Essais littéraire |
Considéré par la critique littéraire comme un "genre sans loi", le roman n'a cesse d'évoluer depuis son apparition au XH-e siècle (Chrétien de TroyeS) jusqu'à la naissance du "Nouveau Roman" au debut des années 50. Mais qu'est-ce qu'un roman? Quel rapport entretient-il avec la réalité cl la fiction? Comment le temps et l'espace sont-ils représentes? Quels liens le romancier entretient-il avec ses personnages? L'auteur s'identifie-t-il totalement à ses héros? Ce sont des questions auxquelles les plus grands romanciers français, depuis Marguerite de Navarre et Rabelais jusqu'à Sartre et Camus, en passant par les romanciers du XlX-e siècle (Stendhal, Balzac, Hugo, Flaubert, ZolA) et surtout par Proust au XX-c siècle, se sont efforcés de répondre, chacun à sa façon. Pour nous, lecteurs de la fin du XX-e siècle, l'ouvre de Marcel Proust est, certes, du plus haut intérêt, mais il faut reconnaître qu'elle est très difficile à lire et à comprendre. Il est nécessaire, pour ne pas commettre d'erreur d'interprétation, d'entreprendre une telle lecture comme on le ferait pour une étude particulièrement ardue. Il est donc préférable de nous familiariser avec la terminologie et le style de l'auteur et de connaître ainsi très précisément ce qu'il désigne par les mots et expressions dont il use. Ces fondements établis, l'ouvre de Marcel Proust apparaît d'une richesse insoupçonnée pour quiconque a approfondi sa pensée. Emmanuel Kanl est. de tous les grands penseurs du monde, celui qui a traité le plus à fond et, cependant avec une extrême lucidité, le sujet du temps. La citation ci-dessous n'est qu'un extrait de son ouvre monumentale sur le temps, mais elle concorde avec la manière dont nous concevons et interprétons ce très important principe universel. «Le temps n'est rien d'autre qu'une forme de la sensibilité interne, c'est-à-dire des intuitions du moi et de notre état intérieur, car il ne peut être une détermination d'un phénomène extérieur. Il n 'a rien à voir ni avec la forme ni avec la position; au contraire, il détermine le rapport entre les représentations de notre état intérieur.» EMMANUEL KANT, 1724-1804 MARCEL PROUST (1871 - 1922) Ne à Paris, fils du docteur Adrien PROUST et d'une mère israclile. femme extrêmement cultivée. Marcel Proust connaît une enfance maladive et choyée . 11 souffre de crises d'asthme à partir de l'âge de neuf ans (1880). Adolescence mondaine et littéraire. (Son enfance et son adolescence de personne choyée ne prennent réellement fin qu'à la mort de sa mère, survenue en 1905.) En 1896. après «Les Plaisirs et les Jours». Marcel Proust travaille à «Jean Santeuil» dont il écrit de nombreux et longs fragments (publiés en 1952). Après 1905, malade, vivant dans une dcmi-reclusion dans sa chambre tapissée de liège, il écrit «A la recherche du temps perdu», dont les deux premiers volumes («Du côté de chez Swann») paraissent chez Grasset en 1913 à frais d'auteur. «A l'ombre des jeunes fuies en fleurs» obtient le Prix Goncourt en 1919. Suivent «Du côté de Guermantes», en 1920, et «Sodome et Gomorrhe», en 1922. Les derniers volumes de cette vaste symphonie littéraire «La Prisonnière», 1923, «Albertine disparue», 1925 et «Le Temps retrouvé», 1927, paraissent après la mort de leur auteur survenue en 1922. (Autre ouvre posthume: «Contre Sainte-Beuve», 1953). Depuis l'année 1905, après la mort de son père et de sa mère, Marcel Proust change de rythme et surtout de mode de vie: dans sa chambre tapissée de lièee, malade, asthmatique, mais laborieux, il mène une existence en même temps recluse et mondaine. II couche le jour, il reçoit la nuit et, surtout, réalise sa vocation exceptionnelle, celle qu'il avait entrevue, quand, à l'âge de 23 ans, il écrivait en prophète de lui-même: «Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours, je dus aussi rester dans l'arche. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre.» À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN «4 LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU» est avant tout le journal / le livre dé bord d'une conscience, l'histoire d'une époque, l'histoire des progrès [intérieurS) d'un individu. Celui-ci. plongé d'abord dans la vie. et dans la vie la plus superficielle (la vie des salons de la Belle EpoquE) , découvre subitement sa véritable vocation et en même temps ce qui lui paraît être la véritable signification de la vie: l'art. Ce vaste roman est considéré par la critique française comme une «somme», car en évoquant la vie d'un homme, de(puiS) l'enfance à l'âge adulte, il présente également près de 500 personnages. Ceux-ci sont décrits avec une minutie presque sociologique. C'est en même temps l'évocation du déclin (véritable "crépuscule des dieux") de toute une société. Ce n'est pas un roman au sens traditionnel du terme. Il n'y a pas d'intrigue dans ce roman, mais la transposition du vécu d'une conscience, celle du narrateur (MarceL). L'ouvre de Proust est justement unique car elle bouleverse les données du roman traditionnel, balzacien. Au cour du roman et de la conscience de Marcel (le narrateuR) se trouve le TEMPS qui métamorphose tout. La conscience elle-même évolue / se transforme au fil du TEMPS. Le sujet de ce vaste roman est plutôt abstrait, mais les illustrations en sont très concrètes et très vivantes. Ce sont d'abord les souvenirs de Combray , où l'enfant (le narrateur, MarceL) a observé d'amirables paysages. La présentation des environs de Combray revêt pour Proust un véritable symbolisme spatial, une sorte de "dualisme" presque manichéen, pourrait-on dire, car il y a deux côtés, le côté de Guermantes et le côté de Méséglise. représentant deux directions fondamentales, presque deux pôles, deux directions irréductibles, à ses yeux d'enfant, aussi bien dans la vie du village que dans sa propre vie. L'enfant est attiré par le côté de Méséçlise. qu'on appelait aussi «le côté de chez Swann, parce qu'on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là», mais aussi par le côté de Guermantes. propriété d'une inaccessible duchesse dont l'enfant rêve, justement parce qu'elle descend de Geneviève de Brabant. L'une des figures remarquables de cette première partie de ce volume est celle de la servante Françoise. Dans la vaste galerie des héroïnes de la littérature française elle rejoint ces devancières, Nanon (Eugénie GrandeT) et Catherine-Elisabeth Leroux (Madame BovarY), à côté de la célèbre Félicité (Un cour simplE). Le Narrateur - un enfant nerveux, sensible, inquiet - décrit minutieusement (à la première personnE) Combray, ses rues, ses maisons, ses monuments, ses habitants et leurs mours provinciales. Il trace également le portrait de divers membres de sa famille, de ses parents, de Françoise et s'attarde longuement sur l'affection inquiète, presque maladive, qu'il porte à sa mère: être séparé d'elle lui semble le comble du malheur. Ce sont des éléments vécus, mais transposés, à côté de personnages historiques, de situations, de détails imaginaires qui n'existent que dans son récit. (Première partie: CombraY). Mais la figure la plus pregnante de la deuxième partie du volume (écrite à la troisème personnE) est celle de Swann, personnage élégant et cultivé, très intelligent, très riche, mais dévoré par sa passion pour une créature de basse extraction. Odette de Crécy, femme superficielle, demi-mondaine futile, aventurière incapable de grands et nobles sentiments. Celle-ci le torture d'une manière atroce, abuse de sa crédulité et finira par se faire épouser par lui. Swann épousera cette ancienne cocotte juste au moment ou elle lui sera devenue pratiquement indifférente. («Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n 'était pas mon genre.'»). C'est un récit fait plus tard au narrateur devenu jeune homme, et qui a déterminé sa conception de l'amour. La description de cette passion constitue le sujet de cette partie du volume. C'est une description presque clinique de l'évolution d'un cas. Nous assistons, en témoins, au développement de cette pathologie des sentiments que Proust, fils de médecin comme Flaubert, dissèque avec une maîtrise toute "chirurgicale". (Deuxième partie: Un amour de SwanN). Le moment le plus important de ces deux premiers volumes est la circonstance tout à fait fortuite (le célèbre épisode de la madeleine qui constitue justement le sujet du texte du manueL) qui lui rend tout à coup présents des souvenirs qui auparavant lui avaient paru indifférents tant que ceux-ci s'adressaient seulement à son intelligence mais qui, tout d'un coup, lui semblent doués d'une vie nouvelle, merveilleuse. «Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute étaient dissipés.» - écrira-t-il, plus tard, dans la partie finale de son vaste roman. (Dernier volume: Le Temps retrouvé.) À partir de ce moment la vie du narrateur (MarceL) change de cours, il n'a qu'un but: recueillir au fil des événements que reconstituera sa mémoire volontaire, ces vestiges du passé, ces réminiscences éblouissantes, de les transposer, dans un véritable édifice grandiose, véritable cathédrale littéraire ou symphonie de la conscience. Pratiquement, toute l'ouvre proustienne se retrouve dans ce(S) premier(S) volume(S): l'intuition de la durée, de ce temps intérieur (au sens kantien et bergsonien du termE) que ne pourront jamais mesurer les horloges ni les calendriers. À la différence de Bergson, il le voit discontinu et intermittent. De cette façon sa vie lui apparaît comme une succession de morts. Un autre aspect est l'angoisse qui apparaît à la suite de cette intuition. Il faut absolument mentionner la théorie de la mémoire sensorielle, involontaire, spontanée, beaucoup plus fidèle que la mémoire intellectuelle et volontaire. C'est une nouvelle conception de l'art qui s'en dégage. Pour Proust, désormais, la mission principale dans la vie, c'est la littérature. Voilà ce qu'il note: «La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature; cette vie qui, en un sens, habite à cliaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir.» (Le Temps retrouvé). TEXTE LE PETIT MORCEAU DE MADELEINE Remarque: le texte présenté dans le manuel officiel est reproduit ici en caractères gras. Ce long passage est extrait du début du premier tome. Le Narrateur, déjà à l'âge adulte, goûte, un jour d'hiver, un morceau de madeleine trempé dans du thé. Au même instant il est envahi par un plaisir délicieux. Il s'efforce d'en trouver la cause et, nous autres lecteurs, nous assistons à ce pénible effort de reménwration. C'est une expérience psychologique d'une importance capitale pour la compréhension de l'univers littéraire proustien. C'est le «miracle», la révélation de la mémoire involontaire, qui, ayant le pouvoir de ressusciter le passé, aboutit au temps retrouvé. Des impressions du passé restent enfouies dans le subconscient (l'inconscienT) et, par un phénomène de mémoire affective, peuvent renaître lorsque à nouveau se présentent à nous les sensations qui les ont accompagnées jadis. Ce sont ces associations qui assurent justement notre victoire sur le Temps; elles sont rares, très rares, et le but de l'ouvre d'art est de les fixer et de les exploiter. Voilà pourquoi l'ouvre de Proust est un vrai et sincère hommage à l'art auquel il vouait un véritable culte mystique. Grâce à l'art nous passons du Temps à l'Eternité, de ce monde contingent à un autre inonde. Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée ". perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matérieL) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher'", n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre , contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai . Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée' d'une coquille de Saint-Jacques . Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. D m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour'79, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent , mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l'appréhender"" ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois'82 que l'esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. |
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