Essais littéraire |
Le grand roman proustien, un des plus complexes et un des plus riches, un des plus remplis qui soient dans l'histoire des littératures, ne fait que développer et illustrer ce qui est l'expérience la plus pauvre, la plus démunie, celle du dormeur qui s'éveille. Cette aventure a pour point de départ, non pas une réalité indubitablement positive, l'acquisition d'une connaissance, la découverte d'une plénitude d'existence, mais au contraire ce moment premier où nous nous découvrons privés de toute connaissance, incapables de reprendre possession de nous-mêmes, manquant donc à la fois de l'information la plus essentielle et de la plénitude d'être la plus nécessaire. Combien de fois ne nous est-il pas ainsi arrivé au sortir d'un profond sommeil de ne pas nous rappeler sur-le-champ qui nous sommes, où nous sommes, en quel moment de notre existence, enfants ou adultes, nous nous réveillons ? Pendant l'espace d'une seconde, notre esprit vacille. Il est comme au bord d'un gouffre où nous-mêmes semblons avoir disparu à nos propres yeux. Nous voilà donc obligés, sous peine de ne plus avoir d'identité, c'est-à-dire de ne plus jamais être en mesure de nous déterminer nous-mêmes, de nous mettre à la recherche de toutes ces informations qui nous manquent : forcés de nous redéterminer coûte que coûte, et, pour cela, d'aller à la recherche de ce temps perdu dont nous avons grand besoin pour ne plus rester dans l'indétermination où nous nous découvrons plongés. Telle est l'aventure de l'esprit par laquelle s'ouvre le roman proustien. Moment de vide et d'ignorance, moment d'angoisse, car rien ne prouve au dormeur réveillé qu'il pourra rejoindre dans les régions vagues de la mémoire (semblables à celles où vivent les Mères du Second FausT) l'être qu'il a abandonné sur la rive avant de s'engager sur les eaux du sommeil. Comment se retrouver, question importante entre toutes. Un seul moyen, c'est le souvenir. Seul celui-ci pourra nous conduire avec quelque sûreté jusqu'à cette version première, lointaine et essentielle de nous-mêmes qui s'est dissimulée derrière un voile d'oubli. Mais, hélas, ce voile est plus épais que nous le croyions. Les habitudes, les distractions, l'usure des sentiments, la négligence que nous apportons dans les perceptions de notre vie ordinaire, nous rendent incapables de préserver nos plus belles, nos plus heureuses impressions de la désagrégation ou de la banalisation qui succèdent à leur brève actualité. Ainsi nous perdons notre passé au fur et à mesure, et nous perdons même aussi la faculté de nous le rappeler. Or, parfois, alors que depuis longtemps nous avons renoncé tristement à notre héritage, composé de toutes nos déterminations particulières négligées et oubliées, voici qu'une rencontre inattendue vient nous le restituer. Dans le roman proustien, 1 on sait que la première occasion que nous ayons de reprendre possession du trésor perdu se trouve dans ce qu'il est convenu d'appeler l'épisode de la madeleine. Par le miracle de la ressemblance entre la saveur actuelle d'un gâteau trempé dans une tasse de thé et la même saveur perçue bien des années auparavant, au temps où l'enfant qu'on était alors dégustait de la même façon une friandise portant ce nom dans la maison des vieux parents à l'époque des vacances, voici que la petite ville où ces parents habitaient, et eux-mêmes, et leurs amis, et tout le cortège des impressions enfantines, baiser maternel, frayeurs puériles, promenades dominicales du côté de Méséglise ou du côté opposé de Guermantes, tout cela resurgit dans la mémoire non seulement tel qu'il a été vu, mais tel qu'il a été vécu. Le temps perdu est donc retrouvable ! D'où le bonheur de celui qui assiste, ravi, à réclosion nouvelle de son ancienne existence au fond de lui. Et pourtant à cette union s'attache un mystère. Pourquoi ce bonheur est-il si grand ? Pourquoi, d'autre part, en livrant si généreusement tant de richesses, réserver quelque chose d'essentiel ? C'est ce que l'auteur exprime pourtant dans une parenthèse concessive dont nous ne saurions négliger l'importance : « ... quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux ». On peut voir ici la reprise de procédés déjà utilisés par Proust dans Jean Santeuil. On doit y voir aussi autre chose : la constatation d'une incomplétion, c'est-à-dire l'aveu par l'auteur que, dans ce moment précis, la restitution de cette expérience, pourtant très déterminée, reste partiellement indéterminée. Pour la compléter il faudra attendre plus tard. C'est dans toute une série d'expériences similaires que le héros trouvera l'occasion de compléter sa recherche et de recomposer ce qui avait été perdu. La première en date de ces expériences se trouve rattachée à l'épisode des clochers de Martinville. Dans une promenade en voiture le personnage central voit jouer les uns derrière les autres, comme à cache-cache, trois clochers lointains que les tournants de la route et les changements de direction du véhicule font à chaque instant changer de place et de rapports. Une autre fois, près de Balbec, dans la côte d'Hudimesnil, trois arbres, aperçus au bord de la route, lui donnent le même sentiment de percevoir les choses en tel lieu et aussi en un autre lieu, en tel moment du temps et en un autre moment qu'il ne lui est pas permis de localiser. Tout se passe comme si les objets qu'il voyait, et par conséquent lui-même qui les percevait, existaient à la fois dans le passé et dans le présent, ou dans différents points de l'espace entre lesquels il y aurait eu une relation difficilement définissable. Et la même impression est éprouvée une fois de plus par le héros, lorsque, à une soirée à laquelle il assiste, il entend tout à coup dans une musique qui lui est totalement inconnue une petite phrase qui en est la clef, qui en est l'essence, et qui est en même temps la clef et l'essence d'une sonate entendue par lui jadis. En sorte qu'en présence de ce septuor de Vinteuil, ouvre inédite de l'auteur de la sonate, le personnage central est comme devant la madeleine de Cambray, les clochers de Martinville et les arbres d'Hudimesnil, confronté par un monde double, proche et lointain, actuel et révolu, étrange et familier, mais jamais, en aucun cas, parfaitement déterminable. Cette invitation adressée à lui par le gâteau, par les arbres, par les clochers, par la petite phrase musicale, et qu'il ne cessera plus de recevoir, contient une part de révélation et une part d'incitation. Révélation d'une certaine valeur spirituelle déjà possédée, plus tard perdue, et que le souvenir réitère, mais seulement partiellement. Incitation d'autre part à chercher la raison de l'intensité de cet appel et du bonheur qu'il semble à la fois promettre et ne livrer pourtant qu'incomplètement; de sorte que l'histoire du héros et le récit tout entier se trouvent comme suspendus à un pressentiment et à l'accomplissement différé d'une révélation totale qui ne sera vraiment complète que dans les dernières pages du roman, celles qui ont pour titre Le temps retrouvé. Révélation totale qui se fait sous la forme d'une nouvelle reviviscence affective du même type que l'épisode de la madeleine. Un pavé inégal sur lequel le pied trébuche dans une cour d'hôtekà Paris est l'occasion magique, grâce à laquelle le héros se voit soudain revivre parmi les splendeurs de la Grand-Place à Venise où son pied avait également trébuché, des années auparavant. Puis toute une série d'autres souvenirs involontaires viennent renforcer cette impression d'une identité à distance entre des lieux et des temps séparés par de grands intervalles.C'est alors que, dans le sentiment de toutes ces ressemblances thématiques entre des fragments d'existence, le héros prend enfin conscience de la loi qui les relie et les éclaire. Une existence n'est pas faite de la continuité apparente des jours vécus; mais elle se compose d'un certain nombre d'expériences subies à distance les unes des autres, séparées par de grands pans d'oubli, et qui pourtant se révèlent analogues, sans que d'autre part cette pluralité puisse former un tout.^insi l'expérience est à la fois complète et incomplète, déterminée et indéterminée. Elle permet de découvrir une essence, mais à distance, donc toujours incomplètement. II Quelques pages plus haut, nous faisions remarquer que le roman proustien débute par une ignorance. Le dormeur qui se réveille a perdu conscience de son identité. Il ne sait plus qui il est, parce qu'il ne se rappelle plus quand il est. Est-il enfant, est-il adulte ? Son esprit hésite entre les époques. Mais ce qu'il faut remarquer encore, c'est qu'il n'hésite pas moins entre les lieux. Dans quelle chambre est-il, dans quelle maison, dans quel pays ? « Et quand je m'éveillais au milieu de la nuit, avoue le héros proustien, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais. » L'ignorance des lieux est donc chose aussi grave chez Proust que l'ignorance des temps. Elle se manifeste de mille façons différentes. C'est elle qui se trahit dans la réponse négative donnée par la mère à la question du père, quand celui-ci, au cours de leurs promenades familiales, lui demande rituellement : « Où sommes-nous ? » C'est elle qui trouble l'auditeur quand, au cours d'un concert, il se découvre dans le pays étranger représenté pour lui par une musique inconnue. Tout cela n'est nulle part mieux exprimé que dans un passage du Contre Sainte-Beuve : « Pendant un instant je fus comme ces dormeurs qui en s'éveil-lant dans la nuit ne savent où ils sont, essaient d'orienter leurs corps pour prendre conscience du lieu où ils se trouvent, ne sachant dans quel lit, dans quelle maison, dans quel lieu de la terre, dans quelle année de leur vie ils se trouvent. J'hésitai un instant, cherchant à tâtons autour du carré de toile verte, les lieux, le temps où mon souvenir qui s'éveillait à peine devait me situer. » "L'ignorance des lieux affecte donc, comme l'ignorance des temps, la connaissance de soi-même. Se découvrir »o» encadré par des lieux déterminés et, tout spécialement, par ces lieux familiers dont la présence environnante est pour celui qui les habite un réconfort et une assurance, c'est se découvrir sans point de repère dans un vide qui donne le vertige. Car l'on n'est pas moins « perdu » dans l'espace qu'on ne l'est dans le temps. De là l'horreur qu'inspirent à Proust les lieux avec lesquels il ne s'est pas familiarisé : lieux étrangers, impersonnels, indéterminés donc, eux aussi, auxquels nulle habitude ne se raccroche, tels, par exemple, que les chambres d'hôtel. Et de là encore la crainte éprouvée par l'être proustien quand il lui semble, comme dans les jeux de la lanterne magique, que l'espace vacille et que par une brusque métamorphose un autre lieu se substitue à celui qu'il croyait fixe et stable : « On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où l'on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, garce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre... Je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de "chalet". » Menacé donc grandement par les vacillations d'un espace non fixable ni localisable il importe beaucoup au personnage proustien de consolider les lieux. |Mais comment le faire ? Un moyen de stabiliser l'espace est d'y associer l'image de personnes déterminées. Dans le roman de Proust, presque chaque personnage se trouve ainsi lié au paysage sur le fond duquel il est apparu pour la première fois. C'est le cas pour Gilberte, pour Saint-Loup, pour Charlus, pour Albertine. Comme dans l'opéra wagnérien, où chaque protagoniste est toujours accompagné par le leitmotiv qui l'a introduit dans le drame, ainsi chez Proust tout personnage de premier plan s'entoure d'un décor qui, par compensation, reçoit une mrt de sa personnalité et de ses caractéristiques concrètes. De sorte que, les lieux se personnalisent en empruntant leur originalité aux êtres avec lesquels ils se trouvent associés, tout comme les êtres tirent de ces lieux une poésie ou une profondeur supplémentaires, disons une dimension de plus. Les lieux n'ont donc nullement chez Proust le caractère abstraitement général de l'espace. Ce sont des entités individuelles, dont l'originalité, inconfondable avec celle d'autres lieux, les met à part et les fait subsister souvent comme en vases clos, Mais si cela est vrai, une nouvelle difficulté se présente. Dans l'univers proustien il y a des lieux privilégiés, Com-bray, Balbec, l'appartement familial, la demeure de Gilberte, etc. Néanmoins ces lieux existent à distance les uns des autres. Ils ne se touchent pas. Ils ne communiquent pas. L'on ne passe pas de l'un à l'autre sans transition., Bref, l'espace proustien est fait de déterminations topologiques qui se situent loin les unes des autres, comme des îles au sein d'un océan, en sorte que^sè trouver dans l'un de ces lieux implique l'impossibilité de se trouver en même temps dans un autre. Qui se trouve du côté de Méséglise ne peut passer directement du côté de Guer-mantes ; qui fréquente le salon Verdurin ne peut sans complications sociales, qui rendent cette solution impossible, fréquenter la haute société. Les lieux, aussi bien que les groupes sociaux auxquels ils donnent asile, sont donc réciproquement exclusifs. Des uns aux autres il est très difficile de se transférer. Ces exclusions réciproques ont des conséquences sé-rieuses. Ce ne sont pas seulement les lieux qui risquent de ne pouvoir communiquer, ce sont les êtres humaiûs. Le monde de Proust se révèle comme composé d'une pluralité plus oujnoins déterminée de sites, entre lesquels il y a des lacunesj'comme il en va pour une collection de photographies a une même personne ou d'un même groupe, avec lesquelles il est malaisé de se faire une idée de l'ensemble permanent de ce groupe ou de l'unité de cette existence individuelle. Tout se fractionne irrégulièrement dans le monde de Proust, tout devient semblable à ces univers de peintres (Elstir, VermeeR), qu'on ne possède pas dans l'unité d'un seul paysage, mais dans une pluralité de morceaux disjoints, qui sont les tableaux qu'ils ont peints. Entre ces morceaux il y a toujours un hiatus ou un vide. Au fond, il n'y a rien de plus tragique chez Proust que le sentiment du temps négateur et de l'espace séparateur, qui sans cesse au cours du roman se manifeste entre les moments, entre les lieux, entre les êtres. Un exemple frappant en est la conversation téléphonique entre le personnage central et sa grand-mère. A peine à travers les espaces qui séparent Paris de Doncières la voix de la grand-mère se fait-elle entendre à celui qui se désole de se trouver loin d'elle, que la présence de cette voix désincarnée devient le symbole même de l'absence : signe non pas seulement de l'éloignement géographique, mais d'un autre et plus définitif éloignement, celui de la mort. La mort est partout présente dans l'univers de Proust. On la perçoit par tous les trous dont l'ouvre se trouve volontairement criblée. L'impossibilité d'être partout à la fois, le manque d'ubiquité apparaissent à Proust comme la preuve la plus évidente de la mortalité de l'homme. Puisque la séparation est chose si grave, comment y remédier ? Le moyen le plus évident est le mouvement local; Le déplacement de nos corps, celui des véhicules à l'aide desquels nous franchissons l'espace deviennent une façon de joindre ce qui est séparé. Ainsi les trois clochers de Martinville se muent en un seul dans la perspective, grâce au mouvement de la voiture du Dr Percepied. Ainsi encore par un prodige plus surprenant, la rapidité de l'automobile permet d'unir dans un même après-midi d'excursion le côté de Guermantes et celui de Méséglise, j usqu'alors irrémédiablement isolés dans des journées différentes. Mais si le mouvement local rapproche, il désunit aussi, puisqu'il multiplie les points de vue. Si l'on suit un être dans le mouvement qui l'emporte, l'on voit se profiler, l'une après l'autre, toute une série de versions successives de cet être qu'on a le plus grand mal à coordonner. C'est l'aventure du héros avec Albertine : Albertine inépuisablement différente d'elle-même et finissant par s'évanouir dans la variété de ses aspects. L'univers proustien, avec ses habitants, ses époques et ses sites, menace de se dissoudre en une multitude de formes détachées, puisque le temps, l'espace et le mouvement, loin d'être des principes d'union, sont ici des facteurs de décomposition et de division. Aiors, que faire ?, Une seule solution se présente. Elle consiste à accepter cette parcellisation des. éléments composants comme le seul moyen grâce auquel une nouvelle recomposition devient possible : non plus une continuité de type bergsonien, ni une homogénéité d'étendue, mais simplement une juxtaposition d'éléments, qui, bien qu'appartenant à des moments ou à des lieux différents de l'action, seront placés les uns à côté des autres dans la suite du texte, comme unç série de tableaux se rapportant tous à une même histoire; La juxtaposition est une collection de thèmes. Elle triomp"he partout dans l'ouvre prous-tienne. Cela se voit dans des phrases comme celles-ci : « C'était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus d'essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage composite. » Ou bien : « Le visage humain est vraiment comme celui du Dieu d'une théogonie orientale, toute une grappe de visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la fois. » Ainsi encore « une bibliothèque vitrée, dans les carreaux de laquelle se reflètent autant de versions différentes et cependant similaires du soleil couchant ». Ou bien encore la façade illuminée d'un hôtel, à chaque étage duquel il est possible de voir une scène distincte; ou encore la vue cavalière d'une série d'enclos formant quelque part dans la banlieue parisienne un compartimentage de petits jardins : voilà autant d'exemples symboliques de la juxtaposition des lieux dans le monde de Proust. La structure fondamentale en est la mise en place des objets ou des êtres les uns à côté des autres. On peut la comparer, comme Proust le fait lui-même, à l'assemblage de prédelles ou de fresques, à l'aide duquel des peintres comme Giotto ou Benozzo Gozzoli s'efforcent de nous montrer sur une même surface, mais divisés en compartiments distincts, les divers aspects d'une même vie, qui, dans leur cas, est presque toujours une vie de saint. C'est pour arriver à cette vision multiple et cependant une que tout se trouve agencé dans le roman prous-tien. Vision multiple et une, composition en juxtaposition et en compartimentage, qui est celle de la somme que constitue l'ouvrage, et dont les quadrillages cités plus haut donnent en petit une représentation symbolique. III Nous venons de voir que le roman proustien est une recherche, d'abord du temps jadis vécu, ensuite des lieux jadis connus. Dans un cas comme dans l'autre, la perspective est une rétrospective. Le récit avance mais à reculons. Ce qui se découvre au regard, c'est, comme au voyageur qui se retourne et regarde en arrière, un pays déjà parcouru dont il distingue de loin les paysages juxtaposés. N'oublions pas cependant qu'à cette rétrospective est nécessairement associée une prospective. Si le roman de Proust a pour objet la recherche du temps passé, cette recherche est entreprise, ou, plus précisément, elle est présentée comme de vant être entreprise, par quelqu'un qui, dans la contemplation de ce passé, trouve la matière de son activité à venir. Comme on l'a déjà maintes fois fait observer, La Recherche du temps perdu est en effet l'histoire d'un être qui est en quête de moyens grâce auxquels il pourra finalement réaliser sa vocation. Rien de moins rétrospectif qu'une pareille quête. Comme Wilhelm Meister ou David Copperfield, comme Le Rouge et le Noir ou L'Education sentimentale, La Recherche est bien ce qu'on appelle en français un « roman d'apprentissage » et en allemand un Bildungs-roman. Un être non encore entièrement formé se trouve confronté avec les problèmes de son développement. C'est en les affrontant qu'il les résoudra. Il a devant lui son avenir, et c'est vers cet avenir qu'il avance en le déterminant peu à peu grâce à une série d'expériences. Telle est, comme nous savons, une des grandes formules du roman européen. Telle est, en dépit des apparences, la formule même du roman proustien, beaucoup plus traditionnel qu'il ne semble à première vue. Car, dès l'abord, que nous annonce-t-il, ce roman, que nous laisse-t-il pressentir ? Que partout autour de nous, dans les êtres, dans les choses, et même au fond de nous, dans la partie la plus obscure de nous-mêmes, il y a un secret que nous avons à deviner, un but que nous avons à viser. Le héros proustien n'est nullement, quoi qu'on dise, quelqu'un qui commence par regarder en arrière. C'est au contraire quelqu'un qui commence par porter le regard vers quelque objet qui s'offre à lui en avant. En avant, c'est-à-dire devant lui, au-dehors, au-delà, de l'autre côté du mur qui sépare l'intériorité de l'extériorité, tout comme dans VInfinito, le célèbre poème de Leopardi; mais qui regarde aussi devant lui, en ce sens que l'objet désiré ou, plus exactement, recherché, se situe de l'autre côté, au seuil du futur; comme s'il n'y avait possibilité de lire son secret qu'en quittant le moment actuel et en pénétrant dans un autre monde, encore inconnu et réservé, qui serait celui de l'avenir. Cela est tellement vrai que, même au moment où le personnage proustien, grâce au miracle de la fameuse madeleine, est sur le point de retrouver son enfance perdue, ce souvenir ne lui apparaît pas comme une rétrospection mais comme un pressentiment : « Il est, dit expressément Proust, en face de quelque chose qui n'est pas encore. » Ce qui n'est plus s'est mué en un « pas encore ». Le déterminé s'est mué en un indéterminé. Cette vague prospectivité, ce futur encore confus, se dégageant du passé mais sans pouvoir livrer encore toute sa forme, ne l'avons-nous pas perçu déjà presque en chacun des exemples que nous croyions simplement destinés à illustrer la rétrospectivité proustienne ? Ainsi les souvenirs déclenchés par le phénomène de la madeleine, c'est du passé. Nul doute qu'ils ne viennent d'une région antérieure profonde qui s'était à demi effacée dans notre esprit; mais c'est en avant qu'ils viennent se poser et miroiter, c'est en avant que l'esprit s'élance pour retrouver et animer de nouveau les sentiments dont il se trouvait jadis déjà animé. Et de même, les clochers de Martinville, que sont-ils, excepté certains points de repère situés dans la distance et dont le voyageur se rapproche grâce à un mouvement qui à la fois franchit l'espace et va du présent au futur ? Tout comme enfin les arbres d'Hudimesnil, loin de laisser voir aussitôt la clef de leur secret, semblent en réserver la révélation à celui-là seul qui, passant outre aux insuffisances et limitations du moment actuel, osera dans le futur pousser jusqu'au bout ses investigations : « De ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus en avant dans la direction des arbres. » Soyons sûrs que la direction des arbres, c'est la direction dans laquelle s'engage l'esprit qui se donne une fin ou une intention déterminée. Bondir, c'est ici se jeter en avant pour trouver, au-delà du présent, la solution du mystère qui nous attire et nous met peut-être en branle. Tout le mouvement de l'esprit est celui qui va de l'indétermination à la détermination. Bref, l'expérience de la madeleine, celle d'Hudimesnil et de Martinville, celle encore du Septuor et du pavé inégal dans la cour de l'Hôtel de Guermantes, toutes ces impressions éprouvées à intervalles éloignés et qui semblaient d'abord vaguement orienter l'esprit vers des temps révolus, se révèlent être en fin de compte des thèmes orientés vers le futur, ou, dans les termes mêmes de Proust, des « amorces pour la construction d'une vie véritable ». Or, cette vie véritable n'est ni passée, ni présente, elle est la vie future de celui qui est le sujet de ces impressions. D'impression en impression, de rétrospection même en rétrospection, le personnage proustien progresse vers son propre avenir. Sans cesse, ce qu'il éprouve et dont, de prime abord, il ne comprend qu'imparfaitement la profondeur, le renvoie à une époque ultérieure de sa vie où finalement une pleine compréhension sous la forme d'une « illumination rétrospective » aura lieu. Partout l'auteur renvoie expressément le lecteur à un autre temps, un temps futur, où l'entière signification de l'épisode lui deviendra enfin nettement apparente : « On verra plus tard, dit-il, on saura dans la suite... » Ainsi le roman reste ouvert. S'il retourne au passé, c'est pour que s'en dégage l'avenir. Cet avenir, c'est l'avenir du héros, de celui qui fait l'apprentissage de la vie; mais c'est aussi l'avenir du roman, ne cessant d'avancer vers sa synthèse finale. Un jeune homme sent en lui, d'abord de façon incertaine et intermittente, une vocation d'écrivain, qu'il ne sait comment réaliser. Il se décourage. Chacune de ses expériences semble aboutir à un échec, car chacune d'elles est une impression qu'il est incapable de transformer en expression, et qui reste donc informe, prête à aller s'engloutir, après tant d'autres, dans l'oubli du « temps perdu ». Mais cet oubli n'est pas fatal, les impressions inexprimées se retrouvent, prennent forme, la mémoire les y aide, les détails se précisent, et il devient dès lors possible de les métamorphoser en pensées claires, en lois psychologiques, en paroles, en une ouvre d'art. Or cette dernière transformation n'apparaît comme réalisable qu'au moment où l'ouvre acquiert sa forme et sa fin; transformation finale qui n'apparaît, au moment où l'ouvre se termine, que dans les dernières pages, quand le héros prend la résolution de commencer une autre ouvre, son ouvre à lui. En sorte que, par-delà l'ouvre écrite de Proust, se laisse entrevoir une autre ouvre qui ne peut être, dans un sens, qu'une reprise de la première. La perspective ouverte sur l'avenir ne se limite donc pas aux pages finales. L'élan prospectif ne se fige pas. C'est ce qu'il était absolument nécessaire de faire remarquer pour contrebalancer l'effet produit par l'indéniable orientation rétrospective qui, par ailleurs, fait de ce roman le plus grand roman du souvenir. Roman du souvenir, oui, il est cela, mais aussi roman du désir anticipa-teur et créateur, qui, par-delà les délais, les atermoiements, les digressions et les défaites, permet à ce roman et à celui qui l'écrit de faire apparaître dans l'avenir l'image achevée de ce qu'il médite. Roman de celui qui rêve d'écrire un roman, et qui, en l'écrivant, se détachera du passé pour fonder l'avenir. A la recherche du temps perdu est l'histoire d'un être qui consacre son existence à retrouver le temps perdu, et qui, en le retrouvant, en le prolongeant, en l'amenant au-delà de lui-même, trouve du même coup le véritable sens du temps, l'irrésistible mouvement prospectif de la durée humaine. « L'organisation de ma mémoire de mes préoccupations, dit Proust, était liée à mon ouvre, peut-être parce que... l'idée de mon ouvre était dans ma tête toujours la même en perpétuel devenir. » Ce qui apparaît donc comme la dominante de la recherche proustienne, c'est la poussée transformatrice d'une pensée où l'avenir, sans relâche, reprend, précise et donne la plénitude de son sens au passé. Aussi peut-on dire de l'ouvre littéraire de Proust ce que lui-même disait de l'ouvre musicale de Wagner, qu'elle est composée de « thèmes insistants et fugaces qui ne s'éloignent que pour revenir ». Mais ce n'est pas encore assez dire. Ce qui « revient », ce qui recommence de vivre, ce ne sont pas seulement les événements et les personnages, c'est la totalité du roman lui-même qui, une fois qu'il s'achève, s'achève sur l'ouverture d'une autre ouvre, non encore écrite, mais prête à naître, à re-naître, et qui ne peut être que la reprise totale de l'ouvre déjà écrite. C'est un récit qui recommence, tel qu'il est, mais tel encore qu'il projette d'être. Tel est le roman proustien, fait, non seulement de phrases types, de thèmes réitérés, mais aussi, encore plus, de ce qu'il ne cesse pas de révéler de lui-même dans l'avenir. PROUST : TEXTES Je ne savais même pas au premier instant qui j'étais ; j'avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l'existence, comme il peut frémir au fond d'un animal. J'étais plus dénué que l'homme des cavernes. ... (une angoissE) vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d'un sentiment, le lendemain d'un autre. Pendant un instant, je fus comme ces dormeurs qui en s'éveillant dans la nuit ne savent pas où ils sont essaient d'orienter leur corps pour prendre conscience du lieu où ils se trouvent, ne sachant dans quel lit, dans quelle maison, dans quel lieu de la terre, dans quelle année de leur vie ils se trouvent. Je me trouvais en pays inconnu. Où le situer ? Toujours est-il que, quand je m'éveillais sans savoir où j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité. N'ayant plus d'univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m'entouraient, ... j'étais seul, j'avais envie de mourir. On n'est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi ? ... Une vision douteuse et à chaque minute anéantie pour l'oubli. |
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