Essais littéraire |
Moins débridés que les précédents, mais non moins perturbants, des romans préfèrent introduire un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la représentation, ou porter la réalité à son plus extrême dérèglement. Loin de nier le réel, ou de s'en divertir, ils se mettent à l'écoute de ses failles - ou de son trop plein - dans des fictions qui insinuent chez le lecteur un certain malaise. Cela va des frontières du fantastique, lequel ne trouve son efficace qu'à proportion du poids de réalité qui l'informe, jusqu'à une sorte d'hyperréalisme miné d'inquiétante étrangeté. Romans de l'écart Pour qui en est exclu, le réel perd sa banalité : la plus légère modification dans la routine des jours révèle des mondes inconnus à qui n'en demandait pas tant. L'écart : tel est le principe d'ouvrages qui, depuis une vingtaine d'années, s'inscrivent dans cette veine. Ecart par rapport aux convenances, comme chez Amélie Nothomb - un voisin s'invite sans y être convié (Les Catilinaires, 1995), un voyageur indiscret s'impose dans un hall d'aérogare (Cosmétique de l'ennemi, 2001) - ou par rapport aux codes socioprofessionnels occidentaux {Stupeur et tremblement, 1999). Écart minime, parfois, comme celui qui consiste à se raser la moustache dans le roman d'Emmanuel Carrère qui porte ce titre (1986) ; écart plus excessif pour l'héroïne de Truismes (1996) de Marie Darrieusecq, qui glisse du monde des humains à celui des animaux. À chaque fois, l'écrivain pousse à l'extrême un postulat insignifiant. Les romans de Nothomb se terminent dans le sang et le meurtre. Dans La Moustache, personne ne semble remarquer la nouvelle allure du héros, qui croit à une mystification entre sa femme et ses proches, puis les soupçonne, sa femme en particulier, de vouloir le persuader qu'il est fou, le pousser vers l'asile et vers sa perte. Carrère exploite les recettes du récit fantastique traditionnel, tout en les mettant en évidence, ce qui n'empêche nullement ce roman de terreur psychologique fondé sur la jalousie, de fonctionner parfaitement. À force de se raser la moustache, le héros finit par se trancher la gorge : il ne fallait pas attenter à l'ordre du monde, fût-ce « par plaisanterie ». C'est pourtant l'une des pratiques de ces étranges romans : la même année, Carrère publie un essai sur l'uchronie (Le Détroit de Bering, 1986), genre littéraire qui refait l'Histoire en modifiant les événements passés, comme Jean-Luc Benoziglio qui imagine, dans Louis Capet, suite et fin (2005), que Louis XVI s'est réfugié en Suisse après s'être soustrait à l'échafaud, ou Dominique Noguez qui prolonge la vie de Rimbaud jusqu'en 1935 (Les Trois RimbauD). Un regard d'enfant est propice à faire surgir l'écart: dans La Classe de neige (Carrère, 1995), Nicolas est peu à peu conduit à découvrir que son père est l'assassin d'enfants recherché par la police. On voit ce qui a pu retenir Carrère dans l'histoire de Romand (L'Adversaire, cf. supra, p. 249). Les mensonges peuvent être anodins ou triviaux: vus par les yeux d'un enfant, ils défigurent vite le réel - ou le font apparaître sous un jour inattendu. Dans Pris au piège (2005) d'Yves Ravey, fable inquiétante sur les sociabilités de voisinage (une suspecte équipe d'exterminateurs de termites cherche à convaincre les habitants du village de lutter contre les «capricornes» xylophageS), le narrateur âgé d'une dizaine d'années observe les travers des adultes. L'angoisse monte, entretenue par l'attitude des adultes empêtrés dans l'adultère et la jalousie, entre souvenirs et neurasthénie. L'Epave (2006) plonge le lecteur dans le vaste ennui des banlieues ouvrières. Un adolescent en rupture de lycée, y exploite un accident de la route pour soutirer de l'argent à un Allemand taraudé par sa conscience coupable. Mais si l'écriture demeure fluide les choses se dérèglent, les prénoms juifs des disparus, l'étrangeté croissante du monde familier inquiète sur le sens ultime d'une crapulerie banale en forme de parabole. Dans Truismes (1996), Marie Darrieusecq reprend le topos illustré par La Métamorphose de Kafka. Mais Gregor Samsa s'éveillait transformé en cafard dès le début du roman, alors que Darrieusecq suit la mutation de son personnage féminin en truie face à la misogynie des hommes (« tous des cochons »), spécialement des employeurs envers leurs employées. L'univers des « salons de massage » dans lequel évolue la narratrice sert de support à une satire des médias, de la politique, et de leurs clichés (d'où le titre en forme de jeu de motS). Pour ces « mémoires d'une truie », l'auteur fabrique une langue familière, parfois vulgaire, à hauteur du personnage. Marie Darrieusecq explore ensuite les directions esquissées dans Truismes: science-fiction avérée dans Naissance des fantômes (1998), fantasme géographique (le mystère des paysages et de la mer, omniprésente dans Le Mal de mer, 1999), toujours en travaillant sur l'écart (disparition et retour inexpliqués du mari dans Naissance.... départ de la mère et de l'enfant dans Le Mal de meR). Un jeu complexe d'instances narratives, déjà expérimenté dans Bref séjour chez les vivants (2001), donne, dans White (2003), voix aux fantômes qui hantent une expédition scientifique sur la banquise du pôle Sud. Tout un discours scientifique et technique (sur la présence de Tailleurs dans les images télévisuelles et les voix du téléphone...) cherche alors à réduire l'écart, en rendant crédibles ces fantômes des expéditions passées dont sont peuplés les lieux inhabitables aux humains ordinaires. Un certain fantastique Loin de ces sophistications technologiques, Marie N'Diaye (qui débute en 1985 avec Quant au riche aveniR) puise aux recettes d'un fantastique plus traditionnel, en particulier dans La Femme changée en bûche (1989) qui fait appel à la figure du Diable. Le récit à l'écriture concertée, confronte des personnages simples (« ... et Valérie est ordinaire, mais son goût de l'existence la transfigure») à leurs rêves flamboyants. On n'est pas très loin du Bernanos de Monsieur Ouine, avec des accents qui rappellent aussi le symbolisme de la fin du XIXe siècle. En famille (1990), dont le titre fait écho au Sans famille d'Hector Malot, procède d'un écart initial comparable à celui de La Moustache : personne ne reconnaît la jeune fille qui revient dans sa famille, on lui donne un prénom qui n'est pas le sien, les questions qu'elle pose sur sa filiation restent sans réponse, la logique s'égare dans une succession de récits. L'écart se manifeste aussi dans l'écriture où un adjectif inattendu vient soudain déchirer le tissu de la phrase, contribuant à créer un malaise qui va croissant jusqu'à la fin du livre. Dans Rosie Carpe (2001), Marie N'Diaye met en ouvre une polyphonie d'écritures, chaque chapitre constituant un nouveau départ, à la fois géographique (la banlieue parisienne, la province, les AntilleS) et stylistique, où se font entendre de lointains échos de Bernanos encore, mais aussi de Dostoïevski, de Faulkner, de Simon ou de Duras. Des gens ordinaires, à la fois torturés et indifférents, grandes âmes ou salauds confrontés à des situations obscures (avortement, meurtrE), coupables de fautes qu'il faut expier sans avoir vraiment conscience de les avoir commises, composent un monde incertain, où les actions les plus banales (prendre un repas, aller au cinéma...) deviennent autant d'événements extraordinaires. De folles ellipses accélèrent le récit, suscitant des transformations d'abord peu perceptibles qui plongent le lecteur dans un fantastique du quotidien. Mon Coeur à l'étroit (2007) confronte d'énig-matique façon un couple d'enseignants à l'hostilité d'une rumeur, comme si leur pureté provoquait des réactions de fureur. La même année, Hilda est une brève fable sur l'exploitation d'une jeune femme par une bourgeoise « de gauche », qui n'altère jamais l'inaccessible dignité de cette esclave des temps modernes. Les cinq nouvelles de Tous mes amis (2004) rendent encore plus sensible le décalage de ces personnages ordinaires qui rêvent à d'autres vies, attendent la «révélation» (titre d'une nouvellE), perdent l'échelle des valeurs : pour eux vendre leur fils, quitter leur famille sur un coup de tête ou s'affliger de « la mort de Claude François » (autre titrE) ne fait guère de différence. Rosie Carpe vient de retrouver Lazare, son frère chéri ; il vient la voir avec un ami Abel. Titi est le fils que Rosie a eu avec Max, le gérant de l'hôtel où elle travaille en banlieue parisienne. - Abel dirige un sex-shop du genre luxueux, dit Lazare. - Ce gosse me fait penser à un personnage de dessin animé, dit Abel d'une voix lente. Tu te rappelles, Lazare ? Les Barbapapa. Ce môme ressemble au plus petit des Barbapapa. - Il neige de plus en plus, murmura Rosie, tournée vers la fenêtre. Elle serrait Titi contre sa poitrine et, sentant contre elle le cour de l'enfant qui battait frénétiquement, elle se représentait leurs deux visages l'un au-dessus de l'autre, dissemblables mais tous deux, le sien et celui de Titi, dramatiques et obscurs, tristes, navrés et apeufés, et la grosse figure blanche de Titi comme l'image durable de sa honte et de sa raneceur à elle, comme si la certitude qu'elle avait d'avoir fait du tort à l'enfant, renonçant à altérer ses propres ttaits, avait accablé ceux de Titi pour qu'elle, Rosie, vît cela encore mieux et ne pût jamais oublier ce dont Titi avait à se faite payer. Elle était remplie d'embarras et cet embarras corrompait le visage de Titi sans modifier beaucoup le sien, elle était pleine de gêne vis-à-vis de l'enfant et c'était cette gêne qui enlaidissait Titi et ainsi se rappelait toujours à elle. Ce devait être comme cela. C'était certainement comme cela et, de plus, il fallait que ce le fût. Car il était essentiel, se disait Rosie intraitablement, qu'un jour Titi pût demander des comptes, exiger d'obtenir un peu plus de l'existence, une forme de dédommagement, et alors il pointerait du doigt son visage flou, blême, pâteux, à jamais profané, ressassait-elle, par quelque chose d'invisible et d'impérissable, et il réclamerait son dû ou beaucoup plus que cela. - Titi se vengera d'Abel, chuchota Rosie dans les cheveux de l'enfant, un demi-sourire aux lèvres. - Tu comprends, Rosie, Abel s'y connaît, disait Lazare d'une voix excitée. 11 a plus d'idées géniales en vingt-quatre heures que toi ou moi au cours d'une vie entière. Pas vrai, Abel ? Sacré salaud, va. Marie N'DiaYL, Rosie Carpe, © éd. de Minuit, 2001, p. 142-143. Ce n'est pas exactement le « fantastique » qui imprègne les trois courts romans de Marie Redonnet (Splendidhôtel, 1986 ; Forever Valley, 1987, Rose Mélie Rose, 1987), plutôt un «conte merveilleux » qui aurait mal tourné, et dont les personnages infantiles vivent un cauchemar. Les narratrices - qui rajeunissent d'un pan à l'autre du triptyque, de l'« éternelle ménopausée» dans le premier, à l'adolescente puis la petite fille des suivants -, décrivent leur univers maladif (sour souffrante, actrice tatée, jeunes filles violées, voire mutilées dans le roman Candy story, 1992) et soumis aux pires avanies climatiques. Leur féminité, peu identifiée par des noms souvent monosyllabiques, à l'attribution incertaine et sans grande signification, mais constamment soulignée par les vêtements de fillette - socquettes et culottes - ou de prostituée - colorés et outrés - est mise à mal. Pour ces personnages ballotés par un destin contraire, le « naufrage » n'est plus une métaphore, mais un épisode effectif et récurrent (Silsie, 1990 ; Seaside, 1992). Rien cependant ne fait vraiment scandale, comme si ces corps maltraités n'étaient que ceux de poupées avec lesquelles on joue, autorisé à les démembrer sans mauvaise conscience, comme dans l'univers plastique d'Annette Messager. Le ton du conte, retravaillé par l'auteur, introduit le trouble plus sûrement encore que le contenu, lui-même perturbant, car ce registre est volontairement inadéquat, et laisse entendre, par delà les histoires racontées, combien peuvent aussi être inadéquats nos regards sur le monde. Poétique du malaise S'ouvre de la sorte un espace où l'inquiétude, le malaise, peuvent sourdre de discordances narratives. Linda Lé installe son lecteur dans la conscience troublée de personnages en proie à la perversité (Calomnies, 1993), à la vindicte {Les Dits d'un idiot, 1995), au dérangement ou à la folie. Régis Jauffrct pousse ainsi les pouvoirs du romanesque jusqu'au vertige. Ses romans mettent en scène des personnages qui passent leur temps à rêver leur vie, comme autant d'Emma Bovary mais sans les ornements d'un romantisme démodé. Le glissement de l'indicatif au conditionnel juxtapose des fragments d'existence sans joie et des morceaux de romans virtuels. Dans Histoire d'amour (1997), un homme, jamais nommé, tombe amoureux d'une femme croisée dans le métro. Attiré par sa poitrine, il suit l'inconnue jusque chez elle; commence alors un rapport obsessionnel entre les deux êtres, la femme n'opposant qu'une résistance épisodique et silencieuse aux entreprises de l'homme. Elle fuit, déménage, se réfugie chez ses parents, mais cède passivement à l'homme lorsque celui-ci force sa porte et son corps. Le récit, tout entier conduit du point de vue masculin, établit un étrange dialogue où la femme n'est plus que le support d'un fantasme de banalité (sorties au restaurant, vie de couple, mariagE) en même temps que le jouet des caprices sexuels de son partenaire. La confusion entre imagination et réalité se poursuit jusqu'à l'issue morbide du livre dont le fin mot désarçonne: «J'ai connu avec elle ma seule histoire d'amour. » Dans Clémence Picot (1999), Jauffret radicalise sa démarche: une femme banale s'invente une vie passionnée... en dramatisant ses rapports avec la voisine du dessous. De nouveau se mêlent scènes imaginées et scènes «réelles» (la mort des parents dans un accident d'avioN) jusqu'au déchaînement sans limites de la violence, paroxysme d'humour noir. Jauffret semble dresser le portrait de la folie ordinaire, comme tend à le prouver Fragments de la vie des gens (2000), suite proliférante de textes brefs (nouvelles ?) qui, tous, clament la solitude, le désarroi, les fantasmes inassouvis. Chaque vie en miettes est potentiellement un roman sombre, qui se démutiplie en d'autres romans, tout aussi décourageants : « Elle se demandait comment elle pourrait aller au bout de sa vie. » La froideur arithmétique de la phrase qui accumule les détails contribue à édifier un univers aussi désespéré que désespérant. Un des «fragments » qui composent ce livre. Elle en avait assez de ce type qui n'était jamais de bonne humeur. Il refusait d'aller à la plage, il disait qu'il n'aimait pas la mer. 11 passait son temps à écouter la radio assis sur une chaise bancale, pourtant il s'avétait incapable de répondre quand on lui demandait des nouvelles de la météo. Elle regrettait qu'il ne soit pas en train de mourir sur un lit d'hôpital comme le mari de sa meilleure amie. Son décès l'en aurait débarrassée mieux qu'un divorce, elle se serait installée dans le deuil avec délice. Elle se serait trouvée si bien sans homme, qu'elle ne l'aurait jamais remplacé. En attendant, il vivait encore et il fallait bien qu'elle en tienne compte quand elle faisait le marché. Il avalait viandes, poissons, laitages, fruits et pâtisseries avec l'avidité d'un animal omnivore. Il ne pouvait pas dormir sur le ventre tant il était loutd, ce qui ne l'empêchait pas de se relever parfois à trois heures du matin pour manger un reste de gâteau et finit la bouteille de bordeaux. Les enfants ne l'aimaient pas, ils auraient préféré n'avoir qu'elle. Il aurait pu comprendre qu'il était de trop et partit. Un jour ils auraient appris qu'il était en prison, ou qu'un vieillard craintif l'avait abattu d'un coup de fusil alors qu'il passait sous ses fenêtres. Les enfants ne lui ressembleraient jamais. Quand ils atteindraient l'âge où il serait mort, eux déborderaient d'énergie, menant famille, carrière et vie intérieure tambour battant. Ils profiteraient de leurs vacances pour faire du bateau torse nu, avec leurs têtes de conquérants clignant des yeux sous le soleil. Régis JAUFFRET, Fragments de la vie des gens, © éd. Verticales, 2000, p. 219-220. Que chacun est le romancier de sa propre existence, les livres suivants, Autobiographie (2000), étrangement sous-titré « roman », Promenade (2001) et Univers, univers (2003), le démontrent à l'envi. Entre l'activité de l'écrivain, celle du lecteur et celle de chacun des personnages, Jauffret tisse des liens de plus en plus manifestes, surtout dans Univers, univers où, tel Lautréamont ou Gide, il enjoint au lecteur: « Fermez ce livre, à la rigueur ouvrez-en un autre, un de ceux qui vous apprendront quelque chose [..,] Ici, rien à apprendre, le désert, un ruban de mots comme une piste sans fin, sans but, qui ne mène nulle part, et qui s'achèvera sans doute comme elle a commencé, dans la muflerie et le ricanement. / C'est ça la littérature, cette façon de refuser de prendre au sérieux la vie [...] et qui pourtant sert de véhicule à ce sentiment d'euphorie qui arrive peu à peu quand on se met à écrire. » Sur le même double registre du réel et de l'imaginaire, ce roman de 600 pages entrelarde les préparatifs d'un repas (la cuisson du gigoT) aux métamorphoses du personnage principal, une femme qui s'appelle «Laure, Laura, Laurina, Pauline, Micheline, Lucienne, Eugénie» ou plutôt Marie Bernardon. Une fois son identité fixée, commence un carrousel d'existences différentes de celle qu'elle mène, au futur, au conditionnel, sur tous les modes de l'irréel et de l'hypothétique. C'est l'occasion pour Jauffret de dresser, du plus banal au plus délirant, autant de tableaux satiriques de nos modes de vie et de nos coutumes langagières, en renvoyant au lecteur le miroir de son existence dérisoire, trop prévisible. Pour ce faire, l'écrivain utilise alternativement deux stratégies: soit il développe jusqu'à saturation une situation unique (voire également Asiles de fous, 2005 : «toutes les familles sont des asiles de fous »), soit il procède par accumulation, comme dans Microfictions (2007) qui rassemble 500 brèves histoires, classées par ordre alphabétique, toutes aussi catastrophiques, traitées avec humour et cynisme. Ce démontage-remontage de toutes ses possibilités, réalisme et délire mêlés, fait triompher le roman dans un jeu d'illusions aussi irritant que captivant. Dans Invention du monde Olivier Rolin avait voulu rassembler une journée de tous les habitants du monde ; Jauffret convoque, et c'est plus dérangeant, les fantômes de tous ceux que nous n'avons pas été: il fait partager au plus près l'irrépressible fascination de la fiction, mais en montrant à quels abîmes peu ragoûtants elle puise parfois. Les mécanismes que Jauffret met en ouvre pour faire naître le malaise sont au fond très simples, de nature purement psychologique: lassitude et frustration d'une part, compensation par la rêverie de l'autre. D'autres métJiodes plus complexes ou plus élaborées peuvent aboutir à des résultats comparables. Complexité de l'intrigue par exemple, et choix de situations ou de personnages hors de l'ordinaire, lorsqu'Yves Pages, dans Plutôt que rien (1995), lance son héros, qui a vingt ans en 1919, à la recherche du cadavre de son père artilleur-colombophile sur les champs de bataille de la Grande Guerre : la construction en kaléidoscope des trois parties, respectivement intitulées « Testaments », « Mental Test » et « Autopsie», désoriente le lecteur en passant d'un journal intime au monologue du «docteur es crânes» d'un asile psychiatrique; puis à des entretiens avec des chômeurs en fin de droits, avant d'évoquer l'accident d'un colleur d'affiches. La conclusion : « Et merde. La chose peut s'entendre de deux manières, soit sous la forme abrégée d'un regret tardif, soit comme une invitation triomphale à se taire. Ce n'est pas dit qu'il faille toujours trancher. » Refus de trancher et de fournir une lecture univoque des événements se retrouvent dans Le Théoriste (2001) où un fils fouille dans les papiers de son père, directeur d'un Institut d'Éthologie, pour prouver que son enfance et son éducation ont été l'objet d'une manipulation paternelle dont il fut le cobaye. Movi Sévazé (1999) de Bertrand Leclair livre la logorrhée schizophrénique d'un ancien détenu habité d'une voix vindicative qui le traverse et se déverse sur le public de sa (pseudO) conférence. Le héros de Ruines-de-Rome (2002) de Pierre Senges veut provoquer une apocalypse végétale en plantant, aux endroits stratégiques, les plantes qui, en proliférant, détraqueront les mécanismes complexes du monde contemporain. Ce roman savant, dont l'écriture est nourrie de Jean de Patmos et d'innombrables traités de botanique, confine au froid délire d'un monomaniaque. Deux ans plus tard, La Réfutation majeure (2004), présentée comme une traduction de l'espagnol, s'appuie sur la culture de la Renaissance (voyages, diéologiE) : dans une adresse au roi, un narrateur anonyme prétend réfuter la découverte du Nouveau Monde par Colomb. Senges étend aux dimensions du roman le fantastique inquiétant de Borges. Signe d'une nouvelle communauté d'écritures, les livres de Jauffret, de Pages, de Leclair, de Senges paraissent chez le même éditeur, Verticales, éditeur de Gabrielle Witkop. On pourrait y associer Anima Motrix (2007) d'Arno Bertina et Barnum des Ombres (2002) de Nicole Caligaris. Le premier de ces deux gros romans suit la fuite d'un ministre de l'intérieur de Macédoine compromis dans l'assassinat d'émigrés clandestins pakistanais. La phrase syncopée, parfois abandonnée en suspens ou brutalement interrompue, épouse la rumination paranoïaque et cynique de cet homme, obsédé en sourdine par le mythe d'Actéon. Sa permanente oscillation entre la première et la troisième personne, entre présent et passé simple dessine le schisme de sa schizophrénie, de dérives en accidents, d'errances en rencontres jusqu'à lui faire à son tour éprouver le sort d'émigrés clandestins, dans une Italie inquiétante non sans rapports parfois avec l'univers de Volodine - dont l'hétéronyme Maria Soudaïeva apparaît fugitivement. Le second parcourt l'univers calamiteux des aérogares, banlieues, bretelles d'autoroute, échangeurs routiers, cargos rouilles et autres trains de Russie, et touche aux bords d'une folie qui n'est peut-être que l'autre nom d'une réalité que l'on ne sait pas voir. Construit comme un puzzle dont les pièces ont du mal à s'assembler (il faut attendre la toute dernière page pour comprendre - si c'est bien le terme qui convient - que tous les fragments de texte sont les morceaux d'une lettre adressés à un(E) certain(E) Marvel, découverts par un narrateur qui se trouve, dès le début du roman, en compagnie d'autres passagers en transit dans une salle d'attente d'Orly au milieu de la nuiT), le roman ne dissipe jamais un malaise qui tient autant à l'évocation d'un univers marginal qu'à la structure éclatée du texte en forme de Décaméron revisité: «Toujours la même histoire: des voyageurs en panne discutent pour passer le temps ; à chaque cour de cadran le hasard bat les cartes et les récits se mélangent. » Dans une postface, Caligaris explique : « Un peu comme dans le jazz où les musiciens proposent leur version de standards, le Bamum des ombres est une façon de visiter des "motifs narratifs" parmi lesquels se trouvent, pièces matrices du livre, les travaux d'artistes conceptuels qui utilisent, en témoignage de leur action, leur autoportrait photographique», et nomme à l'appui Sophie Calle, Boltanski et Orlan, dont les ouvres plastiques sont si dérangeantes. L'univers très comparable de la banlieue sud de Paris, encombrée d'autoroutes et de centres commerciaux, sert de décor et de sujet à Hop là! un deux trois (2001) de Gérard Gavarry (édité chez P.O.L, autre défenseur d'une littérature de recherchE). Une même histoire est racontée trois fois, celle du viol d'une gérante de supermarché par le fils d'une de ses employées, dans un langage et une narration composites, qui enchâsse les mots du vocabulaire des «jeunes» - argot, création, déformation - dans une phrase plus savante. Le monde parallèle de la banlieue, univers mental étranger où régnent le paraître, la violence, l'érotisme, y est perçu comme un réel autre, qu'il faut affronter avec une autre langue (ce que fait aussi Benjamin Berton, plus simplement, dans Sauvageons, 2000). Du plus trivial au plus abstrait, les registres de vocabulaire s'entrechoquent, loin de toute retranscription «réaliste» du langage adolescent, pour créer une atmosphère de peur diffuse. Dans Façon d'un roman « ou Comment d'après le livre de Judith j'ai inventé une histoire de banlieue, et à l'aide du cocotier, du cargo, du Centaure, écrit trois fois Hop là!» (2003), Gavarry explique, comme Roussel ou Perec, que son programme d'écriture doit autant à Tintin (« les trois parchemins du Secret de la Licorne ») qu'à la Bible (l'histoire de Judith et HolophernE) et livre la série d'anecdotes qui en montre les soubassements. Le procédé qui consiste à juxtaposer ainsi des pièces en apparence hétérogènes (par le thème, le style, la narratioN) est un sûr moyen de susciter le malaise, en forçant le lecteur à davantage d'activité - sans pour autant le récompenser. Le livre terrible, impénétrable, égarant de Jean-Michel Reynard {L'Eau des fleurs, 2005) où l'on s'immerge sans espoir de retour, faut-il l'appeler «roman» ou, comme lui-même le suggère, « romance », quand rien du sens de ces mots ne s'y accorde ?... sinon peut-être des connotations lâches ou de vagues assonances : la lancinance d'une rumeur impuissante à taire d'intimes douleurs : romance comme le roman d'une souf-france qui essouffle et violente la phrase, démantèle le mot, sans jamais suspendre son flux. Pareillement touffus et traversés de deuils infinis, les livres de Frédéric-Yves Jeannet (Cyclone, 1997; Charité, 2000 ; La Lumière naturelle, 2002) sont hantés de voix et de réminiscences littéraires, des reprises et stratifications de leur propre écriture. Métamorphose (1992), sous-titré «autobiographie d'un autre», de Marc Cholodenko, fait se succéder fragments de récits d'enfance, journal, passages de roman erotique, et, pour finir, une section intitulée « Bêla Jai », titre d'un de ses précédents romans (1989). Composé de blocs de texte dont chacun livre un aspect du personnage au nom ridicule, Gaspadin Pissatiel - comme si, à chaque fois, une nouvelle histoire débutait, qui serait en même temps une histoire du roman -, le livre se termine sans avoir véritablement commencé; mais le lecteur s'est pris au personnage, à la fois autonome et double de l'écrivain : « Que croit-il, pense-t-il donc, qu'il a fait jusqu'alors en tentant de fuir la narration, sinon la servir toujours et encore ? Est-ce en retenant la porte de s'ouvrir, cet homme de sortir sa clé, qu'il retient la narration d'avancer ? » Susciter le malaise s'accommode aussi d'une narration plus simple, et sans arêtes apparentes. Dans les romans de Christian Garcin (Le Vol du pigeon voyageur, 2000; Du bruit dans les arbres, 2002), il suffit qu'une enquête n'aboutisse pas, pour que, rétrospectivement, tous les événements de la fiction se mettent à vaciller et que le lecteur se sente floué. «Dire adieu à une histoire jamais advenue» est le titre du dernier chapitre de l'un de ces romans : ce pourrait être la meilleure façon de caractériser ces récits qui explorent « le sentiment croissant de [1'] inexistence». Du bruit dans les arbres traite plus nettement de la littérature: un journaliste et un photographe sont chargés d'interviewer un vieil écrivain retiré du monde, personnage odieux à la Thomas Bernhard, qui, après un long silence, vient de publier une courte nouvelle. I,e journaliste avait voulu écrire une thèse sur cet écrivain (Norwich Rcstingale, dont les initiales sont celles du... Nouveau Roman...) qui a conduit la mère du photographe, sa maîtresse, au suicide. Par toute une série d'échos, de parallélismes familiaux et scripturaux, Garcin construit un mystère, qui ne se résout qu'imparfaitement: la nouvelle que l'écrivain leur donne à lire, serait l'ouvre d'une simple d'esprit qui ne s'exprime que par le clavier de l'ordinateur. Le photographe rate ses photos, les questions du journaliste ne sont pas posées... tout s'immobilise et reste sans réponse. Même sentiment dans L'Embarquement (2003) dont le héros, Thomas, qui essaie de trouver un sens au chaos dans lequel il se débat, butte sur une phrase de Cioran : « Un homme ne vaut que par ce qu'il n'a pas fait. » Abandonnant l'imaginaire qui fut son point fort, le roman s'est emparé du plus virtuel de nos existences. Explorant leurs trames emmêlées et mesurant leurs répercussions, parfois, sur les vies effectives, il creuse désormais le malaise de nos identités imparfaites. |
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