Essais littéraire |
Si on cherche à explorer le fond de l'âme de Paul Claudel, qu'y peut-on distinguer ? Un désir acquisitif de l'espèce la plus féroce, une faim dévorante qui quête dans toutes les directions, qui assaille toutes les formes aperçues et convoitées en cours de route, pour jouir d'elles, toujours avec la même passion. Parfois cette conduite sauvage apparaît à celui qui s'y livre, susceptible de s'appliquer de préférence à tel objet plutôt qu'à tel autre, mais parfois aussi le besoin d'expansion et d'absorption qui la caractérise se révèle sans discrimination aucune, sans limite, car l'exigence qui est la sienne dépasse l'attrait inspiré par n'importe quel objet particulier. Désir qui, en fin de compte, ne connaît plus de bornes, exigeant pour son bien propre la totalité de ce qui est. Est-ce dire cependant que cette exigence devient aussitôt monstrueuse, infinie, une exigence de l'infini ? Il semble bien que si. Portée sans transition à un degré tel qu'elle n'est plus déterminable, la faim de Claudel l'entraîne dans un univers mental si vaste et si éloigné de toute définition, qu'elle n'a plus rien de positif, plus d'objet concret, plus de réalité objective, et qu'elle est condamnée, dès lors, à désirer tout simplement le vide, n'étant plus, en fin de compte, sans qu'elle le sache, qu'un vertigineux désir du néant. Quelque chose de cette étrange boulimie se rencontre chez différents êtres, des conquérants, des criminels, peut-être aussi de grands artistes ou de grands amoureux. On se demande s'il en a jamais été de même chez Claudel. Ce n'est pas exclu. On serait tenté de répondre par raffirmative surtout quand on songe à son premier livre, Tête d'or, ayant en effet pour personnage unique un être qui est à la fois un conquérant infatigable, une espèce de criminel et un adolescent en train de devenir le fou de Dieu. Mais si on considère l'époque où Claudel est réellement parvenu à la maturité - et personne n'est plus promptement arrivé à s'y trouver installé comme de droit -, il semble en aller tout autrement. Ce n'est pas que sa capacité de désirer, ou de revendiquer passionnément, se modère, qu'en devenant adulte l'être avidement désireux qu'il était se calme, se résigne, accepte ce qu'il haïssait, c'est-à-dire la limitation. Tout au long de son existence, Claudel - on doit le supposer - n'a jamais diminué d'un cran ses exigences qui, dans leur fond, ne peuvent être que formidables, insensées, infinies ! Mais d'autre part, et c'est là le point essentiel, Claudel renonce à les présenter comme absolument indéterminées. Après mûre réflexion, ce qu'il va décider en somme, c'est d'établir un plan d'action très net, précisant jusque dans le détail toutes les formes déterminées qu'il aura à sa disposition pour représenter visiblement la puissance infinie du désir de Dieu en lui. Il est permis de réfléchir un instant à la tournure que va prendre, de ce fait, chez le poète, l'entreprise ambitieuse et même outrageusement téméraire à laquelle il va s'appliquer. Elle consiste à doter, autant qu'il lui est humainement possible, l'imagination pourtant presque démesurée qui est la sienne, de formes elles-mêmes diamétralement contraires, c'est-à-dire rigoureusement déterminées. En d'autres termes, cela consiste à exprimer le divin, sans en rien retrancher, par le truchement de l'oil humain. A première vue, on pourrait croire qu'il s'agit là simplement d'une entreprise de type symboliste. Mais le symbolisme de Claudel ne se contente pas d'être une simple présentation de figures divines abstraites. Rien de plus réel, aux yeux de Claudel, que le cortège d'images par lesquelles il confère des formes clairement déterminées à des réalités, en elles-mêmes, comme il le reconnaît, indéterminables. Celles-ci, grâce à son intervention, reçoivent de lui des dimensions apparemment limitées, donc adaptables à l'imagination de l'homme. Ainsi l'indéterminable prend forme. Il se solidifie et se cristallise. Par l'opération du poète il devient visible, palpable et s'imprègne même de sensualité. Cette solidification, ou, pour lui donner son véritable nom, cette détermination volontaire de ce qui, divinement, est, ne paraît pas essentiellement différente, dans la pensée du poète, des actions par lesquelles Dieu lui-même se met en rapport avec ses créatures : « Dieu, écrit Claudel, sépare ce qui était confus. Il y crée une distinction, une classification, une aptitude intelligible. » On voit clairement que dans l'opinion de Claudel, le poète, le penseur, et, peut-être à un moindre degré, le savant, ne font pas autre chose à leur rang, que procéder comme la Divinité elle-même. Us séparent ce qui est confus, ils confèrent une forme à ce qui, dans la pensée divine elle-même, resterait mystérieux, si le créateur ne nous la faisait pas connaître en adaptant sa pensée à la nôtre. Bref, aussi bien la Divinité que son interprète, le poète, ne font pas autre chose que définir un monde, qui, sans cette intervention, risquerait de rester indéfini. Dans la ligne même tracée par Dieu, le poète se présente"' donc comme le définisseur ou l'illustrateur de la pensée divine. Il donne un sens déterminé à ce qui, autrement, resterait à demi voilé. Toutefois, une très grave difficulté subsiste, au moins dans le cas du poète. Si Dieu a, comme on ne peut en douter, le pouvoir de donner toujours forme à ce qu'il pense et réalité à ce qu'il veut, il n'en va pas de même pour l'homme. Le monde objectif obéit exactement, du moins il faut le croire, aux desseins de Dieu. Il n'en va pas de même avec l'homme, même quand il est poète. Le poète se trouve dans la même situation que la création tout entière. Les définitions qu'il donne de la réalité sont imparfaites et entrent fréquemment en conflit avec le réel, tel que Dieu l'a créé. Toute poésie est faite, du moins pour une grande part, de la résistance offerte par les mots à l'action créatrice que le poète désire exercer sur l'objet qu'il se donne, en lui imposant une forme. L'objet souvent se refuse à cette imposition. Plus l'objet est élevé, plus il se soustrait à la pensée définissante. Cela est vrai pour tous les objets, pour tous les êtres, mais plus encore, pour l'Etre en qui réside le pouvoir d'appeler tous les objets à l'existence. Dieu se refuse à être « déterminé » de quelque façon que ce soit par l'avidité conquérante de l'imagination humaine. Dès lors, à quelque niveau que le penseur-poète s'efforce de se situer, il se trouve stoppé dans sa puissance créatrice ou formatrice, par la résistance tranquille que, du haut en bas de l'échelle, le Créateur suprême lui oppose fermement. C'est là un trait négatif essentiel de la relation qui existe toujours entre le Créateur et Sa créature, et qui ne se montre jamais avec plus d'évidence "que lorsque le poète se livre anarchiquement à son envie de déterminer l'image de Dieu. La même remarque s'applique a fortiori à toutes les relations que l'homme s'efforce d'établir avec le monde extérieur. Ces rapports ne peuvent être librement déterminés par le caprice humain. Ils dépendent de la loi des pressions et des résistances. Là se situe la grande découverte de Claudel, ou, si l'on veut, l'originalité de sa position! Pour lui, l'homme se découvre enfermé dans une série de rapports réciproques, d'alliances et de refus, de pressions et de résistances, auxquels il faut qu'il s'adapte ou se résigne. Mais, dans l'optique de Claudel, la solution de ce conflit - car c'en est un - n'est pas aisée. Claudel, nous l'avons vu, est un être essentiellement avide et impérieux. Rien ne lui semble plus intolérable que de se découvrir, pour ainsi dire, tenu à distance, par la résistance que lui oppose ce avec quoi il se trouve en rapport. Il en est ainsi dans ses rapports avec Dieu, comme dans ses rapports avec les hommes et avec le monde des hommes. Le voici étonné, froissé, irrité, de se voir privé de ce qu'il convoite, refoulé, dénié, contraint d'endurer le refus, privé de la possession. D'où, chez lui, en des occasions mille fois répétées, la prise de conscience colérique de l'interdiction dont il se voit l'objet."Il fait l'expérience concrète de la privation. Toute privation lui est insupportable. Plus insupportable que toutes sont les réalités négatives'qu'il faut endurer, l'absence, la séparation, la confrontation avec l'informe, l'impossibilité de déchirer le voile de l'indétermination.' Or cela, cette défaite, 'Claudel la subit sans cesse dans "fous ses rapports, et spécialement dans ses rapports avec Dieu lui-même. Il y a, à l'extrémité de la pensée claudélienne, un sentiment de terreur et de rage à la fois, qui est plus âpre à supporter que tout le reste, et qu'il éprouve en se trouvant mis en défaut, privé du secours de Dieu, et percevant du même coup sa propre déficience. Le thème du manque est le thème qu'on trouve toujours sous-jacent à tous les autres dans les écrits de Claudel. Il apparaît non tant sous la forme d'un jade que sous celle d'un arrêt. Certains sentent le vide comme le creux qui se révèle à l'intérieur d'eux-mêmes, comme le constat d'une faiblesse qui est le sentiment d'une absence d'être. Mais on peut le sentir aussi comme une opposition, une interdiction. Dans son immense désir d'atteindre et de posséder ce qu'il convoite, Claudel se sent mainte fois arrêté, refoulé. C'est comme s'il se trouvait en présence d'un mur ou d'une porte fermée. C'est comme s'il se trouvait empêché de franchir un seuil qui lui était interdit. Alors il se heurte à une limite. Celle-ci le définit en l'arrêtant : « Je suis, reconnaît-il, en tant que limité. » Cette limitation fait son être, mais elle fait aussi la négativité de son être. Claudel ne peut y consentir. Il se heurte à la conscience de son manque d'être. Si l'expérience finale qui lui est infligée, est celle du manque, le manque, dans son cas, n'est pas une simple indétermination. Claudel est stoppé, arrêté net. Tout contact direct avec Dieu lui est dénié. La conscience de cet arrêt et de ce refus est pour lui la plus dure de toutes les déterminations. CLAUDEL : TEXTES (Mon corps.) Il est environné d'autres corps ; il ne naît point tout seul... 11 co-naît... Il remplit un compartiment, il est réciproque des autres corps qui déterminent sa présence, sa production, sa place dans l'espace qu'ils occupent avec lui. Je suis en tant que limité par eux, en tant qu'éprouvant cette limitation, en tant qu'informé par elle. (A la fiN) la forme est fermée. Toute chose est définie et définissante. C'est l'idée de forme et de fermeture à laquelle j'attache de plus en plus d'importance. ... atteindre par le moyen du fini la forme et la possession de l'infini. ... un certain thème de mon livre de philosophie : de l'inépuisable dans la fermeture. Je suis forclos. Fermant les yeux, rien ne m'est plus extérieur... J'occupe une place. Je ne puis aller plus avant : j'endure ma source. |
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