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L'évolution des genres, le conflit des esthétiques






Après les principaux infléchissements de la littérature française depuis 1980 et ses enjeux spécifiques, il importe de considérer plus largement l'ensemble du paysage littéraire de ces dernières années. Ou, pour le dire autrement, après avoir montré l'intensité de ces enjeux, il s'agit d'en mesurer l'extension. Il serait abusif, en effet, de prétendre que les années 1980 ont radicalement déplacé la littérature : une telle évolution se rythme d'élans et de résistances. Ces nouvelles pratiques s'affrontent à des réticences de la part d'écrivains engagés dans les recherches avant-gardistes et soucieux de les continuer, ou, à l'inverse, fidèles à des façons plus « académiques » d'envisager le roman, la poésie. Ne pas en tenir compte fausserait notre présentation de la littérature actuelle. D'autant que ces écrivains ne se contentent pas forcément de poursuivre les voies ouvertes dans les années 1970 ou avant: ils les font évoluer parfois de substantielle façon. Et il leur arrive aussi de croiser à leur tour les enjeux précédemment décrits, risquant d'improbables ou d'étonnantes synthèses.

Les genres littéraires et les esthétiques sont le lieu de ces contrastes et de ces oppositions. Depuis le Romantisme, toutes les esthétiques ou presque - Modernité, Avant-gardes, Postmodernité -ont voulu en finir avec la division des genres, promouvoir l'hybri-dité : drame, poème en prose, récit poétique, théâtre épique, poème narratif... Mais la tripartition narration / poésie / théâtre continue de dominer la littérature. La volonté même de dissoudre les genres ne fait, paradoxalement, que les renforcer, car il faut instituer leur différence pour mieux la défaire. Dans le champ socioculturel, les genres déterminent en outre des univers relativement séparés. Le roman et les formes du récit colonisent journaux et librairies. Les poètes ont leurs revues et leurs débats, se rencontrent annuellement au marché de la Poésie, place Saint-Sul-pice, à Paris. Les gens de théâtre gravitent dans un monde propre, avec revues spécialisées, librairies dans les théâtres, que la nécessité de la mise en scène, la fréquentation des acteurs et le statut des comédiens renforcent. Même si les textes circulent d'un espace littéraire à l'autre, les « genres » distinguent aussi les « gens » qui les pratiquent. Aussi abordons-nous les genres comme tels, mais sans souscrire à d'interminables subdivisions catégorielles. Car ils se distinguent surtout par la dynamique qui préside à leur élaboration: désir de poésie, pulsion narrative, élan dramaturgique... et bien des écrivains oscillent du récit au roman, du traité à la nouvelle... multipliant les formes sans varier la matière. Dans cet esprit, nous avons privilégié les confrontations esthétiques, les choix d'écriture, et les questionnements particuliers dont témoignent ces pratiques.



Être de son temps



Il y a plusieurs façons, pour la littérature, d'être de son temps : l'une se saisit des questions qui travaillent le présent ; une autre en adopte les modes et les mours. La littérature n'est pas indifférente à cette seconde manière, même si, comme on se l'imagine volontiers, la première la concerne plus vivement. Retrempée dans le monde depuis le début des années 1980, elle s'est trouvé mêlée ipso facto à des phénomènes de société, qu'elle a parfois contribué à faire apparaître, voire soutenus : émergence du mouvement «gay», revendication féministe, affirmation d'une parole «beur»... Activité sociale autant que culturelle, la littérature traduit les préoccupations dominantes. Or ces dernières décennies ont été traversées successivement - et concurremment - par deux grandes perturbations de notre modèle de société: la première, liée à la défection des «grands récits» induit une forme de repli individualiste (cf. Gilles Lipovetsky, L'Ère du vidé) et suscite, dans un temps veuf de ses ambitions collectives, un renouveau de spiritualité, la recherche de plaisirs individuels, ou sombre dans le cynisme. La seconde, plus récente, affecte un monde où la mixité sociale se fait plus difficile : la littérature devient alors le lieu des expressions communautaires.

Ces deux phénomènes, qui « sociologisent » la littérature, ne se heurtent pas seulement au modèle « universaliste » d'intégration que la société française a déployé au long de son histoire, ils mettent en question la conception d'une littérature écrite pat un artiste que son «génie» propre affranchi des contingences et qui produit une ouvre destinée à tous, sans distinction. Or, qu'il le revendique ou non dans son ouvre même, l'écrivain est désormais rattaché par certains critiques à son milieu, son histoire, sa sexualité. Aux Etats-Unis se développent ainsi des travaux, appelés cultural studies, qui classent les ouvres en «écritures féminines», « gays », « beurs », « postcoloniales », etc. Sur le vieux continent, quelques écrivains donnent prise à ce modèle, parfois s'y reconnaissent. Bien des voix s'en sont émues, les unes craignant que la littérature ne se perde à de telles partitions, d'autres que la figure du «grand écrivain» qui régnait sur les lettres françaises, de Ronsard à Eluard et de Voltaire à Gide, ne s'éteigne définitivement.



L'écrivain aujourd'hui



L'écrivain n'est plus désotmais qu'un homme dans la foule. Peu d'entre eux vivent de leur plume : la plupart exercent des métiers proches de la culture ou de l'enseignement, mais pas toujours (voir Bernard Lahire, La Condition littéraire, 2006). S'il n'est plus l'homme des grand'messes, l'écrivain devient celui des proximités : il multiplie les lectures en librairies ou médiathèques. De plus en plus nombreux, les « marchés », « salons », « foires » ou « fêtes » du livre le mettent en présence de son public immédiat, sans journaliste ni critique. Plusieurs participent à des « résidences» en région, animent des stages d'écriture parfois avec des publics inattendus, peu « pré-disposés » à l'écriture. S'il est aujourd'hui un « statut » de l'écrivain, c'est ce statut officieux, fait de proximité, d'échange et de dialogues, et non plus celui que confèrent une parole autorisée et prestigieuse, un statut lié à l'image déclinante de la littérature dans le corps social, ce dont bien des critiques s'émeuvent.

La querelle s'est ouverte au milieu des années 1990, à propos de l'art contemporain d'abord, accusé de sombrer dans la complaisance et la facilité. Elle a vite atteint la littérature. L'écrivain Jean Martin (qui publie ses livres sous le pseudonyme de Jean-Philipp DomecQ) fait paraître une longue lettre pamphlétaire dans la revue Esprit où se trouve stigmatisée une certaine critique trop favorable aux médiocres écrivains que seraient, parmi d'autres, Philippe Sollers, Michel Rio ou Jean Echenoz. Deux ans plus tard, Jean-Marie Domenach, ancien directeur de la même revue, publie Le Crépuscule de la culture française? (1995) et s'émeut que les «lecteurs baillent»: aucun Malraux à l'horizon, pas de nouveau Camus en librairie, nul écrivain ne se hisse plus au rang de Kafka ni de Dôblin, plus de Proust ni de Flaubert; pas même un Mau-passant ! Mais bien peu des écrivains dont nous avons évoqué jusqu'ici les ouvres figurent parmi ceux que lit M. Domenach : sans doute auront-ils échappé à sa sagacité ? Nostalgique de sa jeunesse, ce critique regrette que l'imaginaire n'ait plus les mêmes élans ni les personnages la séduction d'autrefois. Cette position est emblématique d'un procès insistant : il n'y a plus de « grand écrivain », la littérature française est menacée de disparition.



La fin du grand écrivain

Ce débat polémique associe en effet les deux notions, comme Georges Steiner {Réellesprésences, 1990), ou Henri Raczymow qui date de la mort de Sartre, en 1980, la fin de ce mythe majeur de la scène socioculturelle, et, finalement, de la littérature elle-même : « Pour nous, aujourd'hui, en France, la littérature est une histoire close» {La Mort du grand écrivain, 1994), écrit l'auteur qui considère que « la démocratie réalisée n'a plus besoin de littérature », comme si seules les dictatures pouvaient susciter des ouvres d'importance. La fin du livre se consacre au rituel disparu de « la visite au grand écrivain » dont Pierre Nora a fait l'un des « lieux de mémoire» de notre civilisation (Sachs allant voir Gide en 1928), qui paraît impensable aujourd'hui. Du moins en France, quand ailleurs s'affirment les statures de Vaclav Havel, Norman Mailer, Ismaïl Kadaré ou Octavio Paz. C'est Dominique Noguez {Le Grantécrivain & autres textes, 2000) qui le rappelle en dessinant la généalogie et les principaux traits de cette figure. Bien peu oseraient aujourd'hui, chez nous, revendiquer une telle position. La plupart ne proposent d'eux-mêmes qu'une image dégradée: François Nourissier dans Roman volé {1999) s'amuse de ses propres archaïsmes à propos d'un manuscrit écrit à la main, exemplaire unique, qui lui est volé. François Weyergans caricature en clown celui qui autrefois aurait édifié les foules (Je suis écrivain, 1986). La jeune génération ne traite pas mieux cette figure imbue d'elle-même: dans Portrait de l'écrivain en animal domestique (2007), Lydie Salvayre prostitue la plume d'une romancière au roi du hamburger soucieux de faire écrire son hagiographie; ardent défenseur du roman {Comme un roman, 1992), Daniel Pennac fait, dans La Petite Marchande de prose {1989), la satire de l'édition contemporaine fabriquant des best-sellers comme des lessives. L'intrigue criminelle tourne autour de la propriété littéraire, des «nègres», du lancement du livre comme produit. L'écrivain lui-même devient produit commercial : Christine Angot s'avoue plus soucieuse de ses tirages et de ses ventes que de la qualité de ses romans (Quitter la ville, 2000). Son souci n'est pas l'intérêt de son ouvre mais son cours sur le marché.



L'écrivain habité

La contestation du «grand-écrivain» vient en fait de plus loin. Non pas de la génération actuelle, mais de la précédente. Lorsqu'à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Beckett répond « Bon qu'à ça», il ne contribue certes pas à conforter l'image hugolienne du penseur universel. Pas plus que Claude Simon, dernier prix Nobel français, pour qui « savoir écrire ne qualifie pas pour parler de tout et de rien ». Rares sont désormais les écrivains qui interviennent dans le champ des débats de société, tiennent éditorial dans les journaux comme autrefois Aragon ou Mauriac, dirigent ou inspirent des revues comme Gide, la NRF, ou Sartre, Les Temps modernes. Néanmoins, en se retranchant dans le seul exercice de la littérature, les écrivains des années 1960 ont installé un autre mythe: celui de l'artiste entièrement voué à son ouvre. Raczymow .,-confond du reste les deux positions : lorsqu'il écrit que la littérature « s'est volatilisée sous la forme plurielle des livres, pulvérisant cette mythologie du Livre majuscule et unique qui, de Mallarmé à Blanchot, épuisait sa définition », il renvoie plutôt à cette seconde attitude pour qui « La littérature est une religion (ou le substitut d'une religion, la vraiE) ou elle n'est pas». Or une telle dévotion à l'écriture perdure encore au seuil de notre période, notamment chez Marguerite Duras, qui, au fil des années, a construit de toutes pièces son personnage à la mesure de son ouvre. Lorsqu'elle intervient dans le débat public, c'est à partir de positions esthétiques qui font d'une Christine Villemin, accusée d'avoir tué son enfant, une figure «sublime, forcément sublime». Comme le souligne Raczymow : « La parole publique de Duras ne tient pas du manifeste, mais du journal intime, c'est la poésie de la beauté gratuite et irresponsable. » Elle est écrivain, pas intellectuelle. Recluse dans sa maison de Neauphle-le-Château, ou dans des hôtels de villégiature en Normandie, Duras est corps et âme habitée par l'écriture, comme Ecrire en témoigne avec insistance (1993).



Ecrire.

Je ne peux pas.

Personne ne peut.

Il faut le dire : on ne peut pas.

Et on écrit.

C'est l'inconnu qu'on porte en soi: écrire, c'est ça qui est atteint. C'est ça ou rien. On peut parler d'une maladie de l'écrit.

Ce n'est pas simple ce que j'essaie de dire là, mais je crois qu'on peut s'y retrouver, camarades de tous les pays.

Il y a une folie d'écrire qui est en soi-même, une folie d'écrire furieuse mais ce n'est pas pour cela qu'on est dans la folie. Au contraire. L'écriture c'est l'inconnue. Avant d'écrire on ne sait rien de ce qu'on va écrire. Et en toute lucidité.

C'est l'inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n'est même pas une réflexion, écrire, c'est une sorte de faculté qu'on a à côté de sa personne, parallèlement à elle-même, d'une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée, de colère, et qui quelquefois, de son propre fait, est en danger d'en perdre la vie.

Si on savait quelque chose de ce qu'on va écrire, avant de le faire, avant d'écrire, on n'écrirait jamais, Ce ne serair pas la peine.

Ecrire c'est tenter de savoir ce qu'on écrirait si on écrivait - on ne le sait qu'après - avant, c'est la question la plus dangereuse que l'on puisse se poser. Mais c'est la plus courante aussi.

L'écrit ça arrive comme le vent, c'est nu, C'est de l'encre, c'est l'écrit, et ça passe comme rien d'autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie.

Marguerite DURAS, Écrire, © éd. Gallimard, 1993, p. 63-65.



Un tel cas est certes extrême. Néanmoins, plus d'un écrivain avoue vivre avec l'écriture, même si c'est plus modestement. Un écrivain « meurt d'écrire, vit d'écrire, meurt d'envie d'écrire », confie Hélène Cixous à Frédéric-Yves Jeannet (Le livre que tu n'écriras paS). Si près est ainsi un corps à corps amoureux avec le livre, enjeu de sa propre écriture, qui chetche et éprouve constamment sa langue dans la bouche de l'écrivain. Rassemblant dans Ecrire, jour et nuit (2000) diverses notes, projets et fragments de livres non publiés, Bernard Pingaud présente le geste d'écrire comme une « activité mystérieuse et lancinante sut laquelle, encore aujourd'hui, [il] ne cesse de [s]'interroger». Il perçoit en lui la présence d'un « écriveur, qui a pris possession de [lui] depuis longtemps et dont l'activité rongeuse ne s'arrête jamais, qui écrit même quand il n'écrit pas». Ultime avatar d'un poète romantique qui aurait troqué «l'inspiration» contre le «travail», cette image de l'écrivain tout habité de son ouvre aura été le flambeau de la modernité. Marqué par la pensée blanchotienne du livre ina-chevable, Pingaud éprouve en outre le sentiment d'avoir «laissé quelque chose derriète soi, comme un tiroir entrouvert» et conforte l'idée d'un relatif échec installé au sein même de l'écriture.

Dès lors l'écriture se fait plus volontiers accompagnement d'une vie (selon le modèle de Charles JulieT), que «vocation» ou « appel ». Seuls sans doute Pascal Quignard et Michel Deguy peuvent aujourd'hui prétendre à une hauteut de voix singulière - et encore est-ce sans souscrire ni à l'idée de vocation ni à celle d'appel, plutôt à celle d'une tâche éthique à accomplir. Michel Deguy, philosophe aurant que poète, directeur de revue et grand voyageur, alerte avec constance sur les travers de notre monde sans se compromettre aux débats de bas étage, et maintient, avec vigilance mais sans conservatisme, les exigences de la langue. Pascal Quignard, peu impliqué dans le quotidien d'un monde «séculier» dont il se retranche, examine avec acuité les puisions sourdes qui sous-tendent la civilisation même. C'est elle qu'il envisage dans ses « traités » avec un surplomb et une puissance énonciative rares. Au point que Michel Deguy a qualifié avec justesse son écriture de * sidérante ».



Il est des façons de dire qui font trembler.

D'autres qui blessent.

Il est des façons de dire qui dans le souvenir blessent encore au-delà de la mort de ceux qui les proféraient.

Ces voix et ces intonations forment ce qu'on peut appeler la «famille».

Il esr des façons de dire qui entêtent le souffle d'une voix morte ou sourde. Mais voix ou échos qui ne procèdent pas directement de ces morts. Provenant d'un souffle qui n'est pas directement aïeul. Ou qui assiègent la gorge d'une voix secrète, d'une oralité plus dissimulée que la résonance vocale, plus basse que le murmure, qui donne envie de pleurer.

Ce sont les livres.

L'ensemble des livres - cet ensemble exclut tous les volumes dans lesquels "otalité ou la société n'ont pas été sacrifiées - forme ce qu'on peut appeler la littérature - qui est une famille afamiliale, non directement généalogique, une société asociale.

Pascal QuiCNARD, Les Ombres mantes, © éd. Grasset, 2002, p. 133-134.



Le sentiment d'illégitimité

À l'opposé d'une telle force de conviction, nombre d'écrivains contemporains évoquent dans leurs écrits mêmes l'échec ou l'empêchement : en atteste le premier numéro de la revue Quai Voltaire (février 1991) consacrée aux «grands échecs littéraires», qui envisage de grands écrivains du passé (Rimbaud, Flaubert, ArtauD) dans cette perspective, plus conforme à la représentation actuelle de la littérature. Contre la figure romantique du sectateur incompris de l'idéal, contre le poète symboliste à l'écoute des vérités cachées, contre le moderne même, génie de la forme et traqueur de soupçon, l'écrivain contemporain serait plus incertain, en proie au doute, voué aux pratiques obscures de l'enquête, et nostalgique d'une littérature qui ne peut plus être. Tard venu sur la scène des lettres, après l'éclosion d'eeuvres immenses, il affronte le poids d'un passé stérilisant, hérite de ce qu'on a appelé « l'épuisement » de la littérature, qui proclame la mort de l'auteur et confine, avec Bec-kett, à l'amuïssement de l'ouvre. Deux difficultés qui s'accompagnent parfois d'une troisième : celle d'être né au fond de provinces reculées, au sein d'une langue patoise et mal dégrossie.

Or, si le mythe du grand écrivain n'est plus, aujourd'hui, incarné par personne, il continue de nourrir en profondeur l'imaginaire des critiques (on vient de le voiR) et des écrivains eux-mêmes. Les Vies minuscules de Pierre Michon (cf. supra, p. 82) témoignent du désir et de la difficulté d'avoir à affronter des modèles écrasants. Mais aussi de se confronter à sa propre existence: l'écrivain comprend alors que son matériau est modeste, intime. Jean Rouaud avoue, dans L'Invention de l'auteur (2004), que le désir d'écriture n'est rien qu'un noud d'enfance mal démêlé: «[...] il est possible de s'en sortir. Se sortir de quoi on ne sait trop. De ce tourment de l'enfance, sans doute, de cette poche de larmes suspendue sous le cour comme un sac de picotin ». Alors, pourquoi écrivain ? s'interroge-t-il tout au long du livre, lui qui ne se découvre nul Bergotte dans sa «Loire-Inférieure», sinon Honoré Honorât, historien local. Parce que la puissance du modèle littéraire donne une légitimité aux drames intérieurs. Pierre Michon ausculte (à l'exemple de Kantorowicz, qui distinguait le corps «politique» et le corps «naturel»), les «deux corps» qui composent - et divisent - l'homme de lettres : « Comment le corps d'un homme peut-il recevoir et incarner l'esprit de la littérature ? » se demande-t-il à propos de Faulkner, puis de Beckett, dont il contemple les portraits photographiques {Corps du roi, 2002). L'admiration que l'on voue aux grands écrivains a tellement quintessencié leur individu qu'ils semblent ne plus avoir de corps ; c'est ce corps mortel (la « défroque », écrit Michon, le «saccus merdae») et son inscription sociale que les écrivains contemporains s'attachent à redécouvrir derrière le texte, pour y inscrire le leur. Ce faisant, ils déconstruisent la religion de la littérature comme un absolu auquel ils ne peuvent plus croire, mais dont ils ont la nostalgie. Dans Trois Auteurs (1997), Michon découvre, sous la haute stature d'un Balzac, le tremblement d'incertitude et de volonté qui le rend accessible : « Balzac voulait si fort avoir l'air d'être un auteur qu'il fut extraordinairement auteur (mais je ne suis pas sûr qu'il était persuadé de l'être : de six heures du soir à dix heures du matin chaque nuit pendant quinze ans, il frimait, de toute son âmE). » On comprend à cette lumière l'importance de Faulkner pour cette génération: Michon l'appelle «la littérature en personne». Cet écrivain, comme le montre Pierre Bergounioux (Jusqu'à Faulkner, 2002), s'est arraché à la boue de son origine roturière pour produire avec puissance une ouvre qui excède les modèles antérieurs. Ce que la naissance ne donne pas, l'énergie peut l'atteindre, en creusant le sentiment d'insuffisance qui inhibe l'ouvre. Là où les modernes avaient vu en Faulkner le maître qui renouvelle la forme, les contemporains retiennent celui qui prend le monde à bras le corps. L'écrivain contemporain est celui qui travaille avec ou à partir de son illégitimité.



L'écrivain est une fiction

Avant d'en venir aux romans, faulknériens aussi, qui commencent avec la Gloire des Pythre, Richard Millet s'est posé les mêmes questions par le truchement de la fiction. Bref roman de formation, L'Ecrivain Sirieix (1992) place un narrateur voué à la littérature face au grand écrivain Esquirol, « improbable mélange de Joséphin Péladan et de Marcel Schwob» construit pour la démonstration: «Il est temps que je dise - à supposer qu'on ne l'ait pas devine -qu'Esquirol n'a jamais existé; du moins pas de la façon que je l'ai évoqué: il est la synthèse de plusieurs écrivains français que j'ai admirés, contemporains ou morts, et, davantage, la figure trop séduisante et détestable de l'écrivain que j'aurais - qui sait? - pu devenir. » Mais l'écrivain s'avère pitoyable et l'admiration ne dure qu'un temps. Millet en tire une leçon: que «L'ouvre littéraire n'existe que dans le rêve qu'on nourrit d'elle, rêve prodigieux et dérisoire où nous ne cessons de nous inventer ». Voilà qui explique bien des choses : l'actuelle conscience du « dérisoire » l'emporte trop sur celle du « prodige » pour fournir de « grand-écrivain ». Dans une époque dominée par l'exigence critique et le scrupule, la figure que l'on s'invente est à l'avenant. Mais les urgences auxquelles l'état du monde convoque les écrivains pourraient bien susciter des voix nouvelles, parmi celles dont nous avons signalé l'émergence.

Pour l'heure, on en reste à la confrontation avec les génies de la littérature passée. Marqué dans sa jeunesse par la figure imposante de Louis-René des Forêts, Jean-Benoît Puech réfléchit à ces rencontres d'une manière inattendue. En 1993, paraît sous le nom de Benjamin Jordane un texte intitulé L'Apprentissage du roman, établi par Jean-Benoît Puech. Il s'agit du journal intime que ce Jordane tient de ses relations avec « le grand auteur qui l'a guidé dans son apprentissage », Pierre-Alain Delancourt, destiné à incarner le modèle idéal de l'Écrivain, quand bien même il s'est muré depuis des années dans le silence. D'autres textes de Jordane sont édités ultérieurement, cette fois par les soins de Stefan Prager (Toute ressemblance..., 1995) achevant d'accréditer l'idée d'un écrivain de ce nom, sur lequel Puech poursuit l'enquête fictive (Présence de Jordane, 2002; Jordane revisité, 2004).



Le narrateur, J.-B. Puech lui-même, mené l'enquête sur la biographie de Jordane auprès de diverses personnes, ici un érudit local. C'est l'occasion de faire miroiter les jeux d'illusion.



Il m'apparaissait peu à peu qu'il n'était pas seulement le notable érudit que j'avais écouté avec une légère méfiance. Je lui dis que j'avais publié certains inédits et je lui donnai mon nom. II se demandait bien depuis quelques minutes si j'étais Jean-François Puech ou Stefan Prager. J'étais stupéfait. «Le premier!» répondis-je sans corriger son erreur. Il connaissait mes éditions critiques et mon dernier ouvrage, avec sa tentative de biographie.

- Et pourtant Champ Vallon n'est pas toujours bien distribué.

- Mais tout ce qui concerne Jordane m'intéresse, depuis longtemps maintenant. Et Champ Vallon a publié un très bel essai sur la pêche à la ligne (sous forme de dialogue d'ailleurS).

Il confondait avec Jérôme Millon, qui avait réédité le merveilleux traité d'Isaak Walton, Le Parfait Pêcheur à la ligne. Que cachaient ses erreurs ? Quelle force s'augmentait par la simulation de faiblesses infimes ? Je lui expliquai à mon tour les raisons de ma présence en Auvergne.

- La maison a un charme extraordinaire, reprit-il. Benjamin y est venu tout au long de son enfance. Il s'est décidé un peu tardivement à y revenir et même à l'habiter. Mais je me souviens que vous insistez, dans votre livre, sur un lait qui me semble en effet essentiel pour comprendre le personnage : son installation à Saint-Simon ne doit pas être interprétée comme un retour à sa terre. 11 serait plutôt revenu à son nom, mais il faut ajouter que c'était pour le traverser, comme un cours d'eau, et poser le pied sur le rivage d'un nouveau livre. Je me demande parfois s'il ne préméditait pas la création d'une autre ouvre que la sienne, sous un pseudonyme, disons, mais qui n'aurait pas été un double de lui-même: ce que les professeurs nomment un hétéronyme!

- Tout de même! Je suis stupéfait par notre rencontre et par vos propos. Pardonnez-moi! Prager m'a tenu à peu près les mêmes il y a des années, au sujet des éventuels avatars de l'auteur de Toute ressemblance. .. Cela m'a agacé bien sûr, à cause de Pessoa, pour qui je conçois une très fidèle inimitié. Jean-Benoît PUECH, Jordane revisité, © éd. Champ Vallon, 2004, p. 133-135.



Puech semble ainsi inscrire son ouvre dans des jeux d'hétérony-mie dont, outre Pessoa, l'exemple le plus illustre est Romain Gary qui, avec l'aide de son neveu Paul Pawlovitch, crée l'écrivain Emile Ajar (voir l'ouvrage posthume Vie et mort d'Emile Ajar, 1994). Glissement intéressant pour notre propos puisqu'il substitue à un écrivain reconnu, auteur des Racines du ciel et de La Promesse de l'aube, un jeune auteur plus modestement attaché à décrire dans Gros Câlin et dans La vie devant soi, son quartier de Belleville et l'histoire de ses habitants. Mais chez Puech, la construction particulièrement élaborée du jeu hétéronymique ne recherche pas l'effet de « supercherie ». Désormais assumée par l'écrivain (la publication de pages de son propre journal, Louis-René des Forêts, roman [2000] expose a posteriori ce qui donnait matière à L'Apprentissage du romaN), cette « invention » d'un « auteur supposé » lui permet de «raisonner juste avec des figures fausses» et d'explorer comment l'image de l'écrivain contribue à l'imaginaire de la littérature. En faisant de cette posture même l'objet d'une ouvre de fiction, Puech alerte le lecteur sur l'illusion que constitue la notion d'auteur, trop souvent reçue sans qu'en soit suspectée l'«authenticité».

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