Essais littéraire |
1. Présentation générale a. La personne et son statut On connaît assez mal la personnalité intime de Molière (1622-1673). Il était « rêveur et mélancolique » (LagrangE) ; généreux : ses compagnons lui sont très attachés ; « facile à s'indigner » et (seulement vers la fin, à cause des difficultés, de la maladie ?) impatient jusqu'à la tyrannie. Nous connaissons mieux sa personnalité socioculturelle, importante pour comprendre une œuvre moins intime que publique. Jean-Baptiste Poquelin, qui signera Molière à partir de 1644, est né dans la riche bourgeoisie au service du Roi. Son père exerce l'une des huit charges de « tapissier et valet de chambre » de Sa Majesté. Ce groupe social tend au réalisme et au rationalisme critiques parce qu'il se développe par son travail et comte la domination des nobles, mais encore plus au réalisme de soumission et au rationalisme de discipline parce qu'il s'affirme au service de l'ordre monarchique. Cette contradiction va se retrouver tout au long de la vie de Molière. Études au célèbre collège de Clermont avec les fils de la meilleure société, puis études de droit, qui conduisent à l'administration royale. Mais il s'affirme par la rupture, se lie aux libertins de mœurs et de pensée, choisit la profession marginale et décriée de comédien. Fondé le 30 juin 1643, L'Illustre Théâtre fait faillite (août 1645). Molière s'engage dans une troupe qui sillonne la province, de Nantes à Toulouse, Montpellier, Lyon, Grenoble et Dijon. Il en devient bientôt le chef. Il obtient le patronage du prince de Conti, gouverneur du Languedoc et troisième personnage du royaume — libertin à cette date (1653-1657). Cette intégration se confirme avec le retour à Paris et à la Cour, avec le patronage de Monsieur* (1658-1665), puis du Roi, qui autorise la troupe à porter son nom (1665). Certes, Molière reste un esprit critique — et pas seulement in petto. Il fréquente les milieux libertaires où l'on écrit des horreurs contre Colbert. Il écrit Tartuffe et Dom Juan. Mais il vit en grand bourgeois, aime le luxe, fréquente les Grands et occupe une place importante dans l'appareil culturel d'État. Des quatre troupes parisiennes, c'est la sienne qui joue le plus souvent à la Cour. Des Fâcheux (août 1661) au Malade imaginaire, quinze de ses vingt-cinq pièces sont écrites pour le Roi et la Cour, sur commande. A l'exception de Dom Juan, du Misanthrope, de Scapin et du Malade imaginaire, toutes ont été jouées devant Sa Majesté, et souvent chez de grands personnages. Entre les pensions et le bénéfice de ces « visites », la troupe reçut, en quinze ans, plus de 120 000 livres. Dans de telles conditions, un auteur qui n'écrit ni des poèmes intimistes ni des romans pour les happy few de la postérité, mais des œuvres immédiatement représentées, un auteur qui doit faire vivre une troupe n'en fait pas qu'à sa tête. Molière écrit souvent à la hâte pour les divertissements du maître. Il s'efforce de lui plaire car « la grande épreuve » de « toutes [les] comédies, c'est le jugement de la Cour [...]. C'est son goût qu'il faut étudier pour trouver l'art de réussir » (Critique, VI). L'art de celui pour qui « la grande règle de toutes les règles [...] est [...] de plaire » doit plus au goût des « honnêtes gens » de la Cour qu'à « tout le savoir enrouillé des pédants » (ib.) (1). « Un homme né chrétien et français se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus », dira La Bruyère (I, 65). La ttoupe de Sa Majesté ne peut dénoncer hardiment l'ordre établi que s'il gêne le roi lui-même. Ce fut le cas pour Tartuffe. Aucune autre des œuvres capitales ne fut écrite pour la Cour. Molière est hardi à l'ombre du jeune Louis XIV qui combat pour imposer son pouvoir et ses désirs. Puis il est intégré, voire soumis au système qui ne tarde pas à lui préférer un amuseur plus brûlant et qui n'a aucune dimension critique : Lulli. Il faut voir la correspondance entre le compromis monarchique et un auteur qui prône souvent « le juste milieu dans lequel seul se trouve la justice, la raison et la vérité » (Lettre sur L'ImposteuR). Souvent un raisonneur nous indique la solution, expression du sens commun et de l'idéologie dominante. Comme le dit 'excellent Ariste, Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder Et [...] il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous Que du sage parti se voir seul contre tous. (L'École des maris, 41-54) Ce qui scandalise Molière-Alceste est une nécessité que constate Molière-Philinte. Entre la vigueur critique et la soumission réaliste, la raison est résultante du rapport de forces, tout comme la monarchie en est le juste équilibre. De même, la nature dont se réclame Molière est à la fois liberté subversive du désir (Agnès et la jeunesse en généraL) et norme universelle. b. Fonctions du comique Le rire est libération d'une tension accumulée dans un moment d'angoisse ; la satire est une arme de dominés. Poursuivant une longue tradition, Molière utilise le comique contre le pouvoir des maîtres sur les serviteurs, des parents sur les enfants, des maris ou épouses tyranniques (Arnolphe et PhilamintE), des médecins qui ont pouvoir sur la vie, de la religion, du moralisme, du pédantisme... Mais il ne touche guère à l'ordre politique et ses personnages sont nettement moins marqués socialement que ceux de la comédie qui lui succède, de la fin du XVII* siècle à Beaumarchais. Ici, dès que les bourgeois (seuls potentiellement révolutionnaireS) sortent du rang, ils sont ridicules. Car le rire n'est pas toujours subversif : en voici l'autre face. « La disconvenance est l'essence du ridicule » qui « est la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable ». C'est un écart contre « la bienséance », « marque sensible » de la norme socio-idéologique (2) ; « une esthétique du jugement » (R. FernandeZ), sinon une « brimade sociale » de toute excentricité (H. BergsoN), fort efficace dans une société de salon et de cour, c'est-à-dire de paraître, à'honnêteté, où « le ridicule déshonore plus que le déshonneur » (La Rochefoucauld, M. 326). Ce comique normatif est fondamental chez Molière, pour qui « l'emploi de la comédie est de corriger les vices » plus que de subvenir l'ordre (préface de TartuffE). Car il pense qu'une juste norme concilie nature, raison et liberté. Comique normatif et comique libérateur, voire subversif se concilient relativement dans une fonction fondamentale de la comédie moliéresque, la dénonciation des apparences mensongères (3), qui prennent une particulière importance à cette époque où il s'agit de paraître et de flâner. « Si le ridicule consiste dans quelque disconvenance [...], tout mensonge, [...] toute apparence différente du fond [...] est essentiellement ridicule » (Lettre sur l'ImposteuR). Fausses précieuses avec leurs faux marquis, faux savants en médecine ou en an littéraire, faux gentilshommes (Jourdain, DandiN), femmes soi-disant savantes ; fausses prudes, faux dévots, vrais comédiens (de Mercure-Sosie à Scapin, Dom Juan ou CélimènE) et vrais fourbes, de Tartuffe à Frosine et Béline. Et puis cette galerie d'imaginaires, maniaques d'un amour-propre fantasmatique et tyrannique : Sganarelle, Arnolphe, Don Garde, imaginaires du cocuage ; Orgon, Harpagon, Jourdain, Argan, prêts à sacrifier femme et enfants à une manie férocement égoïste. Et ces autres que leur nom cloue à leur fonction : Fleurant, Purgon, Diafoirus, Bonnefoy et, en un sens, Alceste. Ici, la critique psychique et sociale s'identifie à l'invention théâtrale de personnages doubles, inadaptés ou protéiformes, couronnée par les ballets de clôture du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Le comique de Molière va de la farce à la subtile comédie de style, de caractères, d'idées. La combinaison de ces divers registres fait qu'aucun d'eux ne va plus de soi, dans ce « théâtre critique, qui oblige le public à s'interroger sur ses plaisirs et sur ses représentations du monde » (R. MonoD). Sous le bouffon percent l'odieux et le tragique. Le brio de Dom Juan, la fantaisie de L'Amour médecin, la bouffonnerie de Pourceaugnac sont bien amers. La manie d'Arnolphe, d'Harpagon, d'Argan est grotesque et tyrannique ; elle exprime une angoisse fondamentale et les condamne à une terrible solitude, où tombe également Alceste, parce qu'il est insupportable à force de se vouloir authentique dans le monde du compromis. c. Structure des œuvres En dehors de Dom Juan et du Misanthrope, on retrouve dans les grandes œuvres de Molière la même structure (4). Au centre, un monomaniaque, exclusivement occupé de l'objet de son salut spirituel (OrgoN), physique (ArgaN), financier (HarpagoN), social (JourdaiN), culturel (les précieuses, les femmes savanteS) ou conjugal (Arnolphe et les autres jalouX). Cette manie, qui réagit souvent à une terreur panique, tyrannise un couple d'amants, à commencer par la fille du protagoniste, qui veut la marier à celui dont il a besoin, lui (5). Elle est encouragée par un escroc qui vise la fortune du maniaque à travers sa fille. Elle se heurte à l'épouse, qui incarne le bon sens (6), à une servante délurée et à un raisonneur. Celui-ci est d'abord un rôle, une fonction dramatique : le double (généralement son frèrE) et l'antagoniste de l'extravagant, qu'il contraint à s'expliquer, pousse à bout, tâche de ramener à la raison. C'est le juste milieu de la pièce, mais pas nécessairement le porte-parole de J.-B. Poquelin et nous ne sommes pas tenus d'approuver ses discours. « La morale de Molière n'est pas dans les maximes de ses raisonneurs, mais dans le combat qu'il a mené contre le mensonge. Elle est une morale de l'authenticité » (A. AdaM). On accuse Molière de bâcler ses dénouements parce qu'ils ne sont pas soigneusement préparés par la logique de l'action et des caractères. Avouons que le dénouement logique du Misanthrope est moins excitant que la parodie de révélation d'une identité déguisée par naissance clandestine (L'École des femmeS), le contraste entre la foudre divine et la réclamation de Sganarelle ou les cérémonies bouffonnes des comédies-ballets. De plus, les portraits de Tartuffe et Dom Juan ne peuvent être si hardis qu'à condition qu'ils soient finalement éliminés. Enfin il y a là une distanciation : irréalistes, les dénouements nous invitent à ne pas croire que les problèmes se résolvent aussi facilement dans la réalité. d. Style de l'auteur et jeu de l'acteur C'est le verbe d'un homme de scène, qui demande à ses lecteurs d'avoir « des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre ». Style parfois mal léché, mais qui porte, langage oral, fortement contrasté, qui exagère les structures usuelles, où le rythme, la respiration, l'intonation (7), les fréquentes reprises comptent beaucoup : pas de narcissisme littéraire ; un langage clair, fonctionnel et expressif, qui recherche l'efficacité par une structure ferme et une stylisation croissante avec des alternances entre une aisance « naturelle » et la virtuosité des jeux de langage. Dans les dix premières pièces, il y a 72 tirades de plus de vingt vers ou lignes pour 30 actes. Dans les treize suivantes, 67 pour 42 actes. Dans les huit dernières, 36 pour 27 actes. Ce sont surtout les monologues qui reculent : 33, 14 et 4, tandis que le dialogue s'assouplit (G. ConesA). Bas sur pattes, la tête dans les épaules, de grands yeux, un gros nez, le sourcil noir, la lèvre épaisse, Molière « était tout comédien, depuis les pieds jusqu'à la tête » (De Visé). Il s'était perfectionné en imitant le remarquable mime Scaramouche, qui jouait dans la même salle. Mais il manquait de distinction dans le tragique, qu'il voulait jouer « le plus naturellement (...) possible » (Impromptu, I), alors que l'habitude était de « faire ronfler les vers » (Précieuses, IX). Sa direction d'acteurs était rigoureuse : « un coup d'oeil, un pas, un geste, tout y était observé avec une exactitude (...] inconnue jusque-là » (LagrangE). 2. Des «Précieuses ridicules » (18 novembre 1659) à « L'École des femmes » Quand Molière revient à Paris, il sait observer les hommes (Éraste, dans Le Dépit amoureuX), animer un personnage (Mascarille, dans L'ÉtourdI), des scènes (Le Dépit, I et IV, 3), un style jaillissant (L'ÉtourdI). Mais il lui manque un sujet et un public plus relevé. La querelle de la préciosité (p. 166-167) le fournit. Molière va briller en ridiculisant des tendances contraires aux siennes. Une caricature bouffonne (à ne pas prendre à la lettre, comme un documenT), mais fondée sur une fine observation intégrée dans des personnages simples et dynamiques, un rythme rapide, une langue claire, déliée, efficace. Vif succès, y compris dans les milieux mondains et dirigeants. Sganarelle ou le Cocu imaginaire (28 mai 1660), la pièce de Molière la plus jouée de son vivant (8), rompt avec la gratuité des gags de la commedia del-l'arte pour mettre le comique gestuel et verbal au service de la peinture morale, lance le thème de la jalousie et de la peur du cocuage, fondamental dans Dom Garcie, L'École des maris et L'École des femmes, enfin substitue au rôle du valet débrouillard (le Mascarille de VÉtourdi, du Dépit, des PrécieuseS) le portrait de Sganarelle, incarnation suffisante du faux bon sens, « expression à la fois bouffonne et pathétique de notre condition » égoïste et veule (A. AdaM), qu'on retrouve six fois jusqu'à Dom Juan, sans compter ses variantes : Arnolphe et Orgon. Avec Les Précieuses et Sganarelle, Molière s'est imposé. Mais la comédie passe pour genre mineur. Il écrit donc une tragi-comédie Don Garcie de Navarre (4 février 1661) : échec complet. Il ne la publiera jamais ; certains passages seront repris dans Le Misanthrope. Restait à faire de la comédie un grand genre. 3. « L'École des femmes » (26 décembre 1662, 17 mars 1663) Vie conjugale et cocuage sont des piliers de la tradition comique. Libéral, vivant dans un milieu où les femmes sont presque les égales des hommes, Molière est entouré d'une société où elles sont soumises au père et à l'époux, et où les mariages sont arrangés par les parents. Comme Les Précieuses, Sganarelle défend la femme, la jeunesse, la liberté, la vie contre la tyrannie paternelle ; dans L'École des maris, apparaît le couple du monomaniaque imaginaire et du sage raisonneur contre celui des époux (24 juin 1661). A quarante ans, Molière épouse une coquette qui en a vingt (janvier 1662) ; il y songeait depuis Pâques 1661 au moins. Il écrit alors L'École des femmes. a. Le trompeur trompé Le meilleur schéma comique et le plus satisfaisant moralement est celui du trompeur trompé « par sa machine même » (932). Arnolphe se moque des cocus (15-20, 73-76) et vante ses infaillibles précautions. Il a acheté une fille de quatre ans et l'a fait élever de façon à « la rendre idiote autant qu'il se pourrait » (138). Mais c'est précisément cette innocence qui prépare Agnès à écouter le premier blondin venu (474-564) et l'amour lui donnera de l'esprit (900-910, 956). Arnolphe rencontre le jeune Horace, le trouve « de taille à faire des cocus » (302), le pousse à raconter ses exploits et apprend qu'il courtise... son Agnès ! Il interroge celle-ci dont les réponses naïves lui donnent des sueurs: «il m'a... pris... le...» (572). Il prend des mesures imparables puis vient, patelin, interroger Horace sur la suite de sa bonne aventure. Chaque fois son rire tourne jaune. Il oblige Agnès à jeter un pavé au galant : une lettre y est attachée (914 s.). Cet égoïste a pour mobile l'impérialisme de son désir, pour moyen le machiavélisme : il est contemporain de l'homme décrit par La Rochefoucauld et Pascal. b. De la farce au tragique Cette pièce va de la farce (les valets, la dimension grotesque d'ArnolphE) à la haute comédie, au lyrisme sentimental, au pathétique, au tragique. Notre prétention comique a pour origine notre impuissance tragique. « Avouer cette misère, c'est le drame. Peindre ce mensonge, c'est la farce » (A. AdaM). S'agissant du cocuage d'un triste sire, celle-ci l'emporte, et le jeu de Molière l'accentuait, avec « ces roulements d'yeux extravagants, ces soupirs ridicules et ces larmes niaises qui font rire tout le monde » (CritiquE). Mais Arnolphe a aussi sa dimension tragique. Il est victime de fatals revers et poursuivi par un « bourreau de destin » (1206 ; cf. 12, 385, 1004-5, 1198-9, 1182, 1310, 1660), comme en punition de sa prétention — nouveau Pygma-lion (809-811) — à se « faire une femme au gré de [s]on souhait » (142), et à échapper à la misère commune après s'en être gaussé : prétention sacrilège, analogue à Yhybris de la tragédie grecque. Comme Œdipe, il se livre à l'une de ces enquêtes où « l'on cherche [...] plus qu'on ne veut trouver » (370 ; cf. 365-6). - Il « souffre en damné » un véritable « supplice » et finit en esclave rabroué par celle qu'il croyait asservir. L'Ecole des femmes est notre première tragédie bourgeoise (M. NerlicH), mais traitée dans une perspective parodique, héroï-comique (1031-35 ou IV, 7), burlesque, bouffonne : Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ? Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux ? Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux : Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme (1601-04). c. Chrysalde C'est, dit-on, le raisonneur, expression du bon sens. En grec , son nom vaut de l'or. Chargé de prêcher, il ennuie un peu. Regardons de plus près : ses répliques sont souvent railleuses ; pour poser le problème dans toute son ampleur, équilibrer sa dramaturgie, faire enrager Arnolphe, plaire au public, Molière lui prête des positions extrêmes (1244-49, 1303-5) et nous laisse entendre que ce donneur de leçons est lui-même cocu (9-14) : d'où son libéralisme ? Enfin, ce moraliste est bien pragmatique et quelque peu casuiste. Le cocuage .................... toute l'habileté Ne va qu'à le savoir tourner du bon côté. (1274-75) Le problème, c'est la risée publique. La solution : évitez le « bruit » (1265), ne vous moquez pas des cocus, pour qu'ils se contentent de « rire sous main » (62) quand ce sera votre tour. d. Agnès et Horace Face au tyran machiavélique, voici la naïve spontanéité de la jeunesse et de l'amour. D'une transparente pureté chez Agnès. Bavarde, un peu vaniteuse chez Horace. Mais ne prenons pas les personnages de théâtre pour des êtres psychiques autonomes. Le bavardage naïf d'Horace est une arme redoutable entre les mains du dramaturge. Chaque fois, son arrivée fait passer Arnolphe de la jouissance à la terreur. De même, c'est le rôle d'Agnès qui impose une naïveté que Molière a le talent de peindre comme un trait de caractère. Les besoins de la dramaturgie donnent plus d'esprit aux auteurs que l'amour aux filles. D'où la lettre avec la pierre et « pour une innocente un esprit si présent » (679)- D'où ces répliques imparables, où l'authenticité assassine le moralisme : « voulez-vous que je mente ? » (1532). Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? (1527) e. Structure et style Une nette unité d'action : même l'invraisemblable dénouement (une parodie de la tragi-comédie romanesque ?) est préparé d'emblée (259-276). Beaucoup de monologues et de récits, mais très vivants. Quelque chose de féerique dans ces renversements continus, rendus crédibles, malgré leur invraisemblance, par l'égal aveuglement de la suffisance et de la naïveté, et qui nous conduisent au triomphe des amoureux et de l'authenticité. « L'École des femmes [...] présente à l'état nu la lutte de l'automatique et du vivant, c'est-à-dire les puissances élémentaires du comique » (BergsoN). Un style varié, du bouffon au solennel, en passant par le dialogue familier (250-261, 332-336). La tyrannie d'Alceste se manifeste notamment par le verbe : Je suis maître, je parle : allez, obéissez. (642) Mais, incapable d'écoute, il s'enferme dans le soliloque et sera finalement réduit au silence, tandis qu'Agnès conquiert la parole. f. Le scandale, « La Critique » et « L'Impromptu » Par l'importance du problème, l'intensité des passions, la richesse des caractères, la qualité du style, la grande comédie est née. Mais les frères Corneille, égratignés au passage (v. 175-82 et 578) et les Grands Comédiens de l'Hôtel de Bourgogne sont outragés par le triomphe d'un farceur qu'on accuse de jouer sans distinction et de ramener le théâtre à la grossièreté de jadis. Les pédants trouvent la pièce contraire aux règles. Les dévots la jugent scandaleuse : elle fronde l'autorité maritale, pilier de la société, vante « les avantages d'une infâme tolérance » (Bossuet, 1694), prône la liberté de l'amour jusqu'à contester l'idée de péché, parodie les sermons et les maximes religieuses (III, 2), se permet des grivoiseries dont l'une (164) insulte la Vierge qui Crut à la voix de l'ange et conçut par l'oreille. (DU PERRON, 1622) « La naïveté malicieuse de son Agnès a plus corrompu de vierges que les écrits les plus licencieux » (1665). Molière trouve la réplique : dans La Critique de l'École des femmes, il met en scène la querelle. Trois pour, pleins de bon sens et d'esprit. Trois contre : une « précieuse », « la plus grande façonnière du monde » que l'« obscénité » (un mot tout neuF) de la pièce a rendu malade. Un sot du bel air : cette comédie « est détestable parce qu.'elle est détestable [...], je ne me suis pas donné la peine de l'écouter [...]. Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait ». Un poète fielleux et pédant. Les idées se confrontent sous forme de caractères, d'attitudes, de manies, discrètement mis en scène par Élise, qui joue double jeu. Molière expose ses idées sur le théâtre. La querelle se poursuit. L'Impromptu de Versailles règle leur compte aux comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, complète l'exposé des idées de Molière et nous le montre en plein travail, avec toute sa troupe : un document exclusif où il joue dix-sept rôles. 4. « Tartuffe ou L'imposteur » a. Foi, pouvoir, idéologie et tartufferie Il ne faut pas confondre la foi, qui ne vaut que par sa sincérité, avec l'Église qui est au XVII' siècle une riche et puissante institution temporelle et qui est donc susceptible d'attirer l'avidité autant que la vocation ; ni avec l'idéologie religieuse, qui peut servir à justifier l'ordre politique et moral et qui intéresse les ambitieux parce qu'elle leur donne pouvoir sur les consciences. Malheureusement la distinction n'est pas toujours facile. L'avidité hypocrite, ou tartufferie, en profite et même ceux qui la voient ont souvent intérêt à ne pas la dénoncer. « De tous les pécheurs qui se cachent, aucuns ne seront découverts avec plus de honte que les faux-dévots [...], les plus pernicieux ennemis de Dieu », qui veulent en faire le « complice » de leurs crimes, dira Bossuet... un an et demi après Tartuffe (Sur le jugement dernier, 29 novembre 1665). Dieu saura, Dieu punira. Mais les hommes ont-ils les moyens de distinguer la sincérité de l'ivraie hypocrite ? « Laissons-la donc croître jusqu'à la moisson [...] pour ne nous point mettre en danger de confondre avec elle [... ] une piété sincère et véritable » (BourdalouE). A une époque où la plupart des prélats vivent en princes de ce monde, certains dans le péché et le Roi Très Chrétien dans l'adultère, l'Eglise désire-t-elle mettre en balance ses intérêts et une sincérité dont Dieu fera son affaire ? Mieux : faire de la sincérité le critère, c'est s'obliger à respecter celle de l'incroyant. « L'hypocrisie est un vice méprisable, mais moins odieux que de [...] vilipender la religion en bravant ouvertement ses lois sous prétexte de franchise et de sincérité. Le respect, même simplement extérieur, des lois de Dieu et de l'Église est déjà un certain hommage à la sainteté de ses préceptes » (9). Bref, l'hypocrisie soutient l'ordre établi qui affecte de la prendre pour « un hommage que le vice rend à la vertu » (La RochefoucaulD). C'était donc officiellement un péché véniel, parfaitement toléré dans la réalité. La sainte Église ne dit rien et voilà qu'un vil comédien, l'impudique auteur de L'École des femmes, se mêle de « censurer l'hypocrisie [religieuse] non point pour en réformer l'abus, ce qui n'est pas de [son] ressort, mais pour en faire une espèce de diversion dont le libertinage dût profiter » (BourdalouE). Beau scandale. b- Molière et Louis XIV contre la Compagnie du Saint-Sacrement La motivation de Molière, c'est son animosité contre les dévots qui persécutaient le théâtre, les comédiens, la liberté de pensée et de mœurs. Et notamment contre la Compagnie du Saint-Sacrement, association secrète fondée en 1627 (p. 53), pour propager la foi, faire la charité, surveiller mœurs et idées, s'occuper de tout « ce qui se fera pour ou contre la gloire de Dieu et [...] le bien du prochain » (Statuts ; cf. Tartuffe, 1248). Elle est protégée par la reine mère. Vincent de Paul, M. Olier, Bossuet, le premier président du Parlement* de Paris et d'autres personnages importants en font partie. Elle a des filiales en province. Dans les années cinquante, d'autres compagnies se créent à son image. Il y a bien sûr des abus, dus aux excès de zèle ou aux profiteurs : captations d'héritage, séductions de femmes, pressions diverses, arrestations arbitraires. Parfois, les autorités s'émeuvent (10). Comédien, libertin, Molière était une cible pour les dévots. M. Olier avait contraint l'Illustre Théâtre à un ruineux déménagement. En 1656, le prince de Conti se convertit : de protecteur, il devient persécuteur ; en 1660, il adhère à la Compagnie du Saint-Sacrement, avec laquelle le comédien eut sans doute d'autres ennuis. En 1663-1664, les dévots se déchaînent contre L'Ecole des femmes. Mais Tartuffe n'aurait jamais été écrit sans l'appui du Roi. Un pouvoir absolu quelque peu machiavélique n'aime guère une puissante association secrète d'intégristes. « Tous ces prétendus serviteurs de Dieu sont en réalité les ennemis de l'Etat » (MazariN). Sa situation s'aggrave en 1660 quand elle accepte, faute de pouvoir la refuser, l'adhésion de Conti, ancien Frondeur, cousin du Roi, trop puissant pour ne pas être compromettant. Les sociétés secrètes sont interdires par le Parlement (13 décembrE). La Compagnie se met en veilleuse. Louis XTV n'aime pas ces gens qui soutiennent Fouquet, condamnent ses amours et son attitude envers le Pape dont il exige d'humiliantes excuses pour un incident (1662-1664). « Pour les décrier [il] les fit jouer [...] par Molière » (le Père RapiN) (11). Car ce n'est pas Molière qui a pu décider de représenter Tartuffe aux fêtes d'inauguration de Versailles le 12 mai 1664, alors que le 17 avril la Compagnie décidait d'intervenir « à la Cour pour empêcher sa représentation ». Une commande directe est improbable. L'affaire a pu se négocier par Colbert, chargé des affaires culturelles et qui déteste « les dévots de la cabale qui n'ont pas accoutumé d'être favorables aux intentions du Roi ». Ou mieux encore par le libertin Condé, frère de Conti, qui de 1664 à 1668 organisera au moins quatre représentations de la pièce interdite. Selon la préface, au Roi étonné que les ennemis de Tartuffe «ne disent mot de [...] Scaramouche », il répondit : « c'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion dont ces messieurs ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes ; c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir ». c. L'interdiction Aussitôt le coup frappé, Louis XIV se donna le beau rôle d'interdire la pièce, « quoiqu'on ne doutât point des intentions de l'auteur » (Relation officielle des fêteS). Pouvait-il faire autrement ? On connaît mal ce premier Tartuffe en trois actes (correspondant sans doute aux trois premiers de la version définitivE). Il poussait l'audace au maximum, en présentant un petit collet (12) — car mettre sur scène un prêtre fourbe était inconcevable. Tandis que la Compagnie décide le silence, espérant l'oubli, et qu un curé se déchaîne contre ce « démon vêtu de chair » (1er août 1664), Molière multiplie les démarches: placet au Roi, lectures (notamment devant le légat du pape, qui l'accepte parce qu'à Rome on est tolérant et peut-être pour complaire au RoI), représentations privées chez Monsieur* et Condé. Il complète et remanie sa pièce. Il représente Dom Juan (15 février 1665) qui est discrètement interdit après quinze représentations. Sa Majesté permet à la troupe de Molière de porter son nom, avec une pension de 7 000 livres (14 août 1665). Les attaques contre le théâtre se développent : polémique entre Racine et Port-Royal (décembre 1665 - avril 1666, p. 292) Avis touchant la comédie de Varet (1665), Dissertation sur la condamnation des théâtres par d'Aubignac (23 août 1666), Traité de la Comédie par le prince de Conti (18 décembre 1666) et par Nicole (début 1667) (13). Mais «le monde était si déchaîné contre les dévots » (d'Argenson, responsable de la CompagniE) qu'après la mort de la reine mère (20 janvier 1666), leur principale protectrice, la section parisienne de la Compagnie du Saint-Sacrement cesse de se réunir. Le 5 août 1667, représentation d'un Tartuffe remanié, complété, L'Imposteur, qui n'est plus un petit collet. Le Roi, qui est aux armées, a certainement donné une forme quelconque d'autorisation. Interdiction immédiate par le président du Parlement. L'archevêque y ajoute une excommunication pour tout lecteur ou spectateur. Mais les victoires de la Guerre de Dévolution (mai 1667 — mai 1668) renforcent l'autorité de Louis XIV. Molière atténue encore son texte. Tartuffe est représenté triomphalement à partir du 5 février 1669 et achevé d'imprimer le 23 mars. d. Le sens du « Tartuffe » Molière soutient que, loin d'attaquer la religion, il la défend en dénonçant sa contrefaçon (14). Et si placets et préface sont évidemment des apologies opportunistes, Tartuffe est bien un fourbe, nettement distinct des « bons et vrais dévots » (329), dont Cléante, le sage de la pièce, fait un vibrant éloge (329-404, 1615-28), dont l'équilibre dramaturgique exige la sincérité. Mais Cléante n'est qu'un des pôles d'une pièce qui, parmi les dévots sincères, oppose les gens éclairés et tolérants (388-402), que d'aucuns trouveraient libertins (320), à Orgon et Mme Pernelle dont Molière pousse l'aveuglement jusqu'à la stupidité fanatique et ruineuse. Ceux-ci nous sont montrés : l'évocation des autres sert d'alibi. Leur soumission à Tartuffe jette un discrédit sur la « plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des âmes et des familles » (le curé Roullé, 1664). Molière faisait « concevoir d'injustes soupçons de la vraie piété par de malignes représentations de la fausse » (BourdalouE). C'était certainement son intention. Mais aujourd'hui que la foi peut être dissociée du pouvoir idéologique, il faut bien voir qu'elle n'est pas atteinte en elle-même. La vérité universelle du Tartuffe, c'est la dénonciation d'un système (de parti unique, de religion ou de philosophie officielles, de police parallèle, de népotisme...) où une adhésion assure profit et pouvoir et ce d'autant plus qu'elle est hypocrite, c'est-à-dire prête à tous les moyens : après la pression religieuse, Tartuffe utilise la dénonciation politique (1835-44). e. Qualités littéraires La vigueur du sujet n'est pas la seule qualité de Tartuffe. La psychologie est plus riche et plus subtile que dans les premières œuvres de Molière. Elmire est fine et digne, Cléante plus convaincant que certains autres raisonneurs, Dorine moins schématique que bien des servantes. Mme Pernelle confirme Bergson par son obstination mécanique et le dément par l'extraordinaire vitalité d'une première scène exceptionnelle où, croyant dire à tous leurs vérités, elle proclame surtout son aveuglement. Tartuffe n'apparaît qu'à l'acte III, précédé par des portraits qui le font désirer, notamment celui de Dorine, qu'Orgon prend à la lettre. Cet homme dont on se fait des idées contradictoires, qui se compose un masque puis le jette dès qu'il l'a mis en position de satisfaire son avidité financière ou sensuelle, est un remarquable personnage de théâtre. Le comique va de procédés proches de la farce (Mme Pernelle, jouée par un homme ; Orgon sous la table ; « le pauvre homme ! ») à la fine ironie. La fourberie de Tartuffe, l'aliénation d'Orgon et de sa mère, la ruine de toute une famille ont quelque chose de tragique. Une scène comme III, 6 fait la synthèse de la plupart des styles de théâtre. 5. « Dom Juan » (15 décembre 1665) a. Sources et raison d'être A l'interdiction de Tartuffe, Molière réplique par le portrait du libertin tel qu'il se pavane à la Cour. Au faux dévot répugnant succède le libertin séduisant (brio, audace, voire générosité, III, 3) qui, pour faire tout ce qu'il voudra dans une « impunité souveraine » et notamment pour perdre ses ennemis, a choisi « par pure politique » l'hypocrisie religieuse « vice privilégié qui [...] ferme la bouche à tout le monde » et lui assure la solidarité de la toute puissante cabale et des vrais dévots abusés (V, 2). Dès la seconde représentation, la scène du pauvre est supprimée. Après la quinzième et la relâche de Pâques, la pièce n'est pas reprise : Molière a reçu un conseil impératif, probablement de la part du Roi. La plus hardie de ses œuvres disparaît pour un siècle et demi. b. Dom Juan : séducteur et provocateur Molière supprime quasiment la dimension charnelle. Le violeur est devenu « l'cpouseur du genre humain » (II, 4) — et seulement en paroles. Dom Juan séduit — mais par son brio, face aux paysannes, à M. Dimanche, à Sganarelle : « vertu de ma vie, comme vous débitez » (I, 2). Répliques à vous laisser muet : « Madame, voilà Sganarelle, qui sait pourquoi je suis parti » (I, 3). « Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler » (IV, 4). Art de renverser les situations et de combler les gens en se moquant d'eux (IV, 3). Faux honnête homme mondain, Dom Juan triomphe esthétiquement, bien qu'il soit moralement pervers. En face, de Gusman, « benêt compassé » (G. DefauX), à Dom Louis, vénérable mais inadapté, et à Elvire, solennelle et pleureuse, la vertu est. chagrine. Dans la fête théâtrale, ces « faiseurs de remontrances » (I, 2) ne font pas le poids devant un brillant metteur en scène, acteur aux cent visages, maître du verbe et des apparences. Dom Juan, chez Molière, reste un être de désir qui n'aspire qu'à « réduire », « à forcer » les « résistances », « à vaincre les scrupules » — des femmes comme du pauvre (15) — à refuser demandes, contraintes et remontrances, à braver les interdits, à renverser les rapports de forces. Ainsi, entre la torture du pauvre et la générosité envers Dom Carlos seul contre trois, il y a une certaine continuité. Brio, courage, sadisme, libertinage manifestent la même volonté de puissance. Seul le sacré vaut d'être défié : Elvire (16) enlevée d'un couvent, abandonnée, puis désirée de nouveau à cause de « ses larmes » sinon de sa conversion ; le pauvre (16) poussé au blasphème, le père bafoué, le tombeau profané, les envoyés du ciel défiés. L'ennemi de Dom Juan est Dieu, principe de la Loi et de l'Interdit. Mais la révolte nietzschéenne est moins affirmée que chez Dorimond er Villiers. La violence physique — envers les femmes et le père — a disparu ; le texte est fort discret sur le meurtre du Commandeur ; au lieu de tuer, Dom Juan sauve la vie de Dom Carlos. Cela par souci de la bienséance, mais surtout pour rendre le personnage crédible : Molière veut montrer « un grand seigneur méchant homme » (I, 1), comme on en voit à la Cour. Sa comédie (si ce terme convient à une pièce qui se rapproche du défi prométhéeN) veut rester réaliste parce qu'elle est militante. c. Du libertin au Tartuffe Dans les sources, Dom Juan refuse obstinément toute conversion malgré les plus terribles menaces et n'utilise la fausse dévotion qu'un instant. Ici, l'individualiste libertin choisit soudain la « grimace nécessaire » de l'hypocrisie religieuse. Il s'agit de montrer que l'ordre dévot est la meilleure garantie de ce qu'il prétend éliminer : la concupiscence. « La profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est le vrai moyen de faire tout ce » qu'on veut dans « une impunité souveraine », même pour les imposteurs connus comme tels, grâce à la « société étroite » de € tous les gens du parti » dévot, dominé par les « grimaciers ». « C'est ainsi [...] qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siècle », qui, étant « à la mode, passent pour vertus ». Dom Juan devient le porte-parole de Molière contre ses accusateurs : « je ferai le vengeur des intérêts du Ciel et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets qui, sans connaissance de cause, [...] les damneront hautement de leur autorité privée » (V, 2). Molière a profondément modifié le rebelle scandaleux des sources pour concentrer son effort contre la religion comme norme sociale : récusée et défiée par le libertin, rendue odieuse par le tartuffe et, parallèlement, ridiculisée par le dévot de service : Sganarelle n'avait nullement ce rôle dans les sources. d. Sganarelle Présent dans vingt-six scènes sur vingt-sept, c'est une synthèse originale de Molière. Valet de tradition espagnole, c'est un pleutre et un profiteur que sa couardise met en contradiction avec l'éthique dont il se réclame : « va, va, jure un peu » conseille-t-il au pauvre. Serviteur de Dom Juan, il est effrayé par ce maître, mais fier de le servir et ravi de l'imiter devant Gusman ou au détriment de M. Dimanche : ce dévot mouton de Panurge serait un coquin s'il en avait l'audace et la capacité. Structurellement chargé d'équilibrer les excès du libertin, il s'en fait le commentateur ironique et pertinent et incarne le bon sens populaire. Mais c'est surtout une caricature militante, qui renchérit sur Orgon et Mme Pernelle : face au brillant libertin, un croyant bouffon qui croit au Ciel et surtout au Moine-Bourru et au loup garou (I, 1 et III, 1). Il transforme en farce les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu (III, 1). « Un valet plus impie que son maître », dit un pamphlétaire qui a vu Molière jouer ce rôle. e. Le dénouement Qui est frappé au dénouement ? Le libertin qui a le courage d'assumer son défi jusqu'au bout ? Ou le cynique faux dévot ? Qui s'est le plus odieusement joué du ciel ? Faut-il prendre au sérieux cette foudre de théâtre, allumée par un athée pour faire semblant de contrebalancer une pièce antireligieuse ? Le pieux Sganarelle ne nous y aide pas : devant la mort et le feu divin, il ne pense qu'à ses gages (17). Molière s'offre « le plaisir, avec la complicité d'une tradition théâtrale au-dessus de tout soupçon, de foudroyer Tartuffe en plein théâtre » (G. DefauX). f. Un chef-d'œuvre Bien qu'elle ne soit ni sensuelle, ni baroque, ni prométhéenne — l'époque l'interdisait —, Dom Juan est la plus hardie et la plus libre (18) des œuvres de Molière. Son registre est encore plus large que celui du Misanthrope : de la farce et de la commedia dell'arte au sublime de Dom Louis. Seule, elle frôle le métaphysique. Authentique (puisqu'il s'identifie toujours à son désiR), protéiforme et tricheur, éblouissant et fourbe, homme de la parole séductrice et trompeuse, Dom Juan est un remarquable personnage de théâtre. Avec Sganarelle, il fait vraiment couple. Il joue toujours un rôle et met les autres en scène. Son défi est théâtral', sa fin spectaculaire. La pièce est très variée et les scènes contradictoires se succèdent : le pauvre puis Dom Carlos ; M. Dimanche puis Dom Louis ; l'hypocrisie puis le cynisme. Il y a néanmoins une progression générale, du meurtre et de l'enlèvement à leur vengeance et du libertinage galant au libertinage religieux puis à la tartufferie. Chaque acte a son unité : présentation générale ; le séducteur d'Elvire et des paysannes (MI) ; l'impie (l'interrogatoire de Sganarelle, le pauvrE) et les premières menaces : les frères d'Elvire et la statue (III) ; le défilé des fâcheux, de plus en plus pressants (IV) ; le fourbe et son châtiment (V)..Enfin le style est particulièrement varié : brio de Dom Juan, balourdise et tournures populaires de Sganarelle, rhétorique moraliste d'Elvire et de Dom Louis, prudence compassée de Gusman, patois paysan, exceptionnel chez nos classiques. g. « Dom Juan » et l'évolution de Molière Dom Juan va au-delà de ce qui était socialement, idéologique-ment, esthétiquement tolérable. De plus sa hardiesse ruine le système antérieur de Molière, où le bon sens corrigeait le vice en le chargeant de ridicule. Ici, c'est le bon sens qui est ridiculisé en Sganarelle, et la vénérable raison en Dom Louis, tandis que le vice est supérieurement élégant. Ce n'est pas un accident. Dans cette société de salon et de cour, c'est en effet l'hypocrisie flatteuse, maîtresse des codes mondains du paraître, qui est la norme bienséante, tandis que la raison critique y est frappée de cette « disconvenance [qui] est l'essence du ridicule » (Lettre sur L'ImposteuR). Dans le monde, les élégants ont esthétiquement raison, même quand ils ont moralement tort. Le couple Alceste-Célimène va le confirmer. 6. « L'Amour médecin » (14 septembre 1665) La multiplication des difficultés (p. 264) rend Molière amer. Il ressent les premières atteintes de la tuberculose. Il est délogé par son propriétaire, un célèbre médecin. Tout en poursuivant son combat pour la liberté (la jeune fille guérira en épousant le galant refusé par son pèrE), il reprend (19), après le cocuage, un autre vieux thème comique (car mieux vaut rire de la mort et des fats qui prétendent la dompteR) : la médecine, « pompeux galimatias » dont la seule raison d'être est d'assurer le prestige et le profit des médecins. Comme la cabale des faux dévots, celle des faux savants est une association d'escrocs qui « s'efforce de prendre les hommes par leur faible pour en tirer quelque profit » (III, 1). Comme celle des critiques littéraires, leur science n'est que formules creuses, impuissantes sur le mal, mais nécessaires à leur prestige. « Il faut toujours garder les formalités quoi qu'il puisse arriver [...]. Un homme mort n'est qu'un homme mort et ne fait point de conséquence ; mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins » (II, 4). « Il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles » (II, 5). La pièce est d'une hardiesse exceptionnelle : les quatre médecins ont des noms, des façons de parler et — chose unique au XVII» siècle — des masques à la ressemblance de célèbres médecins de la Cour. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.