Essais littéraire |
Une mondaine avide de plaire et une intellectuelle « Fort jolie et fort spirituelle » (ConrarT), libre d'allures et de paroles, Mme de Sévigné, veuve depuis 1651, est très courtisée, mais ne permet que petites privautés. Allumeuse, mais frigide, insinue son cher cousin Bussy qui fait d'elle un portrait peu charitable dans son Histoire amoureuse des Gaules (1659). Elle brille dans les salons. Elle a son portrait dans Clélie et d'autres ouvres mondaines. La raison de son succès ? Un « esprit vif et enjoué [...], une promptitude d'esprit la plus grande du monde » (Somaize, 1661). Mais ce n'est là que le moyen. Sa motivation, c'est la sensibilité inquiète (28) d'un être incapable de s'assurer sur lui-même, qui a un intense besoin de plaire au point de changer de personnalité selon l'interlocuteur. Les Logements de la Cour la placent « au caméléon ». « Elle aime d'être aimée » (Bussy, 1659). Elle n'a « pas la force de résister à la mode » (id. 1668 ; elle l'avoue, 15 avril 1671), ni à ce qu'on pense d'elle (1er novembre 1671). Cette sensibilité inquiète animera sa passion pour sa fille, son talent de reporter impressionniste, son style affectif, un amour alors exceptionnel de la nature : « Toujours dehors », pour admirer les couleurs du printemps ou pour « rêver dans les grandes allées sombres », aux « jours de cristal de l'automne ». « Ces esprits de feu n'ont pas de cervelle » (Tallemant, confirmé par BussY). Erreur. Cette charmante mondaine est aussi une personnalité intellectuelle et morale, qui « aime toujours à faire des réflexions » (1er décembre 1664) : amie de Chapelain, Ménage, Retz, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Arnauld d'Andilly, Pomponne ; admiratrice de Corneille ; assidue à l'Hôtel de Nevers, « rendez-vous [...] de la cabale » janséniste et « de la plupart des gens d'esprit » (RapiN). Habituée à l'introspection et profondément religieuse sans être dévote ni prude, elle se délecte des Essais de morale de Nicole. Elle est fascinée par le Roi et la Cour (dont sa petite noblesse ne fait pas vraiment partiE), mais en souligne les défauts - avec prudence : la police ouvre les lettres. Ses liens avec l'opposition aiguisent sa conscience critique. Un père duelliste sous Richelieu ; un mari Frondeur ; parente et admiratrice de Retz ; admiratrice de Fouquet et alliée au courageux rapporteur de son procès, Lefèvre d'Ormesson ; cousine de Bussy-Rabutin. Elle leur sera fidèle, contre son intérêt, relate avec passion le procès Fouquet, garde un faible pour Bussy, malgré sa goujaterie, est peut-être la destinataire des Mémoires de Retz. 2. Une passion pour un dieu caché Madame de Sévigné s'amuse beaucoup en compagnie de son fils qui lui ressemble. Mais pour sa fille, c'est une intense passion. Homosexualité inconsciente ? En tout cas besoin de s'imposer à qui vous échappe, voire terreur d'être refusée. « Celle dont elle aurait voulu faire un autre soi-même était la seule qu'elle n'arrivait pas à séduire » (R. DuchênE). Son image la rejette. Mlle de Sévigné était « la plus jolie fille de France » (BussY). Entre 17 et 19 ans (1663-1665), elle brille dans les ballets de cour et ne déplairait pas au Roi : cf. La Fontaine, Le Lion amoureux. Sa personnalité s'est constituée en réaction à une mère envahissante. Il y a « une opposition [...] dans nos esprits » (printemps 1679). L'une affective et extravertie, assurée comme la mouche du coche. L'autre rationnelle, réservée, introvertie à s'en rendre malade, qui prend « plaisir » à se « rabaisser » (13 janvier 1672), qui se sent « bonne à rien et inutile partout » (26 janvier 1680) mais qui se révélera très capable. L'une, femme de plaisir, hormis le sexe ; l'autre femme de devoir, mais sensuelle (8 avril 1671, 7 août 1675). La mère adore Port-Royal ; la fille, malgré son moralisme, préfère les Jésuites. Le 4 février 1671, Mme de Grignan part rejoindre son mari nommé lieutenant général en Provence. « Il me semblait qu'on m'arrachait le cour et l'âme » (6 févrieR). C'est la perte de l'unique objet, de la raison d'être : l'angoisse radicale. Mme de Sévigné passera près de sa fille, à Paris ou à Grignan, les deux tiers des vingt-cinq ans qu'il lui reste à vivre. Le reste du temps elle lui écrit, deux fois la semaine, longuement, et attend ses réponses, affolée au moindre retard. Vous êtes « l'unique passion de mon cour, le plaisir et la douleur de ma vie » (9 février 1671). « Il n'y a ni jour, ni heure, ni moment que je ne pense à vous » (26 juillet 1671). «Je ne souhaite et n'imagine rien que par rapport à vous » (27 septembre 1671). C'est une idolâtrie, que son confesseur lui reproche et dont elle « demande pardon à Dieu » (5 janvier 1680). Leurs relations seront toujours passionnelles et à certains moments (1677, 1678-1679) elles donnèrent à leur « tendresse la ressemblance de la haine » (27 juin 1677). Mme de Grignan aime sa mère, intensément. Cela finira par l'emporter, à partir de 1684. «Jamais on n'a été aimé si parfaitement » (20 septembre 1684). « Personne ne sait aimer comme vous » (12 février 1690). Mais elle a du mal à manifester ses sentiments et ne supporte pas les « attentions importunes » (17 juillet 1680) d'une mère abusive, toujours sûre d'avoir raison (29), qui ne cesse ses étourdissantes exaltations que pour vous accabler de jérémiades ou de bons conseils possessifs (30), qui, au fond, n'a pas digéré cette « folie de quitter une si bonne mère pour aller chercher un homme au bout de la France » (10 décembre 1670) et qui ne supporte pas la réaction de réticence qu'elle provoque. « Il y a des gens qui m'ont voulu faire croire que l'excès de mon amitié vous incommodait, que cette grande attention à vouloir découvrir vos volontés [...] vous faisait [...] un dégoût » (7 juin 1675). «Je suis quelquefois blessée de l'entière ignorance où je suis de vos sentiments, du peu de part que j'ai à votre confiance [...]. Je sais que vos amis sont traités autrement » (printemps 1679). Rationnelle, réservée, finalement cassante pour surmonter son inhibition et couper court aux lamentations maternelles, Mme de Grignan est ressentie par sa mère comme un juge « qui n'entre point dans la faiblesse humaine » (29 février 1672). « Vous êtes la raison, la sagesse et la philosophie même » ; je « ferai sans cesse réflexion sur la force invincible de vos raisons », écrit-elle, vexée (28 décembre 1673). Vous êtes « trop dure sur mes défauts » (1679) ; « je sais le ton que vous prenez, ma fille » (28 décembre 1673) ; « je crains vos éclats, je ne les puis soutenir » (1679). Nécessaire, absente, exaltante et sévère, Françoise-Marguerite est le Dieu caché de son anxieuse mère. La séparation est cruelle, mais « l'absence [a] le mérite d'avoir remis entre nous une parfaite intelligence » (6 mai 1671). Le dialogue épistolaire permet une correspondance. Je vous écris ce que je « n'ose jamais vous dire » (1679). « Vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire » (9 février 1671). Chargée de satisfaire la passion dans l'écriture, la correspondance devient une ouvre littéraire. 3. Genèse d'une ouvre Dans le monde, les lettres sont à la mode, surtout depuis la publication de celles de Voiture (1649). Nous avons 1155 lettres de Mme de Sévigné, dont 764 à sa fille, qui paraissent de 1725 à 1754, amputées et « corrigées ». La famille détruit les originaux. En 1873, on découvre une copie assez fidèle de 1715-1719. Première édition complète en 1953-1957 ; première édition critique à partir de 1972. Spontanée, affective, sans règles, la lettre convient aux dames. Il y a des modèles célèbres, de Cicéron à Balzac.Mme de Sévigné en connaît certains, mais n'aime que Voiture, mondain comme elle. Au début, elle l'imite ; après il sera démodé. Ne parlons pas de don ; seulement d'aptitude : toute écriture est un art, qui s'apprend. Ayant « la chance d'être femme » (R. DuchênE), Mme de Sévigné ignore la rhétorique scolaire. Elle s'est formée à l'art de plaire par la conversation mondaine, dont son style reste proche. Elle y a acquis l'expressivité et l'ironie. Puis elle a fait ses gammes dans sa correspondance avec Ménage, Bussy, Costar, Chapelain, Pomponne, les Coulanges, tous épistoliers en vogue. Elle a « quelquefois une négligence hardie préférable à la justesse des académiciens » (Bussy ; cf. p. 244). C'est la marque d'un « esprit naturel et du monde » (23 décembre 1671), par opposition aux doctes besogneux. Alors que triomphe la régularité, même chez les mondains, sa vivacité est impressionniste : « des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par ci par là, des hommes ensevelis tout droits contre des arbres ». Les premières lettres ne sont guère que badinage d'une femme qui « veut être trop plaisante » (Bussy, 1659). Même plus tard elle écrit à Bussy, Coulanges ou Guitaut pour montrer son esprit : voir le mariage de Lauzun (15 décembre 1670) ou la lettre des foins (22 juillet 1671), qu'on a pu soupçonner d'être un faux. Certes les aptitudes sont là, fruits de l'inquiétude extravertie et du besoin de plaire. Émotive, sensible aux incidents, soucieuse de les présenter avec piquant, en même temps esprit curieux, ironique, critique, c'est une remarquable nouvelliste. Avide d'être en sympathie, à l'unisson de l'événement et du destinataire, c'est une excellente correspondante (31). Ses lettres sont très variées : anecdotes, scènes historiques, émotions intenses, ironies, gaillardises, méditations. Elles témoignent des fastes du siècle et de son envers (difficultés des courtisans, guerres meurtrières, révoltes bretonneS). Mais il faudra la frustration pour que ces talents trouvent leur emploi dans l'authenticité d'une passion ; plus de « pièces d'éloquence » : « la pure nature » (6 juin 1672). Comment une correspondance privée est-elle devenue chef-d'ouvre littéraire ? Ce n'est pas la même écriture. Une ouvre est une structure calculée, une fiction où le langage vise le signifié plus que le réfèrent. Une correspondance raconte des événements et exprime des sentiments réels dans une suite d'instantanés, où l'on ne peut modifier ce qui est déjà écrit ni prévoir ce qui le sera. Chaque lettre pourrait être composée. Mais non. A sa fille, Mme de Sévigné écrit « sans art, sans arrangement, à course de plume » (23 janvier 1682), « la bride sur le cou » (24 novembre 1675), avec « rage ». Elle juxtapose et parfois se répète. « Quand je m'aperçois de ces répétitions, je fais une grimace épouvantable. Mais [...] il est tard ; je ne sais point racom-moder et je fais mon paquet. » Certes, elle est soucieuse de ses effets et réfléchit sur l'an d'écrire : nous avons son opinion sur le style de près d'une centaine de ses contemporains. Mais ses lettres à sa fille ne visent en aucune façon ni une publication ni des lectures (et par qui donc, à Grignan ?). Elle aurait refusé toute proposition d'éditer une correspondance trop intime et trop brouillonne (cf. 12 janvier 1681). En tout cas, pas sans d'importants remaniements. Alors, « chef-d'ouvre épistolaire sans projet littéraire » ? (R. DuchênE) Un projet trop résolu peut nuire à l'authenticité : « il n'y a rien de plus propre à faire qu'une lettre [d'amour] ne touche point que de la faire trop belle » (Mlle de Scudéry, 1655). La distinction théorique posée plus haut n'est pas absolue : sans être littéraires dans leur projet, les lettres à Mme de Grignan le deviennent dans leur effet. Aucune écriture n'est simple traduction du réel : ici elle est mise en scène des événements par l'originalité des formules, l'importance des images, des tons, des rythmes, des ruptures. Elle est investissement salutaire, qui substitue à l'absence la communion d'un univers de fiction, où l'amour se fait verbe. Satisfaction métaphorique par transfert stylistique, c'est-à-dire ouvre littéraire. L'écriture exorcise et sublime la douleur : je cherche « de la consolation en vous écrivant » (11 février 1671). La passion contrainte s'y investit et, dans une certaine mesure, s'y invente. Un autre moi y parle à une autre fille. «Je vous riens à mon avantage quand je vous écris ;.vous ne me répondez point et je pousse mes discours tant que je veux » (14 juin 1677). Un style choisi, animé par la passion d'impliquer sa destinataire (32) est littéraire, malgré la poussière référentielle qui l'encombre. |
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