Essais littéraire |
La République, vaille que vaille, a fini par s'établir, s'enraciner, devenir le régime enfin durable des Français. Après l'échec de la restauration monarchique de 1873, dû à la division de ses partisans et à l'irréalisme entêté du prétendant, le comte de Chambord, l'opinion s'est peu à peu convaincue que la République est à tout prendre le régime le moins aventureux. Une partie de la majorité de l'Assemblée - orléanistes, libéraux - a rejoint la partie la moins intransigeante des républicains, pour voter les lois constitutionnelles de 1875. Ainsi, parmi les républicains en pointe, Léon Gambetta notamment a fait d'importantes concessions : oui à un président de la République élu pour 7 ans, oui à un Sénat, dont une fraction des membres seraient inamovibles (deux institutions rejetées par l'aile radicalE). Face à ces irréductibles, ceux qui resteront sous le nom d'« opportunistes », convaincus de la nécessité des « petits pas », de la modération, du compromis, propres à tranquilliser l'immense opinion rurale, ont accepté de se rallier à des institutions rassurantes. Ces opportunistes ont résisté à la demande d'amnistie en faveur des condamnés de la Commune. Les conseils de guerre chargés de statuer sur le sort des inculpés ont siégé du 4 avril 1871 au 31 juillet 1872. Pour les insurgés, le bilan est déjà lourd : 20 000 morts au bas mot dans les combats et lors des exécutions de la Semaine sanglante ; les tribunaux y ajouteront 10 137 condamnés à des peines diverses (95 condamnations à mort, dont 23 exécutions effectives et 72 condamnations commuéeS), 3 417 condamnations à la déportation simple et 1 169 à la déportation dans une enceinte fortifiée, les 2 153 restants subissant pour la plupart des peines de prison. Notons 3 313 condamnés par contumace (dont 175 à la peine capitalE) qui ont pu se cacher ou s'exiler. Précisons encore, pour être complet, que les conseils ont prononcé 2 445 acquittements et ordonné 23 727 non-lieux. La loi du 23 mars 1872 fixe le centre des déportations en Nouvelle-Calédonie, où 3 859 condamnés de la Commune sont finalement répartis en trois catégories : les condamnés aux travaux forcés (240), dont la peine est purgée à l'île Nou ; les déportés simples (2 808), à l'île des Pins ; les déportés dans une enceinte fortifiée (811), dans la presqu'île Ducos, située à 15 kilomètres de Nouméa. Dès septembre 1871, les radicaux - aile gauche du parti républicain -réclament une très large amnistie, via une proposition de loi déposée par Henri Brisson et signée par 49 députés, dont Victor Schoelcher, Edgar Quinet, Louis Blanc, Léon Gambetta. Mais le camp républicain est très divisé sur le sujet, les modérés de la Gauche républicaine (Grévy, Ferry, Simon, FavrE), refusant de faire passer le régime républicain pour un régime de faiblesse2. Hors de l'Assemblée, un homme élève l'amnistie au rang de préalable à toute justice républicaine : lorsque, en mars 1873, Hugo est sollicité pour se porter candidat lors d'une élection partielle, il répond : « Si mon nom signifie quelque chose en ces années fatales où nous sommes, il signifie amnistie. Je ne pourrais reparaître dans l'Assemblée que pour demander l'amnistie pleine et entière ; car l'amnistie restreinte n'est pas plus l'amnistie que le suffrage universel mutilé n'est le suffrage universel. Cette amnistie, l'Assemblée actuelle l'accorderait-elle ? Evidemment non. Qui se meurt ne donne pas la vie. Un vote hostile préjugerait la question ; un précédent fâcheux serait créé, et la réaction l'invoquerait plus tard. L'amnistie serait compromise. Pour que l'amnistie triomphe, il faut que la question arrive neuve devant une Assemblée nouvelle3. » Précisément, les élections générales de 1876 amènent à la Chambre des députés une majorité républicaine. Louis Blanc et Georges Clemenceau se sont distingués lors de leur combat en faveur de l'amnistie. Hugo, de même, dans sa campagne électorale pour le Sénat, où il est élu. Le débat parlementaire qui suit, à la demande de François Raspail à la Chambre et de Victor Hugo au Sénat, tourne court après quelques séances : une cinquantaine de députés seulement à la Chambre, contre 392, votent la proposition de loi Raspail, malgré le plaidoyer éloquent de Georges Clemenceau à la Chambre et d'Hugo au Sénat. Le gouvernement accepte de prononcer des grâces, mais refuse l'amnistie plénière. Les communards font toujours peur, et la République n'est pas solidement installée, puisque son président, Mac-Mahon, est rien moins que républicain, et que le Sénat est en majorité conservateur. Les gambettistes eux-mêmes prennent leurs distances, soucieux de leurs intérêts électoraux. Gambetta, désireux de faire adhérer les ruraux à la République, se veut rassurant : loin d'évoquer dans ses grands discours la nécessité de l'amnistie, il fait désormais des réserves, ne plaide que pour une amnistie partielle. Le temps est à l'édulcoration : la crise du régime, ouverte par la démission forcée de Jules Simon, chef du gouvernement, par une décision de Mac-Mahon du 16 mai 1877, provoque un duel frontal entre républicains et conservateurs, où chacun souhaite recueillir le maximum d'adhésions. Autant dire que l'amnistie, qui évoque la Commune, n'est guère de saison ; elle n'est désormais plus revendiquée que par l'extrême gauche socialiste. Vainqueurs de la crise du 16 Mai, les républicains investissent l'une après l'autre les institutions de la République : en 1879, les nouvelles élections sénatoriales entraînent une majorité républicaine au Sénat et Jules Grévy remplace le maréchal de Mac-Mahon démissionnaire à l'Elysée. L'amnistie devient possible. Le nouveau gouvernement présidé par Waddington dépose un projet d'amnistie partielle le 11 février: «La République, peut-on lire dans l'exposé des motifs, est assez forte pour être clémente, même à l'égard de ceux qui, dès ses débuts, avaient compromis son existence. Elle peut, sans trembler pour elle, renoncer aux garanties qu'elle avait trouvées dans la loi à l'égard du plus grand nombre de ceux qui ont participé à l'insurrection du 18 mars 1871, insurrection que son nom, ses moyens d'action, les actes accomplis sous les yeux de l'étranger, son but, tout enfin, dénonce comme un des crimes les plus grands qui aient été tentés contre la souveraineté nationale. » Le projet gouvernemental passe haut la main. Mais l'amnistie n'est que partielle. Les protestations s'élèvent des rangs de l'extrême gauche. Les proscrits de Londres et de Genève exigent une amnistie pleine et entière. En Nouvelle-Calédonie, à Nouméa, la plus célèbre des «pétroleuses4», Louise Michel, est avisée le 23 janvier 1880 de sa remise de peine. Elle la refuse. A Clemenceau, à Hugo, elle écrit : « Avec tous ou jamais ! » Son commerce épistolaire avec Victor Hugo, qu'elle appelle son « cher Maître », remonte à 1850. A vingt ans. romantique, Louise épanche ses états d'âme. De naissance illégitime, fille d'un châtelain lorrain, Demahis, et de Marianne Michel, servante du château de Vroncourt, Louise a subi de plein fouet les tourments de la bâtardise, à la mort de ses grands-parents paternels, au milieu du siècle. Le château, vieille demeure délabrée, doit être vendu. C'est alors que, cherchant un appui, la jeune fille écrit à Victor Hugo, lui confie ses poèmes, lui révèle sa mélancolie. Elle a refusé les prétendants qu'on lui a présentés, beaux partis mais médiocres esprits. Sans beauté ni fortune, elle rêve d'un grand amour inaccessible. A l'époque de cette correspondance avec Hugo, la future révolutionnaire est encore une jeune fille pieuse, sensible et royaliste. Elle parle au poète des «veillées du soir où mon grand-père me disait des histoires de brigands et de chevaliers, ou me parlait de la Vendée, de la Révolution, de Louis XVI ». Elle va jusqu'à lui confier un secret dont elle ne parlera à nul autre : que son vrai père est son supposé grand-père : « Mon père soutenait que j'étais sa sour et non sa fille. Je ne le crois pas, et pourtant, c'est une pensée horrible que vous seul saurez jamais et que je veux écarter de moi, car il me semble que c'est un crime envers ma mère si bonne et si franche6. » Quelle est la part de cette bâtardise, du secret même qui entoure ses origines paternelles, dans le caractère de Louise Michel ? Tout le monde autour d'elle s'accorde à le dire, à l'écrire, à le lui reprocher : c'est une extrême, une hypersensible, d'autres diront moins généreusement une furie. Pendant des années, elle poursuit ses échanges épistolaires avec l'auteur des Misérables, en prenant pour pseudonyme le nom d'un des héros du roman, Enjolras. Sous cette signature, elle adresse aussi des poèmes au proscrit de Guernesey, qui peut lire en septembre 1862 : O Vous tous qui passez ! saluez son calvaire ! Hélas ! hélas ! sa place est vide parmi nous, Laissez monter à lui, les pleurs et la prière Devant Hugo, proscrit, à genoux ! à genoux ! Pour vivre, Louise Michel devient institutrice. Après avoir étudié, à Chaumont, elle obtient son diplôme en 1852, ce qui lui permet d'ouvrir une école à Audeloncourt, en Haute-Marne, où réside sa mère. Activité qui ne l'empêche pas d'adresser des poèmes catholiques et conformistes à L'Écho de la Haute-Marne. Dans ses Mémoires, elle aura oublié son côté bien-pensant de l'époque, pour mieux suggérer la précocité de son engagement. A juste raison, Louise Michel ne songe pas seulement aux beautés de la rime ; elle est déjà très ouverte aux misères de la société. Toutefois, elle ne préconise alors ni la révolution ni la République ; elle demande tout juste - mais avec succès - au préfet du département d'ouvrir un bureau de bienfaisance pour les miséreux. D'Audeloncourt, Louise Michel « monte » à Paris où, grâce au recteur de la Haute-Marne, elle obtient une place de sous-maîtresse dans un collège parisien. Elle revient vite dans sa province, où elle enseigne pendant deux ans, à Minières, en compagnie de son amie Julie Long-champ. Ennui, lassitude, conscience de perdre son temps ? Elle retourne à Paris, encore comme sous-maîtresse dans une pension, rue du Châ-teau-d'Eau. Dans ses Mémoires, elle veut faire croire que ce nouvel emploi lui permet d'aider sa mère. En fait, c'est le contraire : Marianne continue de prêter assistance à Louise7 ; en 1865, après avoir vendu les dernières terres qui lui restent des Demahis, elle achète à sa fille un externat, rue des Cloys, avant que celle-ci n'ouvre un cours en 1868 rue Oudot. Reste que la générosité de Louise Michel, sa compassion, l'aide qu'elle ne cesse d'offrir aux démunis, aux vieillards, aux malades, à tous les pauvres, sont indéniables. Elle a ce côté sour de charité qu'elle gardera, même après avoir rejeté toute religion. Elle est également très aimée de ses élèves, les fait bénéficier d'une pédagogie en avance sur son temps, introduisant des méthodes actives ; surtout, elle s'emploie à éduquer les anormaux, les handicapés, en faveur desquels elle publie, en 1861, une brochure à compte d'auteur. Lueurs dans l'ombre : plus d'idiots, plus de fous. Elle persiste néanmoins dans sa vocation poétique, continue d'envoyer ses poèmes à Hugo. Mais rien qui ressemble aux Châtiments : la famille impériale a toujours sa faveur. Quand donc la mue révolutionnaire de cette institutrice pieuse, monarchiste, et vierge, a-t-elle lieu ? A Paris, elle suit les cours d'instruction populaire, dirigés par des républicains comme Jules Favre. De l'origine des espèces de Darwin, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, remettent en question son catéchisme. Elle fréquente aussi l'école professionnelle de la rue Thévenot, où elle découvre le groupe du Droit des femmes, qui défend l'égalité d'instruction pour les deux sexes, animé par Mme Jules Simon, André Léo (une dame malgré son pseudonyme, auteur de Les Femmes et les MourS) et Maria Deraismes, écrivain et adepte de la libre-pensée. Louise Michel participe alors au combat féministe, protestant auprès des journaux qui brocardent les « bas-bleus », vitupérant aussi Michelet qui fait de la femme une éternelle mineure. Dans les dernières années de l'Empire, on la trouve transformée : elle perd sa foi chrétienne, milite dans l'opposition, se rapproche des blan-quistes et de l'Internationale. Pendant l'affaire Victor Noir, elle s'agrège à ses nouveaux amis, habillée en homme, cachant un poignard dérobé chez son oncle de Lagny. Comme un certain nombre de citoyennes, elle a juré sur la tombe du journaliste assassiné qu'elle portera le deuil, jusqu'à ce que justice soit faite. Quand la guerre éclate, elle se range auprès de ceux qui, comme Vallès, les Internationaux, manifestent pour la paix, bravant une opinion chauvine et agressive. Comme à son habitude, elle versifie tout en agissant, cette fois pour la fraternisation des travailleurs. Lors de la tentative blanquiste - cette équipée dérisoire du 14 août 1870 contre une caserne de pompiers -, elle recueille les signatures en faveur des accusés et porte la pétition, en compagnie d'Adèle Esquiros et d'André Léo, au général Trochu. L'aventure s'achève avec la défaite de Sedan et la proclamation de la République. Le retour de Victor Hugo annoncé, Louise Michel, qui, tout au long de son exil, n'a cessé de lui infliger ses vers, s'empresse de lui rendre visite. Hugo a consigné la rencontre dans ses Carnets intimes, sorte d'agenda de son commerce sexuel. A côté du nom de Louise, il note la lettre n qui suscite la curiosité. Les plus récents biographes de Louise Michel pensent que cette lettre signifie non, et certainement pas nue, comme on a pu le croire8. Une lettre d'elle à Hugo paraît confirmer le... non-lieu : « Maître, êtes-vous fâché contre moi ? » En tout cas, cet épisode entre la vierge révolutionnaire et le faune monumental n'empêche pas leurs bonnes relations, épistolaires. Pendant tout le Siège, Louise Michel s'active tous azimuts. Elle continue à faire la classe dans son école de la rue Oudot. Grâce à Clemenceau, maire de Montmartre, elle peut nourrir ses pensionnaires. Elle sait gré aussi au maire de l'arrondissement d'avoir proclamé la séparation de l'Église et de l'État, ce qui dispense les maîtres de faire le catéchisme aux enfants. Diligente auprès des blessés, des malades, des miséreux, elle récolte des matelas, des vêtements, poursuit son action charitable à la Société de secours que préside M"'e Jules Simon. Ce qui ne l'empêche pas de se retrouver au rang des militants, des révolutionnaires, notamment au Comité de vigilance du XVIIIe arrondissement. C'est alors qu'elle conçoit le grand amour de sa vie, pour un jeune garde national, blanquiste, Théophile Ferré, de seize ans son cadet. Petit, l'oil noir, la voix aiguë, un nez trop long, il brocarde sa propre « figure de Polichinelle ». Mais Louise est séduite par cette âme de fer, ce nouveau Saint-Just, qui ne la regardera jamais qu'en camarade. Elle prend part à la journée du 31 octobre, sans conséquence, mais elle est arrêtée un mois plus tard pour avoir défilé avec les femmes : elle est désormais étiquetée comme « meneuse ». Cependant, on la relâche avant que Victor Hugo n'intervienne en sa faveur. Louise vit la suite et la fin du blocus de Paris dans la même exaspération que les partisans de la guerre à outrance, les bataillons révolutionnaires de Flourens, tout ce que Paris compte de « rouges ». Elle est encore de l'ultime manifestation du Siège, le 22 janvier, place de l'Hôtel de Ville, où elle échappe aux balles des gardes mobiles recrutés dans l'ouest de la France. Elle écrira dans ses Mémoires à leur propos : « Oui, c'est vous, sauvages d'Armor, sauvages aux blonds cheveux qui avez fait cela. Mais vous du moins, vous êtes des fanatiques et non des vendus. Vous nous tuez, mais vous croyez devoir le faire et nous vous aurons un jour pour la liberté. Vous y apporterez la même conviction farouche et avec nous monterez à l'assaut du vieux monde. » Quand Thiers tente de récupérer les canons de la garde nationale, dans la nuit du 17 au 18 mars 1871, Louise Michel, alors à Montmartre, descend de la Butte à toute allure, une carabine sous le manteau, pour donner l'alarme. On la retrouve peu après, de nouveau sur la butte Montmartre, faisant écran, avec d'autres femmes accourues, entre les canons et les soldats de la ligne. A l'ordre du général Lecomte de tirer, un sous-officier réplique : « Crosse en l'air ! » De ce moment-là, Thiers a perdu la première manche ; en quelques heures, Paris est aux mains des insurgés. Dans les jours suivants, Louise Michel est aux côtés de Théophile Ferré, impatiente d'en découdre : « La légalité, écrira-t-elle, le suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les Révolutions, entrèrent en ligne comme de coutume H). » Pour elle, comme pour les plus avancés des communards, il faut aussitôt porter la guerre contre les versaillais, avant qu'il ne soit trop tard. Pourtant, elle exprime sa joie, le 28 mars, quand, après les élections, la Commune est proclamée place de l'Hôtel-de-Ville. Parmi d'autres, ceints d'une écharpe rouge, répondant à l'appel de leur nom entre deux canonnades, il y a Ferré, élu haut la main du XVIIIe arrondissement, qu'elle couve des yeux. Louise Michel vit cette expérience avec une intensité de chaque instant. Elle apporte à la Commune son soutien pour la réforme de l'enseignement, rédigeant une méthode pédagogique par l'image et un programme d'éducation civique, afin « que le développement de la conscience soit assez grand pour qu'il ne puisse exister d'autres récompenses et d'autres punitions que le sentiment du devoir accompli ou de la mauvaise action ». Elle souhaite aussi faire remplacer les ouvroirs religieux, qui exploitent les femmes, par des écoles professionnelles et des orphelinats laïques. Généreux programme mais style amphigourique : « Que les champs ne soient plus engraissés de sang, ni la boue des trottoirs pleine de prostituées, afin que le peuple libre acclame à jamais la République universelle. » Attentive aux réformes à accomplir dans le domaine civil, Louise Michel n'en est pas moins une combattante. Elle a tôt fait de confier le soin de son école à sa sous-maîtresse et à sa mère Marianne, pour se battre contre les versaillais au même titre qu'un homme. Sa frénésie la pousse à des actions intrépides, mais plutôt inopportunes. C'est ainsi que l'idée lui vient d'aller tuer Thiers à Versailles. Ferré, mais encore le délégué à la préfecture de police, Rigault, l'en dissuadent fermement. Un pareil attentat donnerait des raisons supplémentaires à la province de se rallier au gouvernement versaillais. Et puis, les deux hommes doutent qu'elle puisse même gagner Versailles incognito. Mise au défi, Louise s habille en bourgeoise et se rend à Versailles, d'où elle revient le lendemain avec des journaux attestant son voyage, accompagnée d'une recrue faite dans le camp de l'armée ennemie. Quand la guerre civile bat son plein, on la voit tour à tour ou simultanément soldat et ambulancière. Armée d'une Remington, flottant dans un uniforme de la garde nationale, le képi sur la tête, elle marche avec 'e 61e bataillon de Montmartre. Elle est partout où les armes claquent, à Issy-les-Moulineaux, à Clamart, au ton d'Issy ; elle lit des vers de Baudelaire sous le feu ennemi, joue de l'orgue au bruit du canon dans une église protestante abandonnée, à Neuilly. Se remémorant tout cela, elle écrira dans ses Mémoires : « Est-ce que c'était bravoure, quand, les yeux charmés, je regardais le fort démantelé d'Issy, tout blanc dans l'ombre, et nos files aux sorties de nuit, s'en allant par les petites montées de Clamart, ou vers les Hautes-Bruyères, avec les dents rouges des mitrailleuses à l'horizon ? C'était beau, voilà tout : mes yeux me servent comme mon cour, comme mon oreille que charmait le canon. Oui, barbare que je suis, j'aime l'odeur de la poudre, la mitraille dans l'air, mais je suis surtout éprise de la révolution. » Ah ! que la guerre civile est jolie ! Cruelle aussi. Cette enragée le sait, qui reste la secouriste, la sour de charité laïque, ambulancière et infirmière, se donnant corps et âme en faveur des blessés - y compris des versaillais. Dans les derniers jours, elle se livre à un combat désespéré, barricade par barricade, voyant les autres tomber autour d'elle. Pour échapper à la répression, elle pourrait se cacher, se déguiser, comme tant de ses compagnons. Une nouvelle l'en empêche : sa mère, Marianne, a été arrêtée à sa place. Elle n'a plus qu'à se livrer pour la faire libérer. Internée au camp de Satory, elle est transférée, après un premier interrogatoire, à la prison des Chantiers de Versailles. De là, elle écrit, le 10 juin, à Mme Jules Simon, à qui elle conserve son amitié malgré les fonctions ministérielles de son mari : « Si j'ai donné mon cour tout entier à la révolution, j'en ai accepté les conséquences, je ne crains ni l'exil ni la mort... » Rebelle à la discipline des prisons, Louise Michel est conduite à la maison de correction de Versailles. Là, elle apprend les arrestations de Rossel (un capitaine de carrière rallié à la Commune après avoir été écouré par la capitulation de Bazaine à MetZ), de Rochefort et de Ferré. Le 28 juin, elle est interrogé par le substitut du rapporteur au 4e conseil de guerre, le capitaine Briot. Louise s'attache à disculper sa mère et la sous-maîtresse de son école, Malvina Poulain. On lui demande ce qu'elle enseignait à ses élèves, quels chants elle leur apprenait, quelle avait été son activité pendant la Commune. Loin de braver son inquisiteur, comme elle l'écrira dans ses Mémoires, elle se défend d'avoir été autre chose qu'ambulancière et infirmière, tout en étant membre de la Commission du travail, de la Société de secours pour les victimes de la guerre, de la Société des libres-penseurs, du Droit des femmes, de la Légion garibal-dienne, car elle n'édulcore pas ses principes : «En religion, [...] l'abolition radicale du culte et son remplacement par la morale la plus sévère, sauvegardée par la conscience, dont je faisais la règle des actions de tous ; la morale, pour moi, se résumait à n'agir que selon ses convictions et à traiter tous les autres et soi-même avec justice. Quant à la forme politique, je demandais la république universelle et, pour y parvenir, le développement de toutes les hautes facultés de l'individu, l'extinction des mauvais instincts par une bonne direction de l'éducation ; la dignité humaine profondément sentie ; l'éducation aussi forte pour l'homme que pour la femme. En un mot, le gouvernement de tous par tous, représenté par la Commune, en attendant une plus grande simplification. » Quand le capitaine Briot lui demande si elle avait des « relations intimes » avec un homme, elle répond : « Non. Je n'avais qu'une passion : celle de la Révolution. » Des témoins la peignent comme « une exaltée », mais tous la montrent comme « une excellente personne ». En prison, elle lie amitié avec l'aumônier, l'abbé Folley, grâce auquel elle peut écrire à Ferré. « Puisque nous pouvons correspondre aujourd'hui, lui écrit-elle, que le premier mot de ma lettre soit un mot de bonheur, notre bien cher délégué. Vous comprenez comme, par ce temps de honte, on est heureux de voir les fils de la République dignes de la cause [...] J'espère qu'en fait d'opinions sur les femmes, vous n'êtes plus réactionnaire et que vous leur reconnaissez le droit au péril et à la mort ". » Pudique, elle ne dit rien de son amour pour lui. Ferré mérite toute son admiration, qui déclare à ses juges : « Membre de la Commune de Paris, je suis entre les mains des vainqueurs. Ils veulent ma tête, qu'ils la prennent. Jamais je ne sauverai ma vie par une lâcheté. Libre, j'ai vécu, j'entends mourir de même. Je n'ajoute qu'un mot. La Fortune est capricieuse. Je confie à l'avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance. » Condamné à mort, le 2 septembre, Ferré refuse de signer son pourvoi '2. Le 20, Louise écrit aux membres de la Commission des grâces, n'hésitant pas à faire croire qu'elle a préconisé la politique de la terre brûlée et l'exécution des otages lors de la Semaine sanglante, et que Ferré s'y est opposé, lui objectant « que de telles choses étaient des crimes contre l'humanité » et qu'il s'y refusait. Elle met tout en ouvre pour tenter de sauver l'homme qu'elle aime, multiplie les suppliques, notamment par l'intermédiaire de l'abbé Folley, s'adresse à Mme Simon, à Hugo, à Thiers lui-même. En vain. Dans la suite de son propre interrogatoire, elle assume désormais tout ce qu'elle a fait : « Oui, j'ai combattu. » Paraissant le 10 décembre devant le conseil de guerre : « Faites de moi ce qu'il vous plaira. Prenez ma vie. Je ne suis pas femme à vous la disputer un seul instant. » La presse suit le procès avec attention, Louise Michel entre dans la légende. Victor Hugo, dans un poème - « Viro Major » - la décrit « plus grande qu'un homme ». Condamnée le 16 décembre à la déportation dans une enceinte fortifiée, elle reçoit, douze jours plus tard, l'ultime lettre de Ferré, écrite une heure avant son exécution : « Chère citoyenne, Je vais bientôt quitter toutes les personnes qui m'ont été chères et qui m'ont montré de l'affection [...] je serais un ingrat si je ne vous manifestais pas à ce moment toute l'estime que je ressens pour votre caractère et votre bon cour. Plus heureuse que moi, vous verrez luire des jours meilleurs et les idées auxquelles j'ai tout sacrifié deviendront triomphantes. Adieu, chère citoyenne, je vous serre fraternellement la main. Votre tout dévoué Th. Ferré, au terme de ses jours. » A sept heures, Ferré, Rossel et Bourgeois sont attachés à leur poteau d'exécution ; les trois condamnés sont fermes , Ferré, qui, selon Lissagaray, est arrivé très crâne, « vêtu de noir, le binocle à l'oil, le cigare aux lèvres », refuse de se laisser bander les yeux13 Louise est transférée à la prison d'Auberive, en attendant sa déportation en Nouvelle-Calédonie, en 1873. Après la mort de Théophile Ferré, Louise Michel vit les mois les plus durs de sa vie, abattue, tentée par le suicide, retenue par l'abbé Folley qui lui fait valoir que Ferré a voulu qu'elle reste en vie. Le 29 août 1873, elle est embarquée de Rochefort pour l'île du Pacifique, le « Caillou », où elle doit purger sa peine, après quatre mois de traversée. Là-bas, elle se distingue encore, veut se rendre utile auprès des Canaques, que méprisent en général les déportés. Lorsque, le 25 juin 1878, les colonisés, spoliés, exploités, méprisés, se lancent dans la grande insurrection qui durera trois mois, Louise, toujours intrépide, prend leur parti, tandis que ses anciens frères d'armes, en majorité, soutiennent la répression. C'est à Nouméa que Louise Michel attend l'amnistie « pleine et entière » : après cinq ans de séjour, la loi l'autorise à vivre dans la capitale de l'île. Elle reprend son métier d'institutrice, donne des leçons de musique et de dessin aux enfants des déportés. Après la première amnistie de 1879, qu'elle refuse, parce qu'elle n'est pas générale, elle écrit à Georges Clemenceau son dégoût de la France : « Tâchez de galvaniser ce cadavre. Mais je crois la décomposition trop complète. » Cependant, la promulgation de l'amnistie, le 11 juillet 1880, l'autorise à rentrer sur la terre natale. Le lendemain, 12 juillet, une foule énorme se presse à la gare de Lyon en fin d'après-midi. Rochefort est de retour. Tout ce que Paris compte de révolutionnaire veut rendre hommage au proscrit, qui vient de bénéficier, lui aussi, de l'amnistie. La foule est grossie d'innombrables badauds, de provinciaux arrivés à Paris pour célébrer la fête nationale du 14 juillet - la loi vient de consacrer la journée. Dès qu'il a appris l'amnistie, Rochefort a fait ses valises, quitté Genève pour Lyon, où il a passé la nuit, et le voici revenu dans cette capitale qui l'a tant adulé, malgré ses faiblesses et ses ridicules. Le « Marquis rouge » n'a pu pourtant se deprendre totalement du vaudeville qui est son style. Ce voyage de retour, il l'a fait, selon un rapport de police, en compagnie de sa maîtresse et de sa femme de chambre - ces dames ayant opportunément enfermé à clé M"K Rochefort dans sa chambre. Débarqué du train, Rochefort est happé par la foule, tandis que les cris et les chants célèbrent la Commune. Pour échapper à l'enthousiasme parisien, il doit se réfugier jusqu'à onze heures du soir dans les magasins du «Pauvre Jacques». Deux jours plus tard, Rochefort revient en force dans le journalisme, en lançant L'Intransigeant, journal quotidien dont les premiers boulets sont tirés sur les opportunistes au pouvoir. Quatre mois plus tard environ, c'est le retour des déportés de Nouvelle-Calédonie, de ceux du moins qui ont survécu. Beaucoup y sont morts, un certain nombre sont devenus fous. Quelques-uns ont pu s'en évader. Rochefort, notamment, qui, en compagnie de quelques camarades, avait su gagner l'Australie, d'abord au moyen d'une petite embarcation, puis grâce à une goélette anglaise, dont le capitaine accepta les évadés à son bord « moyennant une forte redevance ». Le 9 novembre 1880, donc, des heures avant l'arrivée du train en provenance de Dieppe, des milliers de Parisiens battent déjà le pavé. Cette fois, c'est Louise Michel qu'on attend. Le barrage de police que le préfet Andrieux a mis en place contient la foule, ne laissant pénétrer dans la gare que 200 personnes environ, au premier rang desquelles on reconnaît Georges Clemenceau, Louis Blanc, Clovis Hugues et Henri Rochefort. Une profonde amitié lie cette sainte de la Révolution et ce révolutionnaire de café-concert (une amitié qui résistera même plus tard à l'antidreyfusisme et à l'antisémitisme de RocheforT). Le train entre en gare. Tout le monde veut voir Louise Michel, c'est presque une émeute. La police cogne et embarque des manifestants. Le train s'arrête ; Louise apparaît enfin. Elle a l'air d'« une vieille paysanne usée aux travaux de la terre ». Toute de noir vêtue, si ce n'est un bouquet d'oillets rouges à son chapeau. « Vive Louise Michel ! », « Vive la Commune ! » On crie, on chante, et bientôt on suit le fiacre qui entraîne l'héroïne. Il y aura encore des incidents à la Chaussée-d'Antin à cause des bousculades. Commentaire du Grand Journal : « Quelle foule ! Quelles acclamations ! Quels coups de poing ! Quelle ivresse ! Que de côtes enfoncées !... Louise Michel revendique comme un titre d'honneur le nom de Pétroleuse. » Louise n'a alors qu'une hâte, revoir sa mère, qu'on lui a dit malade. C'est seulement après lui avoir rendu visite à Lagny, s'être rassurée, qu'elle fait sa rentrée politique, le dimanche 21 novembre, au cours d'un grand meeting à l'Élysée-Montmartre, dans une salle drapée de rouge et de noir, où la foule est accueillie par les vendeurs du journal anarchiste Ni Dieu ni maître. Plus ardente que jamais, elle appelle à la révolution, ce qui fera dire au Français : « Cette fois la chose est faite. La Commune de 1871 est reconstituée et a fait hier sa réapparition au pied de la colline Montmartre... Le public communard est plus menaçant et moins repentant que jamais ! » Louise Michel, vierge noire de l'anarchisme, devient une propagandiste infatigable de la révolution, sous l'oil attentif des indicateurs de la préfecture de police qui la suivent de meeting en meeting. Toute la gauche et l'extrême gauche se la disputent, dans leur combat contre les opportunistes, contre les gambettistes et Gambetta lui-même qui devient chef de gouvernement en 1882 - avant de mourir à la fin de cette même année. Le rouge et le noir contre le tricolore, la République sociale et universelle contre la République conservatrice ! Sur la tombe de Blanqui, mort le 4 janvier 1881, elle fait le serment de continuer le combat. Louise Michel accepte de collaborer à La Révolution sociale, lancée en septembre 1880 par des compagnons anarchistes. Opposée au suffrage universel, qu'elle considère comme un leurre, elle prône l'abstention ouvrière aux institutions bourgeoises, rend hommage aux nihilistes russes, lance des mots d'ordre antimilitaristes, s'en prend violemment au préfet de police Andrieux. Or c'est celui-ci qui, en coulisse, a fait paraître l'hebdomadaire, un de ses agents, un prétendu Belge qui aurait fait fortune dans la droguerie, en étant devenu le bailleur de fonds. Louise Michel, peu méfiante, tombe dans toutes les provocations d'Andrieux. C'est ainsi qu'après un attentat (perpétré secrètement par la policE) contre la statue de Thiers à Saint-Germain, dans la nuit du 15 au 16 juin 1881, elle se réjouit bruyamment de cet exploit dans La Révolution sociale : « Ce n'est que le prélude d'autres événements plus efficaces que toutes les mesures policières ne sauraient empêcher. » Naïve, incapable de soupçonner les machinations policières, mais inébranlable dans sa croisade révolutionnaire, Louise Michel refuse la guerre qui commence et ne cessera plus entre les différents courants, entre les anciens communards, entre les écoles socialistes, communistes, anarchistes. Syncrétique, elle pense que tous les groupes, en dépit de leur diversité, travaillent au renversement de la vieille société, à l'avènement d'un monde humain. Elle n'oublie pas non plus son combat féministe, fonde la Ligue des femmes : « Nous voulons apprendre aux femmes quels sont leurs droits et leurs devoirs ; nous voulons que l'homme regarde sa compagne, non comme une esclave, mais comme une égale. » Dans une course effrénée, elle va de réunion publique en réunion publique, acclamée, chahutée, applaudie, huée. Elle n'hésite pas à tenir un meeting sur la révolution sociale à Versailles même, où elle est conspuée à la sortie. Rochefort la soutient dans L'Intransigeant. Elle reprend son bâton de pèlerin, se démène jusqu'en Belgique, en Hollande, où les bourgeois eux-mêmes veulent voir cette maîtresse d'école transformée en tigresse. La France souffre, au cours des années 1880, des à-coups de la dépression économique, dont le chômage est le premier effet, massif, douloureux. Le krach de l'Union générale en 1882 est comme un signal de départ, toutes les activités économiques sont bientôt atteintes. Pour le 8 mars 1883, une grande manifestation est lancée à Paris par la Chambre syndicale des menuisiers. Des milliers de manifestants qui ont convergé vers l'esplanade des Invalides sont refoulés par la police. Louise Michel, montée sur un banc, harangue ses troupes : « Nous allons avec vous traverser tout Paris, en demandant du travail et du pain. Vive la Révolution sociale ! » Mais la manifestation dégénère quelque peu, des boulangeries sont prises d'assaut et pillées, dans le quartier Saint-Sulpice une boutique d'objets de piété est mise à sac. Le nouveau préfet de police, Camescasse, tient un bon prétexte pour arrêter Louise Michel. Un mandat d'amener est lancé contre elle, « inculpée de pillage de denrées en réunion et à force ouverte et de bris de clôture ». Le procès en assises, au mois de juin suivant, la condamne à 6 ans de réclusion, tandis qu'Emile Pouget, autre meneur anarchiste et futur fondateur du Père Peinard, écope de 8 ans. Louise Michel ne purgera pas toute sa peine ; elle est graciée le 8 janvier 1886 (comme PougeT) par le président de la République, Jules Grévy. Mais, à cinquante-six ans, sa carrière est loin d'être achevée. Elle continue à écrire des romans populaires, comme elle n'a cessé de le faire depuis son retour de Nouvelle-Calédonie - histoires édifiantes, qui condamnent la société bourgeoise, exaltent la lutte révolutionnaire, dans un univers de feu et de sang (Le Gras Yvon, Le Claque-Dent, Les Crimes de l'Époque, Microbes humains, etc.), avant de publier ses Mémoires, à sa sortie de prison. Cette littérature, ô combien « engagée », n'occupe pas tous ses jours et toutes ses nuits. Elle demeurera, jusqu'au bout, le porte-parole ambulant de la Révolution, toutes tendances confondues, courant de ville en ville, de salle en salle, où son nom est acclamé. C'est au cours d'une de ses tournées de conférences qu'elle trouve la mort, à Marseille, le 10 janvier 1905. Sa dépouille ramenée à Paris, Louise Michel sera l'objet de grandioses funérailles, de la gare de Lyon au cimetière de Levallois. Piètre écrivain, idéaliste de la plus belle eau, dépourvue de sens politique, vivant entre deux tournées avec ses chats, animée d'une fièvre sans fin, le cour ouvert à tous les traîne-malheur, l'esprit enflammé de l'idéal anarchiste et féministe, elle renouvelle, sur la base d'un athéisme militant, la geste de Flora Tristan, achevant sa vie comme elle dans une ville de province où elle est allée porter le flambeau de l'utopie révolutionnaire. |
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