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Littérature et culture






Notre chapitre sur les «Fictions biographiques» l'a montré, comme aussi la partie consacrée à l'Histoire, la littérature contemporaine est une littérature « cultivée ». Elle s'inquiète de son passé et de son « patrimoine », elle cherche constamment à en revisiter les éléments. A ce titre, elle se distingue assez radicalement d'une certaine modernité qui prônait la «table rase» et privilégiait une esthétique de la rupture. On ne doit pas cependant se méprendre, ni sur cette image de la modernité, ni sur celle trop vite attribuée à la période contemporaine. Car la plupart des « modernes » furent des gens très cultives. Leur rejet des formes anciennes et des acadé-mismes reposait sur une véritable connaissance des oeuvres anciennes et leurs propres textes sont riches de références intertextuelles, explicites ou non. Le recours au « zaoum » dadaïste et autres formes d'«art brut» tenait plus de la provocation et de l'exploration des possibles que du renoncement à tout héritage culturel. Si l'on voulait brosser à trop grands traits les diverses attitudes envers l'héritage culturel qui se succèdent au cours de l'Histoire littéraire, on pourrait le faire en distinguant trois «âges» ou trois «comportements » : le premier, classique, prônait le respect et l'imitation des « anciens ». Le second, moderne, affecte sous les espèces de la rupture de se détacher de ces modèles, sans toutefois les méconnaître, pour « inventer une langue », et préfère « plonger au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau ». Il suscite ainsi une autre forme d'académisme, que le théoricien américain de l'art Harold Rosen-berg appellera «la tradition du nouveau». Le moment contemporain qui est le nôtre relève d'une troisième attitude, que l'on pourrait désigner sous le simple nom de lecture. Car il s'agit bien de cela : relire les ouvres anciennes ou modernes, entrer en dialogue avec elles. Elle ne se contente du reste pas de les pratiquer : elle en désenfouit certaines, nous invite à en redécouvrir d'autres : la littérature contemporaine redistribue les hiérarchies installées, déplace le regard et se nourrit parfois de textes oubliés. À ce titre, elle confirme ce que nous disions plus haut : moins tournée vers la promulgation d'ouvres «à venir» ou de «livres futurs», moins portée à préfigurer l'avenir que ne le fut la modernité la plus militante, riche en manifestes de toutes sortes, elle ne comprend son présent qu'à l'aide d'un passé toujours revisité.



Une littérature «archéologique»



Nombreux sont les écrivains qui se plongent dans le passé le plus éloigné de notre siècle. Nous ne reviendrons pas ici sur l'ouvre d'un Claude Louis-Combet dont les textes fouillent les mythes les plus anciens et s'inspirent de la geste des chrétiens primitifs et premiers martyrs. Ces premiers temps, helléniques, judéo-chrétiens et romains, fascinent beaucoup, et jusqu'au grand public, friand de sagas pharaoniques; il s'agit, comme on le voit par exemple chez Jacques Lacarrière, de garder vivante la trace des origines. Non de la révérer comme un passé sacralisé, mais d'y chercher toujours de nouvelles réponses à l'énigme de la civilisation. Il est frappant de constatet à quel point le diéâtrc contemporain n'en finit pas de revenir aux tragédies antiques, de retraduire et remonter sur scène l'Orestie, les grands textes de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide. C'est aussi auprès de ces auteurs que François Bon trouve la forme singulière pour un passage à la scène de ses textes : « Dans la tragédie grecque, le monologue est terrible parce qu'il ne dit pas d'intériorité, mais ramène l'individu à une surface où tout s'inscrit de ce qu'il ne possède ni ne maîtrise un monde qui pourtant lui dicte sa totalité d'être. C'est l'usure ici du monde, et l'ampleur du désastre, qui conduisent à relire encore les textes de la fin du monde grec. » (ParkinG).



En quête de l'origine

Parmi ces ouvres que travaille la question de l'origine, il convient de mentionner tout spécialement les livres d'Alain Nadaud. Son premier roman, L'Archéologie du zéro (1984), prend prétexte de l'invention de ce signe censé dire non une chose mais l'absence de toute chose pour imaginer la nécropole et les rouleaux qu'un narrateur contemporain découvre près d'Alexandrie. Ceux-ci attestent qu'une secte, les « adorateurs du Zéro », aurait développé un culte envers le néant ainsi figuré, avant d'être exterminée par les chrétiens au VIIe siècle. Le texte s'appuie sur Pythagore, Diogène Laërce et d'autres références historiques véritables et installe ainsi un espace semi-imaginaire où la fiction s'exerce à interroger l'un des fondements de notre rapport au monde. Les livres suivants obéissent au même principe: un narrateur contemporain, plus ou moins enquêteur, découvre les traces de l'un ou l'autre des piliers de la civilisation occidentale : première grande bibliothèque datée du quatrième millénaire avant notre ère dans Désert physique (1987), fragments des tables de la Loi découvertes par un paléographe dans Le Livre des malédictions, querelle des images sous Byzance étudiée par Baedecker, l'auteur des célèbres guides touristiques, dans L'Iconoclaste (1989). Dans La Mémoire d'Érostrate (1992), le poète Galba enquête sur le geste d'Érostrate. C'est à un abbé, Anselme d'Aoste, « qui conçut le projet insensé de prouver l'existence de Dieu par les seules ressources de sa raison » qu'est consacré Si Dieu existe (2007), quand Le Vacillement du monde (2006) s'emploie à suivre un capucin géographe des Lumières. Chacun de ces textes fait affluer les documents, lesquels se substituent souvent à la narration première, au point de donner au livre l'allure d'un essai ou d'un ouvrage savant dont les protagonistes sont archéologues, paléographes, épigraphistes. Leur savoir est tourné vers le passé et leurs découvertes, souvent vertigineuses, sont toujours quelque peu incertaines ou menacées.



Symptomatique d'un tel retour sur « les dédales du temps passé », le roman L'Envers du temps (1985) imagine qu'en Gaule ancienne un légionnaire romain s'avise tout à coup que le cycle du temps s'est inversé et tégresse désormais vers son origine. Ces constructions, qui pourraient paraître à certains égards inspirée par les fic-tions de Borges, manifestent en fait une fascination pout les signes, pour leurs traces, et, au premier chef, pour l'écriture : tablettes originelles, rouleaux pythagoriciens, tracé de Dieu. C'est donc bien à une enquête sur les fondements même de toute civilisation que nous avons affaire, sur la magie hypnotique qu'exerce sur nous le souvenir même de nos origines perdues. Qu'il s'agisse à chaque fois de confrontation entre le ptésent et le passé, entre le mythe et la réalité, l'inventé et l'avéré, cela ne fait pas de doute : la plupart de ces romans superposent une enquête ou une histoire actuelles à une recherche des origines, de ruines ou de ttaces anciennes. Dans le même esprit, Olivier Rolin superpose dans Méroé (1998) les derniers feux d'une histoire d'amour à une intrigue un peu trouble autour du site archéologique de Méroé, d'un archéologue allemand, Volender, et de la jeune femme, Else, qui travaille à ses côtés. Le livre se laisse emporter par l'évocation du siège de Khar-toum (SoudaN) qui opposa au XIXe siècle le colonel anglais Gordon aux insurgés islamistes du Madhi. L'histoire du Soudan, des croyances qui s'y sont croisées et combattues s'entremêlent aux aventures personnelles du narrateur, à sa fascination pour l'origine, que symbolisent ici les sources du Nil, ce «non-lieu» immense dont tout procède, dispersées comme une «chevelure». Les scansions du Tombeau d'Akhnaton (2006), de Mireille Calle-Gruber, se déploient dans ce même fond archéologique des confins de l'Egypte, connectée par le livre à la réalité du xxc siècle qui en garde traces incertaines, tendues entre le lyrisme de l'évocation et le prosaïque scrupule de la recherche.



Autre exemple de cette pratique, Aux portes des enfers d'Alain Nadaud (2004) cherche à identifier les lieux réels qui furent désignés dans les textes et mythes antiques comme voies d'accès au monde des morts : la visée originaire s'y conforte et s'y retourne, puisqu'elle questionne aussi la mort : « Qui me dit, comme je l'ai déjà vu se produire à plusieurs reprises chez certains de mes amis, qu'une bouche conduisant droit vers les ténèbres n'a pas déjà commencé de s'ouvrir en moi, sans que je le sache, sous la forme de la détérioration invisible ou de la nécrose du plus vulnérable de mes organes, là-même où la mort travaille à élargir et à rendre béante la faille par où je m'anéantirai ? » Le livre porte le sous-titre : Enquête géographique, littéraire, historique et légendaire et paraît dans une collection intitulée «Aventure». C'est dire qu'on ne saurait en spécifier le genre: entre la fiction et l'essai, le récit de voyage et la glose, l'écriture circule à loisir. Ni essais, ni romans historiques, de telles fictions, que je propose de nommer «archéologiques» (empruntant à la fois au titre de Nadaud et à celui de Trassard, «Archéologie des feux») pour la place qu'y occupe cette pratique de désenfouissement, témoignent du besoin contemporain de réenraciner un présent veuf de ses ancrages dans ce qui a contribué à le faire tel qu'il est devenu.



Préhistoires

Les incursions dans le passé le plus lointain investissent aussi la préhistoire, comme si la présente inquiétude de la civilisation la portait à se refonder sans cesse. Sans doute les nombreuses découvertes paléontologiques récentes, de «Lucy» à la grotte Chauvet, ont-elles pu contribuer à un tel déploiement. Qu'il s'agisse, comme dans La Grande Beune de Pierre Michon, d'en éprouver les traces dans les cavernes de Dordogne ou, comme dans Le Paléo'circus (1998, reparu sous le titre Préhistoires, 2007) de Jean Rouaud, d'en décrire les images rupestrcs et d'imaginer à leur aide le récit archaïque des premiers temps. «Entrez dans Lascaux. Entrez dans Niaux. Entrez dans la grotte de Pairnon Pair et de Gargas. Entrez au Font de Gaume... », invite Quignard dans Rhétorique spéculative. Dans Dormance (2000), Jean-Loup Trassard imagine comment un homme du néolithique réalise la fondation de l'enclos initial, où planter le premier blé domestique à l'abri des prédateurs. Cette narration « ethnopoétique », selon le terme de l'auteur, poursuit une première esquisse parue dans L'Erosion intérieure où le narrateur découvrait peintures rupestres, outils archaïques et ossements dans des galeries millénaires. Superposant, comme dans les exemples précédents de Nadaud et de Rolin, cette plongée dans le passé à une recherche plus intime des profondeurs du sujet, le narrateur y puise les métaphores essentielles de sa propre condition humaine, ce qui distingue radicalement ces livres des formes plus anciennes de « romans préhistoriques » du siècle passé comme La Guerre du feu de Rosny aîné.

Le paradoxe de tels ouvrages est de prétendre écrire une période définie comme celle même qui précède toute écriture. Deux autres livres, à six ans d'écart, reprennent le même titre: Préhistoire. Il s'agit de celui d'Eric Chevillard (1994) qui met en scène un gardien d'un site paléolithique et de celui de Claude Ollier, paru en 2000, où se déploie l'errance d'un amnésique dans un espace désert et primitif. Le premier prétend avec humour arracher l'homme à l'ère historique dans laquelle, avec un peu de jugeote, il ne serait pas entré et envisage même, comme Nadaud, d'écrire l'histoire à rebours en bénéficiant ainsi de l'effacement des nuisances que l'Histoire a provoquées. Il finit par s'enfermer dans une grotte. Cette antitéléologie s'inscrit évidemment avec aisance dans un temps qui suspecte ses «grands récits» et toutes ses utopies, religieuses, politiques ou philosophiques. Le personnage d'OHier, amnésique, a perdu son passé: il est veuf de sa «préhistoire» personnelle et ce manque oriente tout le récit. Le savoir n'y existe que sous la forme d'un obscur pre-sentiment, alors que l'existence y apparaît comme un post-scriptum. Le passé est une absence qui ne survit et ne survient que sous formes de traces, au déchiffrement duquel s'attachent des protagonistes emblématiques de l'homme contemporain.



Les pulsions archaïques



Cette absence à l'origine de soi et du monde, que l'enfance et l'humanité ont en partage, Pascal Quignard en ressent très tôt l'insistance spectrale, comme il le raconte dans Le Nom sur le bout de la langue (1993). Sans doute est-ce ce qui le porte aussi vers ces temps éloignés, mais de façon à la fois plus exigeante et moins romanesque. Son souci n'est pas de constituer une histoire, ni de dévider les fils incertains d'une enquête, mais de restituer les pulsions premières de l'humain, du côté de la prédation et d'une sexualité archaïque qu'il continue d'analyser plus profondément encore à l'aide des mosaïques et des fresques romaines dans Le Sexe et l'Effroi (1994) et des peintures européennes dans La Nuit sexuelle (2007). Il explore ainsi le « jadis », « monde du perdu, sans images, sans mots, sexuel, indomcsticable » et cherche à figurer l'infigurable de ces époques archaïques, «sans visage, prélinguistique, c'est-à-dire non mémorisé, c'est-à-dire irreconnaissable», où dominait chez l'homme sa part animale, «maudite» pourrait-on dire, pour souligner l'influence de Bataille sur la pensée de l'écrivain. De Bataille, mais aussi de Mauss, de Lévi-Strauss et plus largement encore de tout un savoir paléontologique, comme lorsqu'au détour d'une page de Rhétorique spéculative (1995), il fait en accéléré l'Histoire de l'Homme: «L'unification de l'espèce hotno peut être datée de -500 000. La croissance fut liée à la prédation parce que cette dernière se confond avec le pistage des proies et leur déplacement. Parce que les proies se déplacèrent, les hommes rayonnèrent. La déglaciation s'amorça vers -12000. Les derniers chasseurs inventèrent l'arc en -9 000, et le chien (première domestication prénéolithiquE) fut domestiqué par ces derniers chasseurs. »



Dans plusieurs livres, l'écrivain entreprend de retrouver dans les mots, ou faudrait-il dire « sous les mots », dans leur étymologie perdue, les marques de cette histoire latente. Cette réalité lui paraît plus présente dans la langue latine qui, plus que la grecque, garde «le souvenir plus complexe et plus sale des mots dont ils (les RomainS) usaient» (La Raison, 1990). Dans ce dernier opuscule, il donne raison de cette préférence marquée de Quignard pour les Latins sur les Grecs : contre les professeurs des universités modernes qui privilégient la culture grecque et les plus grecs parmi les Latins, il choisit le rhéteur romain Latron, dont la pensée témoigne plus que toute autre de la réalité romaine. Le livre, esquisse de «fiction biographique», est l'occasion de revenir sur un propos défendu déjà dans Rhétorique spéculative: préserver le souvenir de l'origine latine du mot, c'est à la fois en sauver la matérialité concrète, polie par des siècles d'usage, et en redécouvrir la saveur, l'affect initial.



Son érudition sert ainsi à retrouver la rudesse d'avant les mots. Comme il écrit dans Le Sexe et l'Effroi : « Nous-mêmes, nos fauves morts, nos désirs, nos natures mortes, au fond de l'âme, ce sont les mots latins. Le feu couve sous la langue. Gaude mihi (réjouis-moI) devint « godemiché », cunnus, con, quoniam, casus, cas, causa, chose, sont morts au XVIIe siècle, mais les termes qui les ont remplacés ont conservé de façon étonnante une forme latine : pénis, phallus, utérus, hymen. Sans cesse la langue souche, la langue protomaternelle est celle de l'outrage, c'est-à-dire la langue où l'obscénité se désire le plus. [...] La couche la plus ancienne (le latiN) dira la scène la plus ancienne. » Il s'agit de découvrir le grossier sous l'affinage culturel, travail d'archéologue linguistique si l'on veut: «La fascination qu'exercent les parties sexuelles mises à nu comme les ouvres d'art - qui elles sont dénudantes - tient à la possibilité de faire resurgir à des millénaires de distance la nostalgie de ce qui n'est plus. Ce sont autant d'attributs, de pendeloques, de séquelles, d'une île mystérieuse d'où tous proviennent et que nul n'aborde plus - qui s'est perdue dans l'éloignement, la différence irréductible, l'âge, la durée, la mort, le langage obéi et figé », écrit-il dans Les Ombres errantes (2002), premier volume du Dernier royaume. Cet ensemble, Dernier royaume (2002-2004), renoue d'une certaine façon avec l'ouvre d'une vie que furent les Essais de Montaigne : exploration continue de la pensée, mêlée de récits plus ou moins fragmentaires, de contes médiévaux ou orientaux, le texte se creuse et se reprend sans cesse dans les cinq volumes parus à ce jour.



Que veut dire le jaillissement dans les larmes ? D'où viennent non pas les larmes mais ce jaillir soudain qui réfère au temps? D'où vient ce ruissellement spontané de la face humaine ? Une femme debout à qui l'on parle avec précaution, qui soudain s'effondre en sanglots.

À vrai dire ce n'est pas faiblesse, tristesse: c'est une énergie comme éruptive qui l'abat.

Le jaillir sans adresse du plaisir (du sperme, des larmeS).

Ce ruisseler étrange, inorienté, qui entoure l'expérience humaine.

Conceptio est un jaillissement du fascinus dressé dans la vulva ruisselante.

Naître est un jaillir hurlant.

Pleurs et mort. L'expir esr un jaillir, le plus faible des jaillir, mais l'ultime jaillir.

Un dernier souffle qui passe le bord des petits bourrelets de chair rose des lèvres, du visage qui s'entrouvrent puis le corps se contracte dans un inspir qui ne vient pas. On mettait sur la bouche des morts dans la Rome ancienne un miroir de bronze où on cherchait non pas un reflet mais la condensation d'une buée.

Buées. Souvenirs du monde d'eau du naguère.

L'humain dans les dates qui fondent son histoire quitte la retenue humaine. Pur départ.

Il y a une eau étrange, interne, une humidité intime, vivipare, d'où sourdent les larmes mystérieuses, la semence invraisemblable, la salive si douce du baiser, la voix aussi, la tête rentre ses dents, qui se desserrent, où la langue s'avance.

Dans le sanglot la souffrance n'est pas une coutume apprise par le corps. La souffrance humaine excède les ouvertures. Franchit les issues. Trouve issue.

Le sanglot répand le corps au cours d'une expansion nullement domestiquée, ni vraiment animale, mais qui fait que celui qui sanglote a honte. II s'enfuira toujours du cercle de ceux qui le regardent. L'homme qui a les yeux gonflés de larmes se cache comme un chien qui meurt. Comme une musaraigne qui meurt. Comme une bête plus ancienne (plus bêtE) que lui-même en lui-même. Comme son jadis qui s'enfouit pour se dissimuler.

Pascal QUIGNARD, Sur le jadis, © éd. Grasset, 2002.



Une culture sans limites

Attaché aux zones les plus obscures de notre histoire, la littérature présente fouille tout aussi bien des périodes certes moins lointaines mais non moins méconnues. Le XVIIe siècle, qui retient un Quignard musicien, sollicite aussi Le Désert de la grâce (2007), de Claude Pujade-Renaud, roman historique consacré à L'Abbaye de Port Royal des Champs, dont la communauté persécutée au temps de Louis XIV revit grâce aux femmes qui en ont transmis les écrits. Pierre Michon est comme Quignard tout particulièrement intéressé aussi par l'Empire romain tardif, menacé d'effrondrement sous les poussées barbares (L'Empereur d'Occident, 1989), ou par le Moyen Âge, son mélange de violences, d'obscurantisme religieux et de figures inouïes qu'il revisite dans Abbés et dans Mythologies d'hiver. Mais, si, comme on vient de le montrer, le passé est le domaine d'investigation privilégié de ces fictions et « essais-fictions », il n'est pas le seul. Poursuivant à cet égard le geste de la modernité au lieu de l'inverser comme elle le fait dans son rapport au temps, l'époque contemporaine se nourrit aussi bien des autres univers de connaissance que de celui qui constitue le fonds occidental. C'est ainsi que l'on peut lire des méditations sur l'Afrique et ses masques dans Kpéliéde Pierre Bergounioux (1998), de nombreuses références à l'Orient, qu'il s'agisse de ses penseurs chinois anciens chez Quignard ou de sa réalité contemporaine, celle du Japon par exemple chez Jacques Roubaud ou Gérard Macé (qui pratique et cite volontiers TanizakI). Un intérêt sans doute moins spécifique de notre temps puisqu'il prolonge celui déjà perceptible chez les poètes des années 1950 et 1960, stimulés par la forme du haïku, par les modes d'êtres orientaux (De nulle part et du Japon de Jacques Dupin, 1981-2001) et plus largement par ce que Barthes appelait « L'Empire des signes ».



Littérature et sciences humaines : les «fictions critiques »



Fiction et réflexion

Un vaste pan de la littérature contemporaine conçoit désormais l'espace fictionnel comme le lieu d'un dialogue avec les autres domaines de la pensée ec de la réflexion : «J'espère qu'on ne pourra plus démêler fiction ou pensée », s'exclame Quignard dans un entretien. Cette pratique n'est certes pas véritablement récente, mais un nouveau type d'articulation entre fiction et réflexion s'y déploie sous l'effet confondu du «soupçon» désormais omniprésent, du délitement des grands discours théoriques et de la sortie des années de pensée structurale qui mettent fin à la séparation entre pensée «théorique» et pensée «artistique». Bien des ouvres contemporaines renoncent dès lors à la fiction narrative stricto sensu au profit de textes beaucoup plus indécidables qui à la fois interrogent le sens même de la fiction et se confrontent aux autres formes de pensée. Le lien entre fiction et réflexion n'est plus dès lors un rapport d'illustration ou de servitude mais d'échange et de collaboration, au sens quasiment étymologique de ce terme: fiction et réflexion travaillent ensemble. Ces formes littéraires «hybrides» ne relèvent pas d'une décision esthétique, comme ce fut majoritairement le cas du poème en prose, du vers libre ou des autres formes promues par les diverses avant-gardes, mais d'un choix de nature épistémologique. Les limites définies des genres ne parvenant plus à être circonscrites, la fiction s'est considérablement rapprochée de l'essai.

Ces textes interrogent les conditions de possibilité de tout savoir, de toute saisie cognitive, du sujet, certes, mais aussi de l'histoire, de l'être et du lien social, du devenir individuel ou collectif, de l'acte créateur, etc. Or, et c'est un autre fait nouveau, ces conditions de possibilité sont interrogées par le truchement de critiques et de réflexions littéraires, rhétoriques, biographiques, socio-historiques, anthropologiques, psychanalytiques... tout h la fois. En littérature, ce phénomène se signale par l'irruption insistante et concertée des diverses sciences humaines dans l'écriture fictive. Nombreux sont ainsi les textes qui, explicitement ou non, choisissent pour intercesseurs, voire pour interlocuteurs, des ouvrages majeurs dans le domaine des sciences humaines et croisent ces références avec un grand usage critique de l'héritage littéraire. Délaissant son ancrage fictif sans l'abandonner pour autant, les écrivains déploient alors ce que je propose d'appeler des « fictions critiques».



Ethnographie littéraire du sujet social



L'ouvre de Pierre Bergounioux en fournit un bon exemple. Ses romans comme ses récits ou ses textes sans intitulé générique fondent la littérature sur un questionnement de nature anthropologique et ethnologique. Il s'agit d'une anthropologie sociale de l'homme contemporain, où se croisent des réflexions sur notre génération et sur celles qui l'ont immédiatement précédée. Une ethnologie des temps présents aussi, dans la mesure où cette ouvre visite certaines régions de notre pays et tente de penser le devenir culturel des collectivités qui les habitent, en étudiant, comme on l'a vu, la grande et décisive cassure symbolique qui a marqué ces régions aux alentours des années 1960. D'autres ouvres, stylisti-quement très différentes, pourraient être évoquées également sous cette rubrique, marquée par la sociologie de Pierre Bourdieu, comme, par exemple celle d'Annie Ernaux depuis La L'iace et notamment dans son récit L'Événement qui inscrit une expérience autobiographique, celle d'un avortement, dans le contexte social, historique et culturel qui lui donne sa dimension singulière. La réflexion généralise ainsi un propos qui pourrait n'apparaître à première lecture que personnel.

Dans Simples, magistraux et autres antidotes (2001), de Pierre Bergounioux, on peut lire des pages qui n'étonneraient pas dans un livre de sociologie, n'était l'exemple choisi au sein même de la famille : « Mon père fut l'exemple vivant de ce qu'une époque, un endroit - le troisième quart du vingtième siècle sur le Bas-Limousin, qui était l'équivalent du précédent ou de l'Ancien Régime ou la Gaule romaine sur n'importe quel autre canton du pays -, pouvait jetet de sombre et d'amer dans une âme. Faute d'antécédents - son père avait disparu en 1917 -, il avait été affronté sans intermédiaire à l'ingratitude d'un monde sur lequel pesait le temps noir qui commença le 3 août 1914 pour finir avec les accords d'Evian. Ce qui expliquerait en partie l'exubérance un peu folle de nos adolescences. Nous venions après. Il n'y avait plus que les seules vieilles choses à endurer, la difficulté d'être qui résultait du simple fait d'y naître. » Ce passage combine plusieurs séries causales : historiques (du long terme et de l'histoire récentE), mais aussi géographiques et biographiques, avec la précaution du scientifique (« expliquerait en partie ») comme autant de « fictions théoriques » qu'il s'agit d'éprouver.



L'Orphelin (1992), toujours de Bergounioux, élargit de même le récit de filiation au point de valider dans le domaine ethnologique les réflexions du narrateur, en invoquant pat exemple les Kurelus et les Pahouins aussi bien que les Tourangeaux. Le lien s'établit ainsi entre la dimension singulière et une vision anthropologique ou ethnologique. À chaque fois l'expérience personnelle se relie au monde. Traversée de réflexions ethnologiques, l'ouvre de Bergounioux ne l'est pas moins de questionnements philosophiques, notamment sur la nature humaine et sa division. Descartes et Hegel sont les intercesseurs d'une pensée qui explore des domaines de portée universelle. Chacun de ces textes tresse ainsi les brins, séparés dans le champ intellectuel, des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales.



Anthropologie littéraire



Philosophes et ethnologues se sont attachés à traiter la question des espaces sociaux contemporains. Les pratiques du quotidien, pensées par Michel de Certeau ou Pierre Sansot, sont largement investies par la littérature qui les décrit et les commente sans forcément les insérer dans des « histoires ». En écrivant et décrivant ces usages, elle les donne à penser, réfléchit à ce qui les motive et les caractérise aussi bien que le ferait un spécialiste de ces questions. De même, le travail que Marc Auge consacre à la question des « non-lieux » (Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992), désignant ainsi les zones de passages, gares, centre commerciaux interchangeables dont l'époque nous affuble, se retrouve pour partie - et parfois avec un regard et une évaluation très différente - dans des ouvres aussi diverses que celles de François Bon ou de Jean Echenoz. Chacun d'eux donne ainsi à lire, dans l'espace même de ses fictions, les manifestations tangibles et les signes concrets de ce que Marc Auge appelle une « anthropologie de la surmodernité». Chez Echenoz, ce sera, ponctuellement, l'attention portée à un terrain vague, une affiche, un type d'habitat ou de boutiques, de graffiti, bien avant qu'un roman comme Un An ne suive le trajet d'une jeune femme en voie de désocialisation ; chez François Bon, c'est, de façon plus insistante, la description d'un paysage urbain et de ses usages. Peu d'ouvres se sont du reste penchées comme la sienne sur ces espaces et sur leurs conséquences quant au mode de vie de certaines couches de population. Ces espaces qui sont les mêmes partout suscitent une expérience singulière qui permet aux marginaux et sans-abri d'être au même endroit, dans le même recoin de gare ou de parking, en étant ailleurs, dans une autre ville, structurée de même façon. Cette expérience construit un rapport à l'espace inédit qui permet d'écraser les lieux en les désidentifiant, et donc d'enlevet son sens à la variété du monde, sa signification au voyage, lequel ne dépayse plus rien, quand de tels lieux communs et semblables sont, à proprement parler, des lieux inhabitables. Zones incertaines et âpreté sont ainsi saisies dans leur effacement même pat des écrivains venus des sciences humaines ou qui en ont le talent. Eric Chauvier présente, dans Anthropologie (2006), un chercheur en sciences sociales troublé à un carrefour par le visage d'une jeune mendiante Rom, qu'il cherche, comme dans un roman de Modiano, à identifier et à retrouver. Philippe Vasset explore en géographe dans Un livre blanc (2007) les espaces vides de la ville - ses « zones blanches » comme oubliées de tout urbanisme et abandonnées à elles-mêmes.



La littérature réconcilie ainsi, ou du moins concilie, des disciplines séparées. « La spécialisation croissante des sciences et de leurs disciplines allait conduire à l'éclatement des savoirs scientifiques: les sciences naturelles rejetèrent de leurs préoccupations tout ce qui concernait l'homme social et les sciences humaines naissantes se réfugièrent dans le giron de la philosophie», déplore l'ethnologue Jacques Barrau. Non seulement les écrivains les entremêlent dans leurs textes - et parfois jusque dans l'économie de la phrase -, mais ils élaborent aussi les liens logiques qui les rapprochent, et les croisent parfois à d'autres disciplines encore, du côté de la sociologie ou, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, du côté de l'Histoire ou de la psychanalyse. C'est en fait tout le champ des sciences humaines qui est interpellé dans ces ouvres. La fiction contemporaine est le creuset où peuvent se penser en liaison des disciplines souvent devenues trop spécialisées pour se rencontrer aisément ou, du moins, pour se rencontrer ailleurs que dans le champ de la philosophie qui seule tente de toutes les embrasser, mais ne parvient à le faire qu'en termes conceptuels. Or la littérature ne privilégie pas les concepts, mais incarne les questions grâce au truchement littéraire des fictions. L'essai lui-même y a volontiers recours, comme on le voit à lire La Disparition de Sorel (2006) de Pierre Lepape. Une nouvelle fonction de la fiction apparaît ainsi qui en vient à changer sa nature même, puisque celle-ci n'est plus tout entière dévolue au récit, mais fait sa part à la réflexion critique. Néanmoins, la fiction littéraire ne se substitue pas aux sciences humaines avec lesquelles elle dialogue: elle demeure spéculative. Description plutôt que discours, hypothèses plutôt que thèses, enquêtes plutôt ou illustrations, les « fictions critiques» demeurent ainsi, dans un temps où le savoir est devenu sujet à discussion, plus interrogatives que pédantes.



La pensée littéraire



À côté des « fictions critiques » que l'on vient de décrire, il faudrait faire place à une autre articulation de la culture et de l'écriture, plus proche de l'essai, sans doute, mais à condition de métisser ce terme d'une part de rêverie, de plaisir des mots et des méditations, et de la débarrasser de la fonction démonstrative qu'on lui prête parfois. Appelons « pensée littéraire », comme nous y invite Gérard Macé, cet exercice abandonné à son bonheur évocatoire. Pratiquée aussi bien par des écrivains, au premier rang desquels Macé lui-même, que par des penseurs venus d'autres horizons, cette forme d'écriture donne lieu à des livres nourris d'intelligence et de subtilité comme Basse continue de Jean-Christophe Bailly. Loin de s'enclore dans la seule philosophie, certains textes de Jacques Derrida, comme Glas (1974, autour de Jean GenêT), Béliers (2003), habité d'une « mélancolie sans âge » ou L'Animal que donc je suis (2006) hanté de souvenirs, se font ouvre littéraire. De même le philosophe Jean-François Lyotard emprunte à la littérature le principe du manuscrit trouvé dans Le Mur du Pacifique ( 1975) et ses Récits tremblants ( 1977) ou son évocation de Malraux {La Chambre sourde, 1998) glissent constamment de la réflexion critique au plaisir d'écrire. Michel Surya baptise « roman de pensée » son Eternel retour (2006), conçu sous la forme d'un dialogue entre le narrateur et un ami (nommé Dagerman, comme le romancier suédoiS) sur la vocation de la littérature à tenir le rôle d'une Création que la religion échoua à manifester. Dans les essais que Philippe Bonncfis consacre aux écrivains, la rêverie sur les mots et les noms l'emporte sur l'analyse textuelle (Pascal Quignard, son nom seul, 2001 ; Parfums. Son nom de Bel-Ami, 1995). Un détail de l'ouvre (Giono, le petit pan de mur bleu, 1999), quelques informations biographiques incongrues (Maupassant sur les galets d'Etretat, 2007), une rare culture puisant au lexique comme à la littérature et à tous les domaines se nouent en de vertigineuses fables critiques. À ces bonheurs digressifs où la pensée vagabonde de mot en citation, il convient d'associer les petits livres pleins de savoir et de saveur qui paraissent dans le Cabinet des lettrés, aux éditions du Promeneur, comme les Colportages (1998, 1999, 2001) on Je suis l'autre (sur Nerval, 2007) de Gérard Macé, le Traité du transport amoureux (2004), de Patrick Wald-Lasowski. L'ensemble dessine un empan mal circonscrit de nos taxinomies, où la pensée s'exerce sans système, soutenue par une culture fascinée et la seule stimulation du verbe.



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