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MADAME DU DEFFAND






« Je ne sais ce qui m'arrive », écrit Mme du Deffand. Et un peu plus loin, dans la même lettre : « Je n'ai que des idées confuses. »



De la part d'une personne si lucide, surtout sur son propre état, on ne saurait trouver paroles plus inexactes. En réalité, Mme du Deffand sait toujours ce qui lui arrive, et il n'y a jamais de vraie confusion dans sa pensée. Elle sait mieux que personne que, dans son état, tout provient du fait qu'elle s'ennuie, qu'elle ne cesse de s'ennuyer. Toute son activité spirituelle semble centrée sur ce seul objet. Mais il n'y a là aucun mystère. Mme du Deffand est entièrement transparente à elle-même. On ne saurait trouver quelqu'un qui mette moins d'obscurité et de réserve dans la compréhension qu'elle a d'elle-même.

Toutefois cette connaissance de soi apparaît à ses yeux comme absolument négative. Le seul élément positif que Mme du Deffand perçoit en elle-même, c'est l'ennui. L'ennui n'est pas seulement une incapacité de s'intéresser à quoi que ce soit et à soi-même, c'est une façon d'être et de vivre si générale, si complète, qui régit si bien toutes nos actions et nos sentiments qu'il est impossible de douter qu'il constitue un mode d'existence auquel tous les autres peuvent être soumis. Dire : « Je m'ennuie », pour Mme du Deffand, équivaut à dire : « Je suis en vie, voilà tout. » - Il est vrai que cette vie lui apparaît infiniment limitée par toutes sortes de négations. Vivre, c'est ne rien attendre, ne rien espérer, ne rien désirer. C'est donc, d'un coup et pour tout le temps où on existe, se trouver privée du désir, de l'espérance, de la contemplation d'un futur. Mais c'est aussi ne rien trouver à regretter, ne s'attacher à aucun souvenir. Mme du Deffand est un être chez qui la mémoire ne joue presque aucun rôle. Enfin, c'est ne tenir nullement à agir, en aucune circonstance, et d'ailleurs, la plupart du temps, s'en trouver incapable. Mme du Deffand est donc totalement dépourvue de l'envie de profiter du moment présent, d'avoir une existence positivement actuelle. La seule chose qui lui inspirerait un peu de confusion, en même temps que beaucoup d'ennui, c'est la nécessité où elle se trouverait de sortir de l'état permanent d'indifférence dans lequel elle consent à vivre. De tous côtés donc, en avant, en arrière, dans le futur, dans le passé, dans le présent, il n'y a rien qui vaille la peine qu'on s'en occupe. D'où l'ennui, qui vous force à vous demander : Que faire ? à quoi employer son temps ? à quoi s'accrocher dans le moment actuel ? à quoi se déterminer ?



Il est vrai qu'on pourrait accepter de se laisser déterminer - ou divertir - par les conjonctures de la réalité extérieure. On appelle cela résignation. Mais ce n'est pas du tout le genre de Mme du Deffand. Elle ne trouve même pas en elle-même la volonté d'accepter l'état où elle se trouve. Elle s'abandonne à ce qui est, à ce qui vient, mais sans complaisance. Elle souhaiterait seulement ne pas avoir à y accorder d'attention.

Mais alors, que reste-t-il ? Rien. Non ! moins que rien. Ce qui reste, et même parfois avec une intensité extraordinaire, c'est le sentiment de l'absence d'être. Sentiment indéfinissable. Je sens mon existence comme une manière d'être privée de toute positivité. Ma vie est un manque qui se prolonge, sans possibilité d'ailleurs d'escompter la moindre modification dans cette nullité de vie douée de conscience. Je ne puis même prétendre que l'état négatif où je suis coïncide avec l'être que je suis, puisque c'est le propre du néant de ne jamais coïncider avec l'être. Je suis donc sans relation directe avec le néant que je sens en moi et avec qui j'aimerais parfois me confondre. Il est le seul objet que je désirerais posséder, mais on ne possède pas le néant. On ne peut qu'en avoir la nostalgie.



Mme du Deffand vit et périt dans la nostalgie du rien. Du rien, ou du vide, ou de l'informe. On pense en effet au « sentiment de l'informe » donné comme définition par Wladimir Jankélévitch au sentiment de l'ennui.



Cf. V. Jankélévitch, L'alternative. Métaphysique de l'ennui, Alcan, 1958, p. 156 :

L'ennui est fondamental, parce que l'informe en toute chose précède la forme, et parce qu'une démiurgie normale va de la matière aux différences, du chaos au cosmos, du possible à l'acte : l'ennui, c'est, en somme, la toile de fond, le gris fondamental que nos sensations barioleront de leurs riches couleurs... L'ennui s'étale dans un présent informe.

Cf. aussi Merleau-Ponty pour qui l'ennui serait l'impossibilité de passer de l'indéterminé au déterminé, (phénoménologie de la perception, p. 39.)



MADAME DU DEFFAND : TEXTES



Je ne sais ce qui m'arrive depuis quelque temps, je perds la faculté d'écrire, je n'ai que des idées confuses... Vous, vous avez des pensées, vous les rendez avec une netteté, une énergie singulière. Moi, je ne pense point. (J^ettre à Walpole, 13 juillet 1770.)



La vie se passe en absences... on ne jouit jamais. (Lettre à Voltaire, 24 juin 1770.)



... La privation du sentiment avec la douleur de ne s'en pouvoir passer... (A Mme de Choiseul, 26 mai 1765.)



Je veux m'accoutumer à me passer de tout, non seulement à ne rien exiger de personne, mais à n'en rien attendre, à n'en rien désirer... (A Walpole, 20 novembre 1771.)



Je me livre tout entière à la paresse, à l'indifférence... (Ibid., 3 décembre 1771.)



Que c'est une sotte chose que notre existence, on ne sait qu'en faire. Quand on est sans passion, à quoi peut-on employer son temps ? (A. Walpole, 16 octobre 1977.)



A quoi se déterminer et est-il possible de se déterminer ? (Ibid., ier avril 1769.)



Il est des moments où l'on est pour ainsi dire abandonné... et qu'on se croit dans le néant. (Ibid., 2 novembre 1773.)



L'ennui est un avant-goût du néant. (Ibid., 8 octobre 1779)



Vous trouvez des ressources en vous; je ne trouve en moi que le néant... Je suis donc forcée à chercher à m'en tirer. Je m'accroche où je peux. (Ibid., 26 juin 1768.)

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