Essais littéraire |
Le point de départ de Pascal est rigoureusement cartésien. Le moi, dit-il, consiste dans ma pensée. C'est une chose toute mentale. Sans pensée, je n'aurais pas de moi, je n'existerais pas. Je dépends donc pour mon existence d'une activité de mon esprit que je suppose incessante. Mais est-il sûr qu'elle le soit ? Cette activité n'est pas nécessaire, elle est simplement contingente. Sans doute, mon existence ne pourrait se concevoir autrement que liée étroitement à cette activité. Mais rien ne me prouve qu'elle fonctionne toujours avec la même intensité. Bien au contraire, elle semble tantôt se ralentir et tantôt s'accélérer. A de certains moments elle parait entièrement s'interrompre. Ou, du moins, ce qui se trouve suspendu, c'est la conscience de cette activité. Il y a en nous des arrêts et des reprises. Il y a des moments où nous nous percevons dans toute l'ampleur de notre vie intérieure, il y en a d'autres où tout se brouille, où nous ne percevons plus rien, où nous nous découvrons tragiquement dans le silence, dans un silence qui semble observé par nous-mêmes sur nous-mêmes. Alors nous ne savons plus qui nous sommes, et c'est presque comme si nous doutions que nous soyons. Qui sommes-nous ? Qu'est-ce que le moi ? Où est ce moi ? L'être qui doute de son être entre dans une angoisse qui est expressément l'angoisse pascalienne. Elle implique une incertitude intolérable relativement à l'identité de celui qui s'interroge. Ce doute s'élargit, devient immense. Pour savoir qui je suis, lorsque mon doute porte sur l'existence de mon être, je ne puis me contenter de m'interroger sur mon être actuel, il faut que je fasse porter ma question sur mon moi passé comme sur mon moi futur, sur l'être que j'ai été comme sur celui que je pourrais être : Qui suis-je ? Où suis-je ? Je l'ignore. C'est l'expérience fameuse de celui qui, ayant été transporté pendant la nuit dans une île déserte, se réveille au matin sans savoir où il est, dans quel temps il est, pour quelle raison il a été jeté en cet endroit de l'univers ou dans ce moment précis de sa vie. Comme Proust, à,la première page de son roman, se réveillant en pleine nuit dans le noir et ne sachant en quel moment de son temps perdu il se trouve, l'homme de Pascal se trouve de toutes parts environné par l'inconnu. Toute détermination des lieux, des temps, des causes, lui est interdite. A cette situation de vide, d'ignorance, de non-détermination absolue, il convient de raccorder cette autre phrase fameuse : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. » Le silence, l'absence d'un Dieu, ou son refus de nous donner les déterminations nécessaires, tout cela constitue encore une sorte de vide ou de manque. Le vide de l'univers « muet » et le vide du monde intérieur se ressemblent. Ces deux silences n'en font qu'un. Rappelons-nous que, chez Pascal, non pas une fois, mais presque à chaque fois, l'incapacité de déterminer par soi-même les lieux et les temps dans l'univers externe se trouve associée à l'ignorance analogue éprouvée par Pascal relativement à l'être qu'il est. Le où, le quand, le pourquoi, tous ces facteurs de connaissance interrogés par Pascal pour le renseigner sur le monde du dehors, sont les mêmes qu'il emploie - vainement d'ailleurs - pour se renseigner sur son être même. Le où, le quand, le pourquoi ne sont pour ainsi dire jamais séparés de la situation concrète où, en vain aussi, il s'appréhende lui-même. Les deux ignorances, les deux silences, se recouvrent. Etre ignorant, c'est être égaré. Ne pas savoir pourquoi l'on est placé dans un lieu plutôt que dans un autre, c'est au fond la même chose que ne pas savoir qui l'on est ou dans quel temps l'on est jeté. Personne n'a lié avec autant d'insistance l'ignorance cosmique avec l'ignorance intérieure. Et même, par exception, quand l'auteur des Pensées considère pour une fois, exclusivement, l'ignorance de soi-même, où vit chaque être (« personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine »), l'effet tout intérieur que fait sur lui cette ignorance effrayante ne semble pas différer de l'effroi que lui cause le spectacle non moins effrayant du monde externe. La crainte et le tremblement, ces sentiments religieux qui inspirent à saint Paul une émotion toute personnelle, se retrouvent chez Pascal exprimés sur le même ton que les angoisses du savant confronté par le spectacle que lui offre le monde extérieur. Ils traduisent le même égarement en présence du même silence. L'indétermination cosmique et l'indétermination psychique se confondent. PASCAL : TEXTES Voilà ce qui me trouble. Je me regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu'obscurité... Ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. (429, Ed. Lafuma, Seuil.) Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse. (428.) Qui ne voit par tout cela que l'homme est égaré, qu'il est tombé de sa place, qu'il la cherche avec inquiétude, qu'il ne la peut plus retrouver. (430.) Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi-même qui pense ce que je dis... (427) Je vois ces espaces effroyables de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis placé en ce lieu plutôt qu'en un autre... (427.) Comme je ne sais pas d'où je viens, aussi je ne sais où je vais... (427.) Qu'est-ce que le moi... ? Où est donc ce Moi ? (688.) ... J'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable et qui s'éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d'en sortir... (198.) ... Immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent... |
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