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Poésie et vérité - Goethe






Dans Poésie et vérité, Goethe, alors à l'époque de sa pleine maturité, insiste sur le lien extraordinairement fécond qui, bien auparavant, au temps de sa jeunesse, l'unissait à la nature. Ce qui lui apparaissait comme le trait essentiel de cette union n'avait rien à voir avec l'abondance, la variété et la multiplicité des richesses externes qu'elle lui offrait, mais uniquement avec la pénétration et l'assimilation de sa réalité profonde par l'esprit. La nature, alors, se livrait à lui avec une simplicité si parfaite qu'elle équivalait à l'abolition de toutes les formes objectives qui pouvaient superficiellement la représenter. Elle s'offrait, non dans la variété, même infinie, de ses attributs secondaires, mais dans le dévoilement d'une réalité purement intérieure, très simple, bien que sublime, qui était directement appréhendée par le poète, sans avoir en elle-même rien pourtant de formel. A cette époque donc, ce qui, au dire de Goethe, retenait entièrement son attention, c'était une nature dépouillée de toutes les qualités externes qui, d'ordinaire, aux yeux de la plupart des hommes, en font l'ornement principal; bref, une nature intériorisée, ne requérant de la part du contemplateur aucun examen détaillé de ses éléments, mais qui laissait directement apparaître au poète une synthèse complète de sa réalité interne : « Il n'y a pas d'adoration plus belle, commentait le Goethe de la maturité, se reportant à ce qu'il avait été dans sa jeunesse, qu'un état d'esprit ne requérant aucune image, mais surgissant en notre sein du seul rapport que nous avons avec la nature. »



Ce premier Goethe, voué à la contemplation d'une réalité unifiée, non constituée en formes séparées, se présente donc bien comme entièrement absorbé par le monde extérieur, mais de telle façon cependant que cette absorption ne se concentre sur aucun objet particulier, à moins toutefois que, pour un temps, cet objet n'ait le privilège de représenter l'ensemble. Point donc, dans cette pensée, de figures isolées. Toutes participent à une généralité vivante, où ce qu'elles peuvent avoir d'individuel se trouve comme fondu dans un tout, qui est celui de la réalité externe, mais perçu en même temps de telle sorte qu'il apparaît comme vécu du dedans. Ce qui se découvre par conséquent, chez le jeune Goethe, comme auparavant chez Rousseau, c'est une perception du réel entièrement intériorisée, avec cette différence néanmoins que, chez Rousseau, l'intériorisation de l'ensemble ne semble s'accomplir que sur le tard, exceptionnellement, dans des conditions fortuites, alors que chez Goethe elle apparaît presque d'emblée, au seuil même de l'existence. Nous avons reconnu déjà l'importance de cette admirable « confusion » de l'être goethéen avec les objets qu'il accueille en lui-même, dans un chapitre antécédent de cet ouvrage. Nous pouvons y joindre ici le texte plus explicite qu'un autre Goethe, le Goethe de la maturité, ajoute, bien des années plus tard, sous forme de commentaire, à la peinture de cette expérience primitive. En voici les termes essentiels : « Ce qui est certain, écrit Goethe dans Poésie et vérité, c'est que les sentiments indéterminés (die unbestimmten GefublE), largement répandus, qu'éprouvent la jeunesse et les peuples primitifs, sont les seuls qui conviennent au sublime » - l'impression du sublime dans les âmes individuelles ou collectives étant donc associée directement à la prise de conscience, par l'individu ou par le groupe, du caractère essentiellement non déterminé de cette expérience primitive. De plus, ajoutait Goethe dans One phrase dont sur ce point spécifique on ne saurait suffisamment souligner l'importance, « si ce sublime peut être suscité en nous, il faut nécessairement qu'il se présente à nous sans forme ou sous des formes insaisissables ».

Ainsi le Goethe de la maturité, se reportant en arrière aux expériences de sa jeunesse, y discerne rétrospectivement la place immense occupée par la pensée indéterminée. Arrivé à l'âge mûr, il ne fait pas, sur ce point, de réserve, il ne trouve pas cette indétermination originelle dépassée ni démodée, encore qu'il ait appris depuis cette époque à écrire des ouvres orientées très différemment, et surtout caractérisées par la précision formelle. Il y a dans la pensée goethéenne, même au temps de la pleine rationalité objective, un goût persistant, quoique intermittent, pour les beautés confuses et la profondeur intérieure. Ceci se marque tout au long d'un ouvrage comme Poésie et vérité. Bref, ce qui n'est pas sans surprendre un peu, mais à la réflexion, semble naturel et même inévitable, c'est, chez Goethe, la réapparition tardive, mais frappante, de certains grands thèmes de sa jeunesse à différents moments de sa vie ultérieure. Il y a, chez Goethe, en dépit d'une progression graduelle dans le sens d'une explicitation des formes, une profondeur difficilement mesurable qui souvent donne imprévisiblement à sa pensée une dimension nouvelle et l'empêche de se laisser fixer dans des limites étroites. Le Goethe adulte est toujours apte, même dans ses ouvres les plus régulières, à laisser apparaître, parfois en termes solennels et mystérieux, un sentiment qui ne se laisse pas définir : expérience négative ou délibérément non conclusive, qui implique dans la conscience de celui qui la vit, sinon un évanouissement total des formes, au moins un état de l'esprit où elles cèdent la place à une profondeur sans forme, que parfois même Goethe se laisse aller à identifier avec une confuse aperception de la présence divine. Ainsi le premier Goethe, celui de Werther et des premiers grands poèmes lyriques, se montrait-il, comme nous savons, non très différent des autres grands préromantiques européens, un Rousseau, un Senancour, Chateaubriand parfois, et, bien entendu, les romantiques allemands. Goethe, même dans sa maturité la plus franchement classique, qui se précisera et deviendra de plus en plus ouvertement déterminée par la suite, ne cessera jamais tout à fait d'être ce que, initialement, il s'était affirmé être, un pur romantique. Ce qu'on peut appeler son indéterminisme initial, loin de s'assécher avec l'âge, se prolonge, quoique de façon intermittente, jusqu'à sa mort.



Mais s'il se prolonge, c'est par un processus irrégulier qui lui fait tantôt alterner et tantôt mêler les périodes où il se confie librement à la pensée vague et celles où il se soumet à des structures explicitement déterminées. Cela entraîne parfois chez lui une curieuse disparité de ton, ou, plus gravement, une opposition reconnue par lui entre ce qu'il appelle le sublime, moins représenté que suggéré par le crépuscule ou la nuit, et d'autre part le jour, qui, selon ses propres termes, rend les formes distinctes et nettement séparées. Il va de soi que cette différenciation, voire cette séparation, joue un grand rôle dans la pensée goethéenne, qui alterne parfois, comme dans le Second Faust, confusion et netteté, non à la suite d'un relâchement ou d'un abandon provisoire et involontaire de sa pensée habituelle, mais par un exercice réfléchi, faisant passer l'esprit, pour ainsi dire à volonté, de l'indétermination à son contraire, une détermination des plus nettes. Goethe apparaît ainsi comme un des premiers, peut-être le premier auteur qui ait réussi à utiliser lucidement, par une sorte de contrepoids, les oppositions de la pensée indéterminée et de la pensée déterminée. Il cultive la disjonction et la conjonction dans leurs alternances; ou encore, et surtout, dans la réflexion que la confrontation de l'indéterminé et du déterminé peut faire naître. Il y a, au plus haut niveau, dans la pensée philosophique de Goethe, le désir d'atteindre à une réelle conciliation des tendances contrastées. C'est pour cela, sans doute, qu'il prend grand soin de garder toujours à leur rang et dans leur ordre ces effets de contraste, accordant la primauté, comme il convient, au sentiment de l'antériorité sur celui de la postériorité. Aux yeux de Goethe, l'indéterminé mérite une incontestable préséance. Si le déterminé, en fin de compte, prend sa place, et si le jour, comme dit Goethe, succédant à l'indétermination de la nuit, « rend les formes distinctes et nettement séparées les unes des autres », ce qui est un progrès dans le sens de l'intelligence analytique, Goethe, au fond de lui, ne laisse pas de garder une secrète préférence pour la synthèse initiale qu'est toujours la pensée indéterminée.



GOETHE : TEXTES



On se souvient de l'exclamation poussée par Goethe dans sa jeunesse et rappelée plus tard par celui-ci :



« Assurément il n'y a pas d'adoration plus belle de la divinité que celle qui ne requiert aucune image, mais qui jaillit en notre sein du seul rapport que nous avons avec la nature. »



En voici maintenant le commentaire par Goethe lui-même, de longues années plus tard :



« Ce que je sentis alors m'est toujours présent, bien que je ne sache plus comment me le rappeler. Ce qui est certain toutefois, c'est que les sentiments indéterminés, indéfiniment étendus, qu'éprouvent la jeunesse et les peuples primitifs, sont les seuls qui conviennent au sublime, qui, s'il peut être suscité en nous, doit se présenter à notre esprit sans forme ou sous des formes insaisissables, et nous environner ainsi d'une grandeur inégalable. Tous les hommes, à un plus ou moins grand degré, ressentent une telle disposition dans leur âme et obéissent à cette noble obligation de plus d'une façon. Mais si le sublime est aisément suscité en eux par le crépuscule et la nuit, quand les objets deviennent confus, il est facilement chassé par le jour qui rend les formes distinctes et nettement séparées, et il est alors condamné à disparaître en raison de la pullulation des formes, à moins qu'il ne soit assez heureux pour trouver refuge dans le Beau et dans une étroite union avec celui-ci en conséquence de laquelle l'un et l'autre deviennent également impérissables. » (Poésie et Vérité, ze partie, liv. 6.)

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