Essais littéraire |
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l'époque de Flaubert, de Baudelaire, de Renan, la pensée philosophique la plus authentique qu'ait produite la France semble bien être celle de Ravaisson. Comme les auteurs qui viennent d'être cités, on peut le ranger dans une catégorie d'écrivains qu'on désignerait sous le nom de post-romantiques, c'est-à-dire de ceux qui, apparaissant peu après les premières vagues de la grande diffusion romantique, s'appliquent à ne plus s'abandonner sans réserve à son déferlement, tout en gardant l'essentiel du caractère profond, encore que mal définissable, de ce mouvement, tel qu'il se manifeste à son origine. Leur intention est de parvenir lentement, précautionneusement, par un chemin sans cesse vérifié, aux régions de la conscience claire, sans renoncer néanmoins aux découvertes incomplètes, voilées, confuses, que le génie romantique avait faites dans le domaine de la pensée profonde. Progrès fragiles et douteux de la conscience, dont Léon Brunschwicg a retracé les étapes, et qui trouve son point de départ en France, au début du siècle, dans les analyses introspectives de Maine de Biran; progrès qui, à partir de celui-ci, à travers tout le xrxe siècle, se poursuivra plus ou moins irrégulièrement par l'entremise de quelques philosophes, non nécessairement du premier rang, pour aboutir enfin tardivement, comme on le sait, au grand penseur de la période post-romantique, Henri Bergson. Entre les continuateurs de Biran au cours du xrxe siècle, et l'auteur des Données immédiates de la conscience, il y a une progression lente mais incontestable, qui montre un assouplissement et une clarification de la pensée philosophique. Chez Maine de Biran, la recherche de la connaissance paraissait encore coincée entre deux obscurités fondamentales, l'une comme l'autre presque impénétrables, l'indétermination régnant dans les profondeurs de la vie subconsciente, et celle dissimulant dans son voile les mystères de la vie spirituelle à son plus haut degré. Il fallait donc établir, plus qu'un simple lien, une espèce de courant ininterrompu qui montrerait la pensée se portant par degrés successifs de sa trouble origine jusqu'au point le plus élevé qu'elle pût atteindre. Ce fut sans doute, avant tout, le rôle de Ravaisson dans l'époque qui se situe entre Biran et Bergson. Il est, en effet, par vocation, un clarificateur, un « déterminateur ». Mais cette volonté de dégager, avant tout, la force déterminante que ne cesse d'exercer la pensée, ne se manifeste nullement, dans son esprit, par une brisure, par une séparation radicale de la pensée vis-à-vis de ses obscurs débuts. Celle-ci, issue d'une région première nécessairement indéterminée, ne débouche jamais d'un coup, en pleine clarté. Initialement, il y a la nature, région de l'être enténébrée, dont le propre est bien de nous offrir une version primitive de la réalité. La nature n'est qu'un simple reflet, mais c'est un reflet confus de ce qui est. Ravaisson la compare à une volonté endormie. Ainsi l'espace, diffusion sans forme et sans borne, ne présente encore dans sa généralité aucune sorte de détermination. Extérieurement et intérieurement, le réel, au début, n'offre rien de proprement distinct. Il ne peut être, dit Ravaison, que « la matière d'une connaissance confuse, liée à l'obscure sensation ». Avant le distinct (que cherche à définir la pensée réfléchiE), il faut bien qu'il y ait quelque chose, mais ce quelque chose ne peut être encore que « quelque idée irréfléchie et indistincte ». Ravaisson s'arrête un instant à ce premier état. Il n'est pour lui ni objectif, ni subjectif. Il est les deux ensemble, sorte d'intuition confuse où l'idée n'est pas distinguée de celui qui la pense, non plus que de la forme brute par laquelle il s'efforce de l'exprimer. C'est à ce premier état équivoque de l'activité mentale que Ravaisson un instant se fixe. Il offre pour lui le véritable point de départ des progrès de la vie spirituelle : de l'indéterminé total, inintelligible, enfoui dans son obscurité initiale, émerge un mouvement de la pensée par lequel, celle-ci, complexe, passive, mêlant sujet et objet et les confondant dans le même flux mental, va se dégager avec effort, par un acte de volonté explicite, pour arriver à s'affirmer finalement comme susceptible de connaissance distincte. Le déterminé sort de l'indéterminé. Il en sort par un acte sui generis de la pensée. A la généralité indéterminée de la pensée passive se substitue une énergie spirituelle qui se veut définie. Si elle se détache de l'indéterminé, elle trouve cependant en celui-ci sa source et l'occasion d'y faire un choix. L'indéterminé et le déterminé ne sont donc pas des états de la pensée irrémédiablement séparés. Tout se passe comme si l'un trouvait dans l'autre une issue et un point de départ. RAVAISSON : TEXTES La nature comme conscience obscurcie, volonté endormie. L'espace, diffusion sans forme et sans bornes. Le mouvement comme généralité indéterminée. La « passion », incompatible avec la connaissance distincte, ne peut être que la madère d'une connaissance confuse, liée à l'obscure sensation. Avant l'idée distincte, avant la réflexion, il faut quelque idée irréfléchie et indistincte qui en soit l'occasion... quelque intuition confuse où l'idée n'est pas distinguée du sujet qui la pense... C'est dans le courant non interrompu de la spontanéité involontaire que la volonté arrête des limites et détermine des formes. |
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