Essais littéraire |
Dans les productions littéraires et artistiques de la fin du XIXe siècle, le recours aux mythes et aux légendes apparaît comme la manifestation la plus reconnaissable de l'imaginaire symboliste. Il est - avec la musique et le vers libre - l'un des traits caractéristiques que l'on retient le plus souvent pour définir l'École symboliste. Ainsi Henri Mazel (alias Saint-AntoinE) dans l'article intitulé «Qu'est-ce que le Symbolisme?», paru dans la revue L'Ermitage, en juin 1894 : [...] Le Symbolisme, au sens précis du mot, est une forme littéraire caractérisée par la fréquence d'oeuvres à double sens, c'est-à-dire mythiques et allégoriques. D'une façon plus générale, ce fut une période où, par réaction contre un temps antérieur soucieux d'exactitude et de réalisme, l'art se rejeta vers les sujets de rêve et de légende, et s'attacha à donner à ses ouvres une signification plus lointaine en s'inspirant d'idées philosophiques et religieuses. On pourrait citer encore Pierre Quillard, pour qui «le voile de légendes symboliques » doit donner à la poésie moderne «une valeur universelle, hors de l'espace et du temps » ; ou Camille Mauclair, qui, dans L'Art en silence, en 1901, définissait rétrospectivement le Symbolisme en retenant deux caractéristiques majeures : Utilisation de l'allégorie et réforme métrique, tels étaient les deux postulats des symbolistes. Quant à Henri de Régnier, il associe étroitement Mythe et Symbole, et fait du Mythe « la conque sonore d'une idée» {Figures et caractères, 1900). Mais que recouvre, au fond, ce besoin de mythes et de légendes, en cette fin du XIXe siècle qui voit coexister, de manière contradictoire mais très significative, un positivisme triomphant et un idéalisme exacerbé, un matérialisme qui semble avoir irrémédiablement « désenchanté » le monde et les formes les plus diverses d'un mysticisme vague allié bien souvent au goût pour l'hermétisme, l'ésotérisme ou l'occultisme? Emile Verhaeren est le plus lucide, - notamment dans un article publié dans L'Art moderne, le 12 septembre 1886, où il oppose la sérénité du symbolisme antique reposant sur des croyances collectives ou sur une foi personnelle, aux angoisses que traduisent les mythes modernes : Un recul formidable de l'imagination moderne vers le passé, une enquête scientifique énorme et des passions inédites vers un surnaturel vague et encore indéfini nous ont poussés à incarner notre rêve et peut-être notre tremblement devant un nouvel inconnu dans un symbolisme étrange qui traduit l'âme contemporaine comme le symbolisme antique interprétait l'âme d'autrefois. Seulement nous n'y mettons point notre foi et nos croyances, nous y mettons, au contraire, nos doutes, nos affres, nos ennuis, nos vices, nos désespoirs et probablement nos agonies. Les mythes de cette fin de siècle, surchargés d'érudition et de réminiscences livresques, n'engagent aucune croyance véritable; à l'image des fantasmagories de Gustave Moreau, de Puvis de Chavanne, ou de Félicien Rops, ils sont seulement les productions d'une imagination abandonnée à elle-même : Les maîtres symbolistes de ce temps, les Gustave Moreau, les Puvis de Chavannes et les Rops n'ont rien de la sérénité des anciens maîtres. Aucun d'eux ne prie les dieux ni ne craint les démons qu'il sublimise. Ils sont les torturés des passions et des mélancolies de leur temps. Mythes d'une époque sans Dieu, ils ouvrent la créa-ion aux seules puissances d'Éros et de Thanatos, et ne dévoilent en définitive d'autre altérité que celle de l'inconscient humain. Théories du mythe Les discours sur les mythes engagent des conceptions philosophiques très différentes, dont les tensions rendent compte des contradictions propres au Symbolisme. Deux tendances majeures se distinguent : la première, par le relais de Wagner et du wagnérisme, relie le Symbolisme au Romantisme : elle fait servir les mythes à l'expression de l'idéalisme ambiant, les charge d'un mysticisme diffus, en même temps qu'elle y greffe des valeurs «nationales» en les interprétant comme la manifestation d'un supposé «inconscient collectif» des peuples. La seconde tendance s'appuie davantage sur la science et se nourrit des théories de la philologie et de la mythologie comparée : à l'opposé de l'interprétation idéaliste, elle tend à «réduire» les créations mythologiques à de pures fictions du langage, et à les rapporter à l'expression strictement profane des angoisses de l'homme dans le monde. C'est cette dernière théorie qui sous-tend notamment l'interprétation mallarméenne des mythologies antiques. L'interprétation idéaliste Mythes et légendes apparaissent d'abord comme l'expression privilégiée de l'idéalisme qui caractérise l'idéologie et la sensibilité fin de siècle. Ils répondent aux désirs les plus profonds de l'âme symboliste: l'anti-naturalisme, le goût pour l'illusion et l'artificiel, le besoin de trouver un refuge dans le rêve, et l'aspiration à un ailleurs qui permettrait à l'âme d'échapper à «l'américaine prison où Paris nous fait vivre », selon les termes de Huysmans. Ils répondent aussi au programme même de l'école du Symbole, en ce qu'ils semblent unir une réalité visible à quelque monde invisible ou supra-sensible, et la révélation spirituelle qu'ils sont censés receler les dispose alors à toutes sortes de lectures allégoriques ou d'interprétations ésotériques. L'intérêt pour les mythes et légendes découle largement de celui qui est porté à l'ouvre de Wagner. Celle-ci a fait connaître au public français de nouveaux territoires légendaires, non plus méditerranéens ou orientaux, mais germaniques, avec Les Maîtres chanteurs, Tannhàuser, La Tétralogie, nordiques, dans Tristan etlsolde et Le Vaisseau fantôme, ou celtiques dans Lohengrin et Parsifal. Sur le plan théorique, l'interprétation wagnérienne du mythe, telle qu'elle se formule notamment dans la Lettre sur la musique (1860), comporte un triple aspect, à la fois métaphysique, politique, et esthétique: le mythe apparaît comme l'expression de ce qu'il y a de «vraiment humain» et «d'éternellement compréhensible » en l'homme, qu'il saisit au-delà des représentations conventionnelles et des contingences historiques ; il est le dépositaire d'un inconscient collectif qui le prédispose à devenir le support de quelque «âme nationale»; il confère enfin à l'ouvre d'art une dimension sacrée, qui fait de la représentation un «culte» par lequel l'art est censé communiquer au peuple des vérités divines. Toutes ces thèses seront, nous le verrons, fortement critiquées par Mallarmé. Mais elles connaissent une faveur certaine auprès des autres collaborateurs de la Revue wagnérienne, - notamment Edouard Schuré, chez qui le désir de redonner au siècle finissant un horizon spirituel s'accompagne d'une attention aiguë portée au message caché que révèlent les mythes et le légendes de l'humanité. La Préface des Grandes Légendes de France (1892) revient sur ces idées d'abord formulées dans Les Grands Initiés (1889): La légende, rêve lucide de l'âme d'un peuple, est sa manifestation directe, sa révélation vivante. Comme une double conscience plus profonde, elle reflète l'Avenir dans le Passé. Des figures merveilleuses apparaissent dans son miroir magique et parlent de ces vérités qui sont au-dessus des temps [...]. Jusqu'à présent, la légende n'a été guère chez nous qu'un objet d'érudition ou de fantaisie. Son importance au point de vue de la philosophie et de l'histoire et de la psychologie intime ou transcendante n'a pas encore été mise en lumière. Le romantisme avait traité les légendes comme de simples thèmes à imagination. On a compris depuis qu'elles sont la poésie même en ce qu'elle a de plus subtil, se manifestant dans un état d'âme intuitif que nous appelons inconscient, et qui ressemble parfois à une conscience supérieure. L'interprétation philologique A l'opposé de l'interprétation idéaliste des mythes, il est une autre approche des mythologies, plus scientifique et en quelque sorte « démystificatrice » : si elle est elle-même ancienne, elle s'appuie alors sur les théories de la philologie et de la mythologie comparée, illustrées par l'Allemand Max Mûller, vulgarisées par l'Anglais William Cox, et remaniées par Mallarmé qui donne dans Les Dieux antiques (1880) une libre traduction de l'ouvrage de Cox intitulé A Manual of Mythology (1867). Pour Max Millier, dont L'Essai de mythologie comparée est introduit en France par Renan (1859), la mythologie se réduit à une façon de nommer un strict phénomène naturel : celui du cycle solaire. Cette nomination devient une divinisation (nomen, numeN) dès lors que les hommes «oublient» l'origine «naturelle» des mythes. La science philologique fait le chemin inverse, en retrouvant, sous les noms des dieux et les récits mythologiques, non un contenu sacré, mais l'expression profane du seul drame solaire, dépourvu de toute signification transcendante. William Cox, dont l'ouvrage majeur, The Mythology oftheAryan Nations, paraît en 1870, est un vulgarisateur de la pensée de Max Mûller, et, comme lui, il accomplit une déconstruction des mythologies, en opérant, par les ressources de la philologie, une réduction naturaliste des dieux anciens: l'invention des mythologies résulte d'une «dérive inconsciente» du langage qui a oblitéré la signification « naturelle » des mythes. Bertrand Marchai a bien souligné l'importance de l'adaptation de l'ouvrage de Cox dans la constitution de « la religion de Mallarmé » (La Religion de Mallarmé, Corti, 1988). Comme William Cox, Mallarmé opère, à partir des mythologies antiques, ce qu'il nomme ailleurs «le démontage impie de la fiction» (Le Mystère dans les LettreS), retrouvant, sous la création langagière qui sous-tend la formation des noms de dieux et des récits légendaires, de stricts phénomènes naturels : Quel plaisir se mêle à notre surprise de voir des mythes connus lentement s'évaporer, par la magie même qu'implique l'analyse de la parole antique, en l'eau, la lumière ou le vent élémentaires ! Mais, en traduisant librement William Cox, Mallarmé l'adapte en réalité à sa propre pensée en y introduisant le nihilisme métaphysique qui a résulté pour lui de la «crise» traversée au milieu des années 1860 : l'anthropologie qu'il propose du phénomène religieux ne se contente pas alors de rapporter toutes les formes mythologiques à l'angoisse primordiale de l'homme devant la Nature, mais elle installe, subrepticement, au lieu de Dieu, le Néant. Une telle pensée du mythe conduit tout naturellement Mallarmé à critiquer le système wagnérien, et notamment à contester la forme de «religion» que celui-ci, à l'époque de la science, réintroduit dans l'art, en «intronisant» «à la rampe la Légende». Ce sont les termes du texte intitulé Richard Wagner. Rêverie d'un poète français, publié dans la Revue wagnérienne, le 8 août 1885. Nous reviendrons sur ce texte lorsque nous aborderons la question du rapport de la musique et des lettres dans la période symboliste ; mais un passage plus particulièrement concerne les mythologies et s'éclaire de la lecture des Dieux antiques: Voici à la rampe intronisée la Légende Avec une piété antérieure, un public pour la seconde fois depuis les temps, hellénique d'abord, maintenant germain, considère le secret, représenté, d'origines [...]. Tout se retrempe au ruisseau primitif: pas jusqu'à la source. Si l'esprit français, strictement imaginatif et abstrait, donc poétique, jette un éclat, ce ne sera pas ainsi : il répugne, en cela d'accord avec l'Art dans son intégrité, qui est inventeur, à la légende. [...] A moins que la Fable, vierge de tout, lieu, temps et personne sus, ne se dévoile empruntée au sens latent en le concours de tous, celle inscrite sur la page des Cieux et dont l'Histoire même n'est que l'interprétation, vaine, c'est-à-dire, un Poëme, l'Ode. Comme autrefois les Grecs, les Allemands, à travers Wagner, se donnent au théâtre le spectacle de leurs « origines » ; mais ces mythologies nationales, si elles constituent le «ruisseau primitif» de l'art, n'en sont cependant pas la « source » véritable ; celle-ci est à la fois plus impersonnelle et plus universelle, parce qu'elle réside, au-delà des affabulations légendaires, dans ce que Muller et Cox nommaient «la Tragédie de la Nature», elle-même constituée par le cycle solaire tel qu'il s'écrit, dit Mallarmé, sur « la page des Cieux ». Wagner profite donc des prestiges de la fiction (accrus par les pouvoirs de la musiquE), pour faire des mythologies l'objet d'une religion à la fois frauduleuse, parce qu'elle participe de l'occultation du véritable contenu -profane - des mythes, et idolâtre, parce qu'elle substitue au Dieu tel qu'il se manifeste dans le Mystère, le seul «héros» national du peuple allemand. Au «musicien allemand», le «poète français» oppose alors, en même temps qu'une autre politique, une autre poétique des mythes, qui fait d'eux non l'expression de quelque âme nationale, mais le support d'une pensée plus abstraite et plus universelle des contenus de la poésie, - non la représentation personnelle et circonstanciée des folklores populaires, mais « la Fable vierge de tout, lieu, temps et personnes sus ». C 'est bien cette «Fable» - pure de toute «mystification» et reprise seulement « au folio du ciel » - qui constitue chez Mallarmé le sujet rêvé du « Livre » ; et c'est d'elle seule que celui-ci, en tant qu'« explication orphique de la terre», tire son aura de religion. Manière et maniérisme Dans le traitement qu'il propose des mythes et des légendes, le Symbolisme apparaît comme un maniérisme : il se nourrit d'emprunts, et, à partir de quelques modèles exemplaires (fournis tout particulièrement par Wagner et les Préraphaélites anglaiS), il ressasse un nombre réduit de thèmes, les complique à plaisir, avec toujours plus de raffinement et de préciosité, d'érudition et d'artifice. Décor légendaire Il en résulte la constitution d'un certain décor de légende et de rêve, très caractéristique et immédiatement identifiable parce qu'il fixe en quelque sorte «l'image d'Épinal» du Symbolisme. Au reste, ce décor est vite ressenti comme un stéréotype d'école. A ce titre, il se prête à la caricature : moqué dès Les Déliquescences d'Adoré Floupette (qui précèdent pourtant d'un an la naissance officielle du SymbolismE), il sert encore de repoussoir pour tous ceux qui, à partir de 1895, tentent de se démarquer des thèmes et des styles de la génération de 1885. C'est le cas notamment d'Adolphe Retté, qui, en reniant sa première inspiration, dénonce fortement les poncifs que ressassent les ouvres des symbolistes : Tous leurs efforts, écrit-il, tendirent à imaginer une région nébuleuse et crépusculaire, où n'habitent que des rois mélancoliques, phraseurs couverts de pierreries, des héros casqués de vermeil pourchassant d'intangibles chimères, des chevaliers fluets et grelottants, des troubadours sous le balcon de princesses sataniques, des sirènes gélatineuses, des pâtres roucouleurs. Ce fut un défilé de Beaux Ténébreux, de Princes charmants, d'Hertulies, d'Imo-gènes et de Phénissas : un Moyen Âge poussiéreux, fardé, rance à vomir (Arabesques, 1899). De la même façon, Camille Mauclair, dans L'Art en silence (1901), fait la critique d'un Symbolisme de surface qui, à force de préciosité, a épuisé la profondeur de ses thèmes initiaux : Ils ont fait des chevaliers, des joyaux, des fontaines, des roses, des villes de rêve, un abus fastidieux. Du luxe de Gustave Moreau, ils sont tombés dans la bijouterie, de symboles ils ont fait des poncifs. De son côté, Stuart Merrill, pour défendre l'héritage symboliste contre les caricatures qui en sont faites, s'en prendra, dans La Plume en 1903, à tous ceux qui ont voulu croire que le Symbolisme « consistait uniquement à écrire des variations sur les thèmes fournis par les romans de chevalerie», et qui s'entêtent «par ignorance ou mauvaise foi, à ne voir dans ses ouvres que des chevaliers, des cygnes, des étendards et des glaives ». Une des sources de ce Symbolisme décoratif est constituée par les Préraphaélites anglais, qui fixent l'image d'un Moyen Âge de convention, à la fois idéalisé et mystique : ce sont John Everett Millais, Burne-Jones, William Morris ou Dante-Gabriel Rossetti, dont nous avons dit l'influence sur les symbolistes français (voir illustrations nos 1, 2 et 3). L'ouvre de Gustave Moreau contribue également à fixer le décor des rêveries symbolistes : on en retient, outre les sujets eux-mêmes, la richesse de l'exécution, une façon de surcharger la toile, un certain hiératisme des figures (voir illustration n° 5). Mais c'est surtout l'ouvre de Wagner qui fascine peintres et écrivains, et participe à la constitution d'une imagerie d'école. Les sonnets d'hommage au musicien publiés dans La Revue wag-nérienne en janvier 1886, en témoignent, - comme aussi ce sonnet de Stuart Merrill recueilli dans Les Fastes (1891): Tandis que les hérauts déferlent avec faste L'écarlate splendeur des étendards du roi, Le peuple des seigneurs, en somptueux arroi, S'écrase autour du clos que le soleil dévaste. Au bord du fleuve en pleurs s'éplore Eisa la chaste, Espérant un miracle en réponse à sa foi ; Mais le houleux tumulte insulte à son effroi, Et les trompettes d'or hurlent vers le ciel vaste. Soudain silence, et la terreur dans tous les yeux : Car comme un songe issu des ondes et des deux, Voici, mû vers la grève au gré d'une bourrasque Par la nage et le vol de son Cygne idéal, Surgir, sous la clarté que réfracte son casque, Lohengrin, le héros grave du Saint-Graal. Certaines ouvres, il est vrai, se complaisent dans cette imagerie précieuse et ne parviennent pas à la dépasser : ce sont notamment Les Cantilènes (1886) de Moréas; Les Épisodes (1887) de Henri de Régnier, comme un peu plus tard les Poèmes anciens et romanesques (1890) qui mêlent à tout «l'attirail» wagné-rien, des princesses endormies, des vieux palais entourés de parcs et de lacs, quelques colombes ou quelques cygnes, et une surabondance de joyaux, d'émeraudes, de rubis, de béryls ou d'améthystes ; on peut citer encore Gustave Kahn, des Palais nomades en 1887 au Livre d'images en 1897 ; ou André Fontainas, notamment dans le «Frontispice» de La Nef désemparée, qui, quoique tardif ( 1908), fait scintiller, autour des pâles princesses, tous les joyaux traditionnels du Symbolisme : Les gemmes et les ivoires Et les clairs chrysobérils Mêlent d'éclairs puérils Le deuil des tulipes noires ; Fleurs lourdes du jardin triste Où pleure un jet d'eau lointain Le sourire du matin Vous vêt d'or et d'améthyste : En fêtes sentimentales S'attardent sous les halliers, Un à un des chevaliers Auprès des princesses pâles Dont les doigts las sont des fleurs Qui apaisent leurs douleurs. Allégories Ce Symbolisme décoratif va de pair avec une pratique systématique de l'allégorie. Celle-ci, définie comme «un symbole refroidi»par Hegel, est bien souvent ressentie comme une figure d'école qui tourne facilement au procédé. Mais il arrive aussi qu'elle devienne, au-delà du procédé rhétorique, l'élément constitutif d'une poétique. C'est le cas notamment chez Henri de Régnier, dont certains poèmes reposent entièrement sur le déploiement, vers après vers, d'un double sens, littéral et allégorique. Dans « La Fontaine aux cyprès » des Jeux rustiques et divins ( 1897), le mythe de Diane, mêlé à celui de Narcisse, donne lieu à plusieurs allégorisations : la Forêt représente la Vie, le Cerf est une image du Désir, et la Fontaine est une figure de l'Âme. Dans « Le Faune au miroir», les figures mythologiques se mêlent à la personnification d'idées abstraites, et le Faune allé-gorise la vie charnelle, que le poète craint de voir réapparaître jusque dans «la maison de Tristesse» qu'il a bâtie autour de lui. Dans le poème intitulé «Dans une vigne vendangée», le mythe d'Ariane abandonnée allé-gorise l'Automne pleurant l'été : Et tu pleures pourtant l'été qui t'abandonne, Ô triste, ô Ariane éternelle, ô Automne. Dans « Epigramme », la légende des oiseaux de Stym-phale fournit une allégorie du temps qui passe, où les oiseaux sont les Heures, et où le chasseur figure le poète : Hérons sur le marais et cygnes sur le fleuve, Que le printemps fleurisse ou que l'automne pleuve, Mes flèches ont percé les Heures, une à une, Et le temps a laissé tomber toutes ses plumes Dans l'eau de ma tristesse ou l'onde de ma joie ; Et si l'aile se ferme, et si l'aile s'éploie, C'est l'heure qui s'achève enfin ou s'inaugure, Et, tour à tour, contre le port ou l'envergure, Les mêmes flèches d'or partent de l'arc qui vibre, Et, triste archer, en pleurs de son exploit stupide, Je ramasse, sur l'eau où mon espoir se penche, Avec la plume noire, hélas ! la plume blanche ! Au reste, le mélange de l'abstrait et du concret qui caractérise l'allégorie trouve un lieu privilégié de réalisation dans ces formes mixtes qui hésitent entre le théâtre et le poème. C'est le cas encore chez Vielé-Grif-fin, avec la légende, nourrie de thèmes wagnériens, de Wieland le Forgeron (1900). Accentuant le processus de personnification des idées abstraites, le théâtre proprement dit est particulièrement propice au développement des allégories symbolistes. La «légende dramatique» d'Antonia d'Edouard Dujardin, écrite en vers libres, est composée de trois parties qui furent jouées de 1891 à 1893, Antonia, Le Chevalier du passé, La Fin d'Antonia: Antonia y figure tour à tour « l'Amante », « la Courtisane » et « la Mendiante ». La Fille aux mains coupées (publiée en 1886 et jouée au Théâtre d'Art en 1891) de Pierre Quillard est un exemple assez caricatural des poncifs auxquels donne lieu la vision intellectualiste de l'allégorie : la pièce, dont «l'action se passe n'importe où et plutôt au Moyen Âge », représente, à travers l'héroïne (à la «blancheur adorable de lys»), l'âme humaine aspirant à l'amour divin, violée par la foule grossière, et finalement recueillie par le Poète-roi. Entre l'incarnation sensible des figures et l'abstraction intellectuelle des contenus, l'équilibre est difficile à trouver. En réalité, cette ambiguïté est inhérente au programme même de l'École symboliste, tel du moins qu'il est défini par Jean Moréas dans le Manifeste de 1886 : il s'agissait, on s'en souvient, de «vêtir l'idée d'une forme sensible, qui néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette»; et Moréas ajoutait : L'idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symboliste consiste à ne jamais aller jusqu'à la conception de l'idée en soi. Tout l'équilibre de l'allégorie est dans cette oscillation entre le concret et l'abstrait ; mais celle-ci confère aussi à bien des productions symbolistes une certaine froideur et un caractère artificiel, qui justifieront pour la génération suivante le rejet de l'école du Symbole. Mythes fin de siècle Plus que dans l'allégorie, c'est dans la création mythologique que l'imagination symboliste trouve à se réaliser le plus complètement. C'est bien de «créations» mythologiques qu'il s'agit, car à la différence des mythologies parnassiennes qui tentent seulement de restaurer, sur un plan purement plastique, les Panthéons antiques, les mythologies symbolistes reprennent les mythes constitués sur lesquels elles s'appuient dans un processus -proprement maniériste - de déformation et de transformation qui les plie aux jeux de l'imaginaire et les fait servir de support aux projections fantasmatiques. Les sources d'inspiration sont nombreuses : on redécouvre les légendes médiévales et le merveilleux celtique, - et c'est dans la littérature décadente un impressionnant cortège de fées et .d'enchanteurs, de dragons et de chevaliers ; les mythes antiques sont également revisités : une série de variations sur le mythe d'Orphée se déploie de Gustave Moreau à Victor Sega-len; une autre s'inspire de la légende d'Odipe et le Sphinx : elle trouve également une de ses sources chez Moreau et se prolonge jusque chez Oscar Wilde, en passant par le peintre Fernand Khnopff ou par le peintre et poète Jean Delville. Deux mythes se distinguent plus particulièrement parce qu'ils semblent mettre en abyme l'imaginaire symboliste et parce que leur contraste illustre bien à lui seul la double postulation de l'âme fin de siècle : celui de Salomé d'un côté, et celui de Narcisse de l'autre. Salomé Empruntée à la Bible (notamment au récit de Matthieu, XIV), l'histoire de Salomé nourrit, dans la période symboliste, une telle prolifération de constructions mythologiques qu'elle semble condenser tout un pan de l'imaginaire fin de siècle. Il est vrai que l'histoire de la fille d'Hérodiade comporte déjà en elle-même bien des éléments qui la prédisposent à séduire l'imagination décadente et symboliste. Le banquet d'Hérode respire une atmosphère de règne à l'agonie, où les décadents se plaisent à reconnaître leur propre fin de siècle. La figure de saint Jean, annonciatrice d'une spiritualité nouvelle, s'accorde avec les inquiétudes religieuses de ces nouveaux «mages» ou autres «sârs» qui se sentent exilés dans un monde matérialiste. La danse, quant à elle, allie le sacrilège à la sensualité, et peut aisément faire de Salomé le support des fantasmes d'une époque pour qui la femme est à la fois un objet de fascination et de répulsion. Mais elle peut aussi figurer les prestiges de l'art, et la petite danseuse, à laquelle est sacrifié le saint, peut servir à dire ce nouvel absolu de la Beauté que maints artistes tentent alors d'opposer à la crise des croyances et des religions. Toutes ces interprétations se trouvent d'emblée rassemblées dans les deux célèbres tableaux de Gustave Moreau : Salomé et L'Apparition (voir illustration n° 5), exposés au Salon de 1876, puis à l'Exposition universelle de 1878. Le hiératisme des poses, les complications érudites, le foisonnement des symboles, choquent les adversaires des symbolistes, comme Zola, mais séduisent les maîtres de la Décadence, comme Huysmans : A rebours fait de la Salomé de Moreau l'emblème de l'esthétique nouvelle, et des Esseintes, voit en elle « la déité symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite», ou encore «la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant, de même que l'Hélène antique, tout ce qui l'approche, tout ce qui la voit, tout ce qu'elle touche». La prolifération même des interprétations sur lesquelles rêve des Esseintes fait apparaître la lacune fondamentale à partir de laquelle se déploie le symbolisme moderne: l'Apparition ne recèle aucune Révélation ; et Huysmans lui-même rapporte le Symbolisme déréglé de Moreau, non à un Sens transcendant, mais à une stricte pathologie de la sensibilité : un «nervosisme tout moderne», écrit-il, qui se révèle chez «un esprit rendu visionnaire par la névrose». Les tableaux de Moreau, relayés par les commentaires de Huysmans, deviennent la matrice de toute une série de variations, qui se nourrit aussi de l'Hérodias de Flaubert, et puise à un baudelairisme diffus associant à la sensualité le sacrilège, la perversion et le sadisme. Les interprétations sont alors si «libres» que le récit biblique, d'ailleurs en lui-même très allusif, n'y est plus guère reconnaissable. Par contaminations successives, la Salomé fin de siècle rejoint d'autres représentations de la femme fatale, et se confond, dans un grand pot-pourri, avec l'Eve éternelle, Circé, Salammbô, Dalila, Judith ou Méduse. Dans le «capharnaiim» des mythologies décadentes, on trouve aussi une Salomé-Colombine, - chez Jean Lorrain dans un poème des Modernités (1885) imprimé à l'encre rouge. Il existe aussi, à partir d'un motif fourni par Atta Troll de Henri Heine, une Salomé-vampire. Marcel Schwob s'en fait l'écho dans un passage du Livre de Mortelle ( 1894) qui raconte l'histoire de la princesse Morgane: celle-ci, après avoir dormi dans la chambre où vécut une «reine cruelle » dans laquelle on reconnaît Salomé, devint « Morgane la Rouge » et fut « une fameuse prostituée et une terrible egorgeuse d'hommes». Le thème vampirique est déplacé sur le personnage d'Hérode dans Le Chariot d'or (1901) d'Albert Samain : Et le roi sent, frisson d'or en ses chairs funèbres, La vipère Luxure enlacer ses vertèbres ; Et, tendant ses vieux bras de métaux oppressés, D'une bouche repue, incurablement triste Pendant qu'à terre gît le chef de Jean-Baptiste, Il boit le sang qui brûle au bout des seins dressés, Et l'irritante horreur des grands yeux révulsés. La figure de la danseuse se prête aux rêveries erotiques de Pierre Louys, comme dans ce sonnet de 1891 : Presque nue, avec son dernier voile, flot jaune. Elle fuit, revient, tourne... et passe. -Au bord du trône, Le grand vieillard royal la supplie et l'appelle, Fugitive qui danse avec une fleur noire Et traîne dans le sang comme une aile de gloire L'ombre fatale de la lune derrière elle. Femme-fleur-du-mal, elle est pour le Milosz du Poème des décadences (1899) la «Salomé de nos hontes», qui délivre des mensonges de l'Idéal et de l'orgueil de la Sainteté : La vie d'un Sage ne vaut pas, ma Salomé, Ta danse d'Orient sauvage comme la chair, Et ta bouche couleur de meurtre, et tes seins couleur de [désert ! On la reconnaît encore, mi femme-enfant mi egorgeuse, plus sorcière que danseuse, chez Smart Merrill (« Les danseuses du désir», sonnet dédié à Gustave Moreau dans Les Fastes, 1891), chez Tristan Klingsor (« Trébizonde », dans Filles-Fleurs, 1894), ou chez Robert de Montesquiou (dans Les Paons, 1906). Le mythe devient une sorte de forme vide susceptible de capter, non seulement la plupart des traits caractéristiques de la fantasmatique décadente, mais encore toutes sortes de valeurs idéologiques ou de représentations mentales : tantôt figure de l'Inconscient selon Hartmann ou de la Volonté selon Schopenhauer (chez Laforgue notammenT), elle attire encore à elle la crainte des «pétroleuses» de la Commune, s'associe à l'obsession de la Syphilis, ou sert de support aux représentations de l'hystérie féminine... Dans le bric-à-brac de cet imaginaire d'époque, quelques interprétations, plus singulières, se distinguent. Chez Mallarmé, Salomé prend le nom d'Héro-diade, et accompagne, plus de trente ans durant, la rêverie du poète et l'élaboration d'une «poétique très nouvelle ». Sur le plan thématique, la reprise du mythe s'accompagne d'un retournement complet des valeurs qui lui sont traditionnellement attachées : loin d'évoquer les pouvoirs de la Chair, Hérodiade, « au clair regard de diamant », devient une figure de l'intériorité pure, murée en elle-même, écartant les sollicitations des sens, et seulement vouée aux vertiges de la contemplation narcissique. Elle peut alors non seulement représenter la beauté pure à laquelle se consacre l'ouvre mallarméenne, mais encore figurer, en abyme, la poétique même du poème : la virginité d'Hérodiade renvoie ainsi à celle, plus essentielle, de la page blanche, et le miroir sur lequel se penche l'héroïne allégorise une écriture elle-même indéfiniment réflexive, capable d'annuler en elle toute réalité extérieure, pour se déployer dans un pur espace de fiction. La Salomé de Laforgue, recueillie dans Les Moralités légendaires (1886) est, quant à elle, une parodie de YHérodias de Flaubert (1877). Mais alors que Flaubert exploite et dramatise le contenu historique de la légende, celui-ci est entièrement relégué à l'arrière-plan par Laforgue, dont les personnages deviennent des espèces de fantoches sans consistance, - n'ayant plus goût à rien et aspirant seulement à retourner à la béatitude aveugle de l'Inconscient. Quant à F«ésotérique» Salomé, les diverses qualifications qui la désignent tournent en dérision tous les symbolismes possibles: «Immaculée conception », « Idée et Galbe », « Cariatide des îles sans histoire», elle est en définitive une sorte d'incarnation de la facticité. Après l'étrange mélopée à l'Inconscient qu'elle déclame au milieu des convives et qui se substitue à la scène de la danse, elle ne retrouve «enfin un cri humain» qu'en basculant elle-même dans la mer, emportée par le poids de la « géniale caboche » de Jean : Ainsi connut le trépas, Salomé, du moins celle des îles Blanches Ésotériques ; moins victime des hasards illettrés que d'avoir voulu vivre dans le factice et non à la bonne franquette, à l'instar de chacun d'entre nous. Le texte multiplie les jeux de mots ; mais au-delà de son aspect ludique, il témoigne - comme d'autres grandes ouvres de crise, de Lautréamont à Mallarmé - de la désacralisation générale des mythes à laquelle se confrontent les écritures de la modernité, et face à laquelle le Symbolisme tente de redéfinir le statut de la littérature. La Salomé d'Oscar Wilde, écrite en 1892, censurée d'abord, puis créée par Lugné-Poe au Théâtre de l'Ouvre en 1896 alors que Wilde est en prison, réunit les deux faces principales du mythe décadent: la chair brûlante et l'ivresse des sens d'un côté, le rêve de Beauté et d'Absolu de l'autre. La manière se ressent de l'influence de Maeterlinck: à l'opposé des complications syntaxiques et lexicales qui caractérisent l'écriture artiste propre à un certain style décadent, Wilde, comme Maeterlinck, manie une langue très épurée, dont la simplicité est en quelque sorte « musicale » : des motifs reviennent, obsédants ; et, comme chez Maeterlinck, le ressassement de paroles brèves confère aux vocables une étrangeté envoûtante, qui fait affleurer, au-delà des mots, l'indicible. En 1894, la version anglaise sera illustrée de dessins d'Aubrey Beardsley (voir illustration n° 10), qui, très éloignés de la surcharge des ouvres de Gustave Moreau, jouent également de la simplicité des lignes : le trait, exploitant les diverses possibilités décoratives de l'arabesque, est épuré, la manière est japonisante, en blanc et noir. L'ouvre de Wilde inspirera également un opéra : la Salomé de Strauss en 1905. Narcisse Comme la figure de Salomé, la figure de Narcisse est une cristallisation majeure de l'imaginaire symboliste. Le mythe, il est vrai, satisfait d'emblée, comme celui de Salomé, à plusieurs des inclinations de l'époque : il réunit le thème de l'eau, qui fait le décor de tant de paysages symbolistes et accompagne alors tant de rêveries « ophéliennes », et le motif du miroir, dont Guy Michaud a pu dire qu'il était en quelque sorte «le symbole même du Symbolisme»; figure de la connaissance de soi ou des vertiges de l'imaginaire, il convient à un art essentiellement introspectif, qui fait du sujet la source et le centre de toute représentation ; mythe spéculaire, il met en abyme une littérature elle-même «narcissique», indéfiniment réflexive, repliée sur elle-même et soucieuse de dégager sa propre essence. Le mythe se prête aussi à tout un jeu d'anamorphoses, qui déforment les données initiales, en greffant sur le modèle fourni par Ovide les fantaisies les plus surprenantes : ainsi trouve-t-on chez Albert Giraud un Pierrot narcisse (1891), chez Jean Lorrain, dans Narkiss (1902), un Narcisse-Pharaon, ou encore un Narcisse amoureux de sa sour jumelle, chez Bernard Lazare dans Le Miroir des légendes (1892). Les interprétations ne sont pas moins variées, et l'éventail est grand entre la simple rêverie erotique, la spéculation philosophique sur la conscience de soi, et la réflexion esthétique sur les pouvoirs de l'art. La rêverie erotique prend appui notamment sur une pose à laquelle sont attachées toutes les représentations du mythe : celle, alanguie, de L'Éphèbe penché sur l'eau, - que Gustave Moreau fixe au moment où celui-ci va s'absorber dans son reflet et se changer en fleur. La figure attire à elle tout un décor stéréotypé, sur lequel brode, avec toujours plus de raffinements et de complications, la poésie symboliste : on y trouve, au clair de lune, des « asphodèles », des « lys vénéneux », des «iris d'eau», ou autres «funérales roses». Par exemple chez Jean Lorrain, dans Le Sang des dieux (1882): Auprès d'un clair ruisseau tout fleuri d'asphodèles, Narcisse, le beau pâtre au front ceint de pavots, Dont le nom fait rêver les jeunes immortelles, Narcisse est là, couché, sans force et les yeux clos. Son front blême et trop lourd pour son épaule grêle Penche dans l'herbe haute et baigne dans les flots Un désir vide et fou brûle dans sa prunelle Et sa lèvre béante épuise des sanglots. «Je t'aime et tu me fuis... Je t'aime, ô viens, Narcisse ! » Il dit. Une sueur inonde son front lisse. Tout son beau corps s'allonge au travers des ruisseaux Sa chair vibre... Et le front sous les larges calices Des iris d'eau, l'oil vague, épuisé de délices, L'éphèbe inassouvi meurt au pied des roseaux. La pose de l'Éphèbe, contemplant sa «Trop liliale chair sculptée aux fins du rêve », comme le dira encore Jean Royère en 1907 dans « Sour de Narcisse nue », appelle à elle toutes sortes de thèmes caractéristiques des «perversions» décadentes: l'angélisme, l'androgynie, et leurs cortèges de fantasmes. Il en est ainsi chez Jean Lorrain à nouveau, où le miroir d'eau fait apparaître les fonds les plus troubles de la personnalité, - comme dans le sonnet «Narcissus», tiré de L'Ombre ardente (1897): Et les lys vénéneux, fleurs d'ombre et de ténèbres, Sur ma tempe entrouvrant leurs calices funèbres, M'ont appris mon infâme et chaste déshonneur Et, descendu vivant dans l'horreur de mon être, J'ai savouré l'étrange et suave bonheur De pouvoir me haïr, ayant pu me connaître. Au-delà des thèmes chers à l'Éros décadent, le mythe est aussi une figure, plus intellectualisée, de l'introspection et de la descente en soi-même, de la conscience réflexive et de la connaissance de soi. Chez Henri de Régnier par exemple les motifs, épars, du mythe servent à dire le sentiment d'étran-geté qui saisit l'être au moment où il s'apparaît à lui-même. Miroirs et reflets d'eau sont omniprésents ; mais le mythe en tant que tel n'apparaît qu'une seule fois dans le poème intitulé « L'allusion à Narcisse » des Jeux rustiques et divins, très emblématique d'une certaine thématique d'époque : Un enfant vint mourir, les lèvres sur tes eaux, Fontaine ! de s'y voir au visage trop beau Du transparent portrait auquel il fut crédule... Les flûtes des bergers chantaient au crépuscule ; Une fille cueillait des roses et pleura ; Un homme qui marchait au loin se sentit las. L'ombre vint. Les oiseaux volaient sur la prairie ; Dans les vergers, les fruits d'une branche mûrie Tombèrent, un à un, dans l'herbe déjà noire, Et, dans la source claire où j'avais voulu boire, Je m'entrevis comme quelqu'un qui s'apparaît. Était-ce qu'à cette heure, en toi-même, mourait D'avoir voulu poser ses lèvres sur les siennes L'adolescent aimé des miroirs, ô Fontaine? Ailleurs, la valeur plastique du mythe se résorbe complètement dans le traité philosophique ou l'art poétique. C'est le cas notamment chez le jeune André Gide, qui compose, en 1891, un Traité du Narcisse, sous-titré Théorie du symbole. L'ouvre est dédiée «A Paul Valéry», agrémentée d'une épigraphe de Virgile (Nuper me in littore vidI), et d'un dessin de Pierre Louys représentant la fleur du narcisse penchée sur l'eau comme l'adolescent mythique. Narcisse y figure le Poète, qui rend à chaque chose, par-delà ses apparences fugitives, sa forme véritable. Camille Mauclair est très proche de Gide dans Eleusis - Causeries sur la cité intérieure (1894). «Livre de foi idéaliste», l'ouvrage est «respectueusement et finalement» dédié à Mallarmé. Narcisse y est encore épris de sa propre Idée, et le miroir d'eau lui renvoie son image «débarrassée de sa réalité sensorielle et devenue purement idéale ». La transformation de Narcisse en fleur est interprétée, en termes hégéliens, comme la résolution synthétique d'un mouvement dialectique : changé en fleur, « Narcisse sort de son moi pour devenir Soi » ; il réalise la synthèse « de la connaissance et du connu, de la perception et du perçu » ; il figure le retour à soi de la conscience capable de se maintenir hors d'elle-même comme conscience de soi, et de se retrouver jusque dans l'extériorité apparente du sensible. Les «Narcisse » de Valéry empruntent directement au Symbolisme ; mais ils font subir au mythe une série de variations qui l'entraînent progressivement au-delà de son moment proprement symboliste. Le «Narcisse parle» est publié pour la première fois dans La Conque en 1891, et l'imprégnation symboliste y est très sensible. On y reconnaît un décor d'époque, avec un nocturne lunaire, qui fait signe vers Albert Samain, des motifs floraux - « tristes lys », « mythes allongés » et « funérale rose » - qui évoquent Jean Moréas, un miroir d'eau enfin qui se souvient du miroir de l'Hérodiade mallarméenne. L'interprétation du mythe est également très caractéristique de l'imaginaire symboliste, qui valorise le repli sur soi, la fuite hors du monde, la crainte du désir : le Narcisse de Valéry refuse jusqu'à la scission que lui impose le miroir; et, fuyant sa propre image qui l'éveille au désir, il attend que la nuit le délivre enfin de la fascination de son reflet. Le mythe sert également à illustrer une certaine conception, proprement symboliste, du langage poétique, tout entier placé sous le signe de la musique : comme le chant de la flûte qui s'éveille dans la nuit (« Et, toi, verse à la lune, humble flûte isolée, / Une diversité de nos larmes d'argent»), la parole poétique tend idéalement vers le silence, comme si les mots pouvaient être proférés sans cesser de demeurer intérieurs à l'émotion qui les dicte. Les «Fragments du Narcisse», insérés dans Charmes en 1926, sont une variation et une amplification du « Narcisse parle » de 1891. Devenu un nom générique, « le » Narcisse est maintenant clairement identifié comme le lieu commun de toute une époque ; et le texte de Valéry joue très consciemment d'une intertextualité symboliste maintenant distanciée. Comme chez Henri de Régnier, le reflet environne le visage de songe : Gardez-moi longuement ce visage pour songe [...] Rêvez, rêvez de moi !... Sans vous, belles fontaines, Ma beauté, ma douleur, me seraient incertaines. L'eau y revêt les couleurs de l'inconscient, - en se souvenant de Maeterlinck : 0 présence pensive, eau calme qui recueilles Tout un sombre trésor de fables et de feuilles, L'oiseau mort, le fruit mûr, lentement descendus, Et les rares lueurs des clairs anneaux perdus. Et l'être y contemple sa face d'ombre, révélée par le miroir: Et la lune perfide élève son miroir Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte... Jusque dans les secrets que je crains de savoir, Jusque dans le repli de l'amour de soi-même. Rien ne peut échapper au silence du soir... La nuit vient sur ma chair lui souffler que je l'aime. Mais l'interprétation du mythe a changé. Comme La Jeune Parque, Narcisse permet cette fois à Valéry de mettre en scène l'éveil du désir, qui était refusé dans «Narcisse parle»: les «Fragments du Narcisse» se dérobent ainsi à ce que l'Éros fin de siècle avait de trop mortifère, et rompent avec l'enchantement symboliste. Il en résulte aussi un changement de poétique : si l'onde figure encore la page où s'écrit le poème, celle-ci n'est plus la page blanche mallarméenne ; la voici parcourue par un «trouble», directement reliée en quelque sorte à l'émotion: ... Le bruit Du souffle que j'enseigne à tes lèvres, mon double, Sur la limpide lame a fait courir un trouble !... Tu trembles !... Image du poème, l'onde, « troublée », ne renvoie plus à la facticité des créations symbolistes; elle dit, en abyme, la qualité nouvelle d'un lyrisme plus incarné, moins cérébral, qui retrouve, contre l'inspiration du premier Symbolisme, les chemins de la vie. |
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