Essais littéraire |
Où suis-je ? où sofhmes-nous ? Telle est la question que se pose, comme tout homo viator égaré dans l'existence, le héros du roman fameux de Novalis, Henri d'Ofterdingen. C'est déjà la question que se posait saint Augustin, inquiet de ne pas être clairement assuré de la voie qui mène à Dieu. Et ce sera aussi, après d'innombrables autres pèlerins errant dans l'existence et troublés de ne pas connaître la bonne route, la question que se posera Marcel, le héros du roman de Proust, se réveillant dans l'obscurité et se découvrant incapable de déterminer dans quel moment et dans quel lieu il est en train d'exister. Où suis-je ? où sommes-nous ? Si nous tenons à rappeler la place prise par cette petite phrase en tant d'épisodes de l'histoire de la pensée humaine, c'est qu'avant ou après bien d'autres Novalis et son héros la prononcent avec une certaine solennité. Par là ils se rattachent à une longue tradition, celle des êtres qui s'interrogent sur leur destinée. Dans le voyage entrepris par Ofterdingen et qui va le mener à travers les temps et les pays, la question : « Où suis-je ? », apparaît à plus d'une reprise comme une demande urgente et essentielle, et néanmoins à laquelle il est difficile de répondre. Question plus essentielle peut-être encore que cette autre, si fréquente aussi : Qui suis-je ? Que suis-je ? parce qu'elle a sur celle-ci une espèce de priorité. D'une part, le pèlerin qui la pose a le sentiment de se trouver au seuil d'une nouvelle existence, et, d'autre part, il ne peut se figurer ce que sera celle-ci. Aussi sa pensée oscille-t-elle entre des perspectives plus ou moins déterminées. Qu'il avance, ou croie avancer dans l'existence, qu'il suive dans le cours de son voyage un chemin qui le conduira d'abord dans sa propre enfance, puis dans les temps où vécurent ses aïeux, puis, toujours plus loin, dans la profondeur des âges révolus, et enfin même dans une antériorité qui précède toute la suite des âges, tout cela, toutes ces découvertes sur lui-même ne se feront pas par progression mais par régression. En se demandant où il est, Ofterdingen est amené à se reporter indéfiniment en arrière, c'est-à-dire à se dépouiller successivement de ses acquis et à se rapprocher de la nudité originelle. Tel est le chemin parcouru par Novalis, comme par son héros, vers la connaissance de soi, chemin qui, au lieu de le mener vers le futur, lui fait acquérir une connaissance, avant tout, régressive. Et ce n'est pas même encore assez dire. Le mouvement rétrograde de la pensée ne se contente pas de mener le héros jusqu'au moi primitif. Ce serait là simplement renforcer le moi dans sa positivité, le débarrasser du superflu pour mieux faire apparaître son importance en tant qu'individu. Or, telle n'est pas la direction dans laquelle Ofterdingen s'engage. Il pénètre dans le dessous de l'existence, dans la région obscure où les traits individuels s'estompent, puis les traits familiaux, puis ceux de la race; puis, en deçà même des divisions qui séparent les différentes parties du temps, dans une région plus impersonnelle encore de la vie subjective, là où les divisions du temps n'existent plus. Les expériences se fondent les unes dans les autres. Tous deux, Ofterdingen, symboliquement, et Novalis, métaphysiquement, se trouvent poursuivant une aventure idéale - ou mentale -, qui semble avoir pour aboutissement - s'il est permis de parler encore ici d'aboutissement - un état ultime, indivisible, toujours identique à lui-même, et où l'être ne se trouverait plus situé, selon les termes mêmes de Novalis, dans une succession chronologique déterminée. A ce point de l'ascèse dégressive, le voyageur se verrait ou se retrouverait dans un temps sans passé ni futur, sans division d'aucune sorte, un temps, à strictement parler, indéterminé, à peine différent de l'éternité proprement dite. Or, dans la pensée de Novalis, il est visible que ce qui se passe pour le temps a lieu aussi, de la même façon pour l'espace. L'enfoncement d'Ofterdingen dans une durée profonde qui finit par se confondre avec l'intemporalité correspond à un approfondissement analogue dans le domaine de l'espace. Tout commence ici encore par un mouvement de retsait qui se prolonge dans la distance. Les formes visibles se font plus lointaines. Par un phénomène onirique de même nature, l'image même que le voyageur présente de lui-même paraît s'éloigner de lieu en lieu, comme elle le fait d'époque en époque. On le voit s'enfoncer dans un monde souterrain et même sous-marin. L'unification des temps et la confusion des formes produisent le même effet. Ce sont des phénomènes obéissant aux mêmes lois. Un état d'âme unique tend à se substituer à la diversité des réactions successives. Il n'a pas d'autre objet que de montrer, fondus en une seule unité spatiotemporelle indéfinissable, les états d'âme successifs ou dispersés, que d'ordinaire les divisions du temps et de l'espace nous forcent à distinguer les uns des autres. Toute détermination reposait sur la division. Maintenant plus rien ne s'oppose à ce que les états différents se confondent. Ils cessent d'être perçus séparément. Les particularités qui les opposaient s'estompent. Les déterminations se perdent dans une indétermination générale. Alors la pensée ne perçoit plus qu'un objet très simple, sans forme aucune, occupant indifféremment tous les points du temps et de l'espace. Cette simplification infinie des perspectives ne peut avoir sur l'esprit qu'une influence profondément apaisante. Tout doucement la pensée renonce au besoin qu'elle avait d'établir partout des distinctions. Ainsi la pensée novalisienne suit sa pente. Elle passe par un certain nombre d'étapes, toutes négatives. Peut-être une des plus importantes, une de celles sur lesquelles le poète a le plus insisté, c'est la disparition graduelle de la lumière. L'univers conçu par Novalis - on ne peut que le constater - a tendance à s'enfoncer dans la nuit. C'est que la nuit est de toutes les réalités la plus favorable à la sérénité et à la profondeur, parce que essentiellement négative. Elle engendre par polarisation un univers équivalent à celui de la lumière, mais de signe contraire : un univers entièrement ténébreux. Novalis est séduit par lui, il se soumet à son empire. Sa poésie ne se contente pas de fuir le jour, elle a pour dessein exprès de le remplacer par la nuit. La poésie novalisienne est la plus nocturne de toutes les poésies. La nuit y apparaît comme une puissance négative, engendrant un univers nocturne. Elle sécrète une substance obscure qui a pour office de voiler les formes, de les ensevelir dans les ténèbres. Ce phénomène va bien au-delà d'une simple suppression de la lumière. Il engendre l'obscurité, le vague, le non-formel. L'univers devient un univers sans forme. C'est ce que Novalis reconnaît lorsqu'il écrit : « En ce moment il nous semble que nous sommes intérieurement obscurs, solitaires, sans forme. » Bien entendu, tel qu'il est décrit par Novalis, cet état n'est nullement déplorable. Il est au contraire l'image même de la perfection. Parfois Novalis se complaît à la décrire simplement sous l'aspect d'une diminution discrète mais progressive de la lumière ambiante. Comme tous les romantiques allemands, il aime les lumières crépusculaires. Dans la nature externe comme dans les sentiments, il recherche les voiles, la pénombre, les apparitions vagues et incertaines. C'est qu'en se dérobant à la lumière du jour les formes disparaissantes inspirent le désir de les voir céder définitivement la place à la nuit profonde, c'est-à-dire à l'apparition d'un monde purement négatif. Voici en quels termes le poète s'adresse à la nuit dans les Hymnes qu'il lui a consacrées : « La domination de la nuit ne connaît ni durée ni espace. Eternel est le temps du sommeil. » L'espace et le temps de la nuit sont donc des lieux rêvés que Novalis vénère entre tous. Est-ce en raison de la propriété qui est la leur de n'avoir aucune positivité, de n'avoir pas d'être ? Est-il cependant concevable d'aimer ce qui se présente à nos sens comme dépourvu de tout signe indubitable d'existence ? Ou, à l'inverse, comme c'est peut-être le cas avec Novalis, ne faut-il pas admettre que ce qui lui fait tant aimer la nuit, c'est précisément qu'elle est un signe, mais un signe négatif. Etant sans forme, elle est par cela même une raison de la préférer à toute forme assurée d'exister. Là, peut-être, dans le mot forme, associé au signe négatif, réside le motif de la préférence de Novalis pour ce qui ne lui apparaît, au fond, que comme une absence ou comme un vide. Si les choses, d'aventure, lui plaisent fugitivement, ce n'est jamais à cause, mais en dépit de leurs formes. De toutes les formes, les seules qui le séduisent sont les plus vagues, les moins certaines, les moins actuelles. D'où la préférence avouée par lui et que d'aucuns pourraient trouver exaspérante, pour tout ce qui trahit une absence de netteté. Il en donne lui-même l'explication : « Une disposition, des sensations vagues, des sentiments et des perceptions indéterminés, rendent heureux. » Réflexion du même ordre que toute une série d'autres, faites un peu plus tard par un autre grand poète romantique, l'Italien Leopardi dans le Zibaldâne. Novalis renchérit sur ce thème dans un autre passage que voici : « On se trouvera bien, lorsqu'on ne remarquera en soi aucun penchant spécial, aucune suite de pensées ou de sentiments déterminés. » Ces deux passages sont d'une extrême importance. Ils impliquent, à première vue, la fusion de deux tendances qui n'ont pas généralement l'habitude de se trouver associées, la tendance au vague et la tendance au bonheur. Le bonheur, sentiment de plénitude, est ici lié au contraire d'une plénitude, sinon à un vide, au moins à une incomplétion, à une privation. Mais, peut-on se demander, Novalis prend-il le mot indéterminé dans son sens purement négatif ? Qu'il signifie dans la pensée du poète une privation de formes distinctes, il n'y a pas de doute. Mais l'indétermination se rapportant à certain trait particulier de la réalité ne prétend pas nécessairement signifier un manque d'être absolu. Elle implique une limitation, il est vrai, mais le paradoxe est que la limitation en question opère précisément sur tout ce qui pourrait limiter l'expérience. Toute détermination, quelle qu'elle soit, en raison des limitations mêmes qu'elle impose, se fait au détriment de la valeur de l'expérience. Ce qui se trouve donc exprimé dans ces deux passages par Novalis avec une insistance exceptionnelle, c'est le caractère véritablement illimité que doit avoir toute possession de la réalité par l'esprit. Illimité, en ce sens qu'il doit s'élever librement au-dessus de toutes les déterminations - en particulier, spatiales et temporelles - qui tendraient à donner de la réalité une interprétation restrictive, alors que la chose désirable est de se dégager de toutes les restrictions, précisions et déterminations, afin de laisser apparaître au-delà une simple présence, nue, indéfinissable, illimitée, indéterminée, qui, de toutes les présences, est la seule parfaite ou la seule authentique. Non que Novalis recherche a priori les vastes horizons. Il rechercherait plutôt, ce qui n'est pas la même chose, une absence d'horizon. De même, l'indétermination dont il est question ici n'est pas présentée comme une simple privation de détermination, mais comme la faculté de passer outre, de survoler, de pressentir les profondeurs, ce qu'une perception trop attentive aux limites n'aurait pas permis d'évoquer. D'où chez Novalis, comme chez quelques autres poètes de la même école, une absence évidente de sens historique comme de sens perceptif (pris dans sa signification restrictivE), les deux se combinant d'ailleurs avec une absence égale du sens des individualités. Tout ce qui est perçu dans le monde novalisien ne s'offre jamais au regard comme appartenant spécifiquement à un temps ou à un pays déterminé. Il n'appartient jamais, non plus, et pour les mêmes raisons, à l'univers clos qui est celui d'une pensée rigoureusement individualiste. La connaissance de soi et du monde n'est pour lui, tout simplement, qu'une connaissance intérieure ou extérieure de l'être saisi dans sa généralité. L'homme ou la nature, tels qu'ils se présentent en eux-mêmes, sans détermination aucune, telles sont les présences que nous pouvons trouver sans ornement dans l'ouvre de Novalis, comme nous pourrons les trouver un siècle et demi plus tard dans l'ouvre de Musil. On voit que la moindre déviation ou complication introduite dans cette recherche obstinée de la simplicité aurait pu avoir des conséquences désastreuses pour tout écrivain partageant le point de vue de Novalis. Elles auraient immédiatement bloqué chez celui-ci ce qu'il considérait comme le seul moyen d'atteindre le fond de l'être. Novalis ne veut qu'une seule chose : participer à cette révélation inanalysable qui nous est faite de l'homme, ou de la nature, lorsque nous considérons en eux, directement, uniquement, l'expérience de l'être. Expérience évidente, indéniable, indécomposable, mieux comprise peut-être par notre sensibilité que par notre intelligence. Celle-ci veut toujours aller au-delà ou au-dedans, alors qu'il n'y a ni d'au-delà ni d'au-dedans. Il s'agit, sans complication, sans particularisatîon, de reconnaître ce qu'il y a, voilà tout. « Dans le futur, dit Novalis, toutes les limites, toutes les déterminations tomberont d'elles-mêmes. » En fait, pour qui le veut, elles tombent dès à présent. Elles n'existent, en effet, qu'à partir du moment où, par une erreur de calcul, on les surajoute à la somme de l'être. - Ce qui nous laisse à supposer que le vrai est toujours indéterminé. Il résulte de ces réflexions que nous sommes toujours dans l'indétermination, qu'elle est notre vraie nature. Nous n'en pouvons jamais sortir. Le mérite de Novalis et de son héros, Ofterdingen, c'est de s'apercevoir que ce qui est là a toujours été là, sinon réellement, au moins potentiellement. Nous avons l'habitude, la très mauvaise habitude, de chiffrer ou de dater ce que nous éprouvons. Nous séparons nos expériences les unes des autres, nous réservons à chacune une case particulière. C'est là ce que nous appelons des déterminations. Dès le moment où nous les avons différenciées, elles ont perdu le seul pouvoir - négatif d'ailleurs - qu'elles avaient, celui de rentrer les unes dans les autres, de se confondre dans le même ensemble. Elles ont cessé d'être vagues, d'être profondes, d'être obscures, d'être magiques, elles ont perdu aussi le pouvoir singulier et merveilleux d'abandonner toute forme particulière et de se fondre ainsi en une seule et même façon d'être. Tout espoir est-il perdu de les retrouver telles qu'elles étaient avant leur défloration ? Peut-être. Il faudrait parvenir à les refondre, à les unifier, à les identifier, à les ramener, en somme, en deçà de ce point de détermination où nous avons le malheur de les fixer. C'est ce que Novalis s'essaye à faire. Ce point de détermination, pour lui, c'est l'unité, ou plutôt le un, fondement et principe de toute réalité déterminée, créée par le besoin que nous avons de considérer ce que nous regardons, quel que ce soit, comme indépendant, détaché de tout, non identifiable avec quelque autre réalité particulière. Toute détermination, en effet, est une séparation. Pour retrouver l'union ainsi disparue, il faut donc, pense Novalis, remonter en deçà du un, donc en deçà du point de détermination absolu. Il faut atteindre - ce qui peut sembler très étrange à première vue - le zéro. Qu'est-ce en effet que le Zéro ? Pour Novalis, ce n'est pas une quantité purement négative. C'est une négation de toutes les négations qui surabondent autour d'elle. C'est, par conséquent, la non-détermination par excellence; mais c'est aussi, virtuellement, puisqu'elle n'est rien en elle-même, la possibilité de devenir n'importe quelle détermination que ce soit. C'est donc ce que Novalis appelle une non-détermination positive. Il lui donne aussi un autre nom : il l'appelle liberté. Libre, infiniment libre, aucun objet particulier ne peut lui convenir. Le monde réel, fait de déterminations multiples et de virtualités solidifiées, ne saurait donc être considéré comme un terrain satisfaisant pour les manifestations littéralement infinies de la pensée indéterminée, dont l'autre nom est pensée libre. Dans le monde externe - ou réel - son rayonnement ne peut que se heurter à ce que Novalis désigne sous le nom de « résistances ou déterminations imposées au Moi par le Non-Moi ». - Mais dans le monde interne, dans le monde de notre propre pensée, rien ne s'oppose à l'unification libre que nous pouvons faire du moi-sujet avec les objets qu'il se donne. Une pensée pure, une image pure, un sentiment très simple sont engendrés par nous, sans que nous ayons besoin d'avoir recours à des déterminations externes. L'objet est intériorisé, il n'est donc plus différent du sujet, mais se confond entièrement avec lui. Il constitue avec lui une unité inséparable, un sujet-objet, où il n'y a plus d'objet individuel, mais « une non-séparation, une non-numération, une indistinction » (ce dernier terme employé par Novalis étant tout à fait synonyme d'indéterminatioN). A supposer que, dans ce dernier état, l'on éprouve encore le besoin d'exprimer ce qu'on éprouve, plus aucun sujet déterminé ne pourrait mériter qu'on s'y arrête. Les seules « formes » qu'à ce niveau le poète puisse concevoir ne pourraient plus être que des formes sans forme, ces étranges créations de l'esprit qu'à un moment donné Novalis appelle « une pure modulation d'états d'âme ». Citons, pour conclure, la phrase suivante, tirée d'un Traité de la nature, écrit par l'un des compagnons les plus proches de Novalis, Lorenz Oken : « Le zéro idéal est l'unité absolue, la Monade; non une individualité comme un objet individuel, comme le nombre 1, mais une non-séparation, une non-numération, dans laquelle on ne peut trouver ni 1, ni 2, ni ligne, ni cercle; bref, c'est une indistinction, une homogénéité, une clarté ou transparence, une pure identité. » |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.