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L'ouvre de Bernanos






Reportons-nous maintenant à l'ouvre de Bernanos. Voyons sur ce thème de l'indétermination ce qu'elle nous révèle. Or, dès le premier moment nous nous y découvrons, comme dans l'ouvre de Bosco, en pleine obscurité. Si à grand-peine nous essayons de lui donner une forme, ce serait pour nous la figurer sous l'aspect d'un vaste lieu occulte, à peine perceptible et à peine représentable, enfoui dans une opacité telle qu'il serait impossible de lui attribuer la moindre forme, et qui aurait en soi quelque chose de louche et de maléfique. Mais cette tentative de désignation serait encore trop précise, et il faudrait plutôt concevoir ici la présence initiale d'un monde littéralement sans forme aucune, dépourvu de toute structure déterminée, où ce qui existerait se trouverait complètement dissous dans le vide et ne pouvant être décrit que négativement. Quelle serait son origine ? En aurait-il une ? Serait-il simplement un monde voilé, mais par un voile si épais qu'il serait impossible de nouer avec lui des relations de quelque sorte et qu'entre lui et nous la coupure serait totale ? Ou faut-il imaginer une sorte d'antimonde ou de monde radicalement négatif qui s'opposerait de façon absolue au nôtre, comme le vide s'oppose à la présence, ou comme la vacuité à la plénitude ? En tout cas, deux façons d'être et de ne pas être semblent ici se confronter, sans que de l'une à l'autre il puisse y avoir de contact, à moins que l'esprit, rompant avec toutes ses habitudes, invente entre elles une voie d'accès purement fictive qui unirait précairement deux univers inconciliables. Rêvant malgré eux d'un passé imaginaire, infiniment antérieur à la période où ils vivent et où se dissimulent les mystères des premiers temps, les hommes cèdent volontiers à la tentation de rebrousser chemin et de s'enfoncer en aveugles dans cette profondeur adverse dont ils se plaisent à faire un passé nostalgique. Ainsi ce qu'on voit le plus souvent apparaître avec persistance dans les rêveries des personnages bernanosiens, c'est tout simplement dans sa nudité extrême et son absence de toute date précise, une noire profondeur vers laquelle ils se trouveraient ramenés en arrière, comme vers un univers antérieur qui se serait vidé pour ainsi dire totalement de son contenu, mais dont se serait confusément conservé ou transmis en eux le souvenir. Rien de plus différent des univers conçus par les grands romanciers du xrxe siècle, un Balzac, par exemple, un Stendhal, un Flaubert. Ces derniers, la plupart du temps, et quelles que soient les lacunes, volontaires ou non, qu'ils laissent se ménager dans la continuité de leurs ouvres, ne cessent jamais de trouver dans leur imagination un bagage suffisant de formes positives pour reconstituer une actualité faite d'éléments stables. Mais ici, au contraire, dès le premier moment, l'être qui apparaît s'avère incapable de se délier des liens immémoriaux presque exclusifs qu'il a avec la nuit. Au lieu de s'affirmer, il se découvre collé, fondu en elle, et cette absorption le laisse, comme elle, indéfinitivement privé de toute forme. Dans une obscurité d'encre qui, de toutes parts, s'étend avec la densité d'une présence charnelle, mais aussi avec l'absence de toute particularité concrète, quelle qu'elle soit, c'est inutilement que le regard dirigé sur le dedans comme sur le dehors chercherait le moindre détail qui puisse /'informer. Néanmoins, encore une fois, au-dedans comme au-dehors, il y a le sentiment d'une présence. L'épaisseur de l'ombre, reflétée vaguement par celui qui la regarde, est comparable à une texture. Derrière une sorte de treillis ou de voile, quelque chose, sinon de visible, au moins de terriblement tangible, se révèle par la pression exercée partout. C'est comme si l'être, dans sa réalité confuse, dès le premier moment, se découvrait, non sous l'aspect de quelque forme déterminée, mais dans la complète absence de toute structure, chose simplement amorphe, remplissant tout l'espace, mais sans lui donner de forme aucune.



Un mouvement, néanmoins, animerait cette masse.

Ce serait un mouvement le plus lent possible, mais aveugle, tâtonnant, qui cède à la pente plutôt qu'il ne progresse. A la façon des feux très lents, presque étales, il avance, mais gauchement, imperceptiblement, sans direction nettement tracée. Mouvement qui se ralentit, et puis qui recommence, et qui va ainsi par saccades comme s'il était propulsé gauchement par on ne sait quelle force répétitive : poussée qui reprend chaque fois juste assez d'élan pour ne pas s'immobiliser. On en a l'exemple dans le comportement de tel personnage symbolique en qui Bernanos incarne ce que l'être humain peut avoir de plus démoniaque ou, indifféremment, de plus ténébreux. Sa parole est semblable à un ricanement presque silencieux, sortant à chaque instant de l'ombre : « Cela ne s'élevait pas, écrit l'écrivain, cela coulait ainsi qu'un mince filet limoneux, insaisissable, sans commencement ni fin. »



Ce ricanement ou ce râle qui ne finit pas de surgir à chaque instant de l'ombre, tel est sans doute pour l'auteur qui tâche d'en donner un écho se confondant avec le silence le dernier état de la conscience humaine, quand, ayant rompu tout lien avec des réalités déterminées, elle n'est plus qu'une vague expression vide de sens, mais qui n'en persiste pas moins à affirmer son existence. Comme d'autres écrivains appartenant à des époques non très éloignées de la sienne, un Baudelaire, un Flaubert, un Mallarmé, Bernanos est très sensible à cette mystérieuse persistance de vie qui se manifeste dans la quasi-absence de toute autre activité et qui apparaît comme un battement de cceur ou un ressassement de pensée se situant en bordure de la mort. On la retrouve encore dans l'ouvre du grand romancier anglais D. H. Lawrence.

Bernanos en donne la description sous la forme suivante : « C'est une succession monotone d'événements futiles, pareille au déroulement de la mer sur une pente unie. » - Et ailleurs encore : « La pente étant donnée, la vie coule, comme entraînée par son poids. »

L'être décrit dans ces textes apparaît donc le plus souvent comme cédant à une propension confuse, comme subissant un poids. Il ne lutte pas. Son mouvement est semblable à un glissement passif, à un affaissement.

Inévitablement le thème du temps se mêle donc à celui du lieu dans cette désagrégation progressive. Il se manifeste par un retrait ou un freinage, voire par un pourrissement graduel de la matière. Cela se marque aussi bien au moral qu'au physique : « L'ennui, dit Bernanos, suivant ici Baudelaire, est un désespoir avorté, une forme torpide du désespoir qui est comme la fermentation d'un christianisme décomposé. » - Ailleurs il dira : « Si notre espèce doit périr, elle périra de dégoût, d'ennui. La personne humaine aura été rongée comme une poutre. »



L'ennui, puissance immobilisatrice et passive, par excellence, agit lentement comme un acide. Il ronge l'âme, lui ôtant tout pouvoir de résistance. Dans l'univers nocturne de Bernanos, rien a priori ne semble dur ni stable. Tout y baigne dans une eau morte. Sous sa pression l'être devient mou : « L'ennui de l'homme, dit un personnage bernanosien, vient à bout de tout, il amollira la terre. »

Glissement presque insensible de « la vie à la mort » -« déroulement du flot dans la nuit noire » -, « cheminement monotone à travers le temps » - telles sont quelques-unes des images dont se sert le romancier pour décrire la lente dissolution qui lui semble le seul événement marquant dans cette période initiale de l'être, celle qui se poursuit dans la nuit. En voici la plus saisissante description. Elle se trouve dans une conférence de 1927, intitulée Une vision catholique du réel. Bernanos y met tous ses soins à faire apparaître le caractère, pour lui, essentiellement morbide et flasque des âmes enfoncées dans le mal :



Il se passe beaucoup de choses dans ces consciences, et des moins avouables, mais c'est un écoulement monotone, un glissement indéfini et silencieux d'une eau limoneuse. Rien qui résiste, fasse barrage, aucun remous, aucune écume. Le Mal passe à travers ces âmes, comme à travers un crible.



Et Bernanos d'ajouter :

D'où vient qu'ils dégagent cet énorme ennui?

Pourrissement, amollissement, écoulement, liquéfaction comparable à celle qu'offrent les lacs de boue, voilà les étapes successivement parcourues par l'être en proie à la désagrégation. A la limite, la liquéfaction est presque totale. L'être perd toute fermeté, toute ossature. // n'est plus qu'une forme retournée à l'informe : une pâte gluante, comparable à la méduse échouée sur une plage :



Le monde du Mal échappe tellement en somme à la prise de notre esprit ! D'ailleurs je ne réussis pas toujours à l'imaginer comme un monde, un univers. Il est, il ne sera toujours qu'une ébauche, l'ébauche d'une création hideuse, avortée à l'extrême limite de l'être. Je pense à ces poches flasques et translucides de la mer.



La mollesse poussée à son point extrême n'est donc pas seulement pour Bernanos l'exemple le plus adéquat d'une viciation perçue à l'extérieur de l'être; c'est un état interne qu'on a peur de rencontrer au fond de soi-même et devant lequel on recule avec horreur. Certaines espèces d'indéterminations peuvent donc apparaître à ceux qui y sont sujets comme spécialement répulsives : « J'ai peur d'être flou », écrivait déjà en 1906 Bernanos à un prêtre qui était son maître et son professeur. Cette peur du flou ou du flasque semble bien être chez lui la peur essentielle. Elle correspond à l'horreur du visqueux chez Sartre. D'un côté comme de l'autre, ce qui se trahit ici, c'est la même angoisse, le même dégoût de la conscience se découvrant sur le point d'être envahie et submergée par le monde des choses vis-à-vis duquel elle éprouverait une particulière répulsion à l'idée de s'y perdre. Mais alors que, chez Sartre, cette angoisse prend l'aspect de l'engluement, c'est-à-dire de la solidification progressive, de l'épaississement de la pensée et de l'enlisement final de celle-ci dans la matière, au contraire, chez Bernanos, elle trahit l'aspect, pour lui plus hideux encore, d'une métamorphose de soi en l'on ne sait quelle entité amorphe devenue fuyante et coulante, mais d'autant plus perverse.

C'est ce qu'on voit dans l'exemple de M. Ouine. Qu'est-il, quel est-il, on ne sait. Au moment où on l'aperçoit, il a depuis longtemps perdu toute caractéristique positive, Il n'est plus personne, mais il est prêt, indifféremment, à prendre la forme de n'importe quelle personne. Il est arrivé, à force de mollesse et de nullité à l'état indivis : « Comme ces gelées vivantes au fond des mers, dit-il de lui-même, je flotte et j'absorbe »; phrase que répète, avec une horrible satisfaction servile, Steeny, son disciple.

L'aboutissement, la nullité terminale de l'être, est donc sa transformation en une gelée ou une pâte, sa liquéfaction progressive. Or, si de ce phénomène l'on ne retenait que cette dernière image, on pourrait en le prenant dans un certain sens le concevoir comme un mouvement d'épuration, la voie choisie par laquelle l'âme atteignant à une passivité supérieure se rendrait docile aux sollicitations de la grâce, comme l'eau courante se prête aux sollicitations d'un terrain. Le mot liquéfaction n'appartient-il pas justement au vocathilaire de la piété quiétiste ? Inutile de dire que, chez Bernanos, il signifie quelque chose de très différent, et même l'inverse de ce qu'on appelle grâce. Rien de moins piétiste, du moins au premier abord, que la religion bernanosienne. Pour l'auteur de Sous le soleil de Satan, toute vie dévotionnelle est au premier chef une activité, une attitude militante de la part de l'âme. Inversement, pour lui, l'existence des tièdes, des réprouvés, est un écoulement, une passivité. Loin d'aboutir, comme chez Mme Guyon, à la métamorphose de l'âme en une eau sainte, la passivité liquéfiante dont parle Bernanos annihile l'être, l'abandonne en fin de compte dans une plaine sombrement marécageuse. Là, comme les eaux de la maison Usher, croupissent « les eaux dormantes et pourries de l'âme ».



Au bout de la pente, au terme de l'écoulement, il y a donc l'arrêt définitif de toute activité physique et morale. L'être se fige ou presque. Il devient une eau morte, impure, nauséabonde. Ce n'est donc pas inexactement que Bernanos emploie, pour représenter l'immobilisation finale des êtres pris dans le mal, l'image de la pâte, ou, plus souvent encore, celle de la boue. C'est que gelées, pâtes, boues sont des fluides épais. Ils s'affaissent plutôt qu'ils ne coulent. Arrivés au terme de leur pente, ils s'étalent, constituant une sorte de lac.



Ce lac est le lac de boue. L'expression est de Bernanos lui-même, qui en use à maintes reprises dans des textes particulièrement lourds de sens :



Le monde du péché fait face au monde de la grâce ainsi que l'image reflétée d'un paysage, au bord d'une eau noire et profonde. Il y a une communion des pécheurs. Dans la haine que les pécheurs se portent les uns aux autres, dans le mépris, ils s'unissent, ils s'embrassent, ils s'agrègent, ils se confondent, ils ne seront plus un jour, aux yeux de l'Eternel, que ce lac de boue toujours gluant sur quoi passe et repasse vainement l'immense marée de l'amour divin...

Il ne faut qu'une petite pierre, mais tombée de haut, pour révéler le lac de boue qui monte en silence au fond de nous-mêmes.



Le lac de boue, c'est donc le monde du péché. Ses eaux pourrissantes s'étendent partout, montent partout, recouvrent tout. Une ténébreuse uniformité, à perte de vue, s'y manifeste. Rien ne vient en diversifier la monotonie. On dirait que l'espace comme le temps sont réduits à n'être plus qu'une même continuité négative, où l'être, quoi qu'il fasse, où qu'il aille, se retrouve toujours au même endroit, dans un identique moment. Chose frappante, cet univers de l'uniformité et de la boue est celui dont, au sortir de l'adolescence, Bernanos a fait précocement et pour des années l'expérience physique la plus concrète, en faisant la guerre des tranchées. Car le monde de la boue, c'est d'abord, chronologiquement pariant, celui où l'on patauge dans la glaise du front : « Toujours le même papier, écrit Bernanos en 1917 à sa fiancée, toujours la même boue, toujours dans le brouillard ou la pluie, la même ligne infranchissable de fils de fer et de baïonnettes, les mêmes canons, la même vie et la même mort ! C'est presque en vain que l'âme s'efforce de prendre conscience d'elle-même, au milieu de cette immobilité du néant... »

Il est singulier de voir ainsi le futur romancier trouver dans les paysages de la première grande guerre l'image essentielle, celle qu'il projettera par la suite dans tous ses romans. Image d'un monde moins sanglant encore que fangeux ou flasque, celui où l'être s'embourbe, se paralyse, se fige dans ce qu'il dénomme lui-même « l'immobilité du néant ». Au fond de Bernanos, en effet, comme une nappe d'eau lourde qui menace de tout recouvrir et de tout niveler, de tout ramener au même état indivis de la pensée stupéfiée et somnolente, il y a, en dépit d'une prodigieuse volonté de « tenir bon », coûte que coûte, une tendance contraire, mal refrénée, peut-être antécédente, et qui est le vou profond.de tout planter là et de renoncer pour jamais à l'action : « Un rien m'agite et me fait rêver, mais ce monument-là dure trois jours, quatre jours, un mois, et l'eau s'apaise et redevient dormante, ainsi qu'avant. » Cette paresse fait le fond de l'âme, et elle est pourtant ce dont il faut que l'âme s'arrache. Elle est le point secret vers où convergent les faiblesses et les fatigues de l'être, le carrefour où, dans l'inertie, l'esprit retrouve une espèce de solidarité avec ses frères de misère. En d'autres termes encore, le lac de boue est à la fois le lieu et le temps du mal : étendue où tout se déverse, d'où rien ne s'évade, et où les actions les plus noires comme les renoncements les plus lâches viennent s'accumuler ainsi qu'en un fétide réservoir. Dans le monde bernanosien, en effet, les crimes ou les hontes ne s'effacent pas. On dirait que, par le phénomène d'invisible et continu glissement dont on a vu déjà des manifestations répétées, ils se prolongent, au-delà de leur perpétration, sous la forme d'une sourde activité semblable à celle qui se trouve décrite dans le roman La ioie : « Le passé n'y vit plus, mais il semble achever d'y pourrir. »



Le lac de boue, c'est l'étalement final du passé dans le présent et l'avenir. Une série de cercles concentriques achève de s'y mouvoir dans une eau épaisse. C'est déjà un peu l'enfer sur terre : « Pour donner idée d'une âme ainsi désertée, écrit Bernanos d'un de ses personnages, il faut penser à l'enfer où le désespoir même est étale, où l'océan sans rivage n'a ni flux ni reflux. » - Cet enfer n'est ni passé, ni futur, il est actuel : « L'enfer de ce monde est l'enfer lui-même. C'en est le porche et le sérail. »

Bref, le roman bernanosien, comme tant d'autres romans, finit par instituer un temps et un lieu. Mais le temps est le plus souvent ici la perpétuité du mal, comme le lieu est l'étendue où s'étale le mal. Etendue nivelée, temps sempiternel. Or, ce qu'il y a de frappant ici, ce n'est pas que la vision d'un tel temps, d'un tel lieu soit indiciblement tragique. Certes, il serait difficile d'imaginer spectacle plus désolé. Mais ce qui frappe, ce qui est unique, ou presque, dans le domaine européen, c'est que le spectacle offert ici soit d'un tragique aussi dénué d'éléments dialectiques. On dirait que, dès l'abord et pour toujours, le milieu temporel et local à l'intérieur duquel l'homme poursuit ici, comme partout ailleurs, son existence troublée s'est figé dans son cas comme une coulée de lave arrêtée dans sa course, et que, à l'instar du cadavre consumé de Pompéi, il ne reste plus de celui qui s'est trouvé fondu dans l'incandescence immobile qu'une place laissée en creux, une forme à la fois paralysée et volatilisée. Ici aucune possibilité de changement, aucune lueur d'espérance, aucun moyen de rompre le cadre et de faire dévier le destin. Car celui-ci, quel que soit le changement apparent, reste toujours le même. L'impossibilité de sortir d'une situation présentée cependant comme initiale, telle est l'étrange position assignée à l'homme dans une ouvre qui s'enlise dès qu'elle commence, et qui, presque par définition, se voit interdire de pouvoir jamais avancer.



Aucun équivalent n'existe à des ouvres de cette sorte, sauf peut-être par moments, certains textes de Mallarmé. L'esprit s'y fixe, à distance, sur un idéal dont il est cruellement séparé. Mais ici nul idéal, même lointain, ne se distingue, aucune lumière n'en descend pour secou-rablement franchir les distances : et le seul objet de contemplation qui se présente au regard est l'image d'un monde continûment négatif sur tout le champ de sa double étendue. Oui, l'univers de Bernanos est bien un univers de la nuit : d'une nuit si opaque, si décisivement hostile au jour, qu'il semble qu'elle l'ait chassé au loin et que d'elle à lui il n'y ait maintenant plus de chemin. C'est donc non pas par une évolution continue que s'accomplit chez Bernanos l'espèce de renversement radical qui fait passer sans transition sa pensée de la négativité à la positivité, du noir total à la lumière. On dirait qu'au moment même où l'auteur se sent perdu, peut-être pour toujours, dans le vide, dans l'absence, dans une nuit qui ne peut avoir de fin, il trouve en lui, comme par un don particulier de lan grâce, la force de rompre net, presque brutalement, le cycle infernal, et de se donner des déterminations inverses aussi dures que précises.



BERNANOS : AUTRES TEXTES



« Il y a dans ma tête un vide effrayant, toute ma vie se reforme là, murmura-t-elle en se frappant le front, ligne par ligne. A chaque seconde un nouveau souvenir, le plus secret, le plus ancien, le mieux dissous dans le passé, remonte comme une bulle d'air, et vient crever à la surface, »



A un mot, à un nom soudain prononcé, ainsi qu'à la surface une bulle de boue, quelque chose remontait du passé au présent - acte, désir, ou parfois, plus profonde et plus intime, une seule pensée, mais si intime, si profonde, si sauvagement arrachée que Mouchette la recevait avec un gémissement de honte.



Derrière moi, ce n'était plus la vie quotidienne, familière, à laquelle on vient d'échapper d'un élan, tout en gardant au fond de soi-même la certitude d'y rentrer dès qu'on le voudra. Derrière moi il n'y avait rien. Et devant moi un mur, un mur noir.



Ce passage, ce glissement presque insensible de la vie et de la mort, l'évanouissement, la dispersion progressive d'un être humain, les vagues blancheurs de l'agonie, ses terribles réflexes de défense, ses retours, puis le noir écoulement vers le néant parmi la foule hagarde des fantômes qui grouille et suinte intarissablement de la mémoire décomposée, (...) toute cette prodigieuse gageure tenue au long de trois cents pages, que dire de plus ?



Je suis dans un de ces états de fatigue extrême, de « fatigue morte » dont Péguy ne cessait de se plaindre (...) Je connais moi aussi cette fatigue, cette fatigue morte, cet harassement, cet écourement, ce recueillement du dégoût au fond de l'âme, cette impureté, cette souillure (dont la seule pitié de Dieu doit m'absoudrE). C'est la honte et le remords de cette fatigue qui pèsent sur moi plus que la fatigue en elle-même. La fatigue au-dehors comme au-dedans, l'immersion de la fatigue, le péché, le stigmate, la malédiction de la fatigue (la fatigue, cette agonie, cette participation à la honte universelle d'un univers manqué)... (Journal de ce temps, 1946-1947.)



Les sentiments les plus simples naissent et croissent dans une nuit jamais pénétrée, s'y confondent ou s'y repoussent selon de secrètes affinités, pareils à des nuages électriques, et nous ne saisissons à la surface des ténèbres que les brèves lueurs de l'orage inaccessible. (Sous le soleil de Satan.)

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