Essais littéraire |
Alors que s'élabore et se développe, dans ces années 1840, un socialisme français, que se noue et se dénoue le dialogue entre Marx et Proudhon, l'attention du public est attirée par les éclats d'une bataille retentissante, qui met aux prises les catholiques avec celui qui est devenu le professeur le plus illustre du royaume, Jules Michelet. Le lundi 14 avril 1845, à la Chambre des pairs, le comte de Tascher, rapporteur du comité des pétitions, entame une séance où le vénérable Collège de France va être sur la sellette : « Messieurs, quatre-vingt-neuf habitants de Marseille, presque tous électeurs, éligibles, dénoncent à la sollicitude de la Chambre le scandale que, suivant eux, certains professeurs du Collège de France donnent, depuis quelques années, aux honnêtes gens. » La Charte, disent les pétitionnaires, proclame la liberté des cultes, promet à chacun la protection qui lui est due, et cependant des professeurs, payés par l'État, professent un enseignement ouvertement hostile à la religion catholique, qui est celle de la majorité [...]. Ils font observer que les élèves de l'Ecole normale, obligés de suivre les cours du Collège de France, vont ensuite former aux enseignements de deux sophistes la jeunesse française poussée dans les collèges par le monopole. » Entre les ouvrages pernicieux des mêmes professeurs, les pétitionnaires signalent surtout le livre intitulé Le Prêtre, la Femme et la Famille, pamphlet dans lequel la sainte immutabilité du dogme catholique est assimilée à la mort ; l'autorité de l'Église traitée de joug dur et servile ; le catholicisme dénoncé comme un principe d'abrutissement et de dégradation pour les peuples... » L'honorable rapporteur veut bien admettre que ces reproches adressés au livre de Michelet sont fondés, mais il juge que les cours professés par celui-ci et par son collègue Edgar Quinet (c'est le deuxième professeur du Collège de France visé) ne doivent pas être confondus avec cet ouvrage. Il propose de passer à l'ordre du jour. Mais, prenant la parole, le marquis de Barthélémy, non content d'attaquer Michelet et Quinet, s'en prend à un troisième maître, « pour lequel on a créé une chaire de langue slave, langue bien peu importante à connaître au point de vue littéraire, puisqu'elle n'a pas de littérature ; l'un d'eux, dis-je, fatigué d'avoir à faire de telles leçons, a préféré inculquer à notre jeunesse les principes de je ne sais quelle religion dite le messianisme, religion éclose dans un cerveau germanique, d'après laquelle chaque homme serait un messie ». Cette fois est visé Adam Mickiewicz, auteur du Livre de la nation et des pèlerins polonais (traduit, nous l'avons vu, par Montalem-berT), titulaire de la chaire des littératures slaves au Collège de France depuis 1840. Michelet, Quinet, Mickiewicz, ou la triade infernale. Pour les deux premiers, les ennuis commencent en 1843, quand chacun de son côté entame un cours sur le même thème : les jésuites. L'idée est dans l'air ; l'année suivante, Eugène Sue en fera son sujet, dans la veine romanesque, au long de son Juif errant. La Compagnie de Jésus, inféodée à Rome, paraît la championne d'un catholicisme non seulement ultra-montain (celui de Lamennais l'a été), mais autoritaire et dogmatique. Expulsés de France sous Louis XV, les jésuites ont repris une place importante, souvent dissimulée, depuis la Restauration. Ils sont soupçonnés d'insuffler l'élan des campagnes menées contre l'Université et son monopole d'État. Dans sa première leçon, le 27 avril, Michelet fait endosser la responsabilité de la stérilité intellectuelle et morale de la France aux jésuites. Le texte en est reproduit sans son accord par un journal de gauche, La Patrie, tandis que Quinet, de son côté, traite de la littérature des jésuites. Tous les regards sont désormais braqués sur le Collège de France. Michelet y poursuit son cours devant une assistance serrée, dont une minorité réprobatrice et bruyante est prise à partie par les fidèles du professeur. Quinet, de son côté, défend dans son amphithéâtre la liberté de la chaire. Le charivari provoqué provoque à son tour les réactions de la presse. Le Siècle, désormais, reprend les leçons de Michelet et de Quinet ; des fragments sont cités par maints journaux. Le 11 mai 1843, en signe de solidarité, de nombreux collègues français et étrangers (dont Quinet, Mickiewicz, l'Allemand RankE) assistent à la leçon de Michelet, une nouvelle fois chahutée. L'Univers proteste contre « les chefs d'un nouveau parti anti-jésuite, anti-prêtre » ; l'évêque de Chartres fulmine, mais, aussitôt, le directeur du Journal des débats, Bertin, défend la cause des deux professeurs contre le prélat. Au mois de juillet suivant, Hachette publie les deux cours de Michelet et de Quinel conjointement, sous le titre Des jésuites. Succès immédiat, première édition épuisée en quatre jours, flot de lettres d'approbation. Théophile Gautier remercie Michelet : « C'est une très utile et très excellente action que vous venez de faire là et tous les libres-penseurs vous en sauront un gré infini. » Mérimée : « Vous unissez le talent au courage et il ne faut pas être un grand prophète pour vous prédire le succès dans la lutte que vous avez engagée. » Heine, dans un grand article à La Gazette d'Augsbourg, rappelle à quel point toute l'histoire de la France depuis Louis XVI est marquée par les luttes religieuses. Pour pousser à bout des hommes d'études aussi tranquilles que Michelet et Quinet, il faut vraiment que l'Église romaine nourrisse des désirs de revanche insupportables. Heine écrit encore : « J'ai entendu, plus d'une fois, au quartier Latin, plaisanter très agréablement sur sa manie [Michelet] de symbolisme, sur son incessante allusion au symbolique, et Michelet s'y appelle M. Symbole. Mais l'imagination et le sentiment qui prédominent chez lui captivent puissamment cette jeunesse studieuse, et j'ai plusieurs fois essayé en vain d'aller entendre M. Symbole au Collège de France... » Le jugement de Heine, peu porté à la complaisance, est net : Michelet est un écrivain de « premier rang », son Histoire de France en cours de publication le situe aussi à l'avant-garde des historiens, et son cours de la rue Saint-Jacques, où il professe depuis 1838, est désormais un des hauts lieux parisiens de la pensée où il faut être vu : à côté des étudiants, les dames et les jeunes filles s'y pressent, la foule se dispute les places. A côté des éloges, les attaques. A commencer par la presse catholique, dont L'Univers, son plus beau fleuron, et où le jeune Louis Veuillot vitupère les « impies » et lance une pétition contre les Satans du Collège de France. Avant même la sortie du livre, le « parti prêtre » est passé à la contre-offensive. Un Mémoire adressé aux évêques de France, par un abbé Combalot, fustige l'Université, « vaste réceptacle de toutes les hérésies et de toutes les erreurs, de tous les sophismes et de tous les mensonges ». Les catholiques, comme le chanoine Desgarets (pseudonyme sous lequel se cache un membre de la Compagnie de Jésus, le père DeschampS), dénoncent Le Monopole universitaire destructeur de la religion et des lois. La bataille ne peut que servir les ventes de l'ouvrage : on en est au cinquième tirage en octobre 1843. La réaction cléricale a affermi Michelet dans son évolution vers la libre-pensée. « Adieu Eglise, adieu ma mère et ma fille, confie-t-il à son Journal, le 4 août 1843 ; adieu douces fontaines qui me fûtes si amères ! Tout ce que j'aimai et connus, je le quitte pour l'infini inconnu, pour la sombre profondeur d'où je sens, sans le savoir encore, le Dieu nouveau de l'avenir. » Désireux de garder son indépendance, et quoiqu'il ait été jusque-là soutenu par la Cour, il décide d'abandonner l'enseignement qu'il donnait aux Tuileries, où d'abord professeur de la princesse Clémentine, il était devenu l'oracle des princes d'Orléans, de la duchesse de Nemours... Chef de la Section historique des Archives nationales depuis la révolution de Juillet, précepteur aux Tuileries, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, professeur au Collège de France après avoir enseigné à l'École normale et à la Sorbonne, Jules Michelet est un grand notable de l'enseignement supérieur, doublé d'un auteur à succès. Sa bataille contre les jésuites est d'autant plus retentissante. Les premiers tomes de son Histoire de France autant que ses Précis scolaires lui confèrent un statut officieux d'instituteur de la nation ; sa gloire est à son comble lorsque sort le tome V où il trouve un souffle épique pour raconter l'histoire de Jeanne d'Arc, qu'il consacre comme la sainte de la patrie française : « Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cour d'une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu'elle a donné pour nous. » Lors du débat de la Chambre des pairs du 14 avril 1845, Montalembert fait entendre l'opinion et la revendication du catholicisme libéral. Pour lui, les pétitionnaires de Marseille ont exprime une indignation légitime, car Michelet a dépeint la religion catholique sous les aspects les plus repoussants. Mais il n'est pas d'accord avec la demande de sanctions, d'interdiction, de censure : « La seule chose à demander, c'est la liberté. » Car, ce qui le choque, en l'occurrence, c'est que Michelet et Quinet s'expriment en chaire grâce à l'argent des contribuables catholiques, et ont seuls droit à la parole en raison du monopole universitaire. Le Gouvernement du Roi n'a aucune compétence pour s'occuper du contenu des cours d'enseignement supérieur, et a fortiori de ceux du Collège de France, indépendant de l'Université ; il faut savoir, dans un pays libre, « supporter ce qui fait horreur, ce qui inspire de la répugnance ». Mais cette même liberté, offerte aux ennemis de l'Église, doit être donnée à ses défenseurs et à ses serviteurs : il faut en finir avec le monopole. Les protestataires de Marseille s'attaquaient aussi au livre de Michelet, Le Prêtre, la Femme et la Famille, paru en janvier 1845, et mis à l'Index par Rome peu après. Le succès de cet ouvrage sulfureux dépasse celui des Jésuites. Au départ, il s'agit d'analyser de manière critique le tête-à-tête de la femme et du prêtre, les abus de la confession, le gouvernement des âmes, l'aliénation spirituelle des couvents. Sur le conseil de sa fille Adèle, Michelet élargit son sujet, en décrivant dans sa partie ultime une «religion du foyer» apte à réparer les défaillances de l'Église, et en célébrant « le mystère des mystères : l'homme, la femme et l'enfant, l'unité des trois personnes, leur médiation mutuelle ». Les enfants doivent être protégés d'un amour maternel abusif, trop favorable aux confessionnaux : c'est l'école publique qui doit les éduquer. L'ouvrage de Michelet suscite des réactions surprenantes. D'abord, celle d'une religieuse, sour Marie-des-Anges, qui se met en tête de vouloir convaincre Michelet de ses erreurs, tout au long de seize lettres pleines de feu : « Heureuse, celle qui, de près ou de loin, vous sentirait disant le Pater à genoux. » Michelet consent à la rencontrer, mais il préfère cesser cette étrange relation après avoir reçu de la religieuse une invite à se rendre avec elle « à côté de l'autel », à Saint-Sulpice. Plus dérangeante, sans doute, est la critique que consacre au livre, dans La Revue des deux mondes, Emile Saisset, ancien élève de Michelet à l'École normale, lui-même devenu professeur d'histoire et de philosophie dans la même école. Sous le titre : « La renaissance du voltairianisme », il se demande quelle peut être la « religion nouvelle » appelée dans Le Prêtre Car le risque de ce livre « plein de colère et de haine » serait « d'enflammer les passions populaires et de conduire le peuple à l'assaut de tout gouvernement qui ne réalisera pas l'idéal désiré». Le grand professeur réplique, le 2 février, dans Le Siècle, avec dédain : « C'est un procès de tendance que l'on me fait ; c'est sur votre interprétation, sur une simple supposition, jeune homme, que vous dénoncez votre ancien maître et le désignez aux rigueurs du pouvoir. » Cette religion de l'avenir, qu'ils sont tant à réclamer, à prophétiser, intéresse naturellement les saint-simoniens. Le Père Enfantin écrit aux auteurs des Jésuites : « Il me tarde de vous voir l'un et l'autre commencer à Bâtir, à Déposer le dogme du passé et Poser celui de l'avenir. » Mais Michelet, plus républicain qu'ingénieur, ne prise guère ces apôtres de la société industrielle et de l'essor économique. Le 14 février, l'abbé Cour, qui a été auditeur de ses cours, prend vivement à partie l'ouvrage de Michelet, à la Sorbonne, où il a été nommé en 1842. Celui-ci en est informé par un de ses disciples, qui se propose d'aller siffler avec quelques amis le prochain cours de l'abbé Cour. Non seulement Michelet s'y oppose, mais c'est du haut de la chaire, le surlendemain, au début de sa leçon hebdomadaire, qu'il prend la défense de son adversaire : la liberté de parole est sacrée. L'abbé, du reste - dont le cours est momentanément interrompu -, prend soin d'écrire au Siècle un rectificatif : « Je sépare du livre {Le PrêtrE), que je blâme, l'homme que j'honore et dont j'ai publiquement et à plusieurs reprises loué le caractère. » Si Quinet participe de tout cour au même combat que Michelet, ces deux-là s'éloignent de Mickiewicz - dont le cours finira par être suspendu par le ministère en 1845. Le mysticisme et le bonapartisme du poète polonais inquiètent ses deux amis depuis un certain temps. Le 19 mars 1844, la leçon de Mickiewicz s'était terminée en scène de folie : une auditrice était en proie à une crise nerveuse, une autre voulait à toute force baiser les pieds du maître. Michelet flaire le « danger ». Un an plus tard, après la sortie du Prêtre, il résume dans son Journal (22 févrieR) le fond de l'opposition : « La méthode de bas en haut, la nôtre, celle qui veut que la vie vienne du peuple jusqu'au grand homme, jusqu'à la grande force en général, individuelle ou collective, qui réalise la pensée divine - et celle qui procède de haut en bas, celle qui de Dieu descend au grand homme, au peuple... D faut un homme, dit Mickiewicz. Et moi, je dis : Il faut des hommes, beaucoup, et que tous soient hommes. Il ne faut pas que tous attendent, regardent d'où l'homme viendra. L'homme ? Mais c'est toujours toi, selon ta force, dans ta place. Tout homme est le centre, comme toute science. » Mickiewicz en tient pour Napoléon ; Michelet, pour la Révolution - « grand et nouveau spectacle qui s'est passé de grands hommes, de héros, de faux dieux, d'idoles ». Le héros collectif, voilà le grand homme ; la Révolution a péri en définitive du héros individuel. Sur ce point, l'accord est sans doute possible avec George Sand, autre amie des humbles, des anonymes. Michelet ne s'est pas fait défaut de lui envoyer Le Prêtre, la Femme et la Famille. Sand le remercie par une lettre du 1er avril 1845, où elle explique ce qui les tient éloignés l'un de l'autre : « J'admire votre talent et, en cela, je fais comme tout le monde. Je trouve que vous avez dix mille fois raison, mais je trouve que vous avez raison avec trop de monde et pas assez avec quelques-uns. Vous me comprenez ou plutôt vous me devinez. Je suis utopiste et vous êtes réformateur, ce n'est pas la même nature d'esprit. Je trouve que vous dépensez trop de force et de génie à frapper sur trop peu de chose. Vous voulez réformer l'Église et changer le prêtre ; moi je ne veux ni de ces prêtres ni de cette Église. Voilà pourquoi vos travaux, utiles à la masse, ne m'apprennent pas ce que je voudrais qu'on m'enseignât, ce que je ne sais pas moi-même, mais que je sens devoir éclore dans l'esprit des hommes éminents de cette époque. Je ne sais pas si vous vous arrêterez où vous êtes ; voilà pourquoi je vous attends respectueusement, en silence, au temps où vous parlerez pour moi. Jusqu'ici vous prêchez une convertie d'avance. » La lettre est reçue quelques jours avant la séance de la Chambre des pairs. Nous n'avons pas la réponse de Michelet, mais une lettre ultérieure de Sand. Michelet a dû y nuancer son anticléricalisme, son interlocutrice lui oppose sa radical ité : « Je comprends votre tolérance, votre respect pour les prêtres humbles et sincères. Mais, pratiquant cette tolérance dans la vie privée, je ne pourrais pas la proclamer en écrivant. [...] Ah ! que le clergé retrouve l'esprit véritable de l'Évangile, c'est-à-dire la doctrine d'égalité et de communauté, et alors je veux bien aller à confesse. » Le débat de la Chambre des pairs (où Victor Cousin a pris la parole pour défendre ses deux collègueS) - débat suivi des interpellations à la Chambre des députés - a encore fouetté la vente du livre. Michelet, que ces dernières batailles ont exalté, se sent en pleine possession de ses moyens : « Calculé, le matin, mes travaux depuis trois ans : quantité égale, même puissance. » Une ouvre qui ne va pas sans affecter sa vie privée, puisque après la mort de sa femme Pauline en 1839 il se reproche de n'avoir pas été assez disponible, assez attentif à son égard. Trois ans plus tard, il perd sa chère amie, Adèle Dumesnil, en laquelle il avait trouvé une compagne qui s'intéressait, elle, à ses productions intellectuelles, lui en parlant volontiers. Le fils d'Adèle, Alfred, un de ses anciens élèves, est devenu son gendre, en épousant sa fille, elle-même prénommée Adèle. Michelet connaît alors des amours passagères (avec Mme Aupépin, veuve d'un de ses médecinS) ou ancillaires (Marie, puis VictoirE). Mais à Vienne, en Autriche, une jeune institutrice française, qui s'est enthousiasmée à la lecture du Prêtre, forme alors le projet de venir demander à Michelet d'être son directeur de conscience : Athénaïs Mialaret deviendra la seconde M"K Michelet en 1849. En attendant, Michelet va mettre sa puissance de travail au service de son idée force : tout part d'en bas, le peuple est la source de l'ordre contemporain. Au Collège de France, il s'est attelé à l'histoire de la Révolution française, affirmant dans sa première leçon, le 16 janvier 1845 : « Ce qui est légal, c'est ce qui est la Révolution, en sorte que, traitant de la Révolution, je m'asseois sur la base, sur la pierre fondamentale des lois. Il ne faut pas dire : la Révolution, mais la Fondation. Oui, c'est là que je m'adosse, en face de l'armée du mensonge, et de là je ferai le triage des vrais amis de la liberté. » Il conçoit le projet d'un ouvrage, Le Peuple, qu'il veut achever en un an, et qui puise son inspiration dans la même philosophie de l'histoire que l'ouvre de Vico depuis longtemps lui a fait découvrir, mais que son expérience propre, sa fidélité à des racines populaires ont confirmée : l'histoire se fait par la collectivité des hommes, sans intervention directe de Dieu, sans nécessité de grands hommes : « L'humanité est son ouvre elle-même. » Le 13 juillet 1845, l'assemblée des professeurs du Collège royal de France doit entendre, sur ordre du ministre, Michelet et Quinet s'expliquer sur leurs prétendus excès oratoires. Les deux amis se défendent sans émotion : les troubles qui ont eu lieu dans leurs cours n'ont-ils pas été fomentés par des gens qui n'ont guère à voir avec la connaissance ? Mais il est évident que le pouvoir les guette ; dans un conseil des ministres qui se tient quelques jours plus tard, les deux compères sont encore dans la ligne de mire. Là-dessus, Michelet quitte Paris pour la Normandie. Non pour des vacances paisibles au bord de la mer, mais pour enquêter sur le terrain, selon son habitude déjà ancienne, emplissant des carnets de notes dont nous avons traces dans son Journal. Ces voyages, il les fait souvent accompagné de ses enfants, Charles, Adèle, et, depuis que celle-ci est mariée, de son gendre Alfred Dumesnil. Celui-ci est tout à la fois son ancien élève et le fils d'Adèle Dumesnil avec laquelle il discutait volontiers de ses travaux. Durant ce voyage, Michelet veut tout voir, tout savoir, les monuments, les places, les rues, les gens, les métiers ; il parle dans les diligences avec des inconnus, passe chez des amis, rencontre des notables, visite des fabriques, s'intéresse au port de Cherbourg, aux matelots de la Royale, aux marins pêcheurs... Chemin faisant, il arrête le plan de son livre sur Le Peuple - qu'il nourrit à son retour de nouvelles lectures, tels ces Juifs, rois de l'époque du fouriériste Toussenel, l'enquête de Villermé sur les travailleurs du textile... Enfin, le 15 septembre 1845, il se lance dans son premier chapitre consacré aux paysans. Dans son ournal, il égrène quelques naïvetés issues du siècle des Lumières, qu'il ait siennes désormais : « L'homme [...] naît généreux, héroïque ; il lui àut apprendre l'envie, il ne la saurait pas de lui-même. Ah ! jours regret-bles, vrai paradis sur la terre, quand il n'y a pas encore d'inégalité, ervilité, envie, ni bassesse. » Après que le cours d'Adam Mickiewicz a été suspendu (de professeur au Collège de France, celui-ci devient conservateur de la Bibliothèque de l'ArsenaL), Michelet est informé qu'Edgar Quinet ne fera plus cours lui non plus, car il refuse la mutilation de l'intitulé de son cours (« La littérature des peuples du midi de l'Europe dans ses rapports avec les institutions ») que lui impose le ministre, exigeant la suppression de la seconde partie du libellé qui flatte trop à son avis le goût du professeur pour les digressions politiques. De sorte que, de la glorieuse triade collégiale, seul Michelet reste en place. Le 29 janvier 1846, il entame son cours du premier semestre sur « le génie français, considéré dans la littérature, l'art, la guerre, le droit et la religion ». Un ami d'Alfred Dumesnil, Eugène Noël, enthousiaste, décrit ce qu'il a vu : « Chers parents, je vous écris en rentrant du cours de M. Michelet, afin de vous rendre compte en quelques mots de ce qui s'y est passé. Malgré la pluie qui tombait à seaux, il y avait queue à la porte du Collège dès huit heures du matin. On avait passé la journée d'hier à doubler la porte en fer afin que celle-ci ne fût point enfoncée par le public, et elle ne fut ouverte à la foule qu'à une heure moins un quart, un quart d'heure seulement avant le commencement de la leçon. Nous arrivâmes, Alfred et moi, avec M. Michelet ; mais M. Michelet seul put passer et il fallut que deux hommes très forts (portiers du CollègE) nous vinssent chercher, et encore ce ne fut pas une petite affaire. » Tu ne peux point te figurer le tonnerre d'applaudissements qui accueillit le professeur. Le calme s'étant rétabli, il se fit un silence étonnant dans une telle foule et M. Michelet put parler. Il dit qu'il allait traiter un sujet sur lequel tous seraient d'accord, qu'il nous entretiendrait de la patrie, qu'il n'y avait en cela qu'une opinion en France ; et les applaudissements recommencèrent, universels. Et sais-tu ensuite ce qu'il fit ? Il fit rire son auditoire aux éclats, à gorge déployée, jusqu'à la fin. On ne riait pas plus fort aux comédies de Molière. M. Michelet riait lui-même comme les autres ; puis, au milieu de cette joie, il lançait çà et là de telles paroles, si nobles, si nationales, si vraies et si inattendues que les applaudissements, les cris d'approbation éclataient avec une force dont je n'avais eu d'exemple nulle part. » Il n'y a pas eu la moindre apparence de trouble et je ne crois pas qu'on puisse imaginer un auditoire plus admirable. Lorsque le cours fut fini, tous restèrent dans la cour et dans la rue Saint-Jacques plus d'une demi-heure (à la pluiE), attendant que M. Michelet s'en allât pour le saluer au passage. M. Michelet a dit un mot de M. Quinet, non pas au commencement de sa leçon, pour ne point trop exciter les esprits au départ, mais vers le milieu, et très adroitement, à propos de l'Espagne6... » La veille, le 28 janvier, a eu lieu la mise en vente du Peuple. La critique n'est pas enthousiaste ; la réserve s'impose, même dans l'éloge. Le Charivari, satirique à l'ordinaire, se montre le plus bienveillant : « Le peuple est comme Dieu, il est partout et il n'est nulle part... Il n'est pas dans les histoires de M. Thiers, dans les discours de M. Guizot, dans les phrases de nos rhéteurs ; on le devine dans Hugo et Lamartine, on le sent dans Chateaubriand, on le voit dans le dernier livre de M. Michelet, splendidement intitulé Le Peuple... » Les collègues du Collège de France, quant à eux, ne font pas le moindre commentaire : c'est un livre qui déplaît, peu conforme à la retenue universitaire. Cet ouvrage - le plus célèbre de Michelet avec son Histoire de la Révolution française - est très personnel : « Ce livre, écrit l'auteur, est plus qu'un livre ; c'est moi-même. » C'est par ces mots que commence sa préface, sous la forme d'une lettre ouverte à son ami Quinet ; elle inaugure ce que nous appellerions aujourd'hui « l'ego-histoire8 », et que Michelet nomme sa « méthode intime », le moi fusionnant dans un nous historique ou : comment se faire l'historien de soi-même pour mieux se faire l'historien de son époque. Michelet y insiste sur ses origines plébéiennes, utilisant notamment des souvenirs consignés depuis 1820 dans un Mémorial, au grand dam de ses tantes de Renwez (ArdenneS) qui le lui reprochent sans tarder, tant il est vrai que la bourgeoisie parvenue, fût-elle modeste, a tendance à perdre la mémoire de ce qu'elle fut. A vrai dire, leur neveu en rajoute dans sa filiation populaire, car son père, après tout, était patron d'imprimerie, un bourgeois ou autant vaut. Michelet se glorifie de sa généalogie et de son enfance et de son « amitié » pour les travailleurs, ceux qu'il a rencontrés dans l'imprimerie de son père. « Car moi aussi, mon ami, j'ai travaillé de mes mains. » Voilà le premier titre qui légitime ce livre, le second étant d'avoir écrit les six premiers tomes d'une Histoire de France, où le peuple est à chaque page. Enfin, il a fait des enquêtes sur le vif depuis des années. C'est pourquoi il se sent en mesure de rectifier une image, celle que les littérateurs français ont donnée de leur propre pays : des romans qui nient que la famille existe encore (allusion probable à Indiana et à Lélia de George SanD) ; qui font de nos villes un repaire de « repris de justice » et de « forçats libérés » (Les Mystères de Paris évidemmenT) ; ou qui s'attardent à peindre « un horrible cabaret de campagne, une taverne de valetaille et de voleurs » où doivent se reconnaître la plupart des habitants de la France (il vient de lire Les Paysans de BalzaC). Attention à la manie de se dénigrer soi-même, quand cela serait pour mieux faire miroiter la félicité future, comme le font les socialistes. « Les romantiques avaient cru que l'art était surtout dans le laid. » Michelet leur répond donc, dans une analyse du peuple de France qu'il place, en fin de préface, délibérément sous le patronage de la Révolution : « Français, de toute condition, de toute classe, et de tout parti, retenez bien une chose, vous n'avez sur cette terre qu'un ami sûr, c'est la France. Vous aurez toujours, par-devant la coalition, toujours subsistante, des aristocraties, un crime d'avoir, il y a cinquante ans, voulu délivrer le monde. Ils ne l'ont pas pardonné, et ne le pardonneront pas. Vous êtes toujours leur danger. Vous pouvez vous distinguer entre vous par différents noms de partis. Mais, vous êtes, en Europe, comme Français, condamnés d'ensemble. Par-devant l'Europe, la France, sachez-le, n'aura jamais qu'un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel : La Révolution ! » Michelet procède d'abord à la description des différentes classes sociales, toutes aliénées d'une manière ou d'une autre, mais où se trouve célébrée la paysannerie, essence de la francité, en des termes que ne récuseraient pas les écrivains de la droite traditionaliste : « Le paysan n'est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c'est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure. » Et pourquoi ? Parce que le paysan français a cessé d'être serf depuis longtemps grâce à la diffusion de la petite propriété. La nation française est une nation de petits propriétaires. A ce sujet, Proudhon, pris à partie par Michelet dans une de ses leçons du Collège, lui répond sans ménagement dans le tome 2 de ses Contradictions économiques, fustigeant « un savant ami du peuple, faisant profession d'enseigner l'histoire et le progrès, à travers un déluge de phrases élégiaques et dithyrambiques, [et qui] n'a su exprimer sur la question sociale que ce pitoyable jugement : "quant au communisme, un mot suffit. Le dernier pays où la propriété sera abolie, c'est la France. Si, comme disait quelqu'un de cette école, la propriété c'est le vol, il y a vingt-cinq millions de propriétaires qui ne se dessaisiront pas demain." L'auteur de ce persiflage est M. Michelet, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des sciences morales et politiques et le quelqu'un auquel il fait allusion, c'est moi. M. Michelet pouvait me nommer sans que je rougisse ; la définition de la propriété est mienne, et toute mon ambition est de prouver que j'en ai compris le sens et l'étendue. La propriété, c'est le vol ! ». Proudhon, qui entretiendra plus tard, sous le Second Empire, des rapports amicaux avec Michelet - les deux hommes ne manquent ni d'admirations ni de répulsions communes-, lui réserve une flèche empoisonnée dans ses Carnets quand le cours de Michelet sera suspendu à son tour au début de 1848 : « Ainsi, voilà la Trinité à bas : Mickiewicz, Quinet, Michelet, trois mystiques, véritables empaumeurs de niais : le premier illuminé, le deuxième écervelé, le troisième fou9. » La description des servitudes ouvrières, alimentée par les grandes enquêtes sociales de son époque et quelques visites de fabriques faites par lui-même est bien dans la ligne de son humanitarisme, mais s'y ajoute, plus philosophiquement, une haine du machinisme, plus ambivalente. On sait que le premier mouvement ouvrier britannique s'est battu contre les machines, destructrices d'emplois - ce qu'on a appelé le luddisme. Or Michelet ne dépasse pas ce stade de la critique sociale : c'est la machine en soi qui est l'objet de sa vindicte, selon le postulat que la machine enchaîne, avant d'annuler l'homme : « La merveille du Machinisme, ce serait de se passer d'hommes. Cherchons des forces qui, une fois mues par nous, puissent agir sans nous, comme les roues de l'horlogerie. » Abordant les « servitudes du fabricant », Michelet fournit deux des grands thèmes du populisme français, l'antisémitisme et l'anglophobie. 11 a reçu et apprécié le pamphlet de Toussenel, Les Juifs rois de l'époque. A propos du fabricant impitoyable avec ses ouvriers, il en vient à écrire : « Il crie, et l'on s'étonne ; on ne sait pas que le juif vient de lui enlever sur le corps une livre de chair » ; déjà dans son chapitre sur les paysans, il se demandait ce que serait une race « sous la terreur des juifs »? Il est vrai que le mot «juif» est synonyme à cette époque de banquier, d'usurier ; que Toussenel l'emploie pour désigner aussi bien les protestants, les Genevois ; vrai aussi que Fourier, Proudhon, Marx lui-même, avec des motivations et des arguments différents, ont contribué à répandre l'équation du juif et de l'argent. L'Anglais aussi est dans la ligne de mire, «juif» lui-même à en croire Toussenel, profiteur, exploiteur, usurier, « anti-France » (mot de MicheleT) par essence. La France ! Michelet n'a pas assez de dithyrambes, comme dira Proudhon, pour exalter son génie et sa vocation missionnaire - la « vraie France, celle de la Révolution », celle du peuple (« la chaleur vient d'en bas »), celle du paysan : « France, glorieuse mère, qui n'êtes pas seulement la nôtre, mais qui devez enfanter toute nation à la liberté... » La France est le souffle du monde, « supérieure comme dogme et comme légende », elle est « une religion ». Sa destinée, en effet, n'est pas d'être simplement une grande nation, c'est d'être la nation universelle, la « fraternité vivante » - une façon de dépasser la contradiction entre deux dévotions, celle du peuple français et celle de l'humanité. Cette exaltation exubérante est aussi un programme. C'est l'école, « la grande école nationale » qui doit enseigner la Patrie. École publique, libérée du contrôle des prêtres : « Le maître d'école, c'est la France ; le Frère Ldes écoles chrétiennes], c'est Rome, c'est l'étranger et l'ennemi. » Sur ce chapitre, Michelet donne un de ses points forts à l'idéologie républicaine, qui sera patriote et laïque. Mais, outre l'éducation, et par elle, c'est l'amour qui doit s'imposer aux hommes. Pour lui, l'unité des hommes, à commencer par celle des Français, s'impose : il ne doit plus y avoir deux France, il ne découvre aucune vertu à la lutte des classes ; c'est au contraire à leur réconciliation qu'il faut travailler. Par son exaltation du peuple, son aversion pour la société industrielle, son appel à la fraternité entre les classes, sa religiosité anticléricale, l'ouvrage de Michelet présente une des grilles idéologiques du républicanisme, tel qu'il s'affichera lors de la Révolution de 1848. Son programme n'est pas socialiste ; il préconise l'amour, il défend la propriété. En même temps, il est hostile au bourgeois qui ne connaît le peuple que par La Gazette des tribunaux et préconise la fin de la séparation entre le peuple et les élites. Populiste plutôt, car il croit à Vinstinct populaire10, accordant au peuple (surtout celui des campagneS) une confiance totale, ennemi des grands hommes - sauf... Jeanne d'Arc, mais parce qu'elle est la modeste jeune fille incarnant précisément le peuple et la patrie ; sauf les génies porte-parole du peuple. Avant la lettre, Michelet est une des sources les plus riches du nationalisme français. Certes, ce n'est pas le nationalisme des futurs antidreyfusards (quoique Michelet ne soit pas indemne de mots cruels sur les juifS), mais un nationalisme libéral, anticlérical et mystique, populaire et « communioniste » comme dirait Pierre Leroux, enraciné dans la mémoire révolutionnaire - un nationalisme de gauche si l'on veut, mais qui propage l'« idolâtrie de la nation" ». En idéalisant la France, Michelet ne conseille pas à son pays de s'enfermer dans ses murs, mais de donner au monde son souffle de liberté, son idée de la nationalité, son utopie de la fraternité. Cet ouvrage, dont le sentimentalisme a de quoi faire sourire les lecteurs de raison froide, fait vibrer des milliers de gens. 11 est éclairant sur ce qu'on appellera bientôt l'esprit quarante-huitard. En attendant, cette pédagogie du peuple, Michelet s'est déjà mis en tête de lui donner la dimension d'une fresque : ce sera son Histoire de la Révolution française. |
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