Essais littéraire |
Je dois ma vie « au Prince, au Public, à l'État ». Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne. (1205-12) Le dépassement héroïque du Cid et d'Horace est lui-même dépassé dans Polyeucte. (décembre 1642 ou janvier 1643, 20 octobre 1643) 1. Pourquoi une tragédie religieuse ? Vers 1640, on assiste à une renaissance de la tragédie sacrée. Il y en eut 35 de 1600 à 1625, cinq seulement de 1626 à 1635, mais neuf de 1636 à 1642, dont Marianne de Tristan, qui obtint un vif succès. Il y en aura 22 de 1642 à 1649, dont Saint Genest de Rotrou. Au moment même où se produit le reflux antihumaniste et où les premiers solitaires se retirent à Port-Royal, certains dramaturges, désespérant de la situation politique, y opposent une solution transcendante où les victimes d'ici-bas trouvent leur revanche. Chez Corneille lui-même, Polyeucte correspond à une crise de confiance dans l'ordre politique. Le Cid et Horace couronnaient l'héroïsme militant. Cinna montrait ses dangers, chez Octave comme chez les conspirateurs et prônait le renoncement à la violence, dans une sorte de conversion inspirée par le ciel (1258, 1580, 1721-24, 1753-55) au terme d'un examen de conscience (II, 1 ; IV, 2 ; 1517 et s.), d'une confession, d'un repentir (1117) (18). Le Cid et Horace proclamaient le dévouement à l'Etat. Cinna craint la tyrannie. Polyeucte où le pouvoir est représenté par un empereur « altéré de sang » (1125) et un gouverneur piètre et machiavélique, fuit le monde d'ici bas pour la seule carrière véritablement héroïque. Les ouvres suivantes reviendront au politique, mais pour y dénoncer le triomphe du machiavélisme. 2. Un chef-d'ouvre Polyeucte est la plus belle ouvre de Corneille après Le Cid. Elle retrouve une ardeur épique absente de Cinna et lui offre la plus haute carrière. Elle ranime un lyrisme oublié depuis Le Cid (d'où les stances et les duoS), redonne à l'amour toute son importance et toutes ses dimensions - de la tendresse au dévouement total en passant par l'amour-passion, l'amour-estime, l'amour-devoir sans oublier quelques pointes de fierté, certains éclairages réalistes et sensuels (125-135, 166, 897-202, 337-338, 355-356, 1105-7, 1251-52). Elle le confronte et le conjugue à l'autre exaltation : celle de la foi. Elle oppose ces ardeurs aux prudences de la raison et de l'honnêteté, ces dévouements aux intérêts et au pouvoir. « Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée ; mais il a quelque chose de plus touchant » (CorneillE) et permet d'ajouter à l'héroïsme un réalisme familier qui équilibre et enrichit la psychologie, plus subtile que dans les ouvres antérieures - même si Sévère est fade à force d'être raisonnable et galant. 3. Corneille face à ses sources En bon monarchiste, Corneille a évité la scène où, selon les sources qu'il cite, Polyeucte « prend l'Édit de l'Empereur contre les chrétiens, crache dessus et le déchire en morceaux ». Il avoue lui-même avoir rajouté « le songe de Pauline, l'amour de Sévère, le baptême effectif de Polyeucte, le sacrifice pour la victoire de l'empereur, la dignité de Félix que je fais gouverneur d'Arménie, la mort de Néarque, la conversion de Félix et de Pauline ». « Pour donner plus de dignité à l'action », pour couronner le martyre par un double miracle et pour doubler l'épopée religieuse par une tragédie d'amour. D'après lui, cela « satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde ». En fait, on lui a souvent reproché une absence d'unité. Grave erreur. Les deux aspects sont intimement liés dans la dramaturgie comme dans la psychologie. L'amour humain est l'épreuve où se purifie l'amour de Dieu qui finalement l'assume et le sublime. 4. polyeucte : inspiré ou prétentieux ? On a souvent soupçonné Polyeucte de provocation. Il « était défendu » aux chrétiens « de causer du trouble, de renverser les idoles, de faire aucune violence [...]. L'Église ne tenait pas pour martyrs ceux qui s'attiraient la mon par quelque violence semblable et par un faux zèle. Il pouvait y avoir quelquefois des inspirations extraordinaires : mais ces exemples n'étaient pas suivis comme étant au-dessus de l'ordre » (Bossuet, Politique, I, VI, 3). En II, 6, c'est la prudence de Néarque (657, 659, 680) qui est la plus orthodoxe. La qualité de Polyeucte, ses « blasphèmes » (637), la profanation d'une cérémonie officielle et religieuse rendent la provocation particulièrement grave. Mais le tout est de savoir s'il s'agit d'une présomption téméraire ou d'une inspiration divine : la réponse éclate dans les vertus du « bienheureux sang » dont Pauline est « baptisée » (1728), dans la miraculeuse conversion de Félix, obtenue de Dieu par le martyr intercesseur. De façon générale, Corneille maintient ici un juste équilibre, du point de vue de l'humanisme chrétien, entre le libre arbitre et la grâce. 5. Entre Dieu et Pauline Les premiers mots de la tragédie opposent la « grande âme » du nouveau converti « aux songes d'une femme » (1-2). L'amour est l'obstacle immédiat. «Un juste et saint amour», selon Polyeucte (51) ; mais qui cache, selon Néarque, une « ruse » du Diable (53-4) particulièrement dangereuse parce que son « coup mortel vous plaît quand il vous tue » (106). De son côté, l'amoureuse Pauline redoute à la fois le retour de Sévère et une action des chrétiens contre Polyeucte (234-236, 254-256). Amour et foi deviennent ainsi l'espoir et la crainte constitutifs de la dialectique dramatique. Mais la solution est indiquée dès la première scène : Polyeucte : Pour se donner à lui faut-il n 'aimer personne ? Néarque : Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l'ordonne Mais............................................. Il ne faut rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même. (69-74) Les premières paroles de Polyeucte à Pauline annoncent ses répliques futures (cf. 113-115 et 1279-1280). Pauline c'est la tentation et l'obstacle, mais aussi l'épreuve nécessaire et purifiante. Le premier engagement de Polyeucte était encore entaché d'orgueil, de prétention, d'amour de soi. La confrontation à Pauline aboutit à une« seconde conversion » (J. PineaU) où il trouve l'humilité car il ne peut triompher de ses « grâces » et de « l'appas dont il était charmé » que par le secours des « saintes douceurs », des « sacrés attraits » et des « célestes lumières » (1145-1160) qui, en retour, approfondissent et purifient l'amour conjugal que la foi peut alors intégrer. Au terme de la prière (1087-92) et de la méditation (IV, 2) de Polyeucte, les c flatteuses voluptés », les « honteux attachements de la chair » (1106-1107) sont devenus un « effort généreux de votre amour parfaite » (1163). Pauline n'est plus une tentatrice. Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne. (1268) Son mari l'aime toujours (1279-1280) mais en Dieu. Il veut la racheter « de tout [s]on sang » (1274). Et déjà le lyrisme les conjugue, bien que le sens des mots les oppose encore (1281-1290). Le dévouement à Dieu, que l'on croyait sacrifice et reniement est en faitun couronnement et une sublimation de l'amour humain. La tragédie s'achève dans un « bonheur parfait » (1785). 6. Félix et Sévère Félix est lâche et fourbe. Mais que voulez-vous qu'il fît, entre le redoutable Sévère et l'impossible Polyeucte ? Les personnages ont le caractère de leur rôle, qui n'est pas toujours facile (1003-1048). Celui-ci connaît ses faiblesses et les avoue (1049-1060). N'en profitons pas pour l'accabler. Il tente de sauver Polyeucte. Mais la peur et l'intérêt ont trop de prise sur lui : c'est un « politique » (19), un de ces disciples de Machiavel que Corneille accable à partir de Pompée. Ses derniers comportements ne sont pas imputables à son seul caractère. Il fait partie des « ruses de l'Enfer » (1653), sinon des instruments de la Providence, pris au piège de sa propre ruse. «Je veux être chrétien » prétend-il (1541) : la grâce le prendra au mot. Cette conversion du bourreau est peu vraisemblable, à moins d'un miracle, comme pour saint Paul. Sévère, amoureux et guerrier, c'est ce que devient Rodrigue quand il n'y a plus de patrie à sauver : une gratuité un peu fade. Mais il a lui aussi « sa place dans l'économie générale de la tragédie sacrée » (G. CoutoN). Le retour de celui qu'elle aimait (et au moment où son mari la trahissait en quelque sortE), c'est l'épreuve, la tentation de Pauline. Sa résistance prouve qu'elle est digne d'être chrétienne. De plus, Sévère enrichit la pièce d'une variante intéressante : c'est l'honnête homme à qui la grâce a manqué. Enfin, c'est un instrument de la Providence. « Vivez pour protéger les chrétiens » demandait Néarque à Polyeucte : il préfère leur donner « l'exemple de [s]a mort » (671-672). Mais Sévère se proclame « protecteur » des chrétiens, il confirme le chrétien Félix dans son gouvernement et promet la fin des persécutions. Ainsi, outre son unité dramatique et psychologique, Polyeucte a son unité religieuse, où les ardeurs et les épreuves, les accidents et les invraisemblances trouvent leur raison d'être, dans un microcosme où se résume l'Histoire. L'actualité nous montre Les ennemis de Dieu pompeux et florissants. (1118) Mais encore un moment et leur « heure est venue » (1129). |
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