Essais littéraire |
La notion de « musique » apparaît comme la valeur majeure du discours symboliste, et son champ d'application, par-delà la musique proprement dite, s'étend à tous les arts : «La Musique, écrit Mallarmé, aujourd'hui influence tout travail, même peint, de l'impressionnisme à la fresque, et le soulèvement de vie dans le grain du marbre» {Divagations, Offices, «Plaisir sacré»), Valéry, quelque trente années plus tard, rapporte également toute la recherche poétique du Symbolisme à celle, passionnée, de la musique : Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de poètes (d'ailleurs ennemies entre elleS) de « reprendre à la Musique leur bien ». Le secret de ce mouvement n'est pas autre. [...] Nous étions nourris de musique, et nos têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage presque les mêmes effets que les causes purement sonores produisaient sur nos êtres nerveux. Les uns, Wagner; les autres, chérissaient Schumann. Je pourrais écrire qu'ils les haïssaient. A la température de l'intérêt passionné, ces deux états sont indiscernables1. Nous avons dit déjà dans quel contexte s'élabore cette « idée musicale » de la poésie : non seulement l'époque est au wagnérisme, mais la période symboliste apparaît également comme un âge d'or de la mélodie française, qui voit collaborer, de diverses façons, poètes et musiciens: que l'on songe par exemple à Debussy, Fauré, Ravel ou Chausson mettant en musique, entre autres poèmes, ceux de Mallarmé, de Verlaine ou de Maeterlinck. Sur un plan plus strictement théorique, la musique, par sa nature propre, offre aux poètes un modèle susceptible de permettre une autre approche du fait poétique et d'élaborer une autre théorie de la poéticité. Parce qu'elle est, de tous les arts, le plus détaché de la représentation, la musique est en effet le support privilégié d'un discours visant à fonder une poétique de la suggestion contre les valeurs traditionnelles de l'imitation de la nature. Parce que sa forme résulte des seuls rapports internes que ses éléments entretiennent entre eux, elle est susceptible d'apporter à la théorie littéraire l'idée d'une littérature «pure», qui valorisé «l'intransitivité» du langage poétique et radicalise «l'autonomie» de celui-ci par rapport aux autres usages du discours. Chez nombre d'écrivains, d'Albert Mockel à Paul Valéry - en passant par Verlaine, René Ghil ou Mallarmé qui nous intéresseront plus particulièrement ici -, la référence à la musique devient ainsi une façon de dire, paradoxalement, la spécificité de la poésie elle-même, en même temps qu'elle motive l'expérimentation de nouvelles techniques prosodiques et l'invention de nouvelles formes poétiques. Verlaine, «De la musique avant toute chose» Verlaine n'est pas, sans doute, un théoricien. Même son « Art poétique », qui en appelle à « De la musique avant toute chose », lui apparaît comme une simple «chanson», éloignée de toute préoccupation d'école, - si l'on en croit du moins ce qu'il affirme, en 1890, à l'occasion de la réédition des Poèmes saturniens : N'allez pas prendre au pied de la lettre mon «Art poétique» de Jadis et naguère, qui n'est qu'une chanson, après tout. Je n'aurai pas fait de théorie. C'est peut-être naïf ce que je dis là, mais la naïveté me paraît être un des plus chers attributs du poète, dont il doit se prévaloir à défaut d'autres. Cet « Art poétique » est recueilli en 1885 dans Jadis et naguère avec une dédicace à Charles Morice ; sa première publication remonte à 1874, c'est-à-dire à l'époque des Romances sans paroles, elles-mêmes composées à un moment où Verlaine et Rimbaud inventent, ensemble quoique de façon déjà divergente, une manière radicalement nouvelle d'écrire en poésie. Les principales propositions de l'«Art poétique» sont connues : la musicalisation du poème implique l'adoption d'une nouvelle manière métrique, qui «préfère l'impair» ; elle requiert un autre usage, « assagi », de la rime (« Ô qui dira les torts de la Rime ? ») ; elle récuse l'éloquence (« Prends l'éloquence et tords-lui son cou ! ») ; et, sur le plan lexical, elle en appelle à « la méprise » dans le choix des mots (« Il faut aussi que tu n'ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise»). Plus que d'un «Symbolisme» encore en gestation en 1874, l'« Art poétique » de Verlaine semble fonder une sorte d'«impressionnisme» littéraire: le souhait de libérer le rythme du vers contre les cadences trop prévisibles de la métrique traditionnelle, la volonté de rejeter la précision descriptive des vocables au profit de notations fugitives, le parti pris de vider les mots de leur signification conventionnelle pour éveiller en eux des pouvoirs inédits de « suggestion », tout tend à accorder le phrasé du vers à la fluidité de la vie affective, et tout tend à faire en sorte que la parole poétique puisse accueillir, contre l'usage ordinaire du langage de la communication, les «nuances» subjectives de l'impression. Dans le champ de la tradition lyrique proprement dite, l'«Art poétique» verlainien participe de «la brisure des grands rythmes littéraires [...] et leur épar-pillement en frissons articulés proches de l'instrumentation», selon les termes de Mallarmé dans Crise de vers. Il témoigne aussi d'une modification considérable du statut du sujet lyrique : la musique apparaît comme le mode d'être d'une « âme en allée», où le Je, loin de renonciation puissamment personnelle du lyrisme romantique, ne se dit plus que sur le «mode mineur» de sa presque disparition. Cet « amuïssement » de renonciation lyrique est la marque la plus caractéristique de la poétique musicale de Verlaine. Dans bien des poèmes des Romances sans paroles notamment, la subjectivité n'apparaît plus que comme un « timbre » qui affecte toute chose sans que le sujet soit posé en tant que teLCe «mode» lyrique particulier peut se maintenir jusque dans le neutre, comme c'est le cas dans la première des «Ariettes oubliées », où une « âme » se dit musicalement à travers la litanie de formes en apparence impersonnelles, «C'est» ou «cela»: C'est l'extase langoureuse, C'est la fatigue amoureuse, C'est tous les frissons des bois Parmi l'étreinte des brises, C'est, vers les ramures grises, Le chour des petites voix. Ô le frêle et frais murmure ! Cela gazouille et susurre, Cela ressemble au cri doux Que l'herbe agitée expire... Tu dirais, sous l'eau qui vire, Le roulis sourd des cailloux. Cette âme qui se lamente En cette plainte dormante C'est la nôtre, n'est-ce pas? La mienne, dis, et la tienne, Dont s'exhale l'humble antienne Par ce tiède soir, tout bas ? On aura remarqué, outre la notation finale (« tout bas ») qui semble l'indication d'une nuance portée sur une partition, la valeur, purement tonale, de l'exclamation « 0 » (« 0 le frêle et frais murmure ! »), qui, contrairement au mode déclamatoire du lyrisme romantique, ne peut plus être ici rapportée à un affect déterminé. Cette indétermination, induite par la musique, se retrouve dans la célèbre troisième ariette, «Il pleure dans mon cour», où la subjectivité se conjugue cette fois sur le mode de l'impersonnel : Il pleure dans mon cour Comme il pleut sur la ville ; Quelle est cette langueur Qui pénètre mon cour? Ô bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits ! Pour un cour qui s'ennuie Ô le chant de la pluie ! [...] La musique verlainienne instaure ainsi une forme lyrique très particulière, qui dissémine les marques de la subjectivité dans un «timbre» ou une «tonalité», d'autant plus prégnants qu'ils ne sont plus liés à une instance subjective clairement identifiable. Le sujet lyrique s'est mué en une «voix» dans le texte - une «haleine» dit Mallarmé dans le Tombeau qu'il compose de Verlaine; et c'est bien cette «voix» qui distingue la très «subjective» impersonnalité verlainienne aussi bien de « la poésie objective » voulue par Rimbaud que de « la disparition élocutoire » du poète à laquelle tend le système mallarméen. Quoi qu'il en soit, la qualité musicale de cette « voix » marque très profondément la génération symboliste. La «petite musique » de Verlaine est très souvent imitée; et l'imitation tend quelquefois au maniérisme, - notamment chez Albert Samain dans tel ou tel de ses divers essais de «Musique confidentielle », selon le titre d'un de ses poèmes. On peut songer à ce texte tiré du Jardin de l'infante (1893), qui, raffinant dans le «vague» et le goût de «l'indécis», joue à plaisir de «verlainismes» stéréotypés : Je rêve de vers doux et d'intimes ramages, De vers à frôler l'âme ainsi que des plumages, De vers blonds où le sens fluide se délie Comme sous l'eau la chevelure d'Ophélie, De vers silencieux, et sans rythme et sans trame, Où la rime sans bruit glisse comme une rame, De vers d'une ancienne étoffe, exténuée, Impalpable comme le son et la nuée, De vers de soir d'automne ensorcelant les heures Au rite féminin des syllabes mineures. [...] Je rêve de vers doux mourant comme des roses. Plus généralement, la musique verlainienne sous-tend la plupart des définitions que la jeune génération symboliste tente de donner de la poésie : que l'on songe par exemple à Huysmans, lorsque, dans sa réponse à l'enquête de La Vogue du 18 avril 1886, il définit la poésie comme « quelque chose de vague comme une musique qui permette de rêver sur des au-delà, loin de l'américaine prison où Paris nous fait vivre»; ou que l'on songe à Brunetière, qui fait allusion à l'influence du «vague» verlainien lorsqu'il écrit, dans l'article «Symbolistes et décadents» de 18881, que les symbolistes veulent «créer un état d'âme analogue à celui où nous met la musique, indéfinissable et profond, suggéré, non pas imposé», ajoutant que le rêve de la nouvelle génération est, à la suite de Verlaine, «d'exprimer tout ce que la précision, la netteté et la perfection de la forme limitent et détruisent en le déterminant ». René Ghil, «l'instrumentation verbale» L'apport de René Ghil aux poétiques musicales de son temps tient d'abord dans sa volonté de sortir la notion de musique du «vague» dont les verlainiens l'entourent avec parfois trop de complaisance. On se souvient de la position paradoxale qu'occupe René Ghil dans le champ littéraire de la fin du siècle : perçu d'abord, au moment de la première édition de son Traité du verbe, alors précédée d'un « Avant-Dire » de Mallarmé, comme un initiateur et un théoricien du Symbolisme, il devient vite l'un des principaux détracteurs du mouvement, auquel il reproche son idéalisme, sa «tradition égocentrique», appelant les poètes de l'avenir à «renoncer aux larmes» pour bâtir, par les moyens de «l'instrumentation verbale», l'épopée de l'époque positiviste : ce sera, après sa rupture avec Mallarmé dès 1888, le programme de l'école qu'il fonde contre l'école du Symbole, et qu'il intitule «l'école évolutive-instrumentiste ». L'ambition du Traité du verbe, qui connaîtra plusieurs rééditions jusqu'à sa refonte en 1891 dans En méthode à l'ouvre, est grande : il ne s'agit pas d'une simple recherche formelle tendant à seulement accroître la musicalité du vers, mais d'un projet de refondation radicale de la poétique sur la valeur sonore des mots. Ghil s'appuie sur la science positive de son temps. Il emprunte notamment à la Théorie physiologique de la musique (1862) du physicien Helmholtz l'idée d'une similitude objective entre les instruments de musique et l'organe de la voix humaine. Il en résulte que «les diverses voyelles sont divers instruments vocaux», - et que «leur sonnante succession harmonise une instrumentation verbale » : « A » est ainsi associé aux orgues ; « E », aux harpes ; « I », aux violons ; « O » évoque les cuivres ; « U », les flûtes. A ce premier système d'équivalences, Ghil en ajoute un second, qui s'appuie cette fois sur les théories de « l'audition colorée », et, sans craindre de corriger au passage le sonnet des «Voyelles» de Rimbaud -l'erreur, «sans pitié», de Rimbaud ayant été d'avoir mis « sous la voyelle évidemment simple, l'U, une couleur composée, le vert » -, il établit la table des synes-thésies qui sont pour lui « scientifiquement » observables : « A » est noir ; « E », blanc ; « I » bleu ; « O », rouge, « U », jaune. Ce tableau est enfin augmenté d'un troisième jeu d'associations qui fixe les valeurs sémantiques des lettres en rattachant les sons et les couleurs à des affects ou des idées : « A » est ainsi rapporté à diverses formes de Tumulte ; « E » évoque la Sérénité ou le Deuil ; « I » suggère l'Angoisse ; « O », la Gloire; «U», l'Ingénuité. Ghil étend ces correspondances symboliques aux diphtongues et aux voyelles composées - assurant par exemple que « lé, le, Ieu seront pour les violons angoissés» -, ainsi qu'aux consonnes - réservant par exemple «pour les Harpes les T et les D stériles »... Cette sorte particulière de «retrempe » des mots « en le sens et la sonorité » tend à « rémunérer le défaut des langues » en réduisant l'arbitraire du signe : c'est bien ce que souligne Mallarmé dans son «Avant-Dire»; et le système ghilien est sous-tendu par la nostalgie d'une langue originaire, que la Musique ferait retrouver en deçà de l'usage ordinaire du langage : Si le poète pense par des mots, il pensera désormais par des mots redoués de leur sens originel, - les mots-musique d'une langue-musique. La poésie est donc bien cet état «essentiel» de la parole, en ceci que les mots y sont traités, non pour leur valeur d'usage - ou de « numéraire factice » - qui les voue à la communication, mais pour eux-mêmes, devenant une sorte de matière brute que le poète retravaille, comme le peintre le fait avec les couleurs, ou le musicien avec les sons : Donc devons-nous admettre la langue poétique seulement sous son double et pourtant unique aspect, phonétique et idéographique, et n'élire au mieux de notre recréateur désir que les mots où multiplient les uns ou les autres des timbres vocaux : les mots qui ont, en plus de leur sens précis, la valeur émotive du Son. A partir de la matière sonore ainsi fournie par le langage, « l'instrumentation verbale », s'appuyant sur un clavier aux valeurs fixées d'avance, déploie « scientifiquement» les pouvoirs de « suggestion » du verbe poétique : Un poème, ainsi, devient un vrai morceau de musique, suggestive infiniment et s'instrumentant seule : musique de mots évocateurs d'images-colorées, sans qu'en souffrent en rien que l'on s'en souvienne ! les Idées. L'ouvre proprement poétique de Ghil est l'application de ses théories. Excluant le hasard, comme le Livre mallarméen, elle se déploie, selon un plan fixé a priori, en trois parties, - « si bizarrement intitulées », dira André Breton, Dire du mieux, Dire des sangs, Dire de la loi (qui restera inachevé) ; mais, alors que l'ouvre de Mallarmé se confronte au «Néant», c'est au « Tout» que se mesure celle de Ghil : son sujet n'est rien moins que l'histoire du monde depuis les origines, en sorte que l'ordre du «Poëme» - là aussi compris comme une « explication orphique de la terre » - est censé réfléchir l'ordre du Monde. La mise en pratique des principes de «l'instrumentation verbale» conduit à des créations surprenantes, qui semblent annoncer quelques-unes des réalisations de «poésie bruitiste» ou «poésie sonore » qui verront le jour au XXe siècle. Elle confère à chacun des phonèmes une valeur propre, soulignée par l'exploitation systématique de l'allitération et de l'assonance, et accusée, souvent, par l'utilisation de mots rares ou de néologismes. En marge de Y Ouvre, tel fragment du Pantoun des pantoun (1902), où Ghil introduit des termes javanais, peut donner une idée de l'étrangeté à laquelle atteint la langue de Ghil, dont les mots sont sortis de la neutralité signifiante qui est la leur dans la communication ordinaire : Oh ! que les nuits doivent être odorantes, où s'ouvrent sur leurs tiges les sedep '-malem ', - où c'est là !... Et, tout aussi vaguement qu'auxprahou (marin 'g kowé - kowé Aïou !... ) qu'aux prahou seules sur la rivière, où l'air goutte ! qu'il serait doux de s'endormir de dYauwau : où s'ouvrent sur leurs tiges les sedep 'malem '- route odorante au vol humide des lourds koupou... Considérée dans son «moment» propre, la recherche de Ghil, quoique solitaire, a eu une réelle influence sur certains poètes de la mouvance symboliste. Stuart Merrill notamment dédie ses Gammes ( 1887) « à René Ghil, Maître de la Musique du verbe » ; et la musique de ses vers s'appuie sur des séries alli-térantes, plus proches, il est vrai, de la classique « harmonie imitative » que de « l'instrumentation verbale » proprement dite. Ainsi dans «Nocturne»: La blême lune allume en la mare qui luit, Miroir des gloires d'or, un émoi d'incendie. Tout d'or. Seul, à mi-mort, un rossignol de nuit Module en mal d'amour sa molle mélodie. Ou encore dans «La Flûte»: Le fol effroi des vents, avec des frous-frous frêles, Se propage en remous criblés de rayons grêles Du smaragdin de l'herbe au plus glauque des bois : Et de tes trous, Syrinx, jaillissent les surprises Du grave et de l'aigu, du fifre et du hautbois, Et le rire et le rire et le rire des brises. De même, l'ouvre de René Ghil trouve un écho certain dans celle d'Emile Verhaeren, aussi bien dans le choix de certains thèmes (liés notamment à l'énergie de vivrE), que dans un certain état sonore de la langue, à l'opposé de la musicalité verlainienne. Mais la rupture avec Mallarmé isole René Ghil, en même temps qu'elle fait apparaître quelques-unes des «aberrations» de son système. Pour René Ghil, les correspondances entre les sons, les couleurs et les idées constituent une sorte de grammaire synesthésique a priori qui fonde, de l'extérieur, le pouvoir de «suggestion» du langage. Pour Mallarmé au contraire « l'éclosion, en nous, d'aperçus et de correspondances » (comme il est dit dans La Musique et les LettreS) ne peut se concevoir en dehors du travail propre du vers ; et si la « retrempe » des mots « en le sens et la sonorité» est bien, contre «le défaut des langues» et l'arbitraire du signe linguistique, l'opération poétique par excellence, celle-ci est tout entière immanente au poème qui lui donne lieu. Les réticences que Mallarmé exprime à René Ghil, dans une lettre du 7 mars 1885, à l'occasion de la réception des Légendes d'âmes et de sangs (1885), sont à cet égard significatives : tout en saluant « cet acte de juste restitution, qui doit être le nôtre, de tout reprendre à la musique», il reproche à Ghil de «phraser en compositeur plutôt qu'en écrivain », et en oubliant le « vieux dogme du vers ». C'est que la musique du poème n'est pas pour Mallarmé une donnée brute du langage, que le poète ferait vibrer comme un musicien son instrument de musique. Au-delà de la matérialité même des sons, elle est, plus abstraitement, un ensemble de rapports, que le Vers fait exister, entre les mots, dans l'espace seul du poème. Mallarmé, la poésie «musicienne du silence» Par-delà l'opposition à René Ghil, la théorie musicale de la poésie que formule Mallarmé rend sensible le déplacement que celui-ci ne cesse de faire subir aux catégories esthétiques de son temps. Contre Wagner C'est ainsi que, face à un wagnérisme déjà fanatique, Mallarmé conteste l'hégémonie du modèle wagnérien, et, sans nier l'admiration sincère qu'il éprouve pour le maître de Bayreuth, il entreprend de relever le « singulier défi qu'aux poètes dont il usurpe le devoir avec la plus candide et splendide bravoure inflige Richard Wagner» : tels sont les termes du texte intitulé Richard Wagner - Rêverie d'un poète français qui est publié en août 1885 dans la Revue wagnérienne d'Edouard Dujardin; il constitue en réalité une sorte de Contre Wagner, et porte en négatif une autre idée des rapports de la musique et de la poésie. Nous avons vu comment, dans ce texte, la critique de Mallarmé porte sur l'utilisation que Wagner fait des mythes. Elle porte aussi sur la valeur de «l'hymen», ou encore du «compromis», par lequel la musique s'adjoint, dans l'opéra wagnérien, le concours de la poésie. Pour Mallarmé, Wagner réconcilie des principes en réalité contradictoires : d'un côté l'idéalité musicale, de l'autre le réalisme théâtral, mais de telle sorte que l'addition des valeurs respectives de la musique et du théâtre, au lieu de changer la nature de la représentation, va dans le sens d'un accroissement de la mimèsis, et porte à leur puissance maximale les prestiges frauduleux de la fiction. C'est ainsi notamment qu'est interprétée la célèbre technique du leitmotiv musical : sorte de pléonasme sonore, celui-ci redouble pour l'oreille ce que la scène donne pour les yeux, en garantissant l'identification de la mélodie avec « les couleurs et les lignes du personnage ». Pareille redondance est d'autant plus suspecte que Wagner, loin de renouveler le théâtre de manière à le rendre apte à accueillir la musique, l'a conservé dans «sa désuétude prochaine», laissant intactes les conventions de la représentation théâtrale, dont le principe demeure pourtant étranger à celui de la musique. Ces griefs seront en partie repris, quelques mois plus tard, dans le sonnet d'hommage publié dans la Revue wagnérienne en janvier 1886 : Mallarmé y déplore que la musique, en substituant à l'ancienne religion le culte idolâtre du « dieu Richard Wagner», veuille mettre un terme au « si vieil ébat triomphal du grimoire », et remplacer le Livre, et son silence propre, par la Partition, dont les notations « sibyllines » restent liées à la nécessité d'une effectuation sonore : Du souriant fracas originel haï Entre elles de clartés maîtresses a jailli Jusque vers un parvis né pour leur simulacre, Trompettes tout haut d'or pâmé sur les vélins, Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre Mal tu par l'encre même en sanglots sibyllins. Les analyses de Mallarmé sur l'art de Wagner laissent une place à une autre interprétation des rapports du théâtre et de la musique: le ballet occupe cette place; et là encore Mallarmé, à l'occasion du triomphe à Paris de la danseuse Loïe Fuller, se saisit de thèmes d'actualité pour continuer sa méditation sur les possibilités d'une autre «poétique musicale » de la scène. Alors que dans le drame wagnérien, théâtre et musique s'ajoutent l'un à l'autre pour augmenter les pouvoirs de la représentation, dans le ballet au contraire, la musique et la scène agissent l'une sur l'autre dans une relation de soustraction qui allège la représentation de ses pesanteurs mimétiques. Le ballet, écrit Mallarmé dans Crayonné au théâtre, «ne donne que peu » ; la danseuse n'imite pas, elle suggère ; et la suggestion convoque l'objet, non en le donnant à voir directement, mais en en juxtaposant l'aspect « à notre nudité spirituelle afin qu'elle le sente analogue et se l'adapte dans quelque confusion exquise d'elle avec la forme envolée ». Cette poétique de la suggestion confère à la danseuse un statut particulier : libérée de «l'encombrant personnage» qui entrave l'opération de l'acteur, elle hésite «entre sa féminine apparence et un objet mimé» {Crayonné au théâtrE), - conservant juste assez de matérialité sensible pour se laisser traverser vers l'idéalité. Sur la scène, elle est ainsi, non une femme qui danse, mais un signe, avec sa double face, matérielle et intelligible, et avec son double mode de fonctionnement, par substitution et par combinaison, selon cette « écriture corporelle » qu'est alors la danse, - «poème dégagé de tout appareil du scribe»: [...] La danseuse n 'est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu 'elle n 'est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu 'elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d'élans, avec une écriture corporelle ce qu'il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe (« Ballets »). La Musique et les Lettres Comme le montre la réflexion de Mallarmé sur l'art du ballet, la critique du modèle wagnérien sert en réalité de support à une interrogation sur la Poésie Contre la suprématie de la musique dans la synthèse des arts que prétend accomplir le drame lyrique wagnérien, il s'agit, pour Mallarmé, de réaffirmer les droits de la poésie, en faisant en sorte qu'elle puisse «reprendre à la musique son bien » selon une expression qui revient avec insistance, dans Crise de vers par exemple : Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d'écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré ; que nous en sommes là précisément, à rechercher, devant la brisure des grands rythmes littéraires [...] et leur épar-pillement en frissons articulés proches de l'instrumentation, un art d'achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien. Plusieurs textes affirment la possibilité pour la poésie de contester- à partir des «humbles ressources de la parole» - l'apparente supériorité de la «trop puissante musique ». C'est le cas par exemple de la conférence que Mallarmé prononce en hommage à Villiers de L'Isle-Adam en 1889: Au moment exact où la musique paraît s'adapter mieux qu'aucun rite à ce que de latent contient et d'à jamai : abscons la présence d'une foule, [...] rien [...] n'existe que ne puisse avec une magnificence égale et de plus notre conscience, cette clarté, rendre la vieille et sainte élocution [...]. La revendication des droits de la poésie contre l'hégémonie de la musique est aussi l'objet des textes des Divagations recueillis sous le titre à'Offices, notamment «Plaisir sacré» (1893): A quelle hauteur qu'exultent les cordes et les cuivres, un vers, du fait de l'approche immédiate de l'âme, y atteint. La rivalité de la Musique et des Lettres bascule bientôt au bénéfice de la poésie, dès lors que le Livre est conçu comme un « instrument spirituel » : La poésie, proche l'idée, est Musique par excellence -ne consent pas d'infériorité (Quant au Livre, « Le Livre, Instrument spirituel», 1895). Plusieurs formules lapidaires consacrent cette inversion de la hiérarchie wagnérienne, - notamment dans le texte intitulé Le Mystère dans les Lettres (1896): Je sais, on veut à la Musique, limiter le Mystère ; quand l'écrit y prétend. [...] L'écrit, envol tacite d'abstractions, reprend ses droits en face de la chute des sons nus. En chacun de ces textes, la relation que Mallarmé établit entre Poésie et Musique est d'ordre dialectique. Poésie et Musique sont pensées, en termes très hégéliens, comme deux modes d'apparition de l'Idée: La Musique et les Lettres sont la face alternative ici élargie vers l'obscur; scintillante là, avec certitude, d'un phénomène, le seul, je l'appelai l'Idée (La Musique et les Lettres, 1894). Mais la musique reste liée à la matérialité de sa réalisation sonore, et requiert la médiation des instruments de l'orchestre. Elle maintient donc l'Idée dans une forme d'extériorité, - alors que la poésie, dont les éléments propres sont totalement «transfusibles en du songe», permet le retour à soi de l'esprit : Je réclame la restitution, au silence impartial, pour que l'esprit essaie à se rapatrier, de tout - chocs, glissements, les trajectoires illimitées et sûres, tel état opulent aussitôt évasif, une inaptitude délicieuse à finir, ce raccourci, ce trait - l'appareil ; moins le tumulte des sonorités, transfusibles, encore, en du songe (La Musique et les LettreS). Il y a donc pour Mallarmé, comme pour Hegel, et à l'inverse des thèses wagnériennes, une supériorité de la poésie sur la musique, qui tient à ce que les mots du poème sont directement intériorisables par l'esprit, et ne se déploient qu'à travers le «solitaire tacite concert» que l'esprit se donne à lui-même dans la lecture silencieuse : Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l'esprit qui regagne, sur une sonorité moindre, la signification : aucun moyen mental exaltant la symphonie ne manquera, raréfié et c'est tout-du fait de la pensée (Le Livre, instrument spiritueL). Par un retournement complet, la résolution de l'opposition dialectique de la musique et des lettres aboutit alors à l'affirmation que la poésie est «Musique par excellence », - mais une musique idéale, détachée de tout support matériel, purement mentale. Mallarmé distingue ainsi « musique » et « Musique » : une « musique », qui naît des instruments de l'orchestre et reste liée à la matérialité des sons, et une « Musique » qui résulte, silencieuse, de «l'intellectuelle parole à son apogée», comme il est dit dans Crise de vers : Ce n'est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. A la musique instrumentale répond, supérieurement, la « chiffration mélodique tue » qui se déploie sur la page du poème, - où «l'écrit, envol tacite d'abstractions, reprend ses droits en face de la chute des sons nus» (Le Mystère dans les LettreS), et où la valeur sonore des vocables compte moins que les jeux de rapports plus abstraits qui s'établissent entre les mots. Pareille dialectique, qui fait passer de la «musique » à la « Musique » au terme d'une élimination de la matérialité des sons, est encore l'enjeu d'une lettre à Edmund Gosse datée du 10 janvier 1893 : Je fais de la Musique - écrit Mallarmé -, et appelle ainsi non celle qu'on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais l'au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole ; où celle-ci ne reste qu'à l'état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano. Vraiment entre les lignes et au-dessus du regard cela se passe en toute pureté, sans l'entremise des cordes à boyaux et des pistons comme à l'orchestre, qui est déjà industriel; mais c'est la même chose que l'orchestre, sauf que littérairement ou silencieusement. Les poètes de tous les temps n'ont jamais fait autrement et il est aujourd'hui, voilà tout, amusant d'en avoir conscience. Employez Musique, dans le sens grec, au fond signifiant Idée ou rythme entre des rapports ; là, plus divine que dans l'expression publique ou sympho-nique. Le «rapprochement euphonique des mots», s'il est une condition nécessaire de la « Musique », ne suffit cependant pas. A lui seul, il est encore une musique matérielle, - un «bibelot d'inanité sonore» (tel celui du « sonnet en X »), qui risque à tout moment de vouer l'opération poétique au «Néant». Les termes de la lettre à Edmund Gosse soulignent une fois de plus la distance que Mallarmé ne cesse de prendre par rapport aux poétiques de son temps : définir la Musique comme «un au-delà magiquement créé par certaines dispositions de la parole», c'est se démarquer autant de l'impressionnisme verlainien ou de l'idéalisme symboliste que de «l'instrumentation verbale» de René Ghil, qui rapporte la musique du poème à ses seules conditions matérielles de possibilité, tout en donnant aux sonorités verbales une valeur seulement imitative. Au-delà de l'euphonie, la Musique dont parle Mallarmé vaut par ses capacités de construction ; « rythme entre des rapports», elle est l'architecture sensible du poème ; à l'opposé des valeurs d'expressivité qu'elle recouvre dans la plupart des poétiques symbolistes, elle est, plus abstraitement, une « structure », qui dispose le texte en espace de relations et d'échos. Le poème « Sainte» figure l'idée musicale que Mallarmé se fait de la poésie, en rendant sensible la sorte de relève de la musique instrumentale qu'accomplit le langage mental et silencieux de la poésie. Rappelons ce texte, qui s'est d'abord intitulé « Sainte Cécile jouant sur l'aile d'un Chérubin», avant d'être recueilli dans les Poésies : A la fenêtre recelant Le santal vieux qui se dédore De sa viole étincelant Jadis avec flûte ou mandore, Est la Sainte pâle, étalant Le livre vieux qui se déplie Du Magnificat ruisselant Jadis selon vêpre et complie : A ce vitrage d'ostensoir Que frôle une harpe par l'Ange Formée avec son vol du soir Pour la délicate phalange Du doigt, que, sans le vieux santal Ni le vieux livre, elle balance Sur le plumage instrumental, Musicienne du silence. Bertrand Marchai {Lecture de Mallarmé, Corti, 1985, et Lire le Symbolisme, Dunod, 1993) a bien interprété le texte à partir de son architecture d'ensemble: construit sur une symétrie de deux fois deux quatrains, séparés par la ponctuation des deux points dont la valeur semble plus musicale que grammaticale, le poème oppose d'un côté la Sainte de la musique parée de ses instruments traditionnels (« viole », « flûte » ou «mandore»), et de l'autre, cette même Sainte, métamorphosée cependant en Sainte de la Poésie, sans autre instrument qu'une plume idéale, et sans autre musique que le silence. Au « livre vieux » du « Magnificat» se substitue une partition d'un genre nouveau que constitue, en abyme, le poème lui-même : « un petit poème mélodique et fait surtout en vue de la musique», comme l'écrit Mallarmé à Théodore Aubanel (Lettre du 6 décembre 1865), dont la trame sonore est assurée par l'insistance notamment des voyelles nasalisées ; mais la modulation mélodique de la phrase ne vise pas tant à l'euphonie, qu'à la matérialisation, sur la page, d'un espace harmonique d'échos et de correspondances. La syntaxe joue alors tout son rôle ; et, à lire « Sainte », on songe à ce que Paul Claudel disait à Mallarmé de la structure de sa phrase : Votre phrase où, dans l'aérien contrepoids des ablatifs absolus et des incidentes, la proposition principale n'existe plus que par son absence, se maintient dans une sorte d'équilibre instable, et me rappelle ces dessins japonais où la figure n'est dessinée que par son blanc, et n'est que le geste résumé qu'elle trace. De la même façon en effet qu'un dessin japonais prend appui sur le blanc du papier ou de la toile, la syntaxe de Mallarmé instaure, musicalement, un vide entre les mots, à partir duquel elle fait se redéployer les pouvoirs de suggestion du langage. Dans « Sainte», ce vide est manifesté par l'absence de proposition principale dans le second volet du diptyque du poème, comme si le verbe être (« Est la sainte pâle»), d'abord détaché au début du vers 5 en même temps que noyé dans le déploiement sinueux des propositions qui l'entourent, était ensuite annulé, déséquilibrant la symétrie attendue, pour faire apparaître, en sa disparition, la «Musicienne du silence». Plus que dans le «bibelot sonore » des allitérations et des assonances, pourtant essentielles à l'annulation de la valeur référentielle des vocables, c'est dans les rapports ainsi créés, où les mots sont redistribués « indépendamment de la suite ordinaire » (Le Mystère dans les LettreS), que réside la véritable Musique du poème, - surgissant des seules ressources de «l'intellectuelle parole à son apogée». Musique du poème En même temps qu'il figure une certaine «idée musicale » de la poésie, le poème « Sainte » met ainsi en avant quelques-unes des techniques poétiques par lesquelles Mallarmé, en approfondissant les ressources propres de la parole, «fait de la Musique». Si l'on considère cette fois, l'ensemble de l'ouvre, plusieurs phases peuvent être distinguées dans ce travail de musi-calisation du poème. L'essentiel de la poétique musicale de Mallarmé est sans doute en place dès la «crise» de 1866 : la rencontre du «Néant» va de pair avec une attention accrue portée à la musique des mots, traités pour eux-mêmes, indépendamment du sens qu'ils revêtent dans le langage ordinaire. Les termes d'une lettre à François Cop-pée du 5 décembre 1866 sont révélateurs, et posent d'emblée les principes de cette «poétique très nouvelle » que Mallarmé, à partir d'Hérodiade, ne va cesser d'approfondir: [...] Ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poëme, les mots - qui déjà sont assez eux pour ne plus recevoir d'impression du dehors - se reflètent les uns sur les autres jusqu'à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n'être que les transitions d'une gamme. Hérodiade et L'Après-midi d'un faune expérimentent les possibilités propres aux compositions de grande ampleur. La musique naît principalement des répétitions, qui, dans Hérodiade notamment, créent un effet d'incantation; dans le Faune, qui réalise selon Paul Valéry une « sorte de fugue littéraire », elle résulte de l'enchevêtrement de plusieurs motifs et tient dans l'orchestration de plusieurs voix progressivement fondues ensemble. Le traitement du vers y est conçu en terme musical, et, comme dans les compositions de Debussy, il s'agit de noyer la mélodie dans un chatoiement de notes «pianotées autour» : J'y essayais [...], dit Mallarmé à Jules Huret, de mettre, à côté de l'alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu courant pianoté autour, comme qui dirait d'un accompagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de sortir que dans les grandes occasions (Enquête sur l'évolution littéraire, 1891). Ce mode de composition ne cessera d'accompagner Mallarmé, qui tentera jusqu'à sa mort de remanier Hérodiade. Mais, après 1885, la recherche de la Musique se concentre plutôt sur des compositions brèves, denses, hermétiques, - où chaque mot, «centre de suspens vibratoire», s'enrichit des multiples «harmoniques» qui le relient aux autres vocables du poème, en même temps qu'il rejaillit lui-même sur tous les mots qui l'entourent. Le poème «A la nue accablante tu» porte à son plus haut point d'accomplissement cette forme musicale, qui tourne délibérément le dos à la recherche de l'euphonie, et récuse les facilités de la ligne mélodique au profit de la construction harmonique. Il en résulte une sorte de musique abstraite, très éloignée des valeurs imitatives ou expressives que privilégient à la même époque les poètes symbolistes ou instrumentistes. Un coup de dés revient à la forme ample, tout en assurant au développement temporel des thèmes une architecture spatiale d'un genre nouveau. L'innovation tient, on le sait, aux modalités de l'inscription du poème dans la page, et à « l'espacement de la lecture » qui en résulte. Une importance particulière est donnée aux blancs et aux caractères d'imprimerie. Déjà présents, « comme silence alentour », dans la versification traditionnelle, les blancs sont cette fois «dispersés» dans la page où ils isolent des groupes de mots et dessinent les contours des «subdivisions prismatiques de l'Idée ». L'espacement ainsi créé entre les mots inscrit la lecture dans un rythme visuel qui en règle spatialement la durée : L'avantage, si j'ai droit à le dire, littéraire, de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux, semble d'accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l'intimant même selon une vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité comme l'est autre part le Vers ou ligne parfaite. La lecture n'est donc pas abandonnée au «hasard» ; son tempo est fixé dans l'espace ; et la différence des caractères d'imprimerie vient prescrire, idéalement, la portée de l'émission vocale, - comme le ferait une «partition»: Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuite, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. La différence des caractères d'imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d'adjacents, dicte son importance à l'émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l'intonation. Un coup de dés porte ainsi très loin la volonté du poète de « reprendre à la musique son bien », sans cesser pour autant d'approfondir les ressources spécifiques de la parole. Entre les corps typographiques des différents groupes de mots, une sorte de jeu symphonique s'instaure sur la page : le thème principal - un cou? de dés jamais n'abolira le hasard - est noté en grosses capitales ; il n'est pas cependant répété, comme il adviendrait d'un motif musical ; mais la phrase est divisée en quatre fragments répartis en quatre lieux du poème, séparés entre eux par le déploiement du thème secondaire (l'hypothèse du naufragE) et des thèmes adjacents qui possèdent, chacun, leurs caractères typographiques propres : la relation visuelle et spatiale prend ainsi le pas sur la répétition auditive et temporelle propre à la musique. Il en résulte une sorte de Musique dans l'espace, aussi éloignée de la musicalité des poètes symbolistes, que des calligrammes, ou «idéogrammes lyriques », par lesquels Apollinaire actualisera une autre possibilité formelle de la poésie dans l'espace. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.