Essais littéraire |
Les « figures » du discours ne sont pas seulement des ornements ajoutés au texte ; elles en constituent plutôt la physionomie, manifestation de sa force et de sa séduction : « c'est la figure et non pas l'étoffe qui fait la gloire des artisans » affirme Le Moyne dans ses Peinture morales. Mais pour cerner ce « subject merveilleusement divers et ondoyant », le pluriel s'impose, englobant thèmes figuratifs (l'univers littérairE) et traits stylistique (l'art d'écrirE). Car le baroque emprunte la plupart de ses images et de ses formes à une source commune, le monde naturel : mouvements et reflets du ciel et de l'eau, expansion et prolifération du végétal, bizarre fantaisie des oiseaux et des poissons, multiple éclat des pierres et du métal. La variété est le premier caractère, impliquant les autres, et elle-même polymorphe : on la trouve dans le genre des « bigarrures », dans l'idéal de diversité, et sous les espèces mouvantes du désordre et de la métamorphose. 1. Bigarrures et galimatias « La bigarrure plaît », remarque La Fontaine, observant ses contemporains ; le mot est vrai pour la littérature, qui emprunte ce terme au vocabulaire des couleurs de pelages, de robes, de vêtements. Or la métaphore de la couture ou du patchwork est fréquente dans toute une tradition d'ouvrages « variés » : la rhapsodie (« couture » de bouts de chantS), le centon (manteau fait de pièces rapportées, comme celui d'Arlequin, et par suite « poème recomposé de fragments d'origines diverses ») ; Montaigne parle aussi des « ravaudages » à propos des recueils d'exemples tirés des auteurs, et Biaise de Vigenère des « oraisons rapetassées de plusieurs et divers lambeaux » (1577). Forme extrême de la variété, la bigarrure a son origine dans la vision du monde : du côté du microcosme, « l'homme, en tout et par tout, n'est que rapiessement et bigarrure » (MontaignE) et dans le macrocosme « ce grand univers n'est qu'un bigarrement ou meslange divers », rappelle l'Avant-Propos d'Estienne Tabourot. L'ouvrage de ce dernier, Les Bigarrures du Seigneur des Accords (1585), dont la succession d'éditions jusqu'en 1662 révèle l'extraordinaire succès, et qui inspirera Molière, Hugo, et le Balzac des Contes drolatiques, n'est lui-même « que pièces raportees » et « discours marqueté de bigarres idées » : la marqueterie étant à la décoration ce que la bigarrure est au vêtement. Il s'agit d'une sorte de grammaire amusante, de cabinet de curiosités rhétoriques, de « gaillarde escapade » langagière, dont le premier exemple des « Équivoques Latins-François », concernant précisément le plaisir de la diversité, donne le ton : Natura diverso gaudet. C'est une sentence qui signifie Que nature se délecte de variété ; qui fait cest Equivoque biberonique Nature a dit : verse au godet. On comprend le reproche que lui adressera Bayle, de « donner trop dans la bagatelle » ; et d'ailleurs l'usage de l'« équivoque » sera un des plus reprochés aux baroques par les classiques (Pascal et BoileaU), comme un mauvais goût, ou même un mauvais penchant moral et théologique. Mais l'auteur des Bigarrures utilise ce genre de plaisanteries et « verdeurs de folastre jeunesse » pour réveiller le désir : ainsi après un morceau scatologique, il « insère une salade ou fricassée de beaux propos, afin que le changement vous cause apetit plus véhément », et passe des rébus et des contrepèteries obscènes aux « descriptions pathétiques ». Il s'attache surtout à mettre en ouvre toutes les possibilités du langage, jusqu'au « travail du signifiant » : attractions parony-miques, harmonies imitatives, ou même ce jeu poétique de l'« Allusion ou demy Équivoque à plaisir », qui semble annoncer certaines recherches et rêveries de Charles Nodier, de Raymond Roussel, de Michel Leiris, de Francis Ponge ou de Nathalie Sarraute : Chapeau, eshappe eau. Velours, velu ours. Estendard, estendu en Pair. Galant, gay alant. Chemise, car sur chair mise. Cheminée, chemin aux nuées. Héraut, de hairc haut, pource qu'ordinairement ils sont montez sur de grans chevaux maigres ; ou qu'on a accoustumé de choisir de grans maigres hommes, qui ont grand gosier, pour bien crier etc.. Il y a là une manière baroque d'étonner et de séduire, relevant du caprice, du fantasque, parfois du fantastique. Mais le cousu n'est pas le décousu ; dans cette apparente « ouvre ouverte » l'auteur ne tolère aucune « adjonction » qu'un éditeur trop zélé prétend lui ajouter, usant encore d'une image textile : les Bigarrures ressemblent aux tapis Turquois, qui se font à points contez, et avec un ordre sans ordre : mais non pas si rapetasse, que ce soit une robbe de cinq cens pièces. Liberté de composition donc, mais composition tout de même ; diversité sans doute, mais contrôlée. Cependant les textes de l'époque sont nombreux à « rapetasser » le tissu du discours par des fragments d'autres types de discours (sentences, emblèmes, locutions courantes, fables et motifs mythiques, fantaisies allégoriques, etc.), dont la couture réussit à fondre les éléments hétérogènes en un nouvel objet. Parfois cette couture elle-même est délibérément négligée. Au début du XVIIe siècle, la littérature satirique (la « satire » est un mélange, et le latin satura peut se traduire « bigarrure ») donne le nom de galimatias à des pêle-mêle d'images sans queue ni tête, presque des exercices d'écriture automatique. A ne pas confondre avec le style « galimatias » (cette obscurité par excès de raffinement que le père Bouhours dénonce dans La Manière de bien penseR), le genre « Galimatias » s'inscrit dans la tradition des « fatrasies » ou des fatras : tantôt recueil de frivolités, de bagatelles (nugaE), tantôt séries poétiques de coq-à-1'âne, de je-ne-sais-trop-quoi. C'est sous le titre de Fatras que Valéry Larbaud range la célèbre Ode de Théophile de Viau « Un corbeau devant moi croasse... », notamment sa deuxième strophe : Ce ruisseau remonte en sa source Un bouf gravit sur un clocher Le sang coule de ce rocher Un aspic s'accouple d'une ourse [...] Le feu brûle dedans la glace. Le Soleil est devenu noir. Je vois la lune qui va choir. Cet arbre est sorti de sa place Dans la double tradition des « impossibilités » (adynata ou impossibiliA) et du topos du « monde renversé » auquel l'âge baroque donne un nouveau souffle, ce disparate composite n'a rien de frivole, et relève plutôt de l'inquiétante étrangeté. C'est pourtant une variété éminemment « naturelle » qui caractérise surtout le discours baroque. 2. Charme de la diversité « Diversité, c'est ma devise », cette autre célèbre formule de La Fontaine, dont le sens est d'abord amoureux, peut résumer aussi, avec son équivalent « variété », un certain idéal littéraire de la première moitié du XVIIe siècle. Il n'est pas spécifiquement baroque : la varietas rhétorique - faculté d'innover dans le contenu (l'inventioN) et de changer dans la forme (l'élocutioN) - comme la variatio poétique (libre imitatioN) sont des pratiques « classiques ». Par ailleurs, la diversité pour elle-même, dans le plaisir du détail, la dispersion des traits, le jeu de la fragmentation, correspondrait plutôt à une esthétique maniériste. Mais le discours baroque, toujours attentif à impressionner et à séduire, trouve, dans ces possibilités de pluralité et de changement, de quoi orner le discours tout en répondant aux goûts à la mode : surprise, « change », mélange et métamorphose. La variété est sentie d'abord comme une loi générale du monde : « il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété » (MontaignE). Sans doute cette multiplicité même peut-elle générer de l'angoisse : dans les Méditations de Sponde par exemple, elle représente l'horreur du morcellement, de l'écroulement d'une unité désormais impossible à saisir, qui entraîne l'homme, par un « desbordement de l'entendement », à mettre ses inventions et lubies à la place du Dieu unique : Celuy qui estoit sur la pointe de Geste montagne, debout et entier, je le voy roulant sur un million de rochers, où il se fracasse en un million d'eschan-tillons. [...] Ces hydres repoussent cent testes, pour une teste qu'on leur tranche. Ces fleuves, ces Protées ne se peuvent lasser de changer de formes. Et ce misérable homme ne borne non plus ses Dieux que ses fantaisies. L'éparpillement de la figure divine en prolifération monstrueuse y est déjà placé sous le signe de Protée : or ce dieu marin, par son pouvoir de transformation infinie et son caractère essentiellement insaisissable et fuyant, est devenu la figure de prédilection du baroque. C'est dire que la variété des apparences peut aussi « changer de signe » : à la vision inquiète de Sponde, s'oppose celle que Rémy Belleau résume dans Les Amours et Nouveaux Eschanges des pierres précieuses (1576) : Qui ne reconnaît que l'ouvrage Qu'ici bas Nature ménage N'est beau que pour être divers [...] Le baroque est surtout sensible à ce charme : la diversité est célébrée comme origine de la beauté (« c'est la variété qui donne une grande beauté à l'univers », François de SaleS) et principe d'animation vitale (« La diversité est l'âme du monde », M"1- de ScudérY). Une qualité aussi universelle et divine ne peut que devenir un modèle d'écriture, d'autant plus qu'elle est, comme l'inconstance, source de plaisir et principe de séduction. Jean-Pierre Camus, évêque de Belley et auteur de onze volumes de Diversités (1609-1618), se montre ainsi soucieux, en bon prédicateur, de joindre l'utile à l'agréable, et, connaissant l'instabilité foncière de l'homme, de lui procurer le divertissement par la diversité, définie comme « la sauce de tout ce qui est en ce monde, sans laquelle tout serait désagréable, et avec laquelle tout plaît ». La diversité du monde se manifeste prioritairement dans le domaine visuel. Sa seule mention peut donc suffire à dire la beauté d'un paysage : « de là ils voyaient tout ce que l'oil humain saurait désirer de divers et de bigarré en une prospective champêtre » écrit Camus dans L'Hermiante (1623). Mais en général, elle se traduit dans l'écriture par une jubilation descriptive, et le ut pictura poesis (la ressemblance entre écriture et peinturE) y trouve un nouveau sens. C'est dans les couleurs (« leur diversité infinie, leur merveilleux éclat et leur variété admirable ravissent et divertissent tous les hommes » rappelle Wulson de La Colombière dans son Traité curieux et récréatif des couleurs de 1647) encore plus que dans les formes qu'elle se manifeste de façon éclatante : la priorité du pictural sur le linéaire, que Wôlfflin proposait pour définir le baroque, semble s'appliquer à la lettre. La diversité des êtres et des spectacles naturels inspire d'innombrables pages de prose ou de poésie, tout autant que les créations humaines : des feux d'artifices (Du Bois HuS), ou d'une flotte de vaisseaux toutes voiles dehors (Saint-AmanT), à l'inventaire burlesque des couleurs de bas et hauts de chausse à la cour d'Henri IV sous la plume d'Agrippa d'Aubigné (voir encadré), l'écriture prend plaisir à la profusion ornementale du réel. Elle dépasse même la peinture dans la variété et la nuance : telle est la conclusion de Tristan l'Hermite, dans une lettre -4 un ami, qui s'affligeait de l'infidélité d'une maîtresse, au terme d'une variation à la gloire de l'inconstance : La poésie a plus de diversité que la peinture ; elle peut représenter beaucoup plus d'objets au sens commun que le pinceau n'en peut étaler aux yeux. Elle fait comme il lui plaît de parlants tableaux de toutes les beautés de la nature, et de toutes les richesses des arts. Autant que dans l'inconstance, le plaisir de la diversité est dans la collection, celle des cabinets de curiosités naturelles : un équivalent textuel en est donné par l'éclosion, typiquement jésuite dans la première moitié du xvif siècle, de traités d'éloquence, où le réel est présenté comme un grimoire à déchiffrer, et une grammaire à imiter. Variété de la « chromaticque » : les « bas de chausses » à la Cour, par d'Aubigné Cette énumération des couleurs de bas de chausses à la cour du Louvre dans les premières décennies du XVIIe siècle (qui mêle des appellations fantaisistes à un réel inventaire des costumes de l'époquE) est riche d'intertextualité : elle rappelle Rabelais, évoque L'Astrée, le roman à la mode (1607), et inspirera Edmond Rostand dans Cyrano de Bergerac. La prononciation « gasconne » ( pour b, et inversemenT) semble parfois oubliée, en raison de rajouts ultérieurs. On goûtera la variété de certaines juxtaposition de couleurs : celle de « vérole » et avec celle d'« aurore », celle de « veuve réjouie » avec celle de « temps perdu ». «[...] vlu [bleu] Turquoise, orenzé, feuille morte, isavelle, zizoulin, coulur du Roy, minime, tristamie [pain bis], ventre de viche ou de Nonains, amarante, nacarade, pensée, fleur de seigle, gris de lin, gris d'esté, orangé pastel, Espagnol malade, Céladon [vert pâle, du nom du héros de L'Astrée dont le costume de berger portait des rubans de cette couleur], astrée [inspirée par la précédente ?], face grattée, couleur de rat, fieur de pescher, fleur mourante, verd naissant, verd gay, verd brun, verd de mer, verd de pré, verd de gris, merde d'oye, jaune paisle, jaune doré, couleur de Judas [roux], de verollé, d'aurore, de serain [vapeur froide du soir], escarlatte, sang-de-beuf, couleur d'eau, couleur d'ormus [couleur inconnue], argentin, singe mourant, couleur d'ardoise, gris de ramier, gris perlé, bleud mourant, bleue de la febve, gris argenté, merde d'enfant, couleur de selle à dos [probablement de l'espagnol azuleado, bleuâtre, puisque céladon est déjà cité], de veufve resjoiiie, de temps perdu, de soulphre, de la faveur, couleur de pain bis, couleur de constipé, de faute de pisser, jus de nature, singe envenimé, ris de guenon, trespassé revenu, Espagnol mourant, couleur de baize-moi-ma-mignonne, couleur de péché mortel, de crystaline, de bouf enfumé, de jambons communs, de soulcys, de désirs amoureux, de racleurs de cheminée. J'ay oiiy dire que toutes ces couleurs s'appellent la science de Chromaticque, et que d'oresnavant on s'havilleroit de couleur de Physicque, comme de jambes pourries, de nez chancreux, bouches puantes, yeux chacieux, testes galeuses, perruques de pendus [très recherchées à l'époque], et le tout à la mode, sans y comprendre les couleurs de Rhetoricque [...]. » (Agrippa d'Aubigné, Les Avantures du baron de Fceneste, II, 2) 3. Leçon des choses La diversité du réel, en effet, autorise et nourrit la diversité du discours. Chez les jésuites, la figure de Protée, loin d'être repoussante, sert à désigner le monde aussi bien que le langage : le Palais de la Reine Éloquence du père Pelletier (1641) compare celle-ci dès les premières pages à Protée «qui se métamorphose en formes multiples, en images innombrables ». Or ces formes multiples, ces images innombrables, où les trouver plus vives que dans l'univers ? Depuis la fin du Moyen Âge, le « livre du monde » (tout autant que les livres d'auteurS) offre à l'idéal stylistique de variété un réservoir d'invention rhétorique (d'idées, d'images, d'analogieS) et un entraînement à l'exactitude de la formulation, notamment dans l'apprentissage oratoire. Ainsi le projet qu'annonce le père Louis Richeome (Tableaux sacrez, 1601, et La Peinture spirituelle, 1611), cet « artifice pour acquérir une belle, une riche et une copieuse élocution » consiste à scruter la nature pour y trouver des ingrédients d'éloquence : la moindre des réalités physiques peut devenir figure, par quelque valeur allégorique ou décorative, quelque application symbolique. Des pages entières sont consacrées au « déchiffrement » du glaïeul et du lys, à la célébration du gerfaut (« ses pointes hautes, ses descentes roides, ses griffades serrées, ses beccades pénétrantes »), de la cerise et de l'abricot, des lézardes (qui « se plaisent à regarder l'homme au visage ») et du moineau (« hiéroglyphe d'une âme babillarde, lascive et pécheresse »), à l'observation passionnée d'une mouche, à la « façon de ses ailerons et jointures de ses membres » et « qui pourra savoir l'essence de mille autres sortes de mouches et moucherons que nous ne vîmes jamais ? »... Dans cette lignée, domine évidemment le merveilleux Essay des Merveilles de Nature, et des plus nobles artifices que le père Etienne Binet propose en 1621 (22 éditions en 1657) « comme une pièce très nécessaire à ceux qui font profession d'éloquence » (c'est le sous-titrE). La table des matières est à elle seule un « chef-d'ouvre de désordre épique ou de fantaisie » selon Bremond, une « pagaïe pittoresque et sans scrupule », selon Genette ; on aurait dit naguère « surréaliste » ou « borgésienne », pour ne pas dire baroque. Le seul énoncé des premiers et des derniers chapitres, sur une soixantaine au total La Vénerie ; Lièvre charmé ; La Fauconnerie ; Les Oiseaux ; Le Phénix ; Le Paon ; Le Moucheron [...] La Menuiserie ; Mathématiques : Style du Palais ; Enrichissements d'éloquence ; La Musique ; La Voix ; L'Homme ; Le Cheval ; Vers de soie ; Le Ciel ; Le Feu et l'air ; La Rosée ; L'Arc-en-ciel. montre la diversité des « matières », dont la connaissance du vocabulaire et des divers aspects peut aider l'« apprentif » orateur. La conduite du texte même est représentative d'une esthétique baroque : dans ses glissements et ses expansions, ses effets de surprise et d'émerveillement, jusque dans sa conclusion sur l'Arc -en-ciel, étincelante de traits d'esprit. Chacun des domaines abordés devient un magasin lexical, chacune des créatures décrite une figure d'expression, parfois par un mimétisme du langage. Ainsi le chapitre du rossignol (vieux motif remontant à Pline l'Ancien, repris par Boaistuau, Marino et RicheomE), « un des plus gays plaisirs de nature », assimile la diversité du chant de « ce petit bout de rien animé de musique » à celui de son vol (« du son aigu et perçant de ses fredons qui dru et menu montent au ciel, ondoyant et flottant par l'air et quasi nageant à son aise »), pour finir sur la joute oratoire désespérée contre l'écho qui « le contre-rossignole », modèle de variation rhétorique et pathétique : ce pauvre petit Choriste de nature perd patience, il entame l'air d'une voix pesante, et ne chante que Maximes enfilées, et semibreves, mais patience lui eschappe se voyant trahy par les reprises et surprises de l'Echo, il développe mille crochets tous d'une haleine, et semble jetter hors son bec, toute sa vie et son ame formée en mignardises de fredons et passages, et puis va d'une voix sautellante, puis à longues tirades, il entremesle mille bricoles et feintes, il ramasse sa voix et reserre ses fredons, et chante le plein chant, il allonge sa voix se faschant contre soy-mesme, il y met et nature, et art, et y perd tout. Au sein du réel, le lieu de la diversité par excellence, la ressource inépuisable de l'inspiration baroque, est la demeure de Protée : la mer. Etienne Binet le rappelle vigoureusement dans un Advis au lecteur de VEssay : « Les plus riches pièces d'Eloquence et de poésie sont empruntées à la Mer ». Réservoir infini de variations pittoresques, de méditations philosophiques et esthétiques, et surtout de créatures extravagantes qui semblent nées d'une fantaisie fabuleuse, elle continuera à enthousiasmer un auteur aussi « classique » (à qui Racine venait demander des corrections de pureté de la languE) que le père Bouhours : les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) s'ouvrent sur une sorte d'hommage aux virtualités littéraires de la diversité marine (voir encadré). Et il n'est pas un des grands poètes baroques qui n'ait chanté la mer, depuis les « libertins » du début du siècle jusqu'au pasteur Drelincourt dans ses Sonnets chrestiens (1677) qui s'adresse à elle ainsi : J'admire en te voyant, la Source dont tu sors ; Les Biens que tu produis, et les Biens que tu pilles : Et la Robe d'argent, dont parfois tu t'habilles. Lorsque les Vents, émus, troublent ton vaste Corps. Variétés et merveilles de la mer : P. Bouhours Le père Dominique Bouhours (1628-1702), dont Mme de Sévigné dit que « l'esprit lui sort de tous les côtés », reste un des plus illustres défenseurs du bel usage, et garants de la pureté classique. Il n'en garde pas moins l'enthousiasme jésuite pour la richesse de la langue française. Ainsi le premier des Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) - qui portent sur La langue française, Le secret, Le bel esprit, Le Je ne sçay quoy et Les Devises - est une longue conversation sur La mer qui semble redéployer (comme la «figure fort bizarre » citée dans l'introduction, face à la « citadelle fort bien bastie » du récent classicisme ?) les grands principes de l'esthétique baroque : variété, richesse, surprise, éclat, métamorphose, curiosité. «[...] Ils choisirent pour le lieu de leur entreveûë un endroit commode et agréable au bord de la mer : on voit d'un costé une citadelle fort bien bastie ; et de l'autre des dunes d'une figure fort bizarre, qui régnent le long de la coste, et qui représentent dans la perspective quelque chose de semblable à de vieux palais tombez en ruine. » Les premières considérations devant la mer portent sur le « je ne sçay quoy de si surprenant et de si étrange » dans les variétés de bruit (du « doux murmure » au « mugissement épouvantable ») des « figures différentes » des flots et surtout des couleurs qui changent « presqu'à tous momens », dont le « mélange fait une peinture naturelle, que l'art ne peut imiter ». On en vient à un grand débat de préférences, entre le calme de la mer, ou sa colère, puis à l'admiration d'un grand vaisseau, ensuite au ramassage et à V admiration de « [...] ces coquilles qui parent si-bien le bord de la mer, et où l'on voit une variété infinie de figures et de couleurs, ne sont-ce pas des productions de la nature fort jolies et fort bizarres ?... Je dirois presque avec un Poëte Italien, répondit Eugène, que la nature, pour se divertir, imite quelquefois celuy qui fait toujours gloire de l'imiter. Mais que dites-vous, poursuivit Ariste, quand vous voyez que la mer apporte ces bagatelles sur le rivage avec tant de pompe et tant de bruit, elle qui cache une infinité de richesses dans ses abysmes ?... » Après de longs développements sur la cause des mouvements de la mer et de leur portée symbolique, de la vanité des choses humaines, du danger des apparences et du monde, et de l'amertume des plaisirs qu'on y gouste, enfin du mystère de ses secrets «[...] C'est proprement dans la mer que Dieu est admirable et incompréhensible. C'est là aussi, poursuivit Ariste, qu'il prend plaisir à faire paroistre ses merveilles et ses chef-d'ouvres. Il semble que ce vaste élément soit le théâtre de la puissance divine Je sçay bien, dit Eugène, que pour ce qui regarde les animaux, il y en a dans la mer de toutes les espèces qui sont sur la terre : des chiens, des loups, des sangliers, des renards, des boufs, des chevaux, des lions mesme, des licornes, des élephans et des singes. Ce qui me paroist plus étrange, c'est que les bestes, qui sont affreuses et cruelles sur la terre, sont belles et douces dans la mer... Je sçay encore qu'il y a des oiseaux de toutes les façons, jusqu'à des aigles et des phénix. Mais sçavez-vous bien, dit Ariste, qu'il y a des poissons qui volent ; et qu'un entre autres s'appelle le poisson volant ?... Sçavez-vous que la mer a ses étoiles, comme le ciel a les siennes ; et que les étoiles marines sont non seulement vivantes et animées, mais encore si chaudes de leur nature, qu'elles consument tout ce qu'elles touchent ? Sçavez-vous enfin, qu'il naist toutes sortes d'herbes et de plantes dans l'océan ; qu'il y a des mers semées de tant de fleurs, que les navires n'y peuvent passer ; qu'en quelques endroits on trouve des jardins, des vergers, des forests, et des prairies sous les eaux ?... » Suivent de longues descriptions des « merveilleux » poissons et de leurs infinies qualités, des perles « chef-d'ouvres de la nature, où l'art n'a rien à ajouter ». du corail rouge, blanc, noir, vert, jaune ou même multicolore, et de toutes ses vertus « Après ces paroles, Ariste et Eugène se levèrent ; et voyant la mer retirée, ils tournèrent leurs pas vers le port, dans le dessein d'y voir un vaisseau nouvellement arrivé des Indes. En achevant leur promenade, ils s'entretinrent des lieux où l'on pesche les perles et le coral, où l'on trouve l'ambre-gris. Ils parlèrent des Isles que la Providence conserve au milieu de ces vastes et profonds abysmes, pour la commodité des voyageurs. Ils parlèrent aussi de l'océan et de la mer Méditerranée ; des noms differens qu'on donne à l'un et à l'autre, selon la diversité de leurs costes ou de leurs eaux. Ils n'oublièrent pas la mer Glaciale, la mer Rouge, la mer Morte, la mer Pacifique ; et après avoir dit de tout cela ce qu'on a accoustumé d'en dire, ils conclurent qu'il n'y avoit rien de plus admirable dans la mer, que la mer mesme. » 4. Belle confusion Par extension, la diversité s'oppose très vite à l'« ordre » préclassique qui s'annonce dès 1594 avec Guillaume Du Vair, futur garde des Sceaux : « L'ordre est le père de l'ornement et la beauté naît de l'ordre » (De l'Eloquence française et pourquoy elle est demeurée si bassE). Comme en réponse à ce véritable « mot d'ordre » de la haute magistrature, on assiste à un tir groupé de toute la génération baroque, en faveur du « beau désordre » de Saint-Amant, de la « belle confusion » de Bussières, du « chaos agréable » de Habert, de la « confusion de beaux objets qui éblouit » de M"c de Scudéry, et du droit à « rêver confusément sur des objets divers » de Sarasin. Car la beauté du monde même ne saurait se réduire aux principes humanistes d'ordre et de proportion : c'est le charme des «jardins irréguliers » que préfère Yves de Paris. Et plus d'un siècle avant Diderot et Rousseau, c'est le spectacle de la nature sauvage qui séduit les baroques : « Descendons à terre, écrit Pierre Le Moyne (Peintures morales, 1640), nous y trouverons assez de lieux où le désordre a de la grâce et la confusion donne du contentement à la vue » : ainsi la mer calme plaît moins que celles dont les vagues « viennent confusément et en désordre se rompre au rivage ». Gomberville. le romancier de la mer, dans Y Avertissement aux honnêtes gens (postface au Polexandre, 1641) en arrive à cette profession de foi esthétique, quasi hérétique : L'irrégularité de mon esprit ne peut souffrir ces importunes et perpétuelles justesses. Il se plaît au désordre. Il aime les dérèglements, et si un bras plus fort qu'un bras humain ne l'attachait inséparablement au joug sacré de la foi, il se donnerait la liberté de croire que le monde ne fut jamais fait avec poids, nombre et mesure. La diversité admirable du monde se conjugue ainsi à la liberté revendiquée de l'esprit pour autoriser un « droit au désordre » dans la création. De la diversité au désordre, du désordre à l'« extravagance » et au « dérèglement », le rejet de toute règle est un rejet de toute limitation de l'imagination individuelle et de la fantaisie créatrice : tous les goûts sont dans la nature, autant que toutes les beautés ; la perception de celles-ci est bien « diverse selon la diversité de nos goûts » (Pierre Le Moyne, Peintures moraleS). Tel est l'art poétique de Théophile de Viau (Elégie à une DamE) qui, après avoir affirmé « J'approuve que chacun écrive à sa façon », précise : Je ne veux point unir le fil de mon sujet Diversement je laisse et reprends mon objet [...] La règle me déplaît, j'écris confusément. Il y a sans doute une part de coquetterie d'auteur, proche du « topos de la modestie affectée », dans cette affectation de désordre apparent, et sans doute aussi l'exemple de Montaigne, lorsque François de Sales qualifie son Introduction à la vie dévote d'« amas », que Camus vante « l'ordre fortuit et casuel » de ses Diversités - ou même de la provocation lorsque Michel de Pure prévient le lecteur, dans une préface à La Prétieuse (1658) destinée « aux critiques les plus malveillants » : Tu as ici de quoi faire un grand repas : la sottise, l'égarement, le désordre, la négligence, la paresse, et mille autres défauts cachés à mon aveuglement, ou à mon ignorance sont servis en pyramide et à plats renforcés [...] Je vais plus de fougue que d'école ; j'ai plus de secousse que d'ordre. Mais on rencontre trop souvent des déclarations similaires en faveur du désordre et de la spontanéité, de l'imprévisible et de la négligence pour ne pas y voir un trait de l'époque. « Certains dérèglements nous surprennent et nous charment », résume Chevreau en 1642, « la confusion n'est pas toujours désagréable, et l'on sait qu'entre les beautés, celles qui se négligent le plus ne sont pas celles d'ordinaire qui plaisent le moins ». La référence féminine qui inspire ces remarques, déjà chez Ovide, est plus explicite encore dans l'épître Aux Dames de Scudéry, où il cache son ordre parce que « l'artifice le plus délicat consiste à faire croire qu'il n'y en a point » : Vous faites des boucles et des anneaux de vos cheveux : mais c'est avec une négligence si subtile et une nonchalance si agréable qu'on soupçonne plutôt le vent que votre main d'avoir aidé à la Nature. C'est s'orienter progressivement, par le naturel, vers l'idéal classique de négligence savante, contraire du négligé : « Combien d'art pour rentrer dans la nature ! » s'exclamera La Bruyère. La spontanéité cultivée, le laisser-aller apparent, l'air de flânerie des Conversations, Entretiens ou Promenades, de la sprezzatura (désinvolture raffinéE) du prince de Baldassar Castiglione au despejo du courtisan de Baltasar Graciân, cette aisance aristocratique qu'Amelot de la Houssaie traduit audacieusement par le « je ne sais quoi » : autant de vertus toutes classiques, où la grâce, loin de la « belle confusion », est le fruit d'une maîtrise et d'une distinction. 5. Ondes et reflets Au centre de la variété du monde comme au centre de la poétique baroque, il y a l'eau. La mer apportait la diversité de la richesse ; l'eau douce offre celle du décor et des « correspondances » ; vagabonde, murmurante ou tranquille, elle est le lieu de la rêverie et de la contemplation narcissique, le reflet de toutes les humeurs, de l'impétuosité à la douceur triste ou heureuse. Mais surtout elle est l'« âme » d'un lieu : Et vous de qui le lieu natal Semble une coupe de crystal Fontaines, Ame des prairies Clairs ruisseaux... (Antoine Godeau, Poésies chrestiemws, 1654) Elle transforme une campagne en endroit idyllique, dans la pure tradition du locus amomts (lieu de plaisancE) : ainsi le Forez de L'Astrée est si riche en ruisseaux et en étangs « que la vue ainsi diversifiée en était beaucoup plus plaisante » ; la rivière Lignon y est un fil romanesque, et les fontaines des lieux d'attraction. Le réel rejoint la fiction dans les parcs où les eaux sont, selon Boyceau, jardinier de Louis XIII, « l'esprit plus vivant du jardin ». Elles associent la spontanéité et le mouvement de l'élément libre à la domestication et l'agrément du décor : c'est avec les bassins, vasques, fontaines, jets d'eau, cascades, chutes artificielles, que l'art transforme le mieux un lieu de nature en séjour poétique et mythologique. Dans La Promenade de Versailles (1669), Madeleine de Scudéry s'attarde longuement sur les « merveilleuses beautés » des pièces d'eau et des prodiges de l'industrie fontainière : ruissellement, dispersion et retombée en perles liquides. Dans ses grands romans, l'eau occupe une place dont l'exagération même des descriptions souligne l'importance (Le Grand Cyrus II, 3) : on voit des deux bords et du milieu de son lict sortir mille torrents d'eau (...) Quelques uns de ces torrents roulent avec impétuosité ; les autres jaillissent avec violence ; les uns grondent : les autres ne font que murmurer : et tous faisant des montagnes d'escume se joignent et se précipitent les uns sur les autres [...] Élément polymorphe par excellence, ajoutant à son infinie variété d'aspects (« rivière, torrent, canal, cascade et ruisseau ») un pouvoir de mimétisme et de métamorphose, que montre VEssay de Binet (voir encadré), l'eau courante est aussi une figure de l'abondance, origine de toute croissance végétale, de toute luxuriance : elle ajoute dans la nature, à ses ondes propres, les courbes et contre-courbes florales et arborescentes. Par ses reflets, elle ajoute même des galbes et des festons aux architectures les plus rectilignés : rien d'étonnant à ce que les principales tendances du baroque s'y retrouvent. L'eau dans VEssay des Merveilles (E. BineT) L'eau est l'élément baroque par excellence, sa métaphore universelle, elle réunit les principales figures de son discours : la diversité, le mouvement, et l'éclat ; elle est à l'origine de toute abondance, comme /'Essay des Merveilles du père jésuite Etienne Binet se propose de l'être « à tous ceux qui font profession d'Eloquence » (1627). « L'eau se change en mille et mille formes, car se coulant parmy le gravier elle se dore, se froissant entre les cailloux elle escume, fendant les prez, et trenchant la verdure semble un saphir glissant, et courant après soi-mesme, serpentant un jardin et le passementant ; parmy les fleurs de Lys ce n'est que du laict courant ; parmy les Roses, de l'Escarlate flottante ; parmy les Violettes, du Cristal azuré gazouillant ; parmy les fleurs, un arc en Ciel liquide, peint de mille couleurs ondoyantes ; es campagnes vous diriez que c'est de la glace fondue, es marests un'eau morne et qui moisit, es fontaines de l'argent glissant et du verre, en la Mer elle est sombre et noirastre, es forests elle est noire et portant le dueil, finalement c'est un Caméléon qui s'habille de toutes les couleurs qu'elle arrouze en passant, et le mirouer de toutes les beautez. Es lieux chauds, elle fume et bouillonne, à l'ombre, elle se morfond, battue du Soleil, elle s'attiédit, sursemée de glaçons et de neiges elle blanchit et frissonne. [...] Comme elle est la nourrice des biens de la terre, et les nuées les mammelles dont Nature allaite les créatures, l'Eau engraisse la racine, enfle les germes, pousse le branchage, teint le feuillage et le desplie, serre les boutons, desboutonne les fleurs, nourrit les fruits, leur donne l'enbonpoint, forme la graine et l'arme de peaux fortes contre les outrages de l'air. N'est-ce pas chose miraculeuse qu'estant la mère de tout ce qui croist elle se métamorphose en tant de façons ? elle se rend d'un suc triste et mal plaisant es arbres melancholiques, douce es plus esveillez et resjoiiis, tardive icy, là de hastiveau [précoce]. Et mesmes ses doueceurs sont infinies, piquantes au vin, douceâtre en l'huyle, aigrette es Cerises, sucrines es Figues, aigre-douce es Pommes, es Dates emmiellée. Mesmes à la main icy elle est doux-coulante, là un peu aspre, grasse, gluante, fuyarde, flattante, mordi-cante, pesante, légère. Les arbres mesmes pleurant ne dégouttent point de mesmes larmes, le Cerisier pleure la gomme, le Baume son Baume, et sue son Musc excellent, le Peuplier file l'Ambre et distille de l'or coulant, ou du verre d'or qui porte jour. Je n'ose dire que l'Eau se change en autant de natures qu'il y a d'herbes, fleurs, arbres, frottis, créatures qui sont au monde. Elle se teint en graine dans la rose, en escarlate violette dans les violettes, elle se dore au Soucy, s'argenté au Lys, s'ensanglante es oillets, pallit es giroflées, reverdit es herbes, esclatte es Tulipes, et s'emperle et s'esmaille en mille façons. Es pierreries elle se glace en feu, en sang, en or, en lait, en esclat, en ciel dans l'Escarboucle, le Rubis, le Lapis, le Diamant, le Saphir, chasque goutte vaut un thresor. Dites en outre que c'est la mesme qui se roidit en l'escorce ridée d'un pommier, qui s'endurcit au bois, se cotonne aux mouelles, se distille es veines où elle se coule en sève, qui s'eslargit es fueilles, se change en cuir dans la peau des pommes, en chair dans leur charnure, en sucre dans leur jus, en Amidon dans leur graine, en parchemin dans le cour de la pomme où sont encloses les semences. [...] » L'esprit « flotte » dans l'onde : le poète baroque est moins sensible à la profondeur de l'eau, lieu de l'intimité, qu'à sa surface, lieu de la diversité ; surtout, comme l'écrit le père Le Moyne, « il aime à voir nager les coulantes images » (Lettres morales, 1671). C'est que l'eau favorise à la fois la confusion et l'illusion : elle permet aux autres éléments de se rejoindre par un effet de trompe-l'oil, qui leurre aussi bien l'observateur que les êtres naturels eux-mêmes. Devant les « faux-semblants » des « verres tremblants, miroirs liquides » (DrelincourT), « clairs miroirs de crystal coulant » (Martial de BriveS), « les inimitables portraits de ce miroir humide » et « les charmes puissants de sa glace liquide » (RacinE), on se plaît à hésiter, à douter de ses propres sens : Le soleil s'y fait si bien voir Y contemplant son beau visage Qu'on est quelque temps sans sçavoir Si c'est luy-mesme ou son image [...] (Saint-Amant. La SolitudE) La belle confusion due à la « glace inconstante » du « liquide crystal » est largement développée par Habert de Cerisy dans les Métamorphose des yeux de Philis en Astres (1639) : C'est là par un chaos agréable et nouveau Que la Terre et le Ciel se rencontrent dans l'Eau : C'est là que l'oil souffrant de douces impostures Confond tous les objects avecque leurs figures C'est là que sur un arbre il croit voir des poissons Qu'il trouve les oyseaux auprès des ameçons, Et que le sens charmé d'une trompeuse Idole, Doute si l'oyseau nage ou si le poisson vole. Le dernier vers y propose une image caractéristique. Non seulement les noces du monde aérien et du monde aquatique sur ces « miroirs flottants » incitent à des variations amoureuses, où le soleil flatte « le sein de l'onde », où les oiseaux embrassent leurs reflets, et « meurent d'aise et pensent en ces eaux / Sein contre sein baiser d'autres oyseaux » (Saint-AmanT) ; mais encore le mélange des règnes ajoute une diversité fabuleuse au monde vivant : si « les hôtes de l'air [...] y nagent à l'envers » (Saint-AmanT), ceux de l'eau sont à leur tour abusés, comme dans la fameuse lettre Sur l'ombre que faisoient des arbres dans l'eau (1654) de Cyrano de Bergerac : le poisson se promène dans les bois ; et des forests entières sont au milieu des eaux sans se mouiller [...] le Rossignol qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit estre tombé dans la Rivière [...] la perche, la dorade et la truite qui le voyent, ne sçavent si c'est un poisson vestu de plumes, ou si c'est un oyseau dépouillé de son corps. La surprise des poissons dans la confusion des éléments traverse le siècle baroque, depuis le déluge de Du Bartas où « L'esturgeon costoyant les cimes des chasteaux / S'esmerveille de voir tant de toits sous les eaux » (Semaine II, 1103) jusqu'aux Promenades de Port-Royal (IV) où Racine s'émerveille de voir « Ces poissons aux dos argentés [...] Se promener dans les forêts ». L'eau est ainsi porteuse d'un grand thème de l'époque, celui du « monde inversé », ou plutôt, dans une perspective plus descriptive que philosophique, du renversement des apparences : ainsi le palais reflété que décrit Desmarets de Saint-Sorlin dans La Promenade de Richelieu (1653) « où tout est à l'envers, où tout change d'office,/ Où les combles pointus portent tout l'édifice». De l'invention d'êtres hybrides à l'inversion des constructions, l'eau donne du réel une vision factice, fantaisiste et surprenante. Par ses effets de surprise et d'illusion, sa variété ondoyante et miroitante, la référence liquide peut servir de modèle au texte baroque, dont le cours se rapproche de celui du Méandre, fleuve d'Asie mineure (et donc « asianiste ») qui a laissé son nom aux courbes fantaisistes d'un flux divers et varié le cours d'un Méandre, qui ne s'escoule pas uni-esgal droit à val. mais plein partout d'allées et de venues, s'enveloppant à guise d'un Labyrinthe qui ne peut trouver son issue, se freze, goderonne. et fait la serpente, retomant maintes fois sur soy-mesme [...] Parfois il se resserre en un canal estroit, puis tout soudain se desborde et espand à travers la campagne ; et se fourchant d'autrc-part en plusieurs branches et rameaux, laisse tout plein d'isles encloses, les unes descharnées jusques au sable nu, les autres couvertes de broussailles, ronces et buissons. Cette belle métaphore de Biaise de Vigenère (préface à l'Histoire de la décadence de l'Empire grec de Chalcondyle, 1577) intègre des traits manié-ristes (le labyrinthe, la ligne serpentine, l'élégance affectéE) à un mouvement baroque, d'enchevêtrement, de débordement et d'ouverture. De plus la référence poétique au Méandre - sur les bords duquel la tradition situe le chant du cygne - l'inscrit dans un lieu littéraire antique : Ovide, dans les Métamorphoses, cite le fleuve « qui se joue aux sinuosités de ses ondes » ou « qui revient si souvent au même point », comme une image emblématique ; la référence au flux perpétuel, introduite à la première phrase de son livre «J'ai formé le dessein de chanter tous les changements arrivés dans la Nature aux corps qui ont été revêtus de nouvelles figures », ne pouvait que séduire l'âge baroque. 6. Métamorphoses En fait, si la référence aux Métamorphoses est centrale dans l'esthétique de l'époque, depuis les lectures allégoriques d'Ovide moralisé du XIVe jusqu'aux décorations des jardins de Versailles, c'est peut-être parce qu'Ovide apparaît, surtout dans les Métamorphoses, comme le plus baroque des auteurs latins. Son traducteur Aneau (1556) écrit justement : entre toutes les Poésies Latines n'en y a point de si ample, de tant riche, si diverse et tant universelle que la Métamorphose d'Ovide qui contient toutes les fabulations (ou a peu prèS) des Poètes, et scripteurs anciens tellement liées l'une à l'autre, et si bien enchainées par continuelle poursuyte et par artificielles transitions [...] bien qu'elles soient merveilleusement dissemblables de diverses personnes, matières, temps et lieux. Diversité et richesse, mais aussi transformation par « continuelle poursuyte ». Le baroquisme du texte ovidien est d'abord dans cette fluctuation des êtres et des choses qui enchaîne et transforme, fil directeur de cette rhapsodie protéiforme : variété des narrations (de la fraîcheur rustique à l'orgie sanglantE), des tons (sérieux et ironie, humour et cruauté), des styles (du grandiose à l'effroyablE), des sentiments (de l'égoïsme au sacrifice, de la férocité à la charité), des genres littéraires (chevaleresque, idyllique, tragiquE), des effets de style, des mots inattendus, des constructions disjointes, des alliances de couleurs, des clairs-obscurs. La métamorphose détermine aussi les motifs décoratifs. Dans le récit d'Acotès (III, 650), véritable mise en abyme stylistique, l'arrêt du navire donne lieu un déploiement de figures baroques : la bigarrure des félins surgis autour du dieu, l'éclaboussure des nautoniers en dauphins bondissants dans les flots, les volutes du lierre serpentant en tyrses autour des avirons ; ailleurs c'est la course folle du char de Phaéton dont l'ample composition d'envolées et des vertiges, de raccourcis et de perspectives infinies (le tournoiement du monde, l'univers embrasé et la chute du héros foudroyé) ne peut que rappeler les décors et les grands plafonds baroques. Mais lorsque Montaigne écrit « Le premier goust que j'eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d'Ovide » c'est surtout pour la diversité de son contenu, de ces histoires d'amour et de mort, riches en émotions extrêmes. Le pathétique domine : dans un seul chant (VI), se succèdent la pendaison d'Arachné, la pétrification de Niobé dans son désespoir d'avoir perdu jusqu'à sa plus petite fille, le viol de Philomèle et sa langue coupée palpitante encore au sol comme la queue d'un serpent, regorgement du petit enfant par sa mère et le festin anthropophage du père ; partout dans la nature semble retentir la plainte (les cris déchirants d'Actéon en cerf, les mugissements de douleur d'Io en génisse, les plaintes répétées d'ÉchO), ou régner le silence d'une éternité devenue inhumaine, celle du rocher, de l'arbre, de la fleur, à la fois nostalgique et apaisée. Le baroque est naturellement sensible à cet animisme et à cette cruauté, - autant qu'au sensualisme qui occupe aussi une place majeure. Du côté des dieux la métamorphose est plutôt heureuse, preuve de toute-puissance et source d'une infinie variété erotique : lorsque Zeus se fait nuage pour lo, pluie d'or pour Danaé, taureau pour Europe ou cygne pour Léda, chaque espèce est une métaphore de l'acte amoureux. Le plaisir fabuleu;; rejoint la fantaisie de transformation animale dans la poésie amoureuse maniériste et baroque : en petit chien pour partager le lit de la belle, en mouche pour voler sur sa bouche, en puce pour folâtrer sous sa chemise, en lynx pour l'observer « sur la pucelle couche en extase estendue » et jusqu'au souhait, bovin et ovidien, de Marc Papillon (1599) : Que ne suis je eschangé en taureau blanchissant Pour paistre bienheureux dans ta belle prairie ! Plus encore que ces états définitifs, ce qui fascine le baroque, ce sont les états intermédiaires et les phénomènes transitoires, au contraire de la fixité et la netteté classique. « Je ne peins pas l'être, je peins le passage », pourrait dire, comme Montaigne, chaque artiste de la transformation fabuleuse, de l'être en train de changer de règne : Actéon à moitié cerf chez Titien, Daphné saisie par Apollon et déjà laurier dans la sculpture de Bernin, la nymphe Echo se fondant en rocher dans le Narcisse de Poussin. Or ce goût pour le glissement d'une forme à une autre, pour la variété en action, dépasse largement les récits d'Ovide. En poésie, l'introduction fréquente de métaphores par les verbes devenir, se changer en, se transformer en semble privilégier cette saisie de deux identités contradictoires à l'instant de leur mutation, comme chez Théophile « Alors que tous les flots sont transformez en marbre ». Dans cette réunion des contraires, dans cette instabilité d'un monde où « ce qui naist ou meurt ne change que de moule » (Du Bartas, La Sepmaine, II, 154), dans ces mystérieuses parentés entre les êtres et les choses, le baroque trouve matière d'art et de réflexion, tissant des affinités entre les éléments, les règnes, les espèces, les « ordres », mais aussi entre le réel et le merveilleux. Le succès littéraire des phénomènes prodigieux est tel que le langage scientifique vient relayer la fable : de la naissance mythique du corail, fleur-animal-pierre (le sang de la tête de la Méduse, tenue par Persée pour délivrer Andromède, pétrifié par les filles de l'OcéaN) reste l'appellation du polypier nommé « gorgone ». Et le mystère des processus physiologiques rapproche les êtres les plus représentatifs de la métamorphose, dans une continuité entre le poétique, le naturel et le divin : le Phénix renaissant de ses cendres ; le caméléon changeant des couleurs avec son entourage ; ou même le ver à soie, dont la naissance mystérieuse, les « trois natures », le lien avec le linge sacré et le bois funeste (mûrier rapproché de morI) font une allégorie de Jésus-Christ. Dans les ouvrages à visée encyclopédique, de tels exemples abondent : arbres riverains dont les feuilles donnent des oiseaux si elles tombent sur la terre, et des poissons si elles tombent dans l'eau, étonnantes créatures qui font la clôture du 6e jour de La Sepmaine de Du Bartas : la « gravaigne », espèce d'oie sauvage des « glaceuses campaignes » nordiques, née « de certains arbrisseaux », et la « bemache cravant » dont on croyait qu'elle naissait du bois pourri des vieux navires : Ainsi le vieil fragment d'une barque se change En des Canars volants : ô changement estrange ! Mesme corps fut jadis arbre verd : puis vaisseau N'aguere champignon, et maintenant oiseau. Comment ne pas reconnaître dans cette renaissance aérienne, ce corps nouveau échappant au bois et à la pourriture, la régénération suprême que représente en ce siècle chrétien la promesse de la résurrection des corps ? À la fascination du temps pour l'agonie et la décomposition, répond l'inverse glorieux : le passage des Tragiques (VII, « Jugement » à partir du vers 660) où d'Aubigné évoque la recomposition de la chair, lorsque, la terre ouvrant son sein, «du ventre des tombeaux/Naissent des enterrés les visages nouveaux » et la sortie progressive du néant vers la lumière divine. À rebours de la métamorphose « païenne » d'Ovide, la foi chrétienne montre les éléments naturels redevenant des corps humains, et la forme baroque, sculpturale et prophétique (il y a du Michel-Ange et du Baudelaire dans les deux derniers verS) déploie en un résumé splendide ses grands thèmes de l'eau, du songe, et du devenir éternel : [...] Ici un arbre sent des bras de sa racine Grouiller un chef * vivant, sortir une poictrine : [*tête Là l'eau trouble bouillonne, et puis s'esparpillant Sent en soy des cheveux et un chef s'esveillant. Comme un nageur venant du profond de son plonge. Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe. |
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