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Poésie en tous lieux - Le Poème en prose






Vers l'autonomie du genre.



On admet généralement que le poème en prose naît avec Gaspard de la Nuit, 1842 (parfois avec les Chansons madécasses de ParnY), sans doute parce qu'Aloysius Bertrand s'est adonné presque exclusivement au genre et qu'il lui a donné une autonomie, mais tout au long de cette histoire, et depuis Jean Lemaire de Belges au xve siècle, nous avons pu rencontrer cent exemples. Les traducteurs de textes sacrés, les Rabelais, Pascal, Bossuet, Fénelon, Buflon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Montesquieu, Diderot, Marmontel, Volney, Grainville, Mercier, Bitaubé, Chateaubriand, tant d'autres, ont usé d'une prose rythmée, naturellement poétique, et il suffit souvent d'extraire des passages pour se trouver devant un poème en prose. Nous ne rappellerons pas cette longue histoire.

Lorsque Lucile de Chateaubriand donne ses courtes pièces d'anthologie, elle fait penser à du Chénier en prose. De cela procèdent la Moïna de Joseph Bonaparte, les proses de Millevoye ou Sénan-cour, la Prise de Jéricho de Mme Cottin, les traductions de Gray, Young, Gessner, les poèmes ossianiques, les traductions de chants populaires de Fauriel, Nodier ou La Villemarqué. Il faudrait une longue étude pour montrer tous ceux, historiens, auteurs de récits de voyage, archéologues, savants, philosophes, épistoliers, écrivains, publicistes divers, qui, écrivant une prose rythmée et fleurie, rejoignent ces régions. On s'émerveille lorsqu'on lit par exemple l'historien Simon Ballanche (1776-1847) de voir que ses Essais de Palingéne'sie sociale ou son Antigone sont poésie :

La vierge, baignant de larmes les genoux du roi, n'entend qu'à peine les dernières paroles d'Odipe; elle ne songe qu'au triste sort de ses frères. Sa propre misère et son délaissement l'occupent bien moins que les malheurs dont ils sont menacés; elle voudrait détourner les funestes effets de la malédiction paternelle : « Mon père! s'écriait-elle, avant que de mourir, pardonnez à mes frères. Les dieux, n'en doutez pas, ferment l'oreille aux voux de la bonté et de l'amour, lorsque ces voeux n'embrassent pas tous les enfants. Ah! pardonnez à mes frères, pour que le malheur cesse de s'appesantir sur moi-même. »

Inutile de dire que Chateaubriand dont tout l'ouvre est un long poème en prose est présent, et aussi Bitaubé ou Marmontel, comme on le voit dans les six chants de la Jeunesse de Moïse de Mme de Genlis en 1812, ou dans Ruth et Noémi, 1811, où Auguste-Hilarion de Kératry (1769-1859), homme politique, ami de Bernardin de Saint-Pierre et de Gabriel Legouvé, recherche la simplicité biblique. Mais si l'on jette un coup d'oil dans certains récits de voyage d'Astolphe de Custine (1793-1857) à l'écoute de son temps, on trouve des parties poétiques en prose.

Bien que Barbey d'Aurevilly le dise « écrivain lourd, incorrect et terreux », Charles Forbes de Tyron de Montalembert (1810-1870), homme politique et philosophe dans l'entourage de Lamennais et de Lacordaire, lorsqu'il traduit le Livre de la nation polonaise d'Adam Mickiewicz, en 1833, apporte une contribution à l'édification d'une poésie sans la prosodie habituelle : de là naîtront les Paroles d'un croyant de Lamennais qui nous conduisent aux poèmes de Maurice de Guérin.

De 1813 à 1817, Louis-Antoine-François de Marchangy (1782-1826) publie les huit volumes de la Gaule poétique ou Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux arts. Le but est de fournir des matériaux d'inspiration, l'ensemble se présentant comme une épopée en prose dans le genre du Génie du Christianisme. Cette ouvre, qui connut un grand succès sous la Restauration, veut « réconcilier les fastes français avec les muses ». Marchangy donne de la couleur factice et du fatras; il donne aussi l'occasion à Victor Hugo d'une vive critique et d'une mise en garde dans les Quatre vents de l'Esprit :



Prends garde à Marchangy!

La prose poétique

Est une ornière où geint le vieux Pégase étique.

Tout autant que le vers, certes, la prose a droit

A la juste cadence, au rythme divin; soit;

Pourvu que sans changer le mètre, la cadence

S'y cache, et que le rythme austère s'y condense.

La prose en vain s'essaie un essor assommant :

Le vers s'envole au ciel tout naturellement.



La prose, c'est toujours le sermo pedestris,

Tu crois être Ariel, et tu n'es que Vestris.



Il aurait pu aussi bien prendre pour exemple les Romances historiques, 1822, d'Abel Hugo, encore que là, comme le dit Albert Chérel, « sa traduction est bel et bien, selon son dessein, « naïve, simple et animée » : prose mêlée de vers brefs qui çà et là riment sans richesse, prose alerte, jamais dolente » :

Les yeux plein de larmes, baignée de sueur, les cheveux épars, le blanc visage rouge* de douleur, de honte et de peur,

Retenant avec ses mains les mains hardies du roi jeune fou, une femme faible, seule, éloignée de son père et de ses serviteurs,

Parie ainsi à Rodrigue, tantôt en criant, tantôt en suppliant...

On ne partage point l'avis de Chérel, et l'on voit vite la différence avec Lefèvre-Deumier, Aloysius Bertrand ou Maurice de Guérin. Ces trois, on comprend que Luc Decaunes les ait inclus dans son anthologie la Poésie romantique française, et qu'il ait placé à leur côté des proses de Chateaubriand et Sénancour, Nodier, Nerval et Hugo, Lamennais, Michelet et Edgar Quinet - sans oublier Baudelaire, Léon Bloy et Lautréamont que nous retrouverons en un autre temps dans un prochain chapitre.

A ces noms, on ajouterait celui de Ludovic de Cailleux si son Monde antédiluvien, 1845, avait quelque valeur. Finalement, c'est la meilleure prose qui atteint à la poésie : on le voit quand des poètes, habités naturellement par le rythme, s'expriment ainsi, qu'ils s'appellent Nerval, Pétrus Borel ou Lamartine.



Lamennais le Croyant.



S'il appartient à l'histoire des idées et des religions d'étudier Hugues-Félicité-Robert de Lamennais (1782-1864), «Juif Errant de la Foi » pour Lamartine, « père de l'Église nouvelle » pour George Sand, traçant « la voie sur laquelle l'humanité s'achemine inévitablement » pour Tolstoï, avec son « éloquence naïve et sublime, parfois un peu niaise » pour Bernanos, il a des titres à figurer ici, ne serait-ce que pour ses tentatives de réconcilier la foi et la poésie. On a oublié aussi qu'il s'est attaché à la traduction de la Divine Comédie dans son grand âge.

Maurice Chapelan a inclus des extraits de ses Paroles d'un croyant, inspirées par Chateaubriand, Ballanche, Mickiewicz (par MontalemberT) dans son Anthologie du poème en prose. Il a bien fait, car son influence fut grande sur Guérin et quelques autres; de plus, cela permet de distinguer son charme et quelques limites. Les Paroles d'un croyant sont découpées en versets montrant, sur un ton apocalyptique, des tableaux et des visions inspirés tantôt par une mansuétude évangélique, une résignation chrétienne, tantôt par le génie de la révolte, la haine des tyrannies sociales. Il y a en lui du René et son influence romantique est grande. Une autre ouvre, un dialogue entre le Bien et le Mal, Amschaspands et Darvands, 1843, se présente sous la même forme que ses Paroles d'un croyant dont nous donnons un exemple :

Malheur! malheur! le sang déborde; il entoure la terre comme une ceinture rouge.

Quel est ce vieillard qui parle de justice, en tenant d'une main une couronne empoisonnée, et caressant de l'autre une prostituée qui l'appelle mon père?

Il dit : C est à moi qu'appartient la race d'Adam. Qui sont parmi vous les plus torts, et je la leur distribuerai ?

Et ce qu'il a dit, il le fait, et de son trône, sans se lever, il assigne à chacun sa proie.

Et tous dévorent, dévorent; et leur faim va croissant, et ils se ruent les uns sur les autres, et la chair palpite, et les os craquent sous la dent.

Un marché s'ouvre, on y amène les nations la corde au cou; on les palpe, on les pèse, on les lait courir et marcher : elles valent tant...



Rabbe le Pessimiste.



Le Centaure : un titre pour Maurice de Guérin, mais avant lui pour Alphonse Rabbe (1786-1830), ce qui agace les fervents du premier. Ainsi, Bernard d'Harcourt écrit : « Le poème de Rabbe, paru avec « L'Adolescence » en 1822 et réédité en 1833 et 1834, soit environ à l'époque assignée à la composition des Poèmes de Guérin, est, en effet, une simple fantaisie. Encore est-elle parfois d'un goût assez douteux, et le « jeune Centaure », le « beau monstre », « l'homme-cheval » dont « le dos est large » et « le poil brillant », est une fable médiocre qui ne laisse à la fable antique qu'un aspect puéril. » Quoi qu'il en soit, et l'on sait combien sont suspectes les citations hors du contexte, le Centaure de Rabbe préfigure celui de Maurice de Guérin avec son paganisme, son exaltation panthéistique. Qu'il y ait plus d'ampleur et de lyrisme chez Guérin reste indéniable, mais Rabbe, pour André Breton « surréaliste dans la mort », présente des aspects fort intéressants. Il y a du Parny dans son Centaure qui fait le lien entre Chénier et Guérin :



Sa belle proie qu'il tenait tremblante et couchée sur ses reins puissants, il la soulève avec amour. Il la prend, la serre contre sa poitrine d'homme, exhale mille soupirs et couvre de baisers ses paupières mouillées de larmes. - Ne crains rien, lui dit-il, ô Cymothoë! ne t'épouvante pas d'un amant qui soumet à tes charmes les lorces de l'homme réunies aux forces du coursier. Va! mon cour vaut mieux que celui d'un vil mortel habitant de vos villes. Dompte ma sauvage indépendance. Je te porterai aux rives les plus fraîches, sous les ombrages les plus beaux; je te porterai sur les vertes prairies que baigne le Pénée ou le paternel Achéloûs.

Dans l'Album d'un pessimiste, 1835, posthume, son style net, sec, la lucidité de sa confession, son apologie du suicide qui troublera Breton, Aragon ou Crevel, ses cris de poète et d'homme libre, d'amant de la mort, le placent tout près de Lautréamont qu'il annonce comme dans Horreur ;

Quand je me regarde, je frémis. Est-ce bien moi! Quelle main a sillonné ma face de ces traces hideuses!

Qu'est devenu ce front où respirait la candeur de mon âme, lorsqu'elle était pure encore? Ces yeux qui effraient, ces yeux mutilés exprimaient jadis ou les désirs d'un cour qui n'avait que des espérances et pas un regret, ou les méditations voluptueusement sérieuses d'un esprit libre encore de honteuses chaînes.

Le sourire de la bienveillance les animait toujours, quand ils se portaient sur un de mes semblables. Maintenant mes regards hasardés, et tristement farouches disent à tous : J'ai vécu, j'ai souffert, je vous ai connus et je veux mourir... ou encore dans Désespoir :



Hélas! j'espérais quelque chose alors, j'avais encore d'heureuses découvertes à faire dans le monde des sensations créatrices... Aujourd'hui, tout est froid, morne et taciturne; plus rien n'existe devant moi. Plus d'illusions ravissantes. Plus d'avenir d'amour. Pauvre nautonier, en lançant mon esquif sur l'océan immense, je rêvais d'une longue et heureuse traversée; des aspects enchantés appelaient, encourageaient ma voile; mais ces rivages aériens se sont dissipés comme les nuages d'or sur lesquels le caprice des vents avait dessiné leur forme fantastique et mensongère. Une plage aride, inféconde m'a reçu. L'orage et les bêtes sauvages m'ont assailli. Je me suis réfugié sur l'escarpement d'une roche et je m'y suis desséché de langueur et de désespoir.

Rabbe, pour vivre, fit des travaux de librairie : résumés historiques et géographiques, biographies. Il vécut difficilement et la maladie l'entraîna vers le suicide. Victor Hugo écrivit ces vers :



Hélas! que fais-tu donc, ô Rabbe, ô mon ami,

Sévère historien dans la tombe endormi?



La syphilis contractée en Espagne par notre jeune Aixois devait le détruire. La préface de X1 Album d'un pessimiste s'intitule Philosophie du Désespoir : le Suicide. Elle commence ainsi : «J'ai beaucoup réfléchi sur la question du suicide : il s'est fait, des chances de ma vie et des dispositions natives de mon caractère, une combinaison telle que j'ai dû examiner cet acte, si diversement apprécié, comme pouvant être un jour mon propre fait. » Quelques semaines avant son suicide, il rédigea ses Ultime Lettere : « Si tout homme ayant beaucoup senti et pensé, mourant avant la dégradation de ses facultés par l'âge, laissait ainsi son Testament philosophique, c'est-à-dire une profession de foi sincère et hardie, écrite sur la planche du cercueil, il y aurait plus de vérités reconnues et soustraites à l'empire de la sottise et de la méprisante opinion du vulgaire. » Rabbe réclame le droit au suicide, c'est-à-dire un libre arbitre, un défi à la condition humaine. Il mourra pour mettre fin à ses misères sociales et à son pourrissement physique. Comme Hemingway, comme Montherlant.

L'Album d'un pessimiste est écrit avec soin, Rabbe évitant d'employer deux fois le même mot. Il a repris Épictète, Sénèque, Saadi ou l'Imitation pour joindre à leurs sentences ses propres méditations d'homme dévoré par la mort. Horreurs du mal, mélancolies de l'esprit, tristesses du cceur, il cherche l'oubli dans l'opium qui le soulage. Pauvre, seul (sa domestique, une Picarde de vingt ans qui l'aimait meurt en 1828), il voit s'éloigner de lui tout ce qu'il aime, il ne comprend plus ses livres, mais il garde sa lucidité et sa sérennité : « Le sage saura quand il lui convient de mourir, et il lui sera indifférent de mourir; il dira froidement à la mort : sois la bienvenue, nous sommes de vieilles connaissances. » Il mourut à l'aube du 1er janvier 1830.

Parmi les petits chefs-d'ouvre de sa prose aux rythmes les plus variés qui unissent à la philosophie venue du xvni' siècle la mélancolie romantique, citons encore Sisyphe, l'An 207% le Naufragé, la Pipe, le Poignard, Souvenirs d'un voyageur étranger. Par sa haute valeur humaine, ce « surréaliste dans la mort » est un des poètes respectables et attachants de son temps.



Maurice de Guérin le Panthéiste.



Dieu et les dieux : ces deux appels, Maurice de Guérin (1810-1839) du Cayla, près d'Albi, les a ressentis. Cette dualité s'inscrit dans ses Reliquae, posthumes, 1860, où l'on trouve le chrétien, et dans le Centaure, 1840, la Bacchante en prose et Glaucus en vers, ces deux derniers poèmes inachevés, où l'on trouve le panthéisme.

Maurice de Guérin a pour amis Lamennais le croyant que condamne Rome et Jules Barbey d'Aurevilly, maître du dandysme hautain. Encore ses deux pôles : au jeune séminariste qu'est notre poète succédera un mondain, élégant, amoureux, recherché dans les salons. Cette seconde période lui dictera ses poèmes. Il épousera une jeune Indienne, mais, bientôt, phtisique, il reviendra au Cayla près de sa chère sour Eugénie qui, bientôt, défendra sa mémoire.

C'est George Sand qui le révéla, voyant en lui une victime de la société. Comme dit Bernard d'Harcourt : « Une heureuse confusion avec les écrits de Charles Poney, Agricol Perdiguier, Savinien Lapointe, Gilles le serrurier, Jasmin le coiffeur ou Reboul le boulanger explique vraisemblablement l'article enthousiaste de George Sand qui apporte au poète une gloire posthume et ouvre au Centaure l'accès de la Revue des Deux Mondes. » Dès lors, ajoute l'exégète de Guérin, « arrachée aux poètes prolétaires, l'ouvre du poète est livrée aux coteries de salon, aux querelles de jupons, aux pieux scrupules de famille... ». Elle est exposée aux plus imprudentes ferveurs : « expression admirable du « pandiéisme » ou du « naturisme » pour les uns, chant de catholique fervent pour les autres : romantique et chrétienne pour ceux-ci, classique et païenne pour ceux-là, elle présente un aspect de champ clos ». En fait, Maurice de Guérin a bien uni ce qui semble contradictoire sous le signe de l'homme-cheval. Comme a écrit François Mauriac à propos de « cet Atys enchaîné à ses songes, cet Endymion farouche [...], tout conflit s'apaise dans l'illumination de la dernière heure ». Le Centaure est une leçon de beauté et il faut lire cette prose serrée comme un chant. L'être y apparaît entre terre et ciel, retenu par la chair et voulant rejoindre la divinité. On ne saurait s'en tenir à la mythologie, au marbre antique à quoi Sainte-Beuve comparait l'ouvre : ce qui importe, c'est la participation entière et dans la plénitude à la splendeur universelle.

Vieux, solitaire, au sommet de la montagne, le Centaure évoque le bonheur de sa jeunesse, l'ivresse des courses dans les plaines, les repos extasiés devant la beauté des choses :



Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m'arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où j'étais. Autrefois j'ai coupé dans la forêt des rameaux qu'en courant j'élevais par-dessus ma tête; la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu'un frémissement léger; mais au moindre repos le vent et l'agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l'interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l'entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu'elle avait pris dans l'espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n'est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée...

Le Centaure sait que son âme va se fondre dans l'univers comme l'eau des fleuves dans les entrailles de la terre. Ce sont le flux et le reflux de la vie, les extases paniques et le trouble d'un être « rendu à l'existence distincte et pleine ». Le ton de P « André Chénier du panthéisme » tranche sur celui de ses contemporains. Barbey d'Aurevilly affirmait que Guérin « suçait les mots comme les abeilles pompent les fleurs ». Une ivresse verbale nous enivre sans que le poète quitte l'emploi exact des vocables. A force de précision, de minutie, la poésie naît, convainc, envahit le lecteur.

Le paganisme voluptueux est encore plus sensible dans la Bacchante, peut-être parce que nous nous trouvons dans un univers moins fabuleux (Balzac y voyait une contemporainE) où la créature vivant parmi les sources et les murmures sensuels des rameaux selon les heures du jour, les forces solaires et nocturnes, nous est proche. La ligne mélodique est d'une finesse et d'une pureté incomparables, les images sont splendides, souveraines, le verbe magique et sûr, le mystère estompé, puis mis en pleine lumière. C'est une songerie enivrée dont on retrouvera la trace chez Mallarmé avec l'Après-midi d'un faune, chez Henri de Régnier avec le Sang de Marsyas, chez Paul Valéry avec la Jeune Parque. Ce dernier a forcément lu :

Pour moi, qui ignorais encore le dieu, je courais en désordre dans les campagnes, emportant dans ma fuite un serpent qui ne pouvait être reconnu de la main, mais dont je nie sentais parcourue tout entière... Inclinée vers la chute, j'implorai la terre qui donne le repos, quand le serpent, redoublant ses nouds, attacha dans mon sein une longue morsure. La douleur n'entra pas dans mon flanc déchiré; ce fut le calme et une sorte de langueur, comme si le serpent eût trempé son dard dans la coupe de Cybèle...



En prose, Maurice de Guérin n'a rien écrit qui soit inférieur : sa Méditation sur la mort de Marie, ses pages de journal sont encore rythmées comme des poèmes. Peut-être est-il moins à l'aise dans les vers de Glaucus où l'alexandrin l'embarrasse. Sainte-Beuve les trouve « naturels, faciles, abondants, mais inachevés ». Marcel Arland trouve la même inspiration « d'origine chrétienne et de tendance panthéiste » (comme dans les poèmes de François MauriaC) que dans les proses, « et, sous le calme harmonieux de la forme, la même inquiète et profonde ferveur ». Il est vrai que nous pénétrons dans un monde virgilien que n'auraient pas renié bien des poètes du siècle classique, avec grande douceur :



J'étais berger; j'avais plus de mille brebis,

Berger je suis encor, mes brebis sont fidèles :

Mais qu'aux champs refroidis languissent les épis,

Et meurent dans mon sein les soins que j'eus pour elles!

Au cours de l'abandon je laisse errer leurs pas.

Et je me livre aux dieux que je ne connais pas!...

J'immolerai ce soir aux Nymphes des montagnes.

Comme un fruit suspendu dans l'ombre du feuillage,

Mon destin s'est lormé dans l'épaisseur des bois.

J'ai grandi, recouvert d'une chaleur sauvage,

Et le vent qui rompait le tissu de l'ombrage

Me découvrit le ciel pour la première fois.

Les faveurs de nos dieux m'ont touché dès l'enfance;

Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,

Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence

Qui m'entraînait bien loin dans l'ombre et les secrets.



Il a écrit d'autres poèmes en vers : Ma sour Eugénie, ou A mes deux amis, Maurice et François, Promenade à travers la lande, poème philosophique inspiré par les paysages bretons. Les deux amis sont Hippolyte de La Morvonnais et François Du Breil de Marzan, disciples de Lamennais. Des femmes aimées, des amours parfois malheureuses l'inspirent et il s'y mêle des aspirations religieuses. Le séjour breton de La Chênaie en 1833 l'a marqué et il ne cesse de chanter la mélancolie de ces paysages. Mais rien ne peut égaler le Centaure et la Bacchante : sa prose n'est jamais prosaïque, ses vers le sont parfois.

Maurice de Guérin a donné une poésie née d'un conflit intérieur et qui ne semble pas devoir grand-chose au romantisme, mais qui affirme un renouvellement parallèle. Si George Sand parle de « ces mystérieuses souffrances dont René, Obermann et Werther offrent sous des faces différentes le résumé poétique », elle ne dit pas, et sans doute ne voit pas, en quoi Guérin en diffère, et nous préférons ce que dit Jules Barbey d'Aurevilly : « Maurice de Guérin est un panthéiste, mais un panthéiste d'un accent jusqu'à lui inconnu. C est un panthéiste qui, pour être profond et puissant, n'est ni trouble, ni confus, comme tous les esprits qui inclinent au panthéisme... » A cet ami, Maurice de Guérin écrivait une confidence qui paraît être la clé de toute son ouvre : « Il y a un mot qui est le dieu de mon imagination, le tyran, devrais-je dire, qui la fascine, l'attire, lui donne un travail sans relâche et l'attirera je ne sais où; c est le mot de vie... » Nous sommes plus proches de Dionysos que de René!



Lefèvre-Deumier le Promeneur.



Nous le retrouvons ce poète qui mérite l'éclairage, Jules Lefèvre-Deumier qui, à la fin de sa vie, réunit de courtes pièces de prose sous le titre le Livre du Promeneur ou les Mois et les Jours, 1854, dont Georges-Emmanuel Clancier dit qu'il contient « des poèmes en prose d'une rare qualité pour leur langage, leur sensibilité, leur climat souvent onirique » en ajoutant : « ils donnent déjà au mystère romantique un son moderne qui le rend très proche ». Pour Clancier, le Passé rejoint la recherche du temps perdu de Bergson, Marcel Proust ou Freud :

On demande ce que deviennent les jours qui ne sont plus, et si c'est le cour de l'homme qui leur sert de tombeau. Non, croyez-moi; tout paraît mourir, mais rien ne meurt en effet; hier existe encore, quoique vous ne le voyiez plus. Vos jours évanouis sont des absents qui ne reviennent pas, mais qui ne sont pas perdus. Ils ont, comme dans un sanctuaire, suspendu leurs images dans votre âme, et quand vous dormez, quand vous rêvez, ils viennent souvent s'y entretenir comme autrefois, et déranger la poussière qui couvre leurs portraits. Le passé vit sous la neige des ans. C'est l'eau vive qui court toujours sous sa carapace de glace, l'eau vive où serpentent, comme des flèches de pourpre et d'or, comme des grappes de pierreries voyageuses, comme des fleurs qui fuient et ne se fanent pas, mille nageurs silencieux qui sont les souvenirs.

Mais souvent Lefèvre-Deumier n'est poète dans ses proses que par le climat : maints passages sont prosaïques et seulement garnis de quelques fleurs. S'il traite du Phosphore ou de l'Anagramme, il séduit plus par les idées que par les mots, le contenu poétique est de bien moindre densité que chez Rabbe, Maurice de Guérin ou Aloysius Bertrand et souvent on ne l'assimile au poème en prose que par son aspect contenu avec quelque extension du genre dont on ne se privera pas dans l'avenir. Mais, cette réserve faite, reconnaissons qu'il est le plus souvent poète, s'émerveillant par exemple du Clavecin oculaire du père Castel que nous avons évoqué dans le précédent volume :



... Un poète a pu seul imaginer de nuancer ses chants comme un bouquet; de donner du parfum aux soupirs de son génie; de faire de nos jardins un solfège de fleurs. Vous figurez-vous une symphonie de Beethoven exécutée par un parterre, une partition de Rossini écrite par le soleil avec des oillets et des roses?

Ou encore recevant comme le Musset de la Nuit de Décembre un Visiteur nocturne :

... J'entendis bien distinctement frapper à ma porte. J'ouvris, et je ne vis personne. Je me remis à ma place et je repris ma plume. Mais je n étais plus seul. Un hôte que je n'avais pas vu était entré, un hôte bien connu qui ne souffre pas qu'on l'oublie, qui venait voir si j'étais tranquille, ou si je pensais à lui : c'était le chagrin.



Les Dorades expirantes auprès des convives romains, la Miette de pain moisie qui livre tout un monde au microscope :

... Ici se creusent des grottes d'améthyste, où s'allongent en berceaux des portiques d'opale; là s'arrondissent des monticules de saphirs, ombrageant des vallons de pourpre et d'or. C'est un monde enchanté, où vous voudrez vivre; un Eden solitaire, qui n'attend que des habitants. Vous vous croyez arrivé sur la frontière de ce pays des fées, où votre enfance s'est si souvent promenée...

Il y a encore les Bouquets d'arbres isolés sans être seuls : voilà quelques-uns des thèmes de ce Fabre de la poésie, entomologiste, observateur qui ne cesse de nous apprendre à voir, à dénombrer, à choisir, à comparer le monde, démarche que l'on retrouvera de nos jours chez bien des poètes comme un Francis Ponge ou un Jean Follain.



Aloysius Bertrand l'inventeur.



Au temps où les anthologistes n'osaient faire entrer dans leurs choix un poème en prose, ils retenaient chez Louis, dit Aloysius Bertrand (1807-1841) un Sonnet à Eugène Renduel, l'éditeur qui en 1834 lui avait promis la publication et ne tint parole que huit ans plus tard :



A votre huis, clos encor, je heurte.

Dormez-vous? Le matin vous éveille, élevant sa voix d'ange :

- Mon compère, chacun, en ce temps-ci, vendange;

Nous avons une vigne : eh bien! vendangeons-nous? ou bien cette Ballade médiévale si proche de certain Victor Hugo :



Ô Dijon, la fille La grise bastille

Des glorieux ducs, Aux gris tiercelets

Qui portes béquille Troua ta mantille

Dans tes ans caducs; De trente boulets.

Jeunette et gentille, Le reître, qui pille

Tu bus tour à tour Nippes au bahut,

Au pot du soudrille Nonnes sous leur grille,

Et du troubadour. Te cassa ton luth.

A la brusquembille Mais à la cheville

Tu jouas jadis Ta main pend encor

Mule, bride, étrille. Serpette et faucille,

Et tu les perdis. Rustique trésor...



Né à Céva, Italie, d'un père Lorrain et d'une mère Italienne, Aloysius Bertrand, journaliste dijonnais, vint à Paris, fut chaudement accueilli par les romantiques, put nourrir des rêves de gloire, revint à Dijon où il se trouvait en juillet 1830, servant la révolution par la plume. Revenu à Paris, journaliste ou correcteur d'imprimerie, phtisique, ses itinéraires vont de la Pitié à Necker où il meurt en 1841. Pauvre AJoysius qui ne voit pas paraître l'ouvre de sa vie! C'est l'année suivante que par les soins de ses amis, David d'Angers surtout, sort chez Renduel Gaspard de la Nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot qui a fait la gloire posthume de ce poète maudit, inventeur comme il disait d' « un nouveau genre de prose » avec une étonnante originalité, orientant ses « bambo-chades » (modestie de Bertrand!) vers les lumières si différentes de Callot et de Rembrandt.

Il est un des plus rares inventeurs que nous connaissions en matière de poésie : pour le fond et pour la forme. C'est de lui que vient le poème en prose comme nous l'entendons aujourd'hui, c'est lui qui a tendu une nouvelle lyre aux plus grands, qu'ils le reconnaissent ou non. Le Baudelaire du Spleen de Paris n'est pas ingrat : «J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameuX) que l'idée m'est venu de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne et plus abstraite le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. » Le Max Jacob du Cornet à dés pourra parler d'Aloysius comme n'étant qu'un peintre violent et romantique, il lui devra beaucoup, et faut-il mentionner, entre Baudelaire et Max Jacob, Villiers de L'Isle-Adam, Charles Cros, Mallarmé, Rimbaud, Huysmans...



Aloysius sculpte sur ivoire les sujets de son temps, mêlant, en bon hugolien, le sublime et le grotesque. Il refuse le ronron du vers, le ton déclamatoire, le discours, le récit verbeux, il veut mettre beaucoup, beaucoup en peu de mots. Il a ses disciplines, presque ses manies : nombre constant d'alinéas et nombre constant de lignes, enchaînements logiques abolis, imagerie en patchwork mêlant le détail réaliste à la vision onirique.

Entre la préface signée de Gaspard, ce mystérieux auteur supposé, et la postface dédiée à Sainte-Beuve, sans oublier une dédicace à Victor Hugo, on trouve les six livres de l'ouvrage : Ecole flamande, le Vieux Paris, La Nuit et ses prestiges, les Chroniques, Espagne et Italie, Silves. On reconnaît vite les maîtres, Byron, Nodier, Hugo, Gautier, Walter Scott.



Certes l'arsenal romantique peut agacer : abus de flèches, donjons et tourelles, de sylphides, de gnomes et de fées, de soldats, d'aventuriers et de vagabonds, de pendus et de suicidés, mais le miracle chez Aloysius, c'est que le charme finit par opérer avec une truculence colorée bien française, bourguignonne plutôt, et les fantaisies mystiques des romantismes allemand et anglais. « Bertrand me fait l'effet d'un orfèvre ou d'un bijoutier de la Renaissance, dit Sainte-Beuve; un peu d'alchimie par surcroît s'y serait mêlé, et à de certains signes et procédés, Nicolas Flamel aurait reconnu son élève. » Cherche-t-on l'évasion que Bertrand nous entraîne toujours dans un autre univers. Par exemple avec le Maçon :



Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l'église aux trente arcs-boutants, et la ville aux trente églises.

Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile échan-crée et immobile du tiercelet.

Il voit les fortifications qui se découpent en étoiie, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les lontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre tourne autour des piliers...



« Dans la nuit de Gaspard, dit André Breton, qu'importe s'il faut étendre longtemps la main pour sentir tomber une de ces pluies très fines qui vont donner naissance à une fontaine enchantée. » Tendons la main :

Et pendant que ruisselle la pluie, les petits charbonniers de la Forêt Noire entendent, de leur lit de fougère parfumée, hurler au dehors la bise comme un loup.



Ils plaignent la biche fugitive que relancent les fanfares de l'orage, et l'écureuil tapi au creux d'un chêne, qui s'épouvante de l'éclair comme de la lampe du chasseur des mines.

Ils plaignent la famille des oiseaux, la bergeronnette qui n'a que son aile pour abriter sa couvée, et le rouge-gorge dont la rose, ses amours, s'effeuille au vent.

Ils plaignent jusques au ver luisant qu'une goutte de pluie précipite dans les océans d'un rameau de mousse.

Ils plaignent le pèlerin attardé qui rencontre le roi Pialus et la reine Wilberta, car c'est l'heure où le roi mène boire son palefroi de vapeurs au Rhin.

Mais ils plaignent surtout les enfants fourvoyés qui se seraient engagés dans l'étroit sentier frayé par une troupe de voleurs, ou qui se dirigeraient vers la lumière lointaine de l'ogresse.

Et le lendemain, au point du jour, les pedts charbonniers trouvèrent leur cabane de ramée, d'où ils pipaient les grives, couchée sur le gazon et leurs gluaux noyés dans la fontaine.

Mais il faudrait citer les cinquante-deux pièces qui composent Gaspard de la Nuit pour en dire la richesse et la diversité. Essentiellement romantiques, elles procèdent d'un artisanat supérieur. Chacune d'elle renferme un tableau bien cadré, expressif, fait de détails qui amusent le regard. Il écrit des poèmes en prose comme on écrit des sonnets, faisant entrer dans un moule étroit plus qu'il ne semblerait pouvoir en contenir. Belaval a remarqué que Ma Chaumière, Jean de Tilles, Octobre, Chèvre morte, etc., sont des sonnets en prose.

Parfois, Aloysius évite de justesse le cliché par l'emploi de quelque mot vieillot, inattendu. On sent que la phrase, lue et relue, a été conduite à son achèvement à grand renfort de nourritures fortes, celles des mots. Au début de chaque alinéa, on trouve souvent une conjonction, un mais que suivra un et à l'alinéa suivant (ce dernier souvent au début de la dernière strophe comme dans maints sonnetS). Des cependant, des tandis que, des comme permettent un essor de fa phrase tout en assurant sa liaison avec la précédente. C'est une reprise de souffle constante. Les pièces en dialogues lui permettent d'éviter ce recours, comme dans Maître Ogier ou les Gueux de nuit dont voici le début :



- Ohé! rangez-vous qu'on se chauffe! - Il ne te manque plus que d'enfourcher le foyer! Ce drôle a les jambes comme des pincettes.

- Une heure! - Il bise dru! - Savez-vous, mes chats-huants, ce qui fait la lune si claire? Les cornes des c... qu'on y brûle.

- La rouge braise à brûler de la charbonnée! - Comme la flamme danse bleue sur les tisons! Ohé! quel est le ribaud qui a battu sa ribaude?

- J'ai le nez gelé! -J'ai les grèves rôties! - Ne vois-tu rien dans le feu, Choupille? - Oui! une hallebarde. - Et toi, Jeanpoil? - Un oil.

Dans l'Alchimiste, Départ pour le sabbat, la Chambre gothique, titres parlants, il retrouve le même vocabulaire archaïque. La dédicace A Monsieur Victor Hugo est une caricature du ton médiéval employé par les romantiques. C'est un magasin d'antiquailles :

Le livre mignard de tes vers, dans cent ans comme aujourd'hui, sera le bien choyé des châtelaines, des .damoiseaux et des ménestrels, florilège de chevalerie, décaméron d'amour, qui charmera les nobles oisifs des manoirs.

Dans ses strictes cadrages, il glisse des images que ne renieraient ni les symbolistes, ni les surréalistes. On pourrait attribuer parfois à Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud, au Jules Renard des Histoires naturelles, au Max Jacob du Cornet à dés ou à Cocteau. Les visions sont pittoresques, ironiques, gracieuses, et cela qui, emprunté à la mythologie, aux contes de fées, à l'histoire, à la mythologie, serait extérieur et plaqué chez un autre, est chez lui le reflet d'une intériorité. On sait que Ravel a donné un correspondant de création musicale à ces poèmes : Ondine, le Gibet, Scarbo, ces petits chefs-d'ouvre symboliques.

Gaspard de la Nuit se présente comme les trésors des quarante voleurs. On y trouve de tout, comme dira Mallarmé. Bien des grands ont emprunté le chemin créé par ce poète apparemment mineur, cheminant à ses côtés avant de créer leur propre route. C'est un poète qui ne déçoit jamais. Aujourd'hui, même si le temps a ajouté du suranné au suranné volontaire, Gaspard de la Nuit n'a rien perdu de son charme. Il y a là quelque magie.



Xavier Fomeret l'Étrange.



« Ni vers ni prose » indique Xavier Forneret (1809-1884), de Beaune, sous son titre Vapeurs, 1838. Il publiera encore Sans titre par un homme noir blanc de visage, 1838, et plus tard, Encore un an de sans titre, 1839, Pièces de pièces, Temps perdu, 1840, Rêves, 1846, Ombres de poésie, 1860, Broussailles de la pensée, 1870. Tout cela passe inaperçu, malgré un article de Charles Monselet dans le Figaro : « L'étrange, le mystérieux, le doux, le terrible ne se sont jamais mariés sous une plume avec une telle intensité... » Mais le siècle n'était pas prêt. Il faudra qu'André Breton sorte « l'homme noir » de l'ombre, le situe sur la voie allant de Pétrus Borel à Lautréamont, puis aux surréalistes qui le tiennent pour un précurseur. Aucun poète du xixe siècle n'a passé si loin d'une quelconque renommée. Aujourd'hui, il est reçu, fêté par Francis Dumont, les revues Arcanes ou te Pont de l'épée.



Il avait tout pour qu'on le rangeât parmi les bizarres, les étranges, les mystificateurs, les fous littéraires. Depuis le moyen âge, les Dijonnais connaissaient bien Mère Folle mais l'avaient reléguée parmi les accessoires du folklore. Dès lors, comment comprendre ce riche original, un peu comme Raymond Roussel, qui vivait dans une tour gothique comme celles de son compatriote Aloysius Bertrand, jouait du violon la nuit entière et dormait dans un cercueil. Poète en prose, en vers? Ni l'un ni l'autre, nous dit-il, mais dans Elle, reconnaissons-le poète et un des premiers surréalistes :



Vous ne savez son nom? C'est pour qui je chante

A vie d'amour de feu, puis après est mourante :

C'est un arbre en verdeur, un soleil en éclats,

Puis une nuit de rose aux languissants ébats.

C'est un torrent jeté par un trou de nuage;

C'est le roi des lions dégarni de sa cage;

C'est l'enfant qui se roule et qui est tout en pleurs;

C'est la misère en cris, c'est la richesse en fleurs.



On pense que son pied ne la soutiendra pas,

Tant il se perd au sol, ne marquant point de pas.

Avec eux, si épais qu'on ne peut pas les prendre.

Ses cheveux sont si beaux qu'on désire se pendre.

Si petite est la place où l'entoure un corset

Qu'on ne sait vraiment pas comment elle le met.

Quelque chose en sa voix arrête, étreint, essouffle.

Des âmes en douceur s'épurent dans son souffle.

Et quand au fond du cour elle s'en va cherchant,

Ses baisers sont des yeux, sa bouche est leur Voyant.



Oui, cela pouvait paraître singulier, et formellement de qualité secondaire : prosaïsme, rimes prohibées qui cachaient l'originalité profonde. Quant au poème Un pauvre honteux, il avait une centaine d'années d'avance sur la route qui va de Claude Cherrier à Jacques Prévert et aux surréalistes :



Il l'a tirée

De sa poche percée,

L'a mise sous ses yeux;

Il l'a bien regardée

En disant : « Malheureux! »



Il l'a soufflée

De sa bouche humectée;

Il avait presque peur

D'une horrible pensée

Qui vînt le prendre au cour.



Il l'a mouillée D'une larme gelée

Qui fondit par hasard;

Sa chambre était trouée

Encor plus qu'un bazar.



Et de strophe en strophe, la litanie se poursuit :

« Il l'a frottée... Il l'a pesée... Il l'a touchée... Il l'a baisée... »



Il l'a palpée D'une main décidée A la faire mourir. - Oui, c'est une bouchée Dont on peut se nourrir.



Il l'a pliée, Il l'a cassée, Il l'a placée, Il l'a coupée. Il l'a lavée, Il l'a portée, Il l'a grillée, Il l'a mangée.



Mais quoi? La phrase terminale apporte la réponse :



- Quand il n'était pas grand, on lui avait dit : Si tu as faim, mange une de tes mains.

Dans ses proses, il mélange tout : le récit onirique, les vers, les maximes, l'écriture automatique. Il y a du bon, du mauvais, du pire. Il se livre tout entier à l'écriture. C'est elle qui apporte les révélations. Le poète n'est rien devant elle : « Souvent on n'est pas digne de la pensée qu'on a » remarque-t-il, ou « Un Petit Homme à côté d'une Grande Idée ressemble à un cheval qui est à l'oil. » Il se livre à ces forces obscures qui le commandent et cela n'empêche ni le sentiment, ni la passion, ni l'enthousiasme qui semblent jaillir, paradoxalement, de son pessimisme. Des poèmes comme le Diamant de l'herbe ou Un Rêve ne souffrent pas d'être cités en partie et l'on se sent plein d'embarras pour donner un court exemple :

Selon, je crois, des dires, le ver luisant annonce par son apparition plus ou moins lumineuse, plus ou moins renouvelée, plus ou moins près de certain endroit, plus ou moins multipliée, car, toujours selon les dires, il se meut sous l'influence de ce qui doit advenir, le ver luisant présage, ou une tempête en mer, ou une révolution sur terre : alors il est sombre, se rallume et s'éteint; puis un miracle : alors on le voit à peine; puis un meurtre : il est rougeàtre; puis de la neige : ses pattes deviennent noires; du froid : il est d'un vif éclat sans cesse; de la pluie : il change de place; des fêtes publiques : il frémit dans l'herbe et s épanche en innombrables petits jets de lumière; de la grêle : il se remue par saccades; du vent : il semble s'enfoncer en terre; un beau ciel pour le lendemain : il est bleu; une belle nuit : il étoile l'herbe à peu près comme pour les fêtes publiques, seulement, il ne frémit pas. Pour un enfant qui naît, le ver est blanc; enfin à l'heure où s'accomplit une étrange destinée, le ver luisant est jaune. Je ne sais jusqu'à quel point ces dires doivent être crus; mais voici : je raconte...



S'il écrit à Ma bonne aimée, la lettre commence ainsi :



J'ai souvent désiré savoir combien une langue ordinaire d'homme lançait par an de sa demeure dans l'air, de sons articulés, durs, tendres, énergiques, indifférents, justes, cruels, insensés, sages, faux, francs, passionnés, clamés, hardis, craintifs, repoussants, consolateurs, spirituels, ineptes, grands, petits, sceptiques, décisifs, clairs, insignifiants et amphibologiques.



Mystificateur? Qu'importe. Il répond :

Cinquante-sept millions, trois cent quarante-huit mille, neuf cent trente-sept mots, sortent par an d'une bouche d'homme, sans compter les extra pris dans le vin, le sommeil et le parlement, si cette bouche y a voix.

L'énumération, inutile de le dire, se poursuit jusqu'à la hantise. Comme dit Georges-Emmanuel Clancier, « Xavier Forneret est cet homme déchiré entre un désespoir sans leurre et une espérance naïve en un domaine sauvé par l'amour ou le rêve ». Après lui, nous citons des maximes qui témoignent de « cette dualité, tantôt avec lyrisme, tantôt avec amour » :



L'Homme commet une faute en naissant, celle de naître...

La Mort est la soupape de la Vie...

En regardant un mort, on voit le Néant vivre...

Le Suicide est le Doute allant chercher le Vrai...

La mort apprend à vivre aux gens incorrigibles...

Lorsque la mort frappe à notre porte, le bonheur entre...

Portrait n'est bien vivant qu'autant que l'être est mort...

Le Cercueil est le salon des morts, ils y reçoivent des vers...

La Folie, c'est la mort avec des veines chaudes...



Excellent ou détestable, puéril ou profond, Xavier Forneret a du moins le mérite de ne ressembler qu'à ceux qui le suivront. Pour André Breton, il est « surréaliste dans la maxime » et aussi, son style « est de ceux qui font pressentir Lautréamont, comme son répertoire d'images audacieuses annonce déjà Saint-Pol Roux ». Si Forneret écrit : « L'habit râpé d'un honnête homme reluit de toutes ses dettes payées », on pense autant à Malcolm de Chazal qu'à Jules Renard. Que dans Rien, il mette en scène de façon sar-castique Young, Byron et Voltaire, qu'en politique, de façon inattendue, il se montre bon bourgeois ami de l'ordre hésitant entre le roi et la République, qu'il manie les excentricités typographiques (mettant par exemple le mot^w au milieu du livrE), il étonne plus qu'aucun poète n'a jamais étonné. Il représente un « cas » : comme chez Borel ou Aloysius Bertrand, il offre à découvrir mille richesses et offre la meilleure liaison de son siècle avec le nôtre.



D'autres poètes romantiques en prose?



Dans la seconde partie du XIXe siècle, le poème en prose connaît son développement et ses chefs-d'ouvre : Baudelaire, Charles Cros, Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont... qui témoignent des métamorphoses du romantisme.

Peut-on trouver dans cette première période d'autres poètes en prose? Il faudrait, comme le fit Raymond Queneau en 1930, fouiller « le long des kilomètres de rayonnages de la Bibliothèque Nationale ». Lui, c'était pour les « fous littéraires » et il put découvrir « un authentique précurseur de la science-fiction et de Michaux » : Defontenay dont nous parlerons. Pour le poème en prose, nous conseillerions d'aller voir du côté des nombreux adaptateurs de poètes populaires étrangers. Là, des surprises et des découvertes sont encore possibles. Qui connaît, par exemple, Louis de Lyvron dont le véritable nom était Lestoille? Il a traduit des chants arabes et finnois en donnant de véritables poèmes en prose. Même s'ils n'ont pas le contenu d'avenir de ceux de Rabbe, de Bertrand ou de Forneret, ils méritent d'être cités :



Grive aux plumes vertes, lais ton nid dans mon casque; écureuil des bois, fais ton nid dans mon bouclier; je vais, jusqu'aux neiges d'hiver, chanter des rimes à ma bien-aimée.

Perce-neige au cour d'or, pervenche bleue, violette pâle, semez des graines dans ma barque de sapin; je vais jusqu'aux rosées du printemps, chanter des rimes à ma bien-aimée.

Aigle des marais, faucon des rivages, cygne des rivières, corbeau des forêts, posez-vous sur mon arc de frêne; je vais, jusqu'à la moisson, chanter des rimes à ma bien-aimée.



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