirme généralement que Montaigne n'a pas lu les Confessions. Il est vrai qu'il ne les cite pas alors qu'il cite la Cité de Dieu, et comme il cite volontiers les ouvrages qu'il a lus, cette absence est une présomption. Je relève toutefois une curieuse coïncidence : Augustin, comme Montaigne, perdit son meilleur ami, et il exprime dans les Confessions les mêmes sentiments que Montaigne dans ses Essais : « Je m'étonnais..., lui mort, de vivre, car j'étais un autre lui-même... mon âme et la sienne ne faisaient qu'une âme en deux corps... Je ne voulais plus vivre, amoindri de la moitié de moi-même. Et qui sait si je ne craignais pas de mourir de peur qu'il ne mourût tout entier, celui que j'avais tant aimé ! » (TV. viI). Donne, lui, dans ses Sermons, marque une prédilection certaine pour les Confessions, sans citer toutefois les passages que j'ai relevés. Bien qu'il ait déjà recours à Augustin dans Biathanatos vers 1607-8, il est vraisemblable que la passion de se connaître fut éveillée chez lui avant sa longue fréquentation de ce père de l'Église. C'est sur la spiritualité protestante que l'influence des Confessions fut sans doute décisive. Quant à la théologie scolastique, preque aussi familière à Montaigne qu'à Donne, elle n'a pu susciter leurs interrogations sur l'identité personnelle. Pour les thomistes tout en l'homme est fixé, que ce soit par la quidditas ou par Yhabitus. Ils considèrent que l'intellect ne peut connaître que les universaux : les particuliers sont connus par réflexion, à travers un phantasme. Leur intérêt pour l'homme, comme celui d'Aristote, se porte sur la « forme » : « il » et non « moi ». Il est vrai que Duns Scot rejettera cette thèse, attribuera à l'intellect une connaissance intuitive du particulier et affirmera que l'âme connaît tous ses actes directement bien que l'intuition ne nous donne pas une connaissance immédiate de l'essence ou de la nature de l'âme même. Mais Yhaecceitas scotiste fixe aussi la personnalité et, bien que l'on ait écrit sur « The Psychology of Duns Scotus and its Modernity » 42, Scot et les nominalistes n'ont pas vraiment fondé sur ces principes une psychologie 43. Le langage habituel de Montaigne et de Donne dans le domaine philosophique est d'ailleurs le plus souvent thomiste. Durant tout le Moyen Age la société impose à l'individu de choisir un style de vie approprié à son statut dans la société. Même dans une ouvre aussi exceptionnelle que l'Historia Calamitatum d'Abélard, l'expérience personnelle s'inscrit dans cette conformité au type. Comme l'écrit K. J. Weintraub, Abélard et Héloïse « did not write a script to fit their own lives and personalities ; they strove hard to fit their lives and personalities into scripts already written ». Les individus, certes, peuvent avoir des personnalités fortes et variées. comme les personnages des Canterbury Taies ; mais il n'y a rien chez eux d'ondoyant et divers. Pétrarque est-il le premier des modernes lorsqu'il se demande dans le Secretum, « Que suis-je réellement ? ». Ce n'est point un hasard que la question soit posée dans un dialogue avec saint Augustin, parsemé toutefois de citations d'Horace, de Sénèque, de Juvénal. C'est un moi partagé, tiraillé par des impulsions contradictoires, multivolum pectus, qui nous est ici présenté et le poète est invité par Augustin à unifier sa personnalité, lui qui n'est nusquam integer, nusquam totus 45. Et lorsqu'il est rappelé que l'âme est un mystère, ce n'est plus le mystère de l'âme infinie, mais le mystère de son âme et de toute l'expérience vécue. On est déjà proche de Montaigne et de Donne et on notera que ce dialogue fut entrepris aussi pour échapper à la mélancolie. La différence est dans l'orientation religieuse de cette exploration de la personnalité et dans la volonté d'amener le moi à se conformer à un idéal universel et unique de perfection chrétienne. L'étude de la personnalité prend un tour scientifique dans l'autobiographie de Cardan, De Vita Propria. Celle-ci, selon Hugo Friedich et Weintraub 46, s'apparente aux Essais de Montaigne. Ce n'est pas mon sentiment. Ce médecin dresse méthodiquement une fiche signalé-tique de son tempérament, qu'il place sous l'influence des astres. Accordons à Weintraub qu'il est conscient de son « uniqueness » et de ses « oddities » (p. 161), mais il insiste sur le rôle de forces extérieures, et réintroduit même l'idée du « génie familier » qui lui confère des dons exceptionnels (XLVII). Le chapitre « De me ipse » est d'une singulière brièveté et Cardan n'y traite nullement de l'identité ou de la personnalité : il répond à la question : « regrette-t-il d'avoir vécu ? » 47. Cellini n'est pas davantage à la recherche de lui-même dans son autobiographie48. Sa personnalité s'y affirme, mais à la manière de cette affirmation de soi qui caractérise les premières manifestations de l'individualisme à la Renaissance, chez le condottiere cher à Burckhardt ou chez certains héros de Marlowe, ou même dans le personnage campé par un Agrippa d'Aubigné dans Sa Vie à ses Enfants, autobiographie justement définie comme une « parade du moi » 49. Chez les néoplatoniciens, le problème de la personnalité s'intègre toujours à une cosmologie, chez les grands Réformateurs, à une théologie. Je me bornerai à citer quelques lignes de Groethuysen qui me paraissent un excellent résumé : « Dans l'anthropologie cosmologique de la Renaissance, se connaître soi-même signifie se définir dans ses rapports avec le monde. » Chez Luther, ajoute-t-il, « la connaissance de soi ne peut être que la conscience que l'homme prend de soi à travers ses rapports avec Dieu. Homo cosmologicus et Homo theologicus. Dans les deux cas l'effort de l'homme pour se connaître lui-même le mène à se dépasser »50. Chez Érasme, par contre, l'homme cherche à se comprendre lui-même, à s'accepter et à se reconnaître tel qu'il est. Il rejette la fixité : homines non nascun-tur ; sed finguntur5'. Ceci pourrait nous conduire à un examen des thèses de Stephen Greenblatt sur « Renaissance self-fashioning ». On sait qu'il affirme n'avoir pas découvert chez les auteurs étudiés « an epiphany of identity freely chosen, but a cultural artifact »S2. Je pourrais l'accorder puisque Montaigne et Donne ne figurent pas parmi ces auteurs et que Greenblatt reconnaît, à propos de celui qui est le plus proche de Donne, Wyatt, qu'il ne doutait point de « l'importance de son individualité » : « There is no more insistent expression of the "I" in Tudor literature »53. Quant à Marlowe, dont les héros s'expriment, certes, à la manière du Coriolan de Shakespeare « as if a man were author of himself » (Coriolanus, V. iii ; 34), je le tiens pour la plus forte illustration d'une forme de self-assertion, dépourvue ou presque de self-consciousness. Je n'ai donc pas à ouvrir un débat sur le « new historicism » de Greenblatt quel que puisse être son intérêt. J'arrêterai là ce survol, sans entrer dans le domaine de la poésie, du dolce stil novo à la poésie de la Renaissance. J'ai montré ailleurs ce qui distingue ces poètes de Donne dans leur présentation de la vie intérieure 54. Je me hasarde donc à conclure que l'interrogation sur l'identité chez Montaigne et chez Donne, quelle que soit leur dette envers les sceptiques, les stoïciens et les poètes latins, ou, à certains égards, leurs affinités avec saint Augustin, est sans précédent véritable. Je répondrai plus brièvement à l'autre question : Montaigne et Donne annoncent-ils les formes modernes de la dissolution du moi ? Il me semble que l'observation par Montaigne du flux d'idées et d'impressions, de « chimères et de monstre fantasques » que son esprit engendre « les uns sur les autres, sans ordre et sans propos » (I. viii ; 53) se rapproche de la conception du théâtre de l'esprit présentée par Hume dans A Treatise of Human Nature : The mind is a kind of théâtre, where several perceptions successively make their appearances ; pass, re-pass, glide away and mingle in an infinité variety of postures and situations. There is properly no simplicity in it at one time, nor identity in différent ; whatever natural propension we may hâve to imagine that simplicity and identity. Le philosophe en conclut que le moi est une illusion : Self or person is not any one impression, but that to which our several impressions and ideas are supposed to hâve a référence. If any impression gives rise to the idea of self, that impression must continue invariably the same, thro' the whole course of our lives ; since self is supposed to exist after that manner. But there is no impression constant and invariable. Pain and pleasure, grief and joy, passions and sensations succeed each other, and never ail exist at the same time. It cannot, therefore, be from any of thèse impressions, or from any orner, that the idea of self is deriv'd ; and consequently there is no such idea 55. Cette négation de l'identité, en fait, était inévitable à partir du moment où Locke avait réduit l'identité personnelle à la continuité de la conscience. Dès lors, comme le fait observer Émilienne Naert, « l'identité personnelle ne peut être définie qu'en termes d'apparence - de conscience - non en termes d'essence »56. Locke avait cru trouver dans la mémoire l'assurance d'une continuité que l'analyse de Hume révèle illusoire. Bien qu'il n'ait pas connu l'angoisse profonde, Hume avoue que ses « desponding reflections » sur le problème de l'identité l'ont poussé à la mélancolie. Mais il a découvert une solution : il est possible à l'imagination de combler les blancs de la mémoire : « elle assure au moi une identité et une permanence qui déborde les possibilités fragmentaires de l'anamnèse » 57. Est-ce grâce à l'imagination que les romantiques élèveront la conscience de soi à un degré d'acuité que l'affirmation du jeune Browning dans Pauline (1833) peut résumer: « I am made up of an intensest life, / Of a most clear idea of consciousness / Of self... » ? Bernard Brugière discerne cependant chez le mélancolique héros de Sénancour « l'impossibilité quasi-sartrienne de la coïncidence avec soi » {Genèse, p. 239)58. Et ma propre conclusion dans ce même volume, comme en l'ancienne étude, est aussi un bref parallèle entre Sartre et Montaigne qui vise à montrer que « la dissolution du moi était en germe dans les Essais ». Mais cette dissolution, j'ai toujours eu soin de le préciser, n'eut lieu ni chez Montaigne, ni chez Donne. Pourquoi ? C'est la dernière question à laquelle je voudrais répondre. D'abord, - André Gide et bien d'autres l'ont dit pour l'auteur des Essais - ni Montaigne ni Donne ne sont des introspectifs à la manière d'Amiel, mais des hommes pour qui le monde extérieur et les autres hommes existent. « Qui ne vit aucunement à autruy, ne vit guère à soy », rappelle Montaigne dont Starobinski souligne « l'exigence de communication » 59. Donne, poète dramatique, a toujours un interlocuteur devant lui ou présent à l'esprit. Tous deux savent que l'âme se perd en soi-même « si on ne luy donne prinse : et faut tousjours luy fournir d'object où elle s'abutte et agisse » (I. iv ; 42-43). Le Maire de Bordeaux et le Doyen de St Paul reconnaissent que l'appartenance à une communauté, à une Église, constitue une part de leur identité, mais non la plus intime comme en témoigne même un sermon de Donne : I am a man, I hâve my part in the Humanity... God hath afforded me my station in that Church, which is departed from Babylon... There is our Nos, We... We our Nation, we, our Church ; there I am at home : but I am in my Cabinet at home, when I consider what God hath done for me, and my soûle : There is the Ego, the particular, the Individuall, [60 Ensuite, parce que c'est seulement sous le regard introspectif que la vie intérieure apparaît un chaos ; la personnalité, fuyante, insaisissable. Or, la réflexion sur ses comportements habituels est en fin de compte beaucoup plus fréquente chez Montaigne que les moments où il souligne l'inconstance ou les variations. Il en vient alors à présenter des traits de caractère constants ; ainsi dans tout le chapitre « De la praesumption » (II. xvii ; cf. Pléiade, 908, 917-20, 1207, 1217). Il s'attribue une « complexion naturelle » (le terme revient sans cessE), mais il est vrai qu'il la définit, de façons assez diverses, voire contradictoires : « molle et pesante » (II. xiI), mais « prompte et soudaine » (IL xiiI). Qui plus est, c'est de son inconstance même qu'il tire une constance inattendue : De la cognoissance de cette mienne volubilité j'ay par accident engendré en moy quelque constance d'opinions, et n'ay guière altéré les miennes premières et naturelles. Car, quelque apparence qu'il y ait en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ay de perdre au change (II. xiI). Ce n'est donc pas uniquement la « publication de ses meurs » qui l'amène à « quelque considération de ne trahir l'histoire de [sa] vie » (III. ix ; 1097). Comme Starobinski l'a subtilement analysé, Montaigne n'a pas renoncé à se donner des modèles externes, mais les figures exemplaires lui servent à accéder à sa propre vérité, « à l'acte de réassertion qui constitue notre identité personnelle » 6I. Il n'hésite pas non plus à se donner des masques, à jouer des rôles, ayant eu, dit-il, dès l'enfance « une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer aux rolles que j'entreprenois » (I. xxvi ; 212). D'une façon différente. Donne se donne un personnage précis en se dramatisant, en jouant des rôles divers dans ces poèmes. Mais s'il prend la pose de l'inconstant dans quelques poèmes de jeunesse, il n'en choisit pas moins pour devise Antes muerto que mudado, plutôt mort que changé, exprimant ainsi une volonté de fixer son identité. Ne le voit-on pas sans cesse se projeter dans une image fixe ? Ce peut être son propre nom, gravé sur une vitre dans « A Valediction : of my Name in the Window », ou résonnant dans l'Hymne que le Doyen de saint Paul faisait chanter dans son église, avec son calembour sur « Donne » ; ce peut être un portrait, de lui-même, les portraits successifs qu'il fit peindre, ou l'image de lui-même qu'il cherche dans les yeux de sa maîtresse en plusieurs poèmes, ou le célèbre portrait funèbre qui le présente étendu, enveloppé dans un linceul, portrait qu'il a gardé sous les yeux jusqu'au jour de l'agonie, comme un Mémento Mori sans doute, mais aussi comme une suprême affirmation de soi dans la mort. Montaigne, on le sait, s'identifie à l'image de lui-même projetée en son livre et il n'est pas nécessaire de répéter ce que les meilleurs critiques ont dit à ce sujet. Starobinski, en particulier, a admirablement décrit « le progressif transfert à l'écriture, au livre, à l'image, de la responsabilité de fixer l'identité » 62. Cependant cela n'est possible que parce que son livre est le reflet fidèle de ce qu'il nomme tantôt sa «maistresse forme» (1.1. ; 302), tantôt sa «forme essentielle» (III. iii ; 920) ou « universelle » (III. v ; 969). Michael Screech a clarifié l'usage à la fois scolastique et souple que Montaigne fit de la « forme » aristotélicienne et il cite le texte fondamental qui affirme la présence en chaque individu d'une « forme sienne, une forme maistresse » (III. 2 ; 907). D est remarquable que l'essayiste, bien qu'il découvre en lui-même un flux héraclitéen, préfère rappeler sans cesse l'existence de formes fixes au lieu d'évoquer, comme se plaît à le faire Spenser, l'évanescence des formes phénoménales : « The substance is not chaungd nor altered / But th'only forme and outward fashion » (Faerie Queene, II. vi, 38). J'y vois chez Montaigne une volonté de trouver dans l'expérience même de l'existant la fixité dont Spenser, poète platonisant, avait moins besoin sur terre puisqu'il la trouvait dans la transcendance des immuables idées. Or, Donne éprouve le même besoin d'enfermer ici bas l'existant, la substance, dans la forme aristotélicienne. Il a cependant avancé dans une lettre une conception originale de l'individualité dont il n'est pas à ma connaissance d'équivalent exact dans les doctrines philosophiques ou théologiques : We consist of three parts, a soûl, and body, and mind : which I call those thoughts and affections and passions, which neither soûl nor body hath alone, but hâve been begotten by their communication, as music results of our breath and a comet... Out of this variety of minds it proceeds, that though our soûls would go to one end, heaven, and ail our bodies must go to one end, the earth ; yet our third part, the mind, which is our natural guide hère, chooses to everyman a several way : scarce any man likes what another doth, nor advisedly, that which himself63. Cette curieuse division trinitaire de la personne humaine n'est reprise par Donne dans aucun autre texte. Interprétée théologique-ment, elle conduirait à considérer que, dans la période entre la mort et la résurrection de la chair, l'âme ne survit que comme un principe spirituel quasi impersonnel, et que la personne, qui rassemble les pensées et les affections de l'individu, ne reprend existence que lorsque le corps ressuscité rejoint l'âme. Ce serait une variante de l'hérésie mortaliste que Donne hésitait encore à rejeter quand il a écrit la première version du sonnet sacré « This is my playes last scène... ». Même dans la version retouchée par souci d'orthodoxie subsiste une ambiguïté révélatrice. C'est bien du « sujet », le «je » de la conscience individuelle, que s'empare le sommeil de la mort : « I shall sleep a space » : ce qui veille encore n'est qu'une partie de l'homme désignée comme « my' ever waking part », une partie qui ne peut s'identifier à la personne M. A propos de Montaigne, Hugo Friedrich disait : « Il n'est pas possible de se faire une idée claire et distincte de sa conception de la mort, lui même n'y étant pas arrivé » 65. Mais, que l'on retienne la vision d'un Montaigne fondamentalement agnostique malgré son conservatisme religieux, ou l'image, plus en faveur aujourd'hui, d'un Montaigne authentiquement chrétien, une chose est évidente : l'auteur des Essais aimerait vivre sa mort comme l'affirmation suprême de son identité. S'il veut, non seulement ne point la craindre, mais garder sa conscience jusqu'au dernier moment afin de la « taster et savourer » (II. xiii ; 688), c'est que la mort fait partie de la vie : «Ce en est un grand lopin, et d'importance » (III. ix ; 1102). C'est aussi un moment où l'individu doit être seul en face de lui-même : « Cette partie n'est pas du rolle de la société : c'est l'acte à un seul personnage » (III. ix ; 1096) : la métaphore fait songer au sonnet de Donne : « This is my playes last scène... ». Et si Montaigne envisage la mort sans angoisse, c'est que son attention ne se porte pas sur la dissolution de son être, mais au contraire sur « une mort recueillie en soy, quiète et solitaire, toute mienne » (111. ix ; 1096). « Mienne » est ici un possessif, observe Friedrich, « la mort est confondue en moi avec moi » 66. J'irai plus loin : la mort donne au moi, si souvent perçu comme fragmentaire et changeant, une intime consistance au moment même où il va se dissoudre. Ainsi la parfaite possession de soi est atteinte en ce miraculeux instant que Montaigne définit ailleurs comme « le sault... du mal estre au non estre » (I. xx ; 115). Chez Montaigne, en effet, le reste est silence. On peut dire de Donne comme de Montaigne que « la mort l'a conduit à lui-même » 67. On sait que la mort a toujours exercé sur son imagination non seulement une fascination mais un attrait. Je demeure persuadé que son désir de la mort ne se prête pas, comme chez Crashaw, à une interprétation freudienne : Donne, angoissé par le sentiment d'un manque, avide d'une plénitude que lui refuse le dédoublement réflexif, est poussé vers la mort par le désir d'être. S'il se complaît en tant de poèmes, comme en son portrait funéraire, à se figurer mort, à se voir enseveli (« The Funerall », « The Relique », « The Dampe », « Though I be dead and buried », etc.), c'est qu'il cherche en la mort, comme d'ailleurs en l'amour, une image arrêtée, définie de lui-même. Si l'amant s'imagine « canonisé » et se veut « légende » (« The Canonization ») c'est pour se contempler « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change », non seulement aux yeux de la postérité mais à ses propres yeux. Dans l'anticipation de la mort, il assouvit le même désir qu'en l'instant de la passion : se voir, se rejoindre, se fonder. Mais puisque pour se voir il faut bien être en vie, ce désir de la mort, comme chez Montaigne, devient l'attente de l'instant où la mort se laisserait savourer : « I would not that death should take me asleep. I would not hâve him meerly seise me, and onely déclare me to be dead, but win me, and overcome me » 68. Ce que Donne attend alors de la mort, c'en est l'expérience même, la plus réelle de toutes nos expériences dans la mesure où l'homme, au moment de perdre l'existence, accéderait à ce mode de conscience où l'existence rejoint l'être. Mais, à la différence de Montaigne, Donne projette aussi son attente au-delà de ce dernier instant - un instant à la fois souhaité et redouté car c'est l'instant où la mort vorace « will instantly unjoint / My body, and soûl » (« Holy Sonnet VI »), donc détruira ce qui à ses yeux compose la personne. L'attente se reporte alors sur ce jour de la résurrection de la chair, passionnément désirée au point que le prédicateur voudra nous persuader, se persuader que l'intervalle entre la mort et la Résurrection n'a pas d'existence réelle, car, dans l'Éternité, « il n'y a plus un pas à faire, un empan à mesurer, une minute à compter avant d'être à la Résurrection » 69. Or la Résurrection n'assure pas seulement la survie éternelle de la personne entière. C'est au jour du Jugement Dernier que l'homme découvre ce qu'il ne pouvait découvrir : « What we know out, our selves » (« Négative Love »). Veniet dies, quae me mihi revelabit. Pour Donne il ne s'agit pas seulement des fautes cachées, mais de l'identité personnelle : « Cornes that day that shall show me to my selfe ; hère I never saw my selfe, but in disguises : There, I shall see my selfe, and see God too » 70. « Je me verrai moi-même et verrai Dieu aussi. » L'ordre des mots serait-il un aveu inconscient ? Sans mettre en question la sincérité de sa foi religieuse, ne peut-on penser que la quête de son identité obsédait encore le prédicateur au point que son accomplissement lui ait paru plus urgent que la vision béatifique ? Tout en allant au-delà de Montaigne, il ne s'en éloignerait donc guère dans son aspiration la plus profonde. |
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