Essais littéraire |
A la naissante aurore du romantisme règne une femme, Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), pseudonyme de Marceline-Félicité-Josephe Desbordes, épouse de François-Prosper Lanchantin, dit Valmore. Deux siècles et demi après Louise Labé, un peu plus même, apparaît une femme poète dont le génie est digne de celui de la Belle Cordière. Sa vie commence comme un roman. Sa famille ayant été ruinée par la Révolution, sa mère, Catherine, décida de partir en Guadeloupe où une de ses cousines avait fait fortune. Elle emmena Marceline. De Paris à Bordeaux, pour subsister et poursuivre le voyage, l'adolescente, dont les études ne dépassent pas l'école primaire, joue des rôles de fillette ou d'ingénue dans les théâtres : Rochefort, Pau, Toulouse, Tarbes, faisant ainsi l'apprentissage d'une vie qui sera errante. Finalement, on embarque, et, malgré les escadres de Nelson, on atteint Basse-Terre en 1801. Au lieu d'un paradis, elles trouvent un territoire en état d'émeute où sévit une épidémie de fièvre jaune dont la mère meurt bientôt. De retour à sa ville natale, Douai, Marceline débute comme cantatrice. Ce sera désormais sa vocation. Elle chante à Rouen avant d'entrer, grâce à la protection de Grétry, à l'Opéra-Comique. Des liaisons se nouent, l'une d'elles la laissera brisée. Elle a un fils, peut-être d'Henri de Latouche, qui mourra à l'âge de cinq ans. Allant de théâtre en théâtre, à la Monnaie de Bruxelles, elle connait un vif succès en interprétant la Rosine du Barbier de Séville. C'est là qu'elle rencontre le comédien Valmore : ils se marient en 1817. Deux ans après paraît son premier recueil. Le couple connaît une existence précaire, à croire que depuis son enfance Marceline est prédestinée à la misère et au malheur. Sans avoir, comme elle le dit elle-même, « rien appris, rien lu » elle est naturellement poète, les circonstances de sa vie l'inspirant et la conduisant vers la douceur mélancolique de l'élégie. Son mari n'a pas non plus de chance. Tandis qu'il court après le cachet, à Paris, à Lyon, à Rouen, à Bordeaux, à Milan, à Paris de nouveau, Marceline qui abandonne son métier de cantatrice dès 1823, est mère par trois fois : Hippolyte, Hyacinthe qui sera Ondine, Inès. Elle connaît des amitiés fidèles : Mme Récamier, Mlle Mars, la musicienne Pauline Duchambge la protègent. La publication des livres de poésie apporte de la lumière dans cette vie bohème, dans cette odyssée romanesque assombrie par la misère latente, les amours malheureuses, les souffrances durables. Après le premier livre, ce seront successivement : Élégies et poésies nouvelles, 1825, Poésies, 1830, les Pleurs, 1833, Pauvres fieurs, 1839, Bouquets et prières, 1843. Un choix a été préfacé par Sainte-Beuve. Elle a donné des contes en prose. La muse de la Muse française est appréciée par les plus grands et comme sa poésie est en avance sur son temps, laissant préfigurer le symbolisme de Verlaine, l'admiration durera longtemps. Il faut répéter ce que disent d'elle les poètes émus par tant de grâce et tant de talent. Début 1821, Victor Hugo écrit : « Sa douleur est toute terrestre, à moins qu'elle ne devienne maternelle. Il me semble que Mme Des-bordes-Valmore n'a encore obtenu que la moitié du triomphe réservé à un talent tel que le sien; ses vers passionnés vont au cour; qu'elle leur imprime un caractère religieux, ils iront à l'âme. » En 1839, Lamartine la salue : ...l'oiseau que ta voix imite T'a prêté sa plainte et ses chants, Et plus le vent du nord agite La branche où ton malheur s'abrite, Plus ton âme a des cris touchants. Vigny la proclame « le plus grand esprit féminin de son temps ». Alexandre Dumas veut préfacer les Pleurs. En 1842, Sainte-Beuve la définit avec enthousiasme : « Si quelqu'un a été servi dès le début, c'est bien elle : elle a chanté comme l'oiseau chante, comme la tourterelle gémit, sans autre science que l'émotion du cour, sans autre moyen que la note naturelle. De là, dans les premiers chants surtout qui lui sont échappés, avant aucune lecture, quelque chose de particulier et d'imprévu, d'une simplicité un peu étrange, élégamment naïve, d'une passion ardente et ingénue, et quelques-uns de ces accents inimitables qui vivent et qui s'attachent pour toujours dans les mémoires aimantes à l'expression de certains sentiments, de certaines douleurs. » Il semble que son entourage conspire pour ajouter à sa tristesse. Sa fille Inès, phtisique, meurt à sa majorité; ses amies Mme Récamier et M"c Mars disparaissent à leur tour; Ondine perd son unique enfant à quatre mois et meurt à trente ans; le frère de Marceline, Félix, est mort et morte est Pauline Duchambge. Lorsque la plus belle incarnation du romantisme chez les femmes, Marceline Desbordes-Valmore, brisée par ces deuils, par la misère et l'abandon, par ses déchirements, quittera ce monde, ce sera dans un triste logement de la rue de Rivoli. Un de ses amis fervents, Gustave Revillod, recueillera à Genève ses Poésies inédites qui ne sont pas des fonds de tiroir puisqu'elles contiennent des chefs-d'ouvre. On s'apercevra que Marceline représente un phénomène poétique. Poète à l'état sauvage et non femme de haute culture, elle a su faire chanter son désespoir en notes vaporeuses, dans des tons ombrés, avec de la douleur et de la tendresse, un art que l'on dirait verlainien s'il n'était apparu avant le Verlaine des Romances sans parole. C'est par Arthur Rimbaud que ce dernier la découvrit et il devait en être profondément marqué : « Nous proclamons à haute et intelligible voix que Mme Desbordes-Valmore est tout bonnement la seule femme de génie et de talent de ce siècle, en compagnie de Sappho peut-être et de sainte Thérèse. » Ainsi, après les grands romantiques, cette sour de Lamartine qui vibrait tant à sa lecture comme devant Vigny, car elle était tout enthousiasme et tout amour devant la poésie, cette femme simple et sans apprêts qui annonçait le symbolisme, cet être de souffrance qui changeait le mal en rêve, fut aimée et admirée par les plus difficiles. Même ce misogyne de Barbey d'Aurevilly l'a reconnue : « C'est la passion et la pudeur dans leurs luttes pâles ou rougissantes, c'est la passion avec ses flammes, ses larmes, j'allais presque dire son innocence, tant ses regrets et ses repentirs sont amers! La passion avec son cri surtout. C'est quand elle est poète, la poésie du cri que Mme Desbordes-Valmore! » Et l'on ne peut se dispenser de citer Baudelaire : « Si le cri, si le soupir naturel d'une âme d'élite, si l'ambition désespérée du cour, si les facultés soudaines, irréfléchies, si tout ce qui est gratuit et vient de Dieu suffisent à faire le grand poète, Marceline Valmore est et sera toujours un grand poète. Il est vrai que si vous avez le temps de remarquer tout ce qui lui manque de ce qui peut s'acquérir par le travail, sa grandeur se trouvera singulièrement diminuée, mais au moment même où vous vous sentirez le plus impatienté et désolé par la négligence, par le cagot, par le trouble, que vous prenez, vous, homme réfléchi et toujours responsable, pour un parti pris de paresse, une beauté soudaine inattendue, non égalable, se dresse, et vous voilà enlevé irrésistiblement au fond du ciel poétique. Jamais aucun poète ne fut plus naturel, aucun ne fut jamais moins artificiel. Personne n'a pu imiter ce charme; parce qu'il est tout original et natif. » L'Enfance et la mémoire. Celui qui se limiterait à la lecture du poème de Marceline Desbordes-Valmore le plus répandu, celui des anthologies et des récitations scolaires, l'Oreiller d'un enfant, pourrait ne pas comprendre tant d'enthousiasme chez les plus grands, non que le poème soit négligeable, mais parce que, mièvre, il lui reste un peu de Mme Deshoulières : Cher petit oreiller! doux et chaud sous ma tête, Plein de plume choisie; et blanc! et fait pour moi! Quand on a peur du vent, des loups et de la tempête, Cher petit oreiller! que je dors bien sur toi! N'oublions pas que Marceline fit partie des humiliés de la vie. « Faible, dit Anatole France, elle obsédait les puissants pour leur arracher des grâces. » Pour parler plus simplement, elle était astreinte, comme maints poètes (il suffit de lire la Correspondance de Baudelaire pour voir qu'il fut son frère en impécuniosité) à demander des aides, en bref une discrète mendicité. Or, Pauline Duchambge mettait en musique ces romances sentimentales qui permettaient à Marceline de gagner sa vie. Cependant, elle est tellement authentiquement poète, tellement artiste qu'elle peut arriver à ce qu'une simple berceuse touche à la féerie, au charme des comptines : Si l'enfant sommeille, Il verra l'abeille, Quand elle aura fait son miel. Danser entre terre et ciel. Si l'enfant repose, Un ange tout rose, Que la nuit seule on peut voir, Viendra lui dire : « Bonsoir! » Si l'enfant est sage. Sur son doux visage, La Vierge se penchera, Et longtemps lui parlera. Si mon enfant m'aime, Dieu dira lui-même : J'aime cet enfant qui dort. Qu'on lui porte un rêve d'or! « Fermez ses paupières. Et sur ses prières, De mes jardins pleins de fleurs Faites glisser les couleurs. « Ourlez-lui des langes Avec vos doigts d'anges, Et laissez sur son chevet Pleuvoir votre blanc duvet... D'autres poèmes pour enfants sont teintés de réalisme bien doux, bien pâle, qui put plaire à des mentalités sensibles autres que celles d'aujourd'hui. Comment Marceline vint-elle à la poésie? Elle renonça au théâtre et chanta d'une autre façon. Mais nul ne nous renseignera mieux qu'elle-même : « Le bruit de ma voix me faisait pleurer; mais la musique roulait dans ma tète malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l'insu de mes réflexions. Je fus forcée de les jeter sur le papier pour me délivrer de ce frappement fiévreux; et l'on me dit que ce que je venais d'écrire était une élégie. » Si sa plus grande gloire n'est pas dans ces premiers poèmes, ils ne sont pas, malgré des défauts, inintéressants. Marceline poursuit : « M. Alibert, qui soignait ma santé devenue très frêle, me conseilla d'écrire, comme moyen de guérison, n'en connaissant pas d'autre. J'ai suivi l'ordonnance sans avoir rien appris, rien lu, ce qui me causa longtemps une fatigue pénible, car je ne pouvais jamais trouver de mots pour rendre ma pensée. » Marceline ne sera pas un esprit fort. L'amante et la mère sont présentes chez elle : elle est entièrement femme au sens où on l'entendait alors. Elle a écrit pour l'enfant, elle a aussi naturellement fait revivre sa propre enlànce dans ses vers, ayant la passion de sa Flandre natale qu'elle a fait revivre avec une intensité particulière. Comme Colette fera revivre sa mère, Marceline ne cesse dans maints poèmes de la revoir. Dans Tristesse, elle évoque ce passé : N'irai-je plus courir dans l'enclos de ma mère? N'irai-je' plus m'asseoir sur les tombes en fleurs? D'où vient que des beaux ans la mémoire est amère? D'où vient qu'on aime tant une joie éphémère? D'où vient que d'en parler ma voix se fond en pleurs? C'est que, pour retourner à ces fraîches prémices, A ces fruits veloutés qui pendent au berceau, Prête à se replonger aux limpides calices De la source fuyante et des vierges délices, L'âme hésite à troubler la fange du ruisseau. Quel effroi de ramper au fond de sa mémoire, D ensanglanter son cour aux dards qui l'ont blessé, De rapprendre un affront que l'on crut effacé, Que le temps... que le ciel a dit de ne plus croire, Et qui siffle aux lieux même où la flèche a passé! Oui! c'était une fête, une heure parfumée; On moissonnait nos fleurs, on les jetait dans l'air; Albertine riait sous la pluie embaumée; Elle vivait encor; j'étais encore aimée! C'est un parfum de rose... il n'atteint pas l'hiver. Et aussi dans l'Impossible : Quand l'amour de ma mère était mon avenir. Quand on ne mourrait pas encor dans ma famille, Quand tout vivait pour moi, vaine petite fille! Quand vivre était le ciel, ou s'en ressouvenir; Quand j'aimais sans savoir ce que j'aimais, quand l'âme Me palpitait heureuse, et de quoi? Je ne sais; Quand toute la nature était parfum et flamme, Quand mes deux bras s'ouvraient devant ces jours... passés. De telles intonations étonnent tant elles diffèrent de celles de ses frères romantiques par une spontanéité qu'ils ne rejoignent guère. Et pourtant, elle n'est pas toujours éloignée de ce Lamartine qu'elle aime tant et dont elle a parfois la prolixité. Des titres encore : Sol natal, Jours d'été, la Fileuse et l'enfant sont significatifs de sa nostalgie du passé. Voici le début de la Maison de ma mère : Maison de la naissance, ô nid, doux coin du monde! Ô premier univers où mes pas ont tourné! Chambre ou ciel, dont le cour garde la mappemonde, Au fond du temps je vois ton seuil abandonné. Je m'en irai aveugle et sans guide à ta porte. Toucher le berceau nu qui daigna me nourrir; Si je deviens âgée et faible, qu'on m'y porte! Je n'y pu vivre enfant; j'y voudrais bien mourir; Marcher dans notre cour où croissait un peu d'herbe, Où l'oiseau de nos toits descendait boire, et puis, Pour coucher ses enfants, becquetait l'humble gerbe, Entre les cailloux bleus que mouillait le grand puits! Et toujours la mémoire dans Sol natal . Mémoire! étang profond couvert de fleurs légères; Lac aux poissons dormeurs tapis dans les fougères, Quand la pitié du temps, quand son pied calme et sûr, Enfoncent le passé dans ton flot teint d'azur, Mémoire! au moindre éclair, au moindre goût d'orage, Tu montres tes secrets, tes débris, tes naufrages, Et sur ton voile ouvert les souffles les plus frais, Ne font longtemps trembler que larmes et cyprès! On voudrait citer tant de poèmes ! Il y a toujours la note de vérité, le rien qui vient de soi et qu'aucune tradition littéraire ne saurait apporter, comme dans Un Ruisseau de la Scarpe : Oui, j'avais des trésors... j'en ai plein ma mémoire. J'ai des banquets rêvés où l'orphelin va boire. Oh ! quel enfant des bleds, le long des chemins verts. N'a, dans ses jeux errants, possédé l'univers? Emmenez-moi, chemins!... Mais non, ce n'est plus l'heure, Il faudrait revenir en courant où l'on pleure. Sans avoir regardé jusqu'au fond du ruisseau Dont la vague mouilla l'osier de mon berceau. Il courait vers la Scarpe en traversant nos rues Qu'épurait la fraîcheur de ses ondes accrues; Et l'enfance aux longs cris saluait son retour Qui faisait déborder tous les puits alentour. Écoliers de ce temps, troupe alerte et bruyante, Où sont-ils vos présents jetés à l'eau fuyante? Le livre ouvert, parfois vos souliers pour vaisseaux, Et vos petits jardins de mousse et d'arbrisseaux? Air natal ! aliment de saveur sans seconde, Qui nourrit tes enfants et les baise à la ronde; Air natal imprégné des souffles de nos champs, Qui fait les cours pareils et pareils les penchants. Marceline l'Amoureuse. Dans les plus belles élégies, Marceline livre sans cesse la chanson de la mal-aimée. Pour elle qui n'a jamais triché, l'amour est offrande et don total de soi-même, le cour, le corps et l'âme, et c'est une source de joies extraordinaires autant que rapides et de tristesses qui peuvent durer tout le temps d'une vie. Jusqu'à la mort, elle dira l'homme aimé dont elle taira le nom et pleurera l'abandon, exaltant son amour plus plein et'plus grand peut-être d'avoir été déçu. Cet amour est ce qui la ramène constamment à la poésie; il est la voix sans réponse qui se répète en mille variations, avec ses plaintes et ses appels, ses pudeurs et ses cris passionnés qu'elle ne peut retenir. Ce bel amour trahi, espérant contre toute espérance, se dépasse lui-même dans le chant de la vie plus forte que tout, car l'amour ne vit que par la vie. L'élégie éplorée, l'élégie de ceux qui se complaisent à leurs propres larmes, chez elle prend un autre ton. Point de ces épanche-ments lyriques qui ne sont souvent qu'un mode théâtral d'exaltation du moi. Mais, écoutons ces appels : Ma sour, il est parti! ma sour, il m'abandonne! Je sais qu'il m'abandonne et j'attends et je meurs, Je meurs. Embrasse-moi, pleure pour moi... pardonne... Je n'ai pas une larme et j'ai besoin de pleurs. Tu gémis? Que je t'aime! Ah! jamais le sourire Ne te rendis plus belle aux plus beaux de nos jours. Tourne vers moi les yeux, si tu plains mon délire. Si tes yeux ont des pleurs, regarde-moi toujours. Mais retiens tes sanglots. Il m appelle, il me touche, Son souffle en me cherchant vient d'effleurer ma bouche. Laisse, tandis qu'il brûle et passe autour de nous, Laisse-moi reposer mon front sur tes genoux. Ici, Marceline, maladroite, n'est guère économe de mots. Peu à peu, elle trouvera plus de rigueur : Quand il pâlit un soir, et que sa voix tremblante S éteignit tout à coup dans un mot commencé; Quand ses yeux, soulevant leur paupière brûlante, Me blessèrent d'un mal dont je le crus blessé; Quand ses traits plus touchants, éclairés d'une flamme Qui ne s'éteint jamais. S'imprimèrent vivants dans le fond de mon âme : Il n'aimait pas, j'aimais! Certaines élégies sont des messages en vers, des lettres amoureuses, des billets jetés dans le feu de la passion : . Nous mourrons désunis; n'est-ce pas, tu le veux? Pour t'oublier, viens voir!... qu'ai-je dit? vaine étude, Où la nature apprend à surmonter ses cris. Pour déguiser mon cour, que m'avez-vous appris? La vérité s'élance à mes lèvres sincères; Sincère, elle t'appelle, et tu ne l'entends pas! Sincère : cela l'exprime tout entière. C'est le titre qu'elle donne à un poème léger comme une chanson : Veux-tu l'acheter? Mon cour est à vendre. Veux-tu l'acheter, Sans nous disputer? Dieu l'a fait d'aimant. Tu le feras tendre; Dieu l'a fait d'aimant Pour un seul amant! Moi, j'en fais le prix; Veux-tu le connaître? Moi, j'en lais le prix; N'en sois pas surpris. L'âme doit courir Comme une eau limpide; L'âme doit courir, Aimer! et mourir. Elle sait la chanson douce « qui ne pleure que pour vous plaire » dira Verlaine. Elle aime les échos : Quand les cloches du soir, dans leur lente volée, Feront descendre l'heure au fond de la vallée; Quand tu n'auras plus d'amis, ni d'amours près de toi; Pense à moi! pense à moi! Car les cloches du soir avec leur voix sonore, A ton cour solitaire iront parler encore; Et l'air fera vibrer ces mots autour de toi : Aime-moi! aime-moi! On ne se lasse pas d'écouter ses accents, comme dans Avant toi : Ma vie, elle avait froid, s'alluma dans la tienne, Et ma vie a brillé, comme on voit au soleil, Se dresser une fleur sans que rien la soutienne; Rien qu'un baiser de l'air, rien qu'un rayon vermeil, Un rayon curieux, altéré de mystère, Cherchant sa fleur d'exil attachée à ia terre. Et si tu descendis de si haut pour me voir, C'est que je t'attendais à genoux, mon espoir! Ou bien quand elle dit les Séparés : N'écris pas. Je suis triste, et je voudrais m'éteindre. Les bçaux étés sans toi, c'est fa nuit sans flambeau. J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre, Et frapper à mon cour, c'est frapper au tombeau. N'écris pas! Et, dans Ma Chambre, une voix si douce, si émouvante, si musicale. Ô Verlaine! celle que tu admirais tant a trouvé avant toi ces rythmes simples, ces mots de tous les jours si bien unis, si bien mariés, ce dépouillement qui fait la vraie poésie : Ma demeure est haute, Donnant sur les deux; La lune en est l'hôte, Pâle et sérieux : En bas que l'on sonne, Qu'importe aujourd'hui? Ce n'est plus personne, Quand ce n'est plus lui! Aux autres cachée, Je brode mes fleurs; Sans être fâchée, Mon âme est en pleurs; Le ciel bleu sans voiles, Je le vois d'ici; Je vois les étoiles : Mais l'orage aussi! On voudrait citer en écho « Le ciel est par-dessus le toit... » Un écho du classicisme passe parfois, mais en ce qu'il a de meilleur : Parle-moi doucement! sans voix, parle à mon âme; Le souffle appelle un souffle, et la flamme une flamme. Entre deux cours charmés il faut peu de discours, Comme à deux filets d'eau peu de bruit dans leur cours. Et un rien de Racine ne se cache-t-il pas dans les vers qui suivent? Sais-tu ce qu'il m'a dit? Des reproches... des larmes Il sait pleurer, ma sour! Ô Dieu! que sur son front la tristesse a de charmes! Que j'aimais de ses yeux la brûlante douceur! Sa poésie est-elle toujours innocente? Sans doute témoigne-t-elle de plus d'art et de plus de connaissance qu'elle ne l'avoue elle-même. D'un recueil à l'autre apparaît plus de qualité. Son secret est de ne jamais perdre sa spontanéité première. Et puis, comme elle a dit, « la musique roulait dans ma tête malade » : les mélodies qu'elle chantait lui ont laissé leurs douces harmonies. « La terre ne rompt pas ce que le ciel assemble. » Elle n'est pas plus femme que mère. Les deux en elle s'unissent. Dans Un nouveau-né, elle s'écrie : Bien venu, mon enfant, mon jeune, mon doux hôte! Depuis une heure au monde : oh! que je t'attendais! Que j'achetais ta vie! hélas! est-ce ta làute? Oh! non, ce n'est pas toi qu'en pleurant je grondais. Toi, ne souffrais-tu pas, même avant que de naître? Ne m'as-tu pas aidée enfin à nous connaître? Oui, tu souffrais aussi, petite ombre de moi, Enfant né de ma vie où je reste pour toi. Et dans Prière pour mon amie : Un enfant! un enfant! ô seule âme de l'âme! Palme pure arrachée au malheur d'être femme! Hippolyte, Ondine, Inès : ses trois enfants lui inspirent des poèmes divers. Ainsi, A mon fils après l'avoir conduit au collège : Quand on pense qu'il faut s'en détacher vivante. Lui choisir une cage inconnue et savante, Le conduire à la porte et dire : « Le voilà ! Prenez, moi je m'en vais... » - C'est Dieu qui veut cela! Même chant quand elle écrit Ondine à l'école qui fait penser non seulement par la similitude du titre, mais aussi par ce qui lui ressemble à la Colette de Claudine à l'école : Vous entriez, Ondine, à cette porte étroite. Quand vous étiez petite, et vous vous teniez droite; Et quelque long carton sous votre bras passé Vous donnait on ne sait quel air grave et sensé Qui vous rendait charmante. Aussi votre maîtresse Vous regardait venir, et fière avec tendresse, Opposant votre calme aux rires triomphants, Vous montrait pour exemple à son peuple d'enfants; Et du nid studieux l'harmonie argentine Poussait à votre vue : « Ondine! Ondine! Ondine! » Deux poèmes pour Inès étonnent par ce qui les sépare. Le premier, intitulé Inès, touche à l'élégie : Je ne dis rien de toi, toi, la plus enfermée, Toi, la plus douloureuse, et non la moins aimée! Toi, rentrée en mon sein, je ne dis rien de toi Qui souffres, qui te plains, et qui meurs avec moi! Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée, Ce que je te vouais de tendresse ignorée? Connais-tu maintenant, me l'ayant emporté, Mon cour qui bat si triste et pleure à ton côté? Le second, Amour partout, prend un ton populaire se référant au langage d'époque : T'es ma fille! T'es ma poule! T'es le petit cour qui roule Tout à l'entour de mon cour! T'es le p'tit Jésus d'ta mère! Tiens! gnia pas d'souffrance amère Que ma fill' n'en soit l'vainqueur. Gnia pas à dir, faut qu'tu manges. Quoiqu'tu vienn's d'avec les anges, Faut manger pour bien grandir. Mon enfant, j't'aim'tant qu'ça m'iasse C'est comme un' cord' qui m'enlace, Qu'ça finit par m'étourdir. Que qu'ça m'fait si m' manqu' queuqu'chose, Quand j'vois ton p'tit nez tout rose, Tes dents blanch's comm' des jasmins; J'prends tes yeux pour mes étoiles, Et quand j'te sors de tes toiles J'tiens l'bon Dieu dans mes deux mains. Ne pense-t-on pas à un poète patoisant de ch'nord comme Des-rousseaux, aux vieilles complaintes? Et puis, n'y a-t-il pas déjà un zeste de Laforgue, un rien de Corbière? Sans cesse chez Marceline, des chansonnettes en vers courts alternent avec les poèmes d'une inspiration plus grave. Elle peut chanter comme Verlaine, comme Apollinaire, comme Carco, on le voit ici : Vous aviez mon cour, Moi j'avais le vôtre; Un cour pour un cour, Bonheur pour bonheur. Tant de diversité, tant de liberté dans l'écriture émerveille, et aussi que partout, toujours, on reconnaisse la même personnalité, la même voix à travers tant de voix diverses, une musique douce, ineffable unissant le tout dans son harmonie mystérieuse. La mère, l'amante ont la même caresse dans le chant. « Pour regarder de près ces aurores nouvelles. » « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches », écrira Verlaine, si proche des Roses de Saadi de Marceline, ces tercets chargés de parfums voluptueux : J'ai voulu, ce matin, te rapporter des roses; Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes Que les nouds trop serrés n'ont pu les contenir. Les nouds ont éclaté. Les roses envolées Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir. La vague en a paru rouge et comme enflammée : Ce soir ma robe encore en est tout embaumée... Respires-en sur moi l'odorant souvenir. Les noms de poètes qui s'imposent à nous en la lisant ne viennent pas des périodes qui l'ont précédée, mais de celles qui suivent, et son influence, évidente sur Verlaine et les symbolistes, est plus secrète chez d'autres. Ainsi, Francis Jammes qui aima Clara d'Ellé-beuse n'a-t-il pas lu certaine Rose flamande de Marceline? Il y a dans ce poème en décasyllabes avec césure au cinquième pied, non seulement une coupe peu usitée, mais aussi un ton de simplicité inhabituel en son temps : C'est là que j'ai vu Rose Dassonville, Ce mouvant miroir d'une rose au vent. Quand ses doux printemps erraient par la ville. Ils embaumaient l'air libre et triomphant. Et chacun disait en perçant la foule : « Quoi! belle à ce point?... Je veux voir aussi... » Et Penfant passait comme l'eau qui coule Sans se demander : « Qui voit-on ici? » Un souffle effeuilla Rose Dassonville. Son logis cessa de fleurir la ville, Et, triste aujourd'hui comme le voilà. C'est là! « Et l'enfant passait comme l'eau qui coule » : on pense encore au Pont Mirabeau né du rythme d'une chanson de toile médiévale. Et l'on peut trouver aussi dans ce court poème, d'apparence anodine, un peu de ce fantastique quotidien qui plaira tant chez Mac Orlan ou dans certains poèmes d'Armand Lanoux. Dans maints poèmes religieux, comme ce Cantique des mères, on pense à Charles Péguy : Reine pieuse aux flancs de mère, Écoutez la supplique amère. Des veuves aux rares deniers, Dont les fils sont vos prisonniers : Si vous voulez que Dieu vous aime Et pardonne au geôlier lui-même, Priez d'un salutaire effroi Pour tous les prisonniers du roi! Poète d'avenir, plus que les plus grands, elle laisse pressentir tant de voix! Après celles que nous venons de citer, c'est presque trop facile d'en trouver d'autres, du symbolisme à nos jours. Et l'on peut même évoquer l'Aragon de la Résistance : Savez-vous que c'est grand tout un peuple qui crie! Savez-vous que c'est triste une ville meurtrie. Appelant de ses soeurs la lointaine pitié. Et cousant au linceul sa livide moitié. Écrasée au galop de la guerre civile! Savez-vous que c'est froid le linceul d'une ville! Et qu'en nous revoyant debout sur quelques seuils Nous n'avions plus d'accents pour lamenter nos deuils! Quand Eluard écrira : « Que voulez-vous la porte était fermée... » il se souviendra de Marceline. Elle n'a pas été insensible à la Révolution lyonnaise de 1834. Un poème encore. Dans la rue par un jour funèbre de Lyon, fait parler « la Femme » : Nous n'avions plus d'argent pour enterrer nos morts. Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles; Et les corps étendus, troués par les mitrailles, Attendent un linceul, une croix, un remords. Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe. Où va-t-il? Au Trésor, toucher le prix du sang. Il en a bien verse... mais sa main n'est pas lasse; Elle a, sans le combattre, égorgé le passant. Les vivants n'osent plus se hasarder à vivre. Sentinelle soldée, au milieu du chemin, La mort est un soldat qui vise et qui délivre Le témoin révolté qui parlerait demain... Et à ces anathèmes, à la fin du poème, comme des pleureuses antiques, répond la voix « des Femmes » : Prenons nos rubans noirs, pleurons toutes nos larmes; On nous a défendu d'emporter nos meurtris : Ils n'ont fait qu'un monceau de leurs pâles débris : Dieu! bénissez-les tous; ils étaient tous sans armes! Et quelle haute lamentation encore dans les Prisons et les prières : Pleurez : comptez les noms des bannis de la France; L'air manque à ces grands cours où brûle tant d'espoir. Jetez la palme en deuil, au pied de leur souffrance; Et passons : les geôliers seuls ont droit de les voir! IPidé! nous n'avons plus le temps des longues haines : La haine est basse et sombre; il fait jour! il fait jour! Ô France! il faut aimer, il faut rompre les chaînes, Ton Dieu, le Dieu du peuple a tant besoin d'amour! Et voudrait-on trouver une Marceline baudelairienne, que rien ne serait plus aisé : Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe, Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace. Va voir! et ne reviens qu'après avoir touché Le rêve... mon beau rêve à la terre caché. Moi, je veux du silence, il y va de ma vie; Et je m'enferme où rien, plus rien ne m'a suivie; Et de mon lit étroit d'où nul sanglot ne sort. J'entends courir le siècle à côté de mon sort. Le siècle qui s'enfuit grondant devant nos portes, Entraînant dans son cours comme des algues mortes Les noms ensanglantés, les voux, les vains serments, Les bouquets purs, noués de noms doux et charmants. Les amis passent dans les poèmes qu'elle leur dédie. A M. Alphonse de Lamartine, elle écrit : Jamais, dans son errante alarme, ILa Péri, pour porter aux cieux. Ne puisa de plus humble larme Que le pleur plein d'un triste charme Dont les chants ont mouillé mes yeux. Mais dans ces chants que ma mémoire Et mon cour s'apprennent tout bas, Doux à lire, plus doux à croire, Oh! n'as-tu pas dit le mot gloire? Et ce mot, je ne l'entends pas. Je suis l'indigente glaneuse Qui d'un peu d'épis oubliés A paré sa gerbe épineuse, Quand ta charité lumineuse Verse du blé pur à mes pieds. Elle dit la mort de Mme Emile de Girardin : La mort vient de frapper les plus beaux yeux du monde. Nous ne les verrons plus qu'en saluant les cieux. Oui, c'est aux cieux, déjà! que leur grâce profonde Comme un aimant d'espoir semble attirer nos yeux. Belle étoile aux longs cils qui regardez la terre, N'ètes-vous pas Delphine enlevée aux flambeaux, Ardente à soulever le splendide mystère Pour nous illuminer dans nos bruyants tombeaux? Familière et douce, elle semble prendre le bras de son amie, Pauline Duchambge, dans le poème qui lui est dédié : Nous disions tout l'une à l'autre sincère; Larme pour larme et le cour dans le cour. Si le bonheur est de croire, ô ma chère, Qu'un toit si simple abrita de bonheur! Marceline, poète de l'amour, est aussi le poète de l'amitié; poète de la maternité, elle est aussi le poète de l'enfance; fraternelle, elle se penche sur le sort de l'homme. Bonne, compatissante, ses poèmes ne sont pas des blocs de marbre souverain et inattaquable, fermés sur eux-mêmes, mais des messages destinés à rejoindre autrui. Nous sommes loin de l'égocentrisme romantique. « Adieu, sourire, adieu jusque dans l'autre vie. » Les deuils, tant de deuils! lui ont dicté des poèmes qui échappent aux conventions habituelles des consolations et des vers funèbres. Parce qu'elle est vérité et sincérité, elle oublie les lieux communs de la mort, elle qui est la vie. Voici sa Prière : Ne me fais pas mourir sous les glaces de l'âge, Toi qui formas mon cour du pur feu de l'amour; Rappelle ton enfant du milieu de l'orage. Dieu! j'ai peur de la nuit. Que je m'envole au jour! Après ce que j'aimai je ne veux pas m'éteindre; Je ne veux pas mourir dans le deuil de sa mort : Que son souffle me cherche, attaché sur mon sort, Et défende au froid de m'atteindre. Laisse alors s'embrasser dans leur étonnement, Et pour l'éternité, deux innocentes flammes. Hélas! n'en mis-tu pas le doux pressentiment Dans le fond d'un baiser où s'attendaient nos âmes. Voici des vers de son Soleil lointain : « Vos sanglots se perdront dans de longs cris de joie. Quand vous verre?, la mort Bercer aux pieds de Dieu son innocente proie, Comme un agneau qui dort. « La mort, qui reprend tout, sauve tout sous ses ailes. Sa nuit couve le jour. Elle délivre l'âme, et les âmes entre elles Savent que c'est l'amour! » Sa ferveur religieuse est aussi ardente, aussi passionnée, aussi pathétique que ses émotions d'amante. Dans sa plus belle pièce, la Couronne effeuillée, malgré un défaut au troisième vers, apparaît une émouvante simplicité, et l'on pense au Mystère de Jésus des Pensées de Pascal, comme à l'écho de Verlaine dans les sonnets de Sagesse : « Mon Dieu m'a dit... » Gérard d'Houville a parlé de « ce divin poème où elle semble partir pour le royaume de Dieu, avec toute la grâce et le deuil d'une reine douloureuse ». Pour Anatole France, c'est un des plus beaux poèmes qu'on ait jamais écrit : J'irai, j'irai porter ma couronne effeuillée Au jardin de mon Père où revit toute fleur; J'y répandrai longtemps mon âme agenouillée : Mon Père a des secrets pour vaincre la douleur. J'irai, j'irai lui dire, au moins avec mes larmes : « Regardez, j'ai souffert... » Il me regardera, Et sous mes jours changés, sous mes pâleurs sans charmes Parce qu'il est mon Père, il me reconnaîtra. Il dira : « C'est donc vous, chère âme désolée; La terre manque-t-elle à vos pas égarés? Chère âme, je suis Dieu : ne soyez plus troublée; Voici votre maison, voici mon cour, entrez! » Ô clémence! ô douceur! ô saint refuge! ô Père! Votre enfant qui pleurait, vous l'avez entendu! Je vous obtiens déjà puisque je vous espère Et que vous possédez tout ce que j'ai perdu. Vous ne rejetez pas la fleur qui n'est plus belle; Ce crime de la terre au ciel est pardonné! Vous ne maudirez pas votre enfant infidèle, Non d'avoir rien vendu, mais d'avoir tout donné. Dans Au Christ, Renoncement, les Sanglots, l'Église d'Arona ou l'Ame errante, la diversité du chant religieux apparaît. Paul Eluard, dans les Sanglots a recueilli comme exemple de « poésie intentionnelle » ces deux vers : Ciel! où m'en irai-je? Sans pieds pour courir! Le poème est surtout composé de distiques comme : Ah! l'enfer est ici; l'autre me fait moins peur : Pourtant le purgatoire inquiète mon cour. On m'en a trop parlé pour que ce nom funeste Sur un si faible cour ne serpente et ne reste; Et quand le flot des jours me défait fleur à fleur, Je vois le purgatoire au tond de ma pâleur. Elle rejoint la plus haute poésie chrétienne dans son Renoncement : Les fleurs sont pour l'enfant, le sel est pour la femme; Faites-en l'innocence et trempez-y mes jours. Seigneur, quand tout ce sel aura lavé mon âme. Vous me rendrez un cour pour vous aimer toujours ! Tous mes étonnements sont finis sur la terre, Tous mes adieux sont faits, l'âme est prête à jaillir; Pour atteindre à ses fruits protégés de mystère Que la pudique mort a seule osé cueillir. Ô Sauveur! Soyez tendre au moins à d'autres mères, Par amour pour la vôtre et par pitié pour nous ! Baptisez leurs enfants de nos larmes amères, Et relevez les miens tombés à vos genoux. Lorsque Jean Grosjean cite ces vers : Tu serais par la mort arraché de mes voux, Que pour te ressaisir mon âme aurait des yeux, Des lueurs, des accents, des larmes, des prières, Qui forceraient la mort à rouvrir tes paupières. il les situe parmi « les textes inusables, intemporels » et ajoute : « Ce pourrait être du xvie siècle comme du xxe, ou de l'espagnol comme de l'akkadien. » « J'appris à chanter en allant à l'école. » D'où vient chez Marceline Desbordes-Valmore cette hardiesse qui l'amène à une conception renouvelée du vers, mutilant le vieil alexandrin d'une de ses pattes? Écoutons Marcel Arland : « Oui, la trop sensible Marceline, toute de soupirs et de bonne volonté, mais si sincère et d'une grâce si ingénue! La mélodie jaillit d'elle, spontanément, souvent gauche et complaisante, mais soudain d'une émouvante pureté. Il n'y a rien de plus simple, dirait-on; sans doute, ni de plus rare; et c'est par là où Marceline, malgré son ignorance, rejoint certains trouvères, et déjà nous prépare au chant de Verlaine, qui d'ailleurs a repris quelques-uns de ses rythmes impairs. » Il dira, Verlaine, « de la musique avant toute chose » et pour cela il préférera l'impair, codifiant en quelque sorte l'art poétique de Marceline dans certains de ses poèmes. Lesquels? Ceux de mètres courts que nous avons cités; ceux où elle utilise le vers de onze pieds (cinq - césure - siX) comme dans la Fileuse et l'enfant : La blanche fileuse à son rouet penchée Ouvrait ma jeune âme avec sa vieille voix Lorsque j'écoutais, toute lasse et fâchée. Toute buissonnière en un saule cachée, Pour mon avenir ces mêmes d'autrefois. Et c'est toujours en rythmes impairs que la fileuse va doucement chanter en des strophes musicales et d'une harmonie entièrement nouvelle un chant qui semble, lui, venir de la nuit des temps, et dont voici un extrait : « L'été, lorsqu'un fruit fond sous votre sourire, Ne demandez pas : Ce doux fruit qui l'a fait? Vous direz : C'est Dieu, Dieu par qui tout respire! En piquant le mil l'oiseau sait bien le dire. Le chanter aussi par un double bienfait. « Si vous avez peur lorsque la nuit est noire, Vous direz : Mon Dieu, je vois clair avec vous! Vous êtes la lampe au fond de ma mémoire; Vous êtes la nuit, voilé dans votre gloire; Vous êtes le jour et vous brillez pour nous! » On retrouve ce mètre dans son Rêve intermittent d'une nuit triste où passe (lisons bien!) un écho de Virgile, celui qu'un Mallarmé ou un Valéry retiendront : Sans piquer son front vos abeilles, là-bas, L'instruiront, rêveuse, à mesurer ses pas; Car l'insecte armé d'une sourde cymbale Donne à la pensée une césure égale. Mallarmé, le maître sévère en musicalité, admirait le recueil les Pleurs. Verlaine retiendra Marceline parmi ses Poètes maudits. Verhaeren dans les Heures d'après-midi se souviendra des Roses de Saadi. Albert Samain reprendra en écho des vers languissants. Quant à la poésie féminine, elle s'imprégnera de Marceline, comme l'a souligné Yves-Gérard Le Dantec : « Elle fut la marraine indiscutable de toutes nos muses : Anna de Noailles, Gérard d'Hou-ville, Renée Vivien, Cécile Sauvage, Marie Noël. » On pourrait en ajouter d'autres, comme Catherine Pozzi ou Simone Weil. Notre anthologiste de la poésie des femmes, Jeanine Moulin, écrit : « Ils (ses verS) sont nés d'« un cour de génie », vivant jusqu'à l'extrême toutes les expériences que lui apporta le destin. Celles-ci furent nombreuses; aussi les thèmes de l'inspiration val-morienne - l'enfance, l'amour, la maternité, l'amitié, le sens de la solidarité humaine, la mort et Dieu - offrent-ils une diversité dont on ne rencontre que peu ou pas d'équivalent dans la poésie féminine. Pour en pénétrer toute la signification et toute la grandeur, il convient de narrer [...] l'existence d'un poète dont tous les biographes - Sainte-Beuve et Arthur Pougin, Benjamin Rivière et Boyer d'Agen, Lucien Descaves et Jacques Boulenger - reconnaissent qu'elle est la source majeure de son lyrisme. » Pour Fernand Gregh, Marceline est « une grande poétesse du cour qui a montré que le cour peut décidément être le plus grand des poètes, à condition qu'il batte dans la poitrine d'un artiste, même instinctif ». Il ajoute : « Elle est un des plus beaux triomphes du don sur la technique, et du génie sur le talent. » Georges-Emmanuel Clancier a aussi fort bien parlé d'elle, montrant que si elle appartient au romantisme par le temps de sa vie, « elle le dépasse par la sincérité et la pureté de son chant qui échappe aux modes et aux thèmes " d'époque " ». Cette « Notre-Dame des pleurs » comme l'a définie Lucien Descaves est tout sentiment et s'égale à ces romantiques qui parfois sont tout idée. Comme dit Claude Roy, « elle fait passer le courant du cour dans le vieil et neutre alexandrin des poètes néo-classiques ». Il ajoute : « Elle ne connaît d'autre école que celle de la musique - celle des musiciens, celle de son univers intérieur. » Pour nous, Marceline Desbordes-Valmore, malgré tant de témoignages d'admiration, tant de reconnaissances de sa valeur, est une des plus mal connues. Nous n'hésitons pas à la situer au niveau des plus grands maîtres du romantisme, car cette femme effacée, modeste, a eu le sens de l'avenir de la poésie et a tracé les chemins les plus durables et les mieux fréquentés. |
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