Essais littéraire |
De l'esprit décadent au mouvement symboliste Nous avons suggéré qu'A rebours, de Huysmans, et son héros des Esseintes donnaient une idée assez fidèle de ce qu'on a nommé dès cette époque « l'esprit décadent ». Cet esprit s'affirme en réaction contre un mode de vie bourgeois, conformiste et satisfait, mais aussi contre le positivisme et le scientisme, qui se sont imposés jusque dans les lettres et les arts. Sur le premier point, on comprend qu'il y ait eu continuité entre Naturalistes et décadents et que leurs combats se soient même parfois confondus (même si Zola, dès ses premiers succès, succombe aux goûts bourgeois et à l'appétit des honneurs...). Une ligne de fracture plus nette se dessine à propos de l'attitude que doivent adopter les artistes face à la science. La prédilection accordée aux subtilités du moi plutôt qu'aux lois qui régissent la société commande le choix des sujets, mais aussi du type de langage : l'individu affirme au mieux sa singularité grâce à des raretés de vocabulaire et à des recherches de /style. Inventeur du pharmacien Homais, imbécile épanoui dans sa foi en la science et grand consommateur de clichés, Flaubert est mort avant que ne fleurisse l'esprit décadent; mais, l'eût-il connu qu'il n'en eût pas participé parce qu'il aimait les ouvres d'art qui «sentent la sueur» et s'inspirent de la réalité, même si, comme il l'écrit à Tourgueniev, celle-ci n'est pour lui qu'un «tremplin». Barbey d'Aurevilly, en revanche, encore qu'il ne soit pas à proprement parler un «décadent», sera considéré comme un maître par la plupart de ceux qui se réclameront de l'esprit de la décadence. «Je suis l'Empire à la fin de la décadence», écrit Verlaine au début de «Langueur» (Jadis et naguèrE), en 1883, un an avant la publication d',4 rebours, où des Esseintes cultive les « ouvrages latins », non ceux de Cicéron, de César ou d'Horace, mais «ceux que les intelligences qu'ont domestiquées les déplorables leçons ressassées dans les Sorbonnes désignent sous ce nom générique : "la décadence'" ». C'est bien un « sorbonnard », Désiré Nisard, qui a parlé le premier, en 1834, des «poètes latins de la décadence ». Du moment où une civilisation est décadente, c'est-à-dire qu'elle perd ses valeurs fondatrices, l'individu y est plus libre d'affirmer ses valeurs particulières. En 1892, Le Latin mystique, de Remy de Gourmont (préfacé par HuysmanS), fera écho à cette remise en cause des valeurs consacrées de la latinité, au profit du latin chrétien des moines du Moyen Âge. « Décadent » est aussi le goût de des Esseintes pour Schopenhauer, dont la «théorie du Pessimisme était, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies, des âmes élevées »; nulle trace, chez lui, de croyance en « un Dieu souverainement bon qui protège les chenapans, aide les imbéciles». «Décadente» encore son inclination pour le catholicisme d'un Hello, qui s'est éloigné des sentiers battus de la religion pour se faire «un apôtre vindicatif, orgueilleux, rongé de bile ». Barbey d'Aurevilly l'a bien vu : du désespoir maniéré de des Esseintes au mysticisme, il n'y a qu'un pas, que franchira Huysmans. Parmi les catholiques que leur force de tempérament éloigne de la tradition se détache mieux encore la figure de Léon Bloy (1846-1917), que Barbey compare à Pascal; très autobiographique, son roman Le Désespéré ( 1886) retrace un itinéraire qui mène non au pavillon garni de livres et de fleurs rares où s'est retiré le héros de Huysmans, mais à la Trappe de Soligny. Huysmans et Léon Bloy s'étaient liés d'amitié en 1884; ils se brouillent en 1891, avant que l'inquiétant Durtal de Là-bas ne soit devenu le chrétien d'En route et de L'Oblat. Ainsi l'esprit décadent entretient-il avec le catholicisme des liens étroits, qu'ils soient de soumission mystique ou de rejet violent. Ce catholicisme se fait parfois hautain et dédaigneux, notamment chez Barbey d'Aurevilly. «Les hommes de ce temps liront-ils ce livre, trop pesant pour leurs faibles mains et leurs faibles esprits?», s'interroge celui-ci, en 1884, à propos d'un ouvrage de Léon Bloy. Mais les « décadents » versent aussi volontiers dans l'occultisme, par exemple le curieux Joséphin Péladan (1858-1918), disciple de Barbey d'Aurevilly qui donne une préface à son premier roman. Le Vice suprême (1884). Membre de l'ordre cabalistique des Rose-Croix, Péladan fonde bientôt l'ordre des Rose-Croix catholiques en se proclamant Mage avec le titre de «Sâr». Son talent littéraire autant que ses excentricités mondaines le désignent comme un esprit original. Dans le cycle romanesque inauguré par Le Vice suprême et qui sera intitulé La Décadence latine est définie la théorie de l'androgyne. effort idéal de synthèse des données de nos sens, que nous avons déjà noté au terme d'Axel, de Villiers de l'Isle-Adam, mais qui rattache aussi le Sâr à Balzac : celui-ci avait rêvé ce même idéal dans une étude philosophique intitulée Séraphîta (1836). Péladan place du reste Balzac au même niveau que Homère, Dante et Shakespeare, tandis qu'il n'a pas de mots assez durs pour Zola, « ce pourceau qui est en même temps un âne ». Formation de la doctrine symboliste Par sa haine de Zola Péladan s'apparente aux symbolistes. Les décadents sont souvent issus du naturalisme, quitte à rompre parfois violemment avec lui; les symbolistes se définissent volontiers en opposition avec lui (même si Mallarmé ne reniera jamais son admiration pour ZolA). Malgré la publication du « Manifeste » dei'Jean Moréas dans Le Figaro du 18 septembre 1886,_on ne peut dire que les symbolistes aient élaboré leur doctrine ou leur esthétique à la manière dont les surréalistes, par exemple, le feront une génération et demie après eux. C'est au travers de revues, au hasard d'articles ou de préfaces que se dégage, malaisément, l'effort commun d'un certain nombre d'écrivains pour tendre vers un idéal qu'ils jugent insaisissable par essence. « Le symbolisme est né contre le Parnasse et le réalisme, eux-mêmes dressés contre le romantisme, et d'une part, en matière de sujejg, d'autre part comme revendication de la forme ». résumera Paul Valéry en 1932. Les poètes symbolistes voient toutefois en Vigny et surtout en Baudelaire, qui par sa théorie des « Correspondances » rechercha l'analogie universelle, des modèles ou des intercesseurs. Ils admirent Wagner : celui-ci est mort depuis deux ans quand Edouard Dujardin fonde, en 1885, la Revue wagnérienne, à laquelle collaborent notamment Huysmans et Mallarmé, et qui cesse de paraître au printemps de 1888. Mallarmé, écrit Dujardin. « reconnut dans la musique, et surtout dans la musique wagnérienne, une des voix du mystère qui chantait dans sa grande âme». André Couroy (Wagner et l'esprit romantique, Gallimard, 1965) se montre sceptique sur la nature de cet engouement et ne reconnaît guère le génie de Wagner dans les hommages alambiqués que lui adresse le poète. Péladan ne tentera pas de donner le change sur ses compétences musicales : analysant scène par scène les opéras de Wagner, il cherchera à mettre en valeur l'écrivain, «égal au musicien». Sans doute Wagner plut-il d'autant mieux aux symbolistes qu'il était sifflé par le grand public. Mais ses opéras, nourris de symboles, avaient aussi à leurs yeux le mérite d'unir texte et musique pour approfondir le sens du monde (alors que dans l'opéra italien, le livret se réduit généralement au rôle d'un supporT), renouant ainsi avec les ambitions de poètes romantiques allemands (Novalis, Hôlderlin, HoffmanN) qui élevaient leur art au rang d'une quête mystique. Enfin, en s'éloignant des règles de l'harmonie traditionnelle. Wagner libérait la musique au point de la faire apparaître comme un idéal séduisant pour des écrivains qui, eux-mêmes, cherchaient avant tout la musicalité. Dans un «Avant-dire» au Traité du verbe (1886), de René Ghil, Stéphane Mallarmé exprime l'essentiel (Je la doctrine symboliste : « Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d'attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel [...]. Je dis : une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. » S'écartant des simples fonctions du récit, de la description ou de l'enseignement, le dire retrouve, chez le poète, sa virtualité, le vers redonne aux mots leur nouveauté et une vertu incantatoire. La vérité à laquelle tend la parole du poète dépasse l'ordre du sensible et de l'intelligible; le Livre idéal transcende le monde. À cette ambition "doit correspondre un désir de renouveler les moyens d'expression : le «vers libre» rompt avec la régularité de l'alexandrin en usage chez les Parnassiens, il épouse mieux les mouvements de l'âme et répond plus souplement à l'individualité du poète. Le renouveau de la poésie Rimbaud, voyant repenti De nos trois grands poètes de la fin du siècle (Rimbaud, Mallarmé, VerlainE), Arthur Rimbaud (1854-1891) naquit le dernier, mais il fut le premier à renoncer à écrire. À 21 ans, il a composé l'essentiel de son ouvre. Les Illuminations ne paraissent qu'en 1886, année de naissance de ce qu'il est convenu d'appeler le mouvement symboliste. Mais le sonnet des « Voyelles » (1872) pourra paraître rétrospectivement d'inspiration symboliste, au même titre que le sonnet des « Correspondances » de Baudelaire. En discutant le choix de la symbolique des couleurs par Rimbaud, non le principe qui l'inspire, René Ghil confère du sérieux à une démarche qui aurait pu sembler plutôt ludique. . A Charleville, où il est né, Rimbaud a composé des poèmes d'inspiration parnassienne, puis tenté des fugues qui lui ont valu ses premiers démêlés avec la police. Aussitôt après la Commune, en faveur de laquelle il s'enflamme, il envoie à son professeur Georges Izambard et au jeune poète Paul Demeny, les 13 et 15 mai 1871, deux lettres-programmes : « Je est un autre. » « Tant pis pour le bois qui se trouve violon », commente-t-il dans la première lettre, et dans la seconde : « Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. » C'est l'affirmation de l'inspiration, qui dépossède le poète de tout pouvoir sur son écriture. Mais cette inspiration se conquiert : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Au reste, la lettre à Demeny confirme que le sonnet des « Voyelles », composé quelques mois plus tard, ne relève pas d'un jeu gratuit, car Rimbaud soulève dès à présent la question de l'adéquation des mots à la nature des choses (problème du cratylisme, déjà posé par PlatoN) et, faisant référence aux parfums, aux couleurs et aux sons évoqués par Baudelaire dans le deuxième quatrain de « Correspondances », il signifie que la langue doit être pour le poète le moyen de définir « la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle ». Loin de la conception de l'Art pour l'Art, qui rangeait l'artiste à l'écart de la société, Rimbaud considère le poète comme un « multiplicateur de progrès ». On pouvait juger ambiguë la position de Baudelaire, prêtant au poète un rôle messianique égal à celui du prêtre ou du soldat, mais raillant les idéologies de progrès, et aussi rebelle que Théophile Gautier à l'idée que la poésie peut avoir un autre but qu'elle-même; l'engagement de Baudelaire dans la révolution de 1848 relevait, du reste, d'une humeur passagère. Aussi jeune soit-il, Rimbaud s'engage avec une vraie conviction en faveur de la Commune. La poésie, à ses yeux, n'est certes pas «utile» (au sens bourgeois du termE), mais elle doit, suivant son expression, « changer la vie ». . « Le Bateau ivre » (août 1871) est sans doute le dernier poème que Rimbaud ait composé à Charleville. Faut-il le lire comme un pastiche des Parnassiens (Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, Gallimard, 1952-1954)? Un écho des désenchantements d'un poète déjà revenu de ses tentations de « voyant » (E. NouleT)? Alors que le bois se fait violon (lettre à IzambarD), voici que le poète se fait bois, car il est lui-même le bateau ivre. En souhaitant retourner à «la flache noire et froide », le bateau décrit en somme un trajet inverse de celui de Baudelaire dans « Le Voyage ». Pourtant, celui, « frêle comme un papillon de mai », que lâche un enfant sur l'eau noire de la flache n'invite-t-il pas à un autre départ, non plus vers ces lieux exotiques qu'affectionnait effectivement la poésie du Pâmasse, mais vers une expérience plus intérieure, où on ne s'aventure qu'avec l'espérance et le tremblement de l'enfance? Rimbaud envoie son «Bateau ivre» à Verlaine. Celui-ci, enthousiasmé, l'invite à le rejoindre à Paris. Rimbaud y arrive à la fin de septembre 1871 et s'installe chez Verlaine et sa femme. Les deux poètes vont vivre dès lors dans une intimité souvent orageuse, ils voyagent en Belgique et en Angleterre, souffrent du manque d'argent. Un jour de juillet 1873, Verlaine tire un coup de revolver sur son ami, le blessant légèrement au poignet. C'est vers la fin de leur liaison que Rimbaud écrit un court recueil de vers et de proses qu'on appellera faute de mieux une confession poétique : Une saison en enfer. Le « cher Satan » auquel il s'adresse et qui, comme tous ceux qu'on baptisera «symbolistes», aime chez l'écrivain «l'absence des facultés descriptives ou instructives», est assurément Verlaine. « On ne part pas » : le retour à une réalité sordide après d'inutiles voyages dans l'espace ou dans l'imagination semble faire écho à la fin du « Bateau ivre ». Mais d'un texte à l'autre, Rimbaud a vécu deux années dans le péché (« l'enfer de la caresse »). Aussi serait-on tenté de donner une interprétation chrétienne à ce retour de l'enfer, si le dernier fragment de la Saison... (« Adieu »), excluant tout cantique, n'exprimait plus largement une conversion à la vérité, loin des « mendiants », « brigands », « amis de la mort », « arriérés de toutes sortes' ». clairement identifiables aux « prêtres » de l'antépénultième fragment («L'Eclair»). Peut-être «Alchimie du verbe» pouvait-elle se lire, auparavant, comme un adieu à la littérature : suivant à la lettre le conseil qu'il avait donné au poète de consentir à un dérèglement de tous les sens, Rimbaud paraît avoir senti sa raison ébranlée. . On ignore à quel stade de composition en sont les illuminations à l'époque où il rédige Une saison en enfer. L'ordre même dans lequel sont placées les pièces de ce recueil de prose poétique paraît arbitraire. La solution du problème éclairerait évidemment l'éventuel adieu à la littérature d'Une saison en enfer: jusqu'à quel point peut-on penser que Rimbaud est revenu sur cet adieu? N'aurait-il dit adieu qu'à une certaine forme de littérature? Si l'on admet, suivant un témoignage de Verlaine, que le recueil a été entièrement composé entre 1873 et 1875 et qu'« Illuminations » est tout bonnement le mot anglais qui signifie « gravures colorées », on ne peut prétendre que Rimbaud enfreint vraiment sa décision de retourner à la sagesse. Le plus probable (hypothèse de Suzanne Bernard dans son édition des Ouvres de Rimbaud, Classiques GamieR) est que la diversité des pièces des Illuminations reflète une composition assez étalée dans le temps. Rapprochant l'écriture des Illuminations de la technique des peintres impressionnistes, S. Bernard montre en outre comment «l'esthétique de Rimbaud tend à débarrasser l'art et l'esprit des limitations imposées tant par le conceptualisme que par la réalité matérielle ». La vision, atomisée, se reconstitue suivant ce que Rimbaud nomme l'« impulsion créatrice ». Ainsi l'acte poétique qui pourrait passer pour un acte de virtuosité pure conduit-il en réalité le lecteur à une nouvelle vision du monde. «J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal» («Mauvais sang». Une saison en enfeR). Quel rapport entre l'ouvre poétique de Rimbaud, composée en l'espace de trois ou quatre années à peine, et les aventures qui le mènent ensuite à Batavia, Hambourg, Aden, au Harar? S'il fit commerce d'or, au Harar, il ne s'y enrichit guère. Quant à devenir brutal... Il est vrai qu'il vendit aussi des fusils et songea même à faire commerce d'esclaves. On aimerait croire qu'il accomplit à partir de 1875 les voyages fabuleux racontés quatre ans plus tôt dans «Le Bateau ivre». La réalité est plus prosaïque. Le 10 novembre 1891, âgé de 37 ans, l'«homme aux semelles de vent» (comme l'avait surnommé VerlainE) meurt à Marseille, victime d'une tumeur au genou, après avoir subi l'amputation d'une jambe. Bien des poètes sont morts « maudits », avant que la société n'ait reconnu leur génie. Rimbaud s'est révolté contre la société avant qu'elle ait eu le temps de lui manifester de l'ingratitude. On peut même penser que les milieux littéraires lui auraient fait fête quand ont été publiées, en 1886, les Illuminations; mais il avait préféré partir pour des pays lointains et jusque dans l'Ogadine, où aucun Européen, dit-on, ne s'était encore aventuré. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.