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Pierre Larousse lance son Grand Dictionnaire






Quelques mois avant de mourir, Proudhon a le plaisir de recevoir les sept premières livraisons d'un « gigantesque dictionnaire », où ses idées sont présentées dès la lettre A, dans les articles consacrés à l'« Abstention » et à l'« Anarchie ». Il en remercie l'auteur, Pierre Larousse, par une lettre du 20 août 1864, qu'il termine par ces mots : « Lorsque vous en serez aux articles "Dieu" et "Propriété", je vous serai obligé de me prévenir. Vous verrez par quelques mots d'explication, qu'il y a autre chose que des paradoxes dans ces propositions : Dieu, c 'est le mal, et la propriété, c'est le vol, propositions dont je maintiens le sens littéral, sans que pour cela je songe à faire un crime de la foi en Dieu, pas plus qu'à abolir la Propriété '. » Proudhon mourra avant que le Grand Dictionnaire universel du xix' siècle parvienne à la lettre D, mais Pierre Larousse veillera à ne pas trahir la pensée de celui qui aura été l'un de ses maîtres.



De Guernesey, Victor Hugo, qui avait mis naguère le « bonnet rouge » sur le vieux dictionnaire, y va aussi de ses encouragements : « Pénétrez-vous de plus en plus de l'esprit nouveau ; éloignez-vous de ce vieux reste du passé dont il est si difficile, surtout dans un travail de ce genre, de se dégager entièrement, et sans nul doute. Monsieur, vous aurez cette fortune et cette gloire. Puisque tous les dictionnaires biographiques et encyclopédiques de notre temps sont faits dans une pensée hostile au siècle ; aussi n'ont-ils que peu de succès, et l'avenir les dédaignera. Vous, vous voulez servir le progrès, vous voulez créer la réussite, vous l'aurez. Votre succès sera d'autant plus grand que votre union avec le siècle sera plus profonde. Courage ! »

Du courage, il en faut à Pierre Larousse, pour mener à bien son entreprise, la poursuivre jusqu'à son terme. Le Grand Dictionnaire universel du XIX siècle sera réuni en 15 volumes in folio et 2 suppléments, soit 20 700 pages au lieu des 4 000 prévues. Paru d'abord en fascicules de 40 pages, il comptera finalement 524 livraisons, dont les dernières sortiront le 30 septembre 1876, soit après la mort de Larousse, survenue en janvier 1875. Au total, quelque 300 000 notices, dont il aura écrit lui-même un grand nombre, tout en imprimant sa marque aux contributions de ses innombrables collaborateurs. Or le grand « Larousse » n'est pas seulement un événement d'histoire culturelle ; c'est une arme politique, comme le sent Hugo dès les premiers fascicules, c'est le livre phare des idées républicaines surgi au cour de l'Empire déclinant.

Pierre Larousse, en 1864, est déjà l'auteur d'ouvrages dont les libraires n'ont eu qu'à se féliciter : son Nouveau Dictionnaire de la langue française, rédigé de concert avec Augustin Boyer, s'est vendu, en 1856, à 44 000 exemplaires en une seule année ; toujours avec Boyer, sa Grammaire du premier âge, parmi d'autres manuels, a atteint 240 000 exemplaires. Larousse a été un pédagogue, un instituteur des foules, après avoir débuté devant le tableau noir.

Né en 1817 à Toucy, dans l'Yonne, fils d'un charron-forgeron, Pierre Larousse est, comme Pierre-Joseph Proudhon, un fils du peuple rural. Tôt éveillé à la lecture, il dévore, avant d'avoir seize ans, tout ce que les colporteurs apportent au village : Montesquieu, Voltaire, Rousseau. Comme bien des jeunes gens de sa génération, il s'enthousiasme à la légende napoléonienne, se plaît aux récits des batailles, rêve devant les images d'Épinal qui circulent. Malgré son républicanisme et son hostilité à Napoléon III, un chiendent de bonapartisme s'accrochera aux pages de son Grand Dictionnaire.

La voie qui s'ouvre à un jeune villageois doué pour les études sous la monarchie de Juillet est désormais balisée : elle passe depuis la loi Guizot de 1833 par l'école normale d'instituteurs, en principe ouverte dans chaque département. Quand le jeune Larousse s'avise d'y entrer, en 1834, il n'y en a toujours pas dans l'Yonne. Il intègre donc celle de Versailles, d'où il sort à vingt et un ans, muni d'un brevet supérieur, prêt à postuler pour une école. Il la trouve à Toucy, son village natal, où il se fait bientôt un des pionniers des méthodes actives. Mais, répugnant au contrôle du curé, à la surveillance municipale, il est de plus en plus désireux de gagner Paris. « A la surface, c'est une ville de luxe, lira-t-on dans le Grand Dictionnaire, d'arts frivoles et de plaisirs : au fond, c'est une arène où lutte l'éternel combattant du progrès et de la liberté, soutenu par la sympathie chaleureuse de tous ceux qui s'intéressent au triomphe de la démocratie dans le gouvernement des sociétés. »



Dans ce Paris au magnétisme irrésistible, Pierre Larousse assouvit son appétit de connaissances ; il suit des cours à la Sorbonne, à l'Observatoire, au Muséum, au Conservatoire des arts et métiers, et forcément au Collège de France, où Michelet, Quinet et Mickiewicz déchaînent les passions. Il est de ces étudiants qui attendent l'arrivée de l'un ou de l'autre de ces trois maîtres, en entonnant dans l'amphithéâtre le « Chant des ouvriers » ou « La République des paysans ».

Pour vivre, l'éternel étudiant se fait pion à l'institution Jauffret, sorte d'antichambre au lycée Charlemagne, où il est chargé des classes élémentaires en latin et en français. Dures années pendant lesquelles ce Bourguignon songe un moment à entrer dans le commerce des vins à Bercy: «Aujourd'hui, écrit-il en 1847 à sa sour et à son beau-frère auxquels il propose une association, il n'y a plus de réussite possible que dans le commerce. Autrefois, c'étaient le magistrat, le littérateur, le militaire, qui s'enrichissaient ; de nos jours, c'est le commerçant. Le député, le pair de France, personne aujourd'hui ne dédaigne le commerce3. » La révolution de 1848 et la crise économique qui l'a précédée ramènent cependant Pierre Larousse à ses travaux de plume. Edmond About, qui l'a rencontré à cette époque, dessine ainsi son portrait : « C'était un petit homme trapu, à barbe fauve, aux yeux pétillants, un piocheur renfermé, ténébreux, fortement soupçonné de couver des idées subversives. Il en avait au moins une, subversive ou non, et il la mena à bonne fin, sans autres ressources qu'une volonté de fer. Ce pion rêvait de publier un dictionnaire comme on n'en avait vu, une encyclopédie populaire, et il n'en a pas eu le démenti. Il a laissé non seulement une fortune, mais une ouvre... un monument4 » Le Grand Dictionnaire naîtra d'un double amour, l'amour des mots et l'amour de la République.



Epaulé par Suzanne Caubel, sa compagne originaire de Marvejols, qu'il n'épousera qu'en 1872 - une union libre dans laquelle il entre un peu de non-conformisme mais aussi quelque défiance envers les femmes -, il entame en 1849 une carrière de publiciste, en écrivant, tirée de son expérience, une lexicologie des écoles primaires, qui deviendra une Grammaire élémentaire lexicologique. Car Larousse reste un maître d'école, un pédagogue, auteur d'une quarantaine de manuels ou livres scolaires. Instruire le peuple est sa mission (démopédie, disait ProudhoN). Il a bien vu ce qu'il en coûte aux idées de progrès quand le peuple souverain est ignorant: les élections de 1848 l'ont confirmé dans sa volonté démocratique de contribuer à l'éducation populaire.



En 1851, il rencontre Augustin Boyer, normalien comme lui, qui partage nombre de ses idées et de ses projets et avec lequel il s'associe. Larousse postule un brevet de libraire-éditeur ; fort de l'autorisation temporaire qui lui est donnée, il fonde une librairie d'édition, d'abord dans son appartement, puis rue Pierre-Sarrazin, et en 1856 rue Saint-André-des-Arts, où les deux amis se lancent dans l'édition pédagogique, avec L'Ecole normale, journal de l'enseignement public, de 1858 à 1865, et L'Émulation, de 1862 à 1864. Le Nouveau Dictionnaire de la langue française, dont le succès ne se dément pas (40 000 exemplaires par aN), assure la fiabilité de la maison à partir de 1856 et donne probablement du poids aux actions que Larousse mène en faveur de l'école (en partiE) gratuite et obligatoire. Dans une lettre écrite en 1861 à Rouland, ministre de l'Instruction publique, il déplore que 600 000 enfants soient encore en France privés d'instruction, il défendra cette cause sans se lasser.

Tout en accumulant les ouvrages de forte diffusion (le Cours lexico-logique de style, le Traité d'analyse, la Petite Encyclopédie du jeune âge, la Méthode lexicologique de lecture, sa Flore latine des dames et des gens du monde en collaboration avec Boyer, etc.), Pierre Larousse s'essaie au théâtre, au journalisme (il pige au Grand Journal, réplique du Petit JournaL), et surtout s'attelle à son dictionnaire, dont l'idée lui est venue, selon ses propres dires, vers 1843. Certes, quand Larousse lance sa souscription, le positiviste Emile Littré a déjà publié les premiers fascicules de son propre dictionnaire. Mais il s'agit d'un dictionnaire de la langue ; le projet de Larousse est autrement ambitieux : un dictionnaire encyclopédique, historique, biographique, bibliographique..., le tout animé par l'esprit progressiste.



Dans sa préface au premier volume relié, publié en 1866, Larousse est clair : « Nous ne sommes pas, nous n'entendons pas être une école, une secte, un parti, une autorité ; nous ne dogmatisons pas, nous n'excommunions pas. Nous repoussons cet exclusivisme étroit qui s'enferme dans un système, s'y cantonne, s'y déclare satisfait, et ferme l'oreille à toutes les voix du dehors. Nous repoussons ces condamnations tranchantes... Nous sommes ennemis du préjugé (praejudicatuM), de l'opinion préconçue, de la foi passive, du discipulat. » En fait, le souci de la vérité n'interdit pas « la passion », même si Larousse la prétend éloignée de son ouvrage : l'esprit républicain y préside, en des termes, dans un style, qui étonneront les usagers des dictionnaires Larousse du siècle suivant. Larousse est un lexicologue engagé. Avant d'examiner le contenu de ce dictionnaire sans pareil, mentionnons que, pour le lancement, Larousse s'est séparé à l'amiable de Boyer un peu sceptique sur l'entreprise : celui-ci a gardé la librairie qu'ils avaient tous les deux fondée, tandis que celui-là, prenant un brevet d'imprimeur, assumera complètement l'édition du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.



Du point de vue politique, les choix sont clairs. D'abord l'exaltation de 1789. Larousse défend les idées de la Révolution : « Le germe enfanté par 89 est impérissable ; il serait déjà arraché s'il avait pu l'être ; mais, semblable à ces ressorts ingénieux dont une extrémité se relève quand on presse sur l'autre, il ne paraît étouffé parfois que pour regagner en quelques jours plusieurs années perdues, sous l'influence d'une végétation mystérieuse, puissante et irrésistible. Le soleil a ses éclipses, la liberté peut avoir les siennes, jusqu'au jour où, dégagée irrévocablement de toute entrave, la grande exilée ne se vengera qu'en versant des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs. » Quelques phrases qui donnent l'idée du ton, audacieux, déclamatoire, prophétique parfois. L'article « Révolution » se présente comme une apologie fervente, décrivant les événements, mais aussi la vitalité renaissante de l'esprit révolutionnaire en dépit de ses défaites : « Ainsi, l'ouvre de la Révolution française s'est continuée jusqu'à l'heure présente. Elle est vivante, et elle vivra jusqu'à ce qu'elle ait détruit tous les abus, fondé toutes les institutions que réclament la justice et l'esprit moderne. »

Le républicain est celui qui revendique l'héritage révolutionnaire. Est-ce à dire qu'il faille tout accepter de la Révolution ? Certes pas ! Sans état d'âme, Pierre Larousse prend fermement le parti d'Edgar Qui-net, dans le grand débat qui s'engage alors sur ce point dans le camp républicain : la Terreur est un dévoiement de la Révolution, rien d'autre qu'un retour pernicieux de l'absolutisme. On peut ainsi lire dans la notice du dictionnaire qui est consacrée à l'ancien professeur du Collège de France : « Le plus grand ouvrage de cette période et un des plus grands de l'ouvre de Quinet, c'est sa Révolution (1865), composition de la plus haute originalité, où l'auteur se servant des Mémoires d'un conventionnel, juge les hommes et les actes de la Révolution d'après des vues très neuves qui ont soulevé d'orageuses controverses politiques et historiques. » Dans la notice sur le livre de Quinet, et dans les articles concernant Danton et Robespierre, le Larousse ne finasse pas ; son siège est fait. Il exalte Danton en raison de son patriotisme, mais fustige Robespierre. On peut lire ainsi, à propos de la loi du 22 prairial, qui en mai 1794 intensifiait la Terreur: «Déception effrayante, deux jours après avoir rendu cet hommage à l'Être suprême, il fit présenter par Couthon l'affreuse loi du 22 prairial, son ouvre personnelle, et qui fut présentée à l'insu du comité ou tout au moins de la majorité du comité |de Salut public], et comme en son nom. Cette loi, sous prétexte d'améliorer le tribunal révolutionnaire, supprimait les défenseurs, l'interrogatoire préalable, les dépositions écrites et les témoins. En outre, elle comprenait dans les "ennemis du peuple" ceux qui parlent mal des patriotes, ceux qui dépravent les mours, etc. C'était l'inquisition pure. »



La Révolution, c'est aussi la République, que Larousse définit ainsi : «La république telle que la voulaient nos pères, c'était l'idéal des penseurs et des philosophes : la loi, la justice, l'égalité pour tous, l'extinction des privilèges, l'unité du peuple, la souveraineté absolue de la nation, le progrès continu, le relèvement des faibles et des déshérités, l'indépendance des esprits et des corps, l'abolition de toutes les espèces de tyrannie. » République sacrée, République rêvée, qui sera fédéraliste, com-munaliste, anticollectiviste (dans tous ces mots, on repère l'estampille de ProudhoN) ; elle aura pour mission d'éduquer le peuple.

L'Ancien Régime et la noblesse sont condamnés sans rémission, en même temps que tous les signes qui leur sont attachés. Jeanne d'Arc devient Jeanne Darc, et Louis XIV personnifie l'absolutisme, « dont il offre l'exemple le plus complet et parfois le plus extravagant ». En revanche, on l'a dit, l'attitude de Larousse devant Bonaparte et Napoléon ne manque pas d'ambivalence. C'est que la légende napoléonienne a été une manière de combattre le régime des Bourbons restaurés, Napoléon ayant été vaincu en 1815 par la coalition des anciens régimes. Pierre Larousse a su par cour les chansons qui ont nourri la légende, notamment celles de Béranger, auquel un long article est dédié. « Cette quasi-renaissance de l'Ancien Régime, après tant de malheurs, eut pour résultat de faire renaître l'esprit révolutionnaire, que l'Empire avait [...] étouffé. L'idée libérale s'éveilla de sa léthargie entre les deux restaurations, pendant les Cent-Jours ; impuissant alors à l'étouffer, Napoléon essaya de s'en faire un auxiliaire, d'enrôler les soldats de cette grande cause sous le drapeau de ses propres intérêts, comptant sur l'avenir et sur son génie pour ressaisir la plénitude de son autorité. » Voilà comment « la grande tradition libérale finit par se confondre, par s'amalgamer, avec le regret du régime, qui avait été la négation de toute liberté ».



Le Grand Dictionnaire distingue évidemment le général républicain et l'empereur. Le début de l'article « Bonaparte » est resté célèbre à cet égard : « Bonaparte, le nom le plus grand, le plus glorieux, le plus éclatant de l'histoire - sans en excepter celui de Napoléon -, général de la République française, né à Ajaccio (île de CorsE) le 15 août 1769, mort au château de Saint-Cloud, près de Paris, le 18 brumaire, an VHI de la République française, une et indivisible (9 novembre 1799)... » Le verdict est impitoyable. Et pourtant, sans doute parce que Pierre Larousse lui-même, quand il était jeune, a été conquis par la légende napoléonienne, ce Napoléon, ce dictateur, ce fossoyeur des libertés, était tout de même pour les forces réactionnaires des souverains européens l'incarnation de la Révolution poursuivie, le Robespierre à cheval, armé du sabre et du Code civil : « 11 en était le représentant couronné, et on le sentait, on ne s'y trompait pas en Europe. Tandis que l'aristocratie se courbait devant lui, il était, dans l'éblouissante sphère où l'avait porté la fortune, l'objet de son implacable haine, et elle travailla en secret à le perdre dès que les événements lui en eurent fait concevoir l'espérance. Le peuple l'aimait, quoique, par les splendeurs royales dont il avait cru devoir s'entourer pour marcher à l'égal des rois, il choquât ses instincts naturels d'égalité ; le peuple l'aimait, parce qu'il sentait toujours que l'élu de la grande nation, le glorieux général de la République, était et restait malgré tout l'enfant de la Révolution, dont il représentait les principes immortels et les généreuses aspirations. »



Rien d'ambivalent en revanche dans son attitude au regard du Second Empire : l'hostilité au régime qui est l'arrière-fond du Grand Dictionnaire se donnera libre cours après la chute à Sedan, en 1870. Ainsi dans l'article « Paris » : « Sous le règne néfaste de Napoléon III, qui débuta par un crime, continua par la suppression de toutes les libertés publiques et se termina par une capitulation honteuse, après avoir déchaîné sur la France une guerre épouvantable, Paris, privé des libertés qui font les peuples virils et forts, devint uniquement une ville de plaisirs et d'affaires. La profonde démoralisation de la cour s'étendit comme une lèpre, avec sa soif de jouissances effrénées, sa passion du luxe et sa dépravation recouverte d'une légère gaze d'apparence religieuse... » L'auteur du Grand Dictionnaire partage avec l'ensemble des républicains du Second Empire l'intransigeance des illustres exilés volontaires, Edgar Quinet et Victor Hugo.

Révolution, République, mais aussi anticléricalisme. L'ennemi du républicain, ce ne sont pas seulement les rois, les nobles ou « Napoléon le Petit» ; c'est encore l'Église catholique, leur alliée, l'adversaire des idées libérales, du progrès et du monde moderne. Dans cette verve, on retrouve l'influence de Michelet et de Quinet, auteurs, entre autres, des Jésuites, du temps où ils professaient côte à côte au Collège de France. On lit ainsi à l'article « Jésuite » : « La Société de Jésus ne s'est pas bornée à fomenter les troubles de la Ligue, à persécuter Galilée, Descartes, les jansénistes, les protestants, à provoquer la révocation de l'édit de Nantes et les massacres des Cévennes [allusion à la guerre des cami-sards] ; elle a pris part, soit directement par ses membres, soit indirectement par son influence et par ses doctrines, à des crimes, à des attentats célèbres, et s'est vue gravement compromise dans des procès scandaleux. » La suite est bourrée de citations, d'anecdotes contre les jésuites, et de louanges à l'égard d'Edgar Quinet qui a su les montrer « défigurant l'Évangile pour le faire accepter, travaillant à soumettre les peuples et les gouvernements à leur idéal théocratique, s'emparant partout de la jeunesse, comme du plus solide levier »...

Au-delà de la Compagnie de Jésus, le catholicisme et l'Eglise suscitent une critique qui ne se dément pas au fil des pages. A ce catholicisme haï, le libre-penseur oppose cependant le protestantisme. Le luxe étalé par l'un opposé à la simplicité de l'autre, et surtout l'esprit d'autorité face à la liberté de l'esprit : « Ce qui fait l'essence de la Réforme, lit-on, telle qu'elle se produisit au xvr siècle, c'est la négation de toute infaillibilité, de toute foi conçue comme obéissance intellectuelle, c'est la souveraineté de la conscience individuelle, le self-government spirituel. » Cet éloge du libre examen s'accorde avec une partie du courant républicain, qui comptera, au début de la IIIe République, de nombreux protestants. En bon positiviste, Larousse juge que l'Église catholique, malgré sa puissance, est condamnée à terme, et note « l'affaiblissement graduel et continu de l'Église latine, dans les consciences et dans les mours ». Suivant Quinet, il énonce l'idée d'une « incompatibilité entre le catholicisme et les idées modernes ». Pie IX lui-même vient à son secours en l'affirmant dans le Syllabus. La conclusion politique est celle des républicains : il y a urgence et nécessité de la « séparation absolue de l'Église et de l'État ».

Pierre Larousse, contempteur du catholicisme et de la religion en général, n'est pas dépourvu de religiosité. Celle de l'esprit républicain de cette époque qui s'attache au Progrès comme à un nouveau dogme : « La foi en la loi du progrès est la vraie foi de notre temps. C'est là une croyance qui trouve peu d'incrédules. » Cette foi, c'est aussi la foi en l'éducation des peuples, qu'il faut arracher aux superstitions et à l'analphabétisme. De même que le christianisme a cherché à christianiser d'anciens rites païens, de même le progressisme républicain naturalise certains héros chrétiens. Pour Larousse, à la suite de Michelet, Jeanne Darc se transforme en héroïne de la patrie, surtout victime de l'Inquisition, sans que le dictionnaire fasse intervenir le surnaturel.

Le quatrième thème majeur animant le Grand Dictionnaire universel du xix' siècle est le patriotisme, qu'on pourrait appeler, malgré l'anachronisme, un nationalisme républicain. Si la Révolution française a annoncé au monde des droits naturels, c'est-à-dire universels, elle n'en est pas moins la source d'un patriotisme qui, tout en déclarant la paix in abs-tracto, incite à se tenir sur le pied de guerre. La France, en effet, n'est pas une nation comme les autres ; inspiratrice et dépositaire des principes universels, elle a un rôle tutélaire auprès des autres peuples. « Le Dieu des nations a parlé par la France », lit-on dans Le Peuple de Michelet. Peuple d'élection, salut du genre humain, le peuple français est, dit encore Michelet, « celui qui a le plus confondu son intérêt et sa destinée avec ceux de l'humanité [...] La légende nationale de France est une traînée de lumière immense, non interrompue, véritable voie lactée sur laquelle le monde eut toujours les yeux ».



Pierre Larousse décline, au long de son dictionnaire, les temps et les modes de cette vocation de la France. Article « Gaulois » : « Il est de nos jours un peuple qui se distingue de tous les autres par l'universalité de son génie et par la merveilleuse variété de ses aptitudes. » Et plus loin : « L'on peut affirmer, sans être trop gaulois, que jamais race mieux douée n'a habité un plus beau pays. » Cela se confirme à l'article « Moyen Age », où on lit : « Une nation est née. Romaine par sa centralisation, gauloise par l'audace de son esprit, franque par le sentiment indomptable de son indépendance, universelle enfin par son génie, la France est à elle seule toute une civilisation. » Ce qui fait de Paris, on s'en doute, « le centre du monde entier ». La mythologie larous-sienne va jusqu'à prétendre que les personnalités néfastes de l'histoire française sont toujours un peu étrangères : Marie-Antoinette est autrichienne, Eugénie espagnole, le père naturel de Napoléon III aurait été hollandais, Louis XVI lui-même « de race et par sa mère » un pur Allemand. Quant à Napoléon, il était étranger « par la race et par les idées », etc. Ce patriotisme ne fera que s'exacerber avec la guerre franco-allemande de 1870-1871 ; le Grand Dictionnaire deviendra après la défaite un des tambours de la Revanche. On y lit ainsi, sous la forme d'un compte rendu de La Guerre d'Erckmann-Chatrian : « A l'heure où nous écrivons ces lignes, la France meurtrie, couverte de sang, frissonne d'une ardeur belliqueuse, et nous ne pouvons que nous incliner, nous qui détestons la guerre, mais qui aimons notre patrie ; car le drapeau que sa main relève, c'est celui de la Revanche, non pas seulement de la revanche nationale, mais de la revanche de l'humanité, le drapeau qui doit abriter l'union des peuples et le triomphe de la République universelle. »

Publié dans les dernières années de l'Empire et les premières années d'une IIIe République incertaine, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse aura contribué, à sa manière, à la formation d'une culture républicaine. Les quatre grands thèmes (la Révolution, l'anticésarisme, l'anticléricalisme et le patriotismE), complétés par l'exaltation des idées de liberté et de justice, la foi dans le progrès et dans l'éducation populaire, le tout illustré par une galerie des héros et des anti-héros, tels sont les éléments constitutifs d'un esprit républicain offerts par un ouvrage de référence, d'une richesse sans égale, écrit de la manière la plus personnelle, tantôt froide, tantôt lyrique, ou goguenarde, voire grivoise, sans jamais que l'auteur mette son drapeau dans sa poche. Peu complaisant envers les propriétaires, les riches, le Capital, Larousse professe une philosophie sociale plus républicaine que socialiste. Hostile à la grève comme Proudhon, son préféré parmi les réformateurs sociaux, il se montre favorable à l'association et à la participation des salariés au capital et aux bénéfices de l'entreprise. Le Grand Dictionnaire universel du xix' siècle annonce la IIIe République à venir, forme française de la démocratie libérale5.

Il va sans dire que, dès 1865, les livraisons du Larousse sont attaquées, et Louis Veuillot, qui a, un temps, collaboré à l'aventure, lance ses semonces à Larousse dans Les Odeurs de Paris. Usant de tous les arguments, même les plus bas, le censeur catholique dénonce la conception que celui-ci se fait du « penseur » : « essentiellement un esprit qui s'est échappé, n'importe par quelle issue, des limites de la foi catholique, et qui fait des efforts, n'importe quels, pour n'y pas rentrer». Pierre Larousse répond à Veuillot par un tract d'une page et, rendant compte de son livre, Les Odeurs de Paris, dans le dictionnaire, il fustigera « la mauvaise foi, les invectives grossières, les injures en style des halles [...] Il y a bien de la verve dans ce livre qui fit scandale ; par malheur, il y a encore plus d'immondices6 ».

En 1868, Pierre Larousse subit une première congestion cérébrale, dont il guérit ; une deuxième en 1871 entraîne une paralysie du cerveau ; la troisième, en décembre 1874, lui sera fatale. Il laisse derrière lui un monument d'érudition doublé d'un répertoire d'idées et de références fondatrices de l'esprit républicain tel qu'il triomphera dans les années 1870.

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