Essais littéraire |
Les vingt dernières années ont vu se multiplier les «récits» et « romans » de filiation. On ne s'est pas tout de suite avisé de leur existence spécifique. Tout comme pour Fils de Doubrovsky dont l'intitulé ouvre la voie, il semblait d'abord que le souci de l'ascendance ne fut qu'un élément dans un projet plus vaste d'écriture de soi. La figure des parents apparaît dans Enfance de Nathalie Sarraute, celle la mère dans L'Amant de Marguerite Duras et Alain Robbc-Grillet ouvre en 1985 la série de ses « Romanesques » par un volume où domine la présence paternelle : évoquer l'enfance et la famille dans une autobiographie, quoi de plus naturel effectivement ? La signification de cet infléchissement de l'autobiographie vers le récit de filiation ne sera comprise que plus tard : elle est pourtant manifeste dès 1983-1984, avec la parution de La Place d'Annie Emaux (1983) et des Vies minuscules de Pierre Michon (1984) qui déplacent l'investigation de l'intériorité vers celle de l'antériorité. De l'intériorité à l'antériorité Le premier de ces deux textes transforme radicalement l'ouvre d'Annie Ernaux. Abandonnant le monologue intérieur de ses premiers romans, elle décide d'« écrire au sujet de [son] père, sa vie, et [de] cette distance venue à l'adolescence entre lui et [elle]. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé» (La Place, je soulignE). Écrire la vie de quelqu'un à partir de sa mort n'est certes pas si nouveau: que l'on songe à Mort de quelqu'un de Jules Romains ou à Un mort tout neuf d'Eugène Dabit. Le modèle d'Annie Ernaux serait du reste plutôt celui à?Antoine Bhyé de Paul Nizan : à partir des funérailles de son père et de leur rituel insupportable à ses yeux, le narrateur reconstruit le cours d'une vie de cheminot « traître » à sa classe pour avoir accepté de gravir les échelons professionnels. Ces romans, aujourd'hui un peu oubliés, attirent l'attention sur un point : les personnages qu'ils mettent en scène sont tous d'extraction populaire. Cela se comprend aisément : rien ne témoigne de la vie d'un homme banal. On n'en tient pas registre, ni mémoire. On ne prépare aucune nécrologie d'un homme parmi d'autres : il n'a pas suivi le cursus hono-rum, ni marqué l'Histoire de son passage. Si peu de choses ont constitué sa vie. Et toutes si banales que - et c'est là le second handicap - on croit la connaître sans en rien savoir. Dès lors pourquoi la raconter? 11 n'y a rien à savoir; tout n'est que lieux communs. Or de cela, celui qui reste ne peut se satisfaire. Il sait bien, lui qui a partagé quelques années avec le disparu, que celui-ci a eu des émotions, des sentiments, des désirs, des projets, des échecs ou des frustrations. Dont il est, lui qui reste, l'héritier. Aussi doit-il, à son tour, se situer dans cette histoire dont il est le produit. Dans La Place, quatre éléments décisifs, signes de cette prise de conscience, contribuent ainsi à l'émergence d'une forme nouvelle : 1. Le récit de l'autre - le père, la mère ou tel aïeul - est le détour nécessaire pour parvenir à soi, pour se comprendre dans cet héritage: le récit de filiation est un substitut de l'autobiographie. À la fin de son livre, Annie Ernaux écrit: «J'ai fini de mettre au jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis rentrée. » Elle excède ainsi le modèle de Nizan en ne recourant pas au roman, mais en rapportant à elle-même la conséquence de son récit et en assumant explicitement pour elle-même la « trahison » originelle : «Je hasarde une explication : écrire c'est le dernier recours quand on a trahi » est l'exergue, empruntée à Genêt, qu'elle place à l'orée de son livre. 2. Le texte s'accommode mal du modèle romanesque, et cherche à trouver une forme qui lui soit propre, hors du ttaditionnel cheminement autobiographique : « Par la suite j'ai commencé un roman dont il [son père] était le personnage principal. Sensation de dégoût au milieu du récit. Depuis peu je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de ptendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de "passionnant", ou d"'émouvant". » Cette fotme sera justement celle du récit de filiation qui traite avec le roman par la fiction que parfois il est obligé de construire et avec l'autobiographie par les dimensions factuelle et intime qui sont les siennes, sans jamais s'y résorber pour autant. 3. Le récit de filiation ne se déploie pas selon une linéarité chronologique restituée. // est d'abord un recueil: «Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. » Il est ensuite, par la force des choses, une enquête: nul narrateur ne peut connaître de lui-même des pans de vie dont il ne fut pas le témoin. Il n'en connaît pas non plus les décots ni les mours, lorsque ceux-ci ont changé. Et les pensées, les rêves, les angoisses ou les tourments de l'autre lui demeurent largement étrangers. Au recueil, s'ajoutent ainsi recherches et hypothèses. 4. Enfin ce type de texte pose la question de la langue, non seulement par fidélité à l'univers familial - l'écriture « plate» -, mais aussi, pour Ernaux, par souci de ne pas faire de l'art avec ce qui n'en est pas: «Naturellement aucun bonheur d'écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues. » Le livre de Pierre Michon est très différent de celui d'Annie Ernaux. À eux deux, ils dessinent l'empan du récit de filiation. Vies minuscules se propose dès l'ouverture de constituer la «genèse» du sujet et de sa vocation : « Avançons dans la genèse de mes prétentions. Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou négrier farouchement taciturne ? ». Pour cela, le narrateur, que l'on s'assure peu à peu être l'auteur, évoque huit «vies» qui ont pu influer sur ses choix. Tous les personnages évoqués ne sont pas issus de la famille: à côté des grands-parents figurent de lointains aïeux, des camarades de collège, un prêtre, un voisin de lit à l'hôpital... Certains ne furent même pas rencontrés, leur histoire était colportée par les récits familiaux. Mais cous ont d'une façon ou d'une autre profondément marqué le narrateur, ont contribué à ce qu'il est devenu et à la conscience qu'il en a. Car c'est aussi de cela qu'il s'agit, dans le livre d'Emaux comme dans celui de Michon : savoir qui on est en interrogeant ce dont on hérite. Le milieu dont Michon est issu est, lui aussi, provincial (la Creuse contre la Normandie pour ErnauX), et de modeste extraction (des paysans pour Michon, de petits épiciers pour ErnauX) - comme l'affiche explicitement le titre de l'ouvrage : vies « minuscules». Mais les désirs dont ces gens ont été traversés, peut-on les dire «minuscules»? de quel droit, au nom de quelle échelle de valeurs? Bien au contraire, ce sont des désirs qui les dépassent, dont ils n'ont peut-être même pas pris la mesure, et qui les abattent plus qu'ils ne les exhaussent. Un personnage découvre-t-il le français à l'école élémentaire, et avec lui une langue coextensive à l'univers, quand son patois ne nomme que les choses d'ici, et l'auteur explique que la conquête de la langue est ouverture sur le monde, mais aussi école de frustration : Bien des années plus tôt, les parents de ma grand-mère avaient demandé que l'assistance publique leur confiât un orphelin pour les aider dans les travaux de la ferme, comme cela se pratiquait couramment alors, en ce temps où n'avait pas été élaborée la mystification complaisante et retorse qui, sous couvert de protéget l'enfant, tend à ses parents un miroir flatteur, édulcoré, somptuaire; il suffisait alors que l'enfant mangeât, couchât sous un toit, s'instruisît au contact de ses aînés des quelques gestes nécessaires à cène survie dont il ferait une vie; on supposait pour le reste que l'âge tendre suppléait à la tendresse, palliait le froid, la peine et les durs travaux qu'adoucissaient les galettes de sarrasin, la beauté des soirs, l'air bon comme le pain. On leur envoya André Dufourneau. Je me plais à croire qu'il arriva un soir d'octobre ou de décembre, trempé de pluie ou les oreilles rou-gies dans le gel vif; pour la première fois ses pieds frappèrent ce chemin que plus jamais ils ne frapperont; il regarda l'arbre, l'étable, la façon dont l'horizon d'ici découpait le ciel, la porte; il regarda les visages nouveaux sous la lampe, sutpris ou émus, souriants ou indifférents ; il eut une pensée que nous ne connaîtrons pas. Il s'assit et mangea la soupe. Il resta dix ans. Ma grand-mère, qui s'est mariée en 1910, était encore fille. Elle s'attacha à l'enfant, qu'elle entoura assurément de cette fine gentillesse que je lui ai connue, et dont elle tempêta la bonhomie brutale des hommes qu'il accompagnait aux champs. Il ne connaissait ni ne connut jamais l'école. Elle lui apprit à liie, à écrire. (J'imagine un soir d'hiver; une paysanne jeunette en robe noire fait grincet la porte du buffet, en sort un petit cahiet petché tout en haut, « le cahier d'André », s'assied près de l'enfant qui s'est lavé les mains. Parmi les palabres patoises, une voix s'anoblit, se pose un ton plus haut, s'efforce en des sonorités plus riches d'épouser la langue aux plus riches mots. L'enfant écoute, répète craintivement d'abord, puis avec complaisance. Il ne sait pas encote qu'à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer derechef, la Belle langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur. Il cesse d'appartenir à l'instant, le sel des heures se dilue, et dans l'agonie du passé qui toujours commence, l'avenir se lève et aussitôt se met à courir. Le vent bat la fenêtre d'un rameau décharné de glycine; le regard effrayé de l'enfant erre sur une carte de géographie.) 11 n'était pas dépourvu d'intelligence, sans doute disait-on qu'il « apprenait vite» ; et, avec le bon sens lucide et intimidé des paysans de jadis qui rapportaient les hiérarchies intellectuelles aux hiétarchies sociales, mes aïeux, sur de vagues indices, élaborèrent pour rendre compte de ces qualités incongtues chez un enfant de sa condition une fiction plus conforme à ce qu'ils tenaient pour le vrai : Dufourneau devint le fils naturel d'un hobereau local, et tout rentra dans l'ordre. Pierre MICHON, Vies minuscules © éd. Gallimard, 1984, p. 14-16. La langue de Michon n'est certes pas la même que celle d'Ernaux. Elle est plus riche, plus élaborée, mais toujours inquiète cependant de la distance qu'elle prend avec le milieu d'origine : à la fin de son livre l'auteur s'interroge : « [...] ce penchant à l'archaïsme, ces passe-droit sentimentaux quand le style n'en peut mais, cette volonté d'euphonie vieillotte, ce n'est pas ainsi que s'expriment les morts quand ils ont des ailes, quand ils reviennent dans le verbe et la lumière. Je tremble qu'ils n'y soient obscurcis davantage». L'entreprise n'est pas sans poser en effet quelque difficulté de poétique, a fortiori lorsque les figures restituées sont issues de classes sociales modestes, provinciales, parfois peu cultivées. En quelle langue le faire? Les écrivains contemporains redécouvrent ici des questions qui furent celles de leurs aînés, notamment à l'époque où se développaient des débats autour de la représentation du peuple dans la littérature, du «populisme» et de la littérature «prolétarienne». Ecrire les « humbles » et les « misérables » avec l'élégance stylistique d'un Victor Hugo ou d'un Jules Romains, n'est-ce pas en trahir la réalité profonde en l'esthétisant ? Faire poésie de ce qui n'est que misère? Mais, à l'inverse, en reprendre le langage, le lexique réduit et déformé, n'est-ce pas prétendre au pittoresque et tomber dans la caricature ? On connaît les tergiversations du XXe siècle à cet égard, et la puissance de ses réussites parfois, lorsque Céline publie Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Rien n'est tranché pour autant, car Céline est un inventeur de langue plus qu'un imitateur des parlers populaires. D'autant que le peuple, lorsqu'il se met à écrire lui-même, le fait souvent dans un français scolaire, celui des dictées et des rédactions de l'école élémentaire. C'est-à-dire dans une langue apprise, qui n'est pas celle de la vie réelle, mais une sorte de code grammatical du «bien dire». La question se complique dans la période contemporaine, car le récit de filiation prétend rétablir un lien perdu, adresser sa restitution à ceux dont il parle. C'est pourquoi Annie Ernaux choisit de respecter la langue qui était la sienne dans sa relation avec ses parents (La PlacE). Choix littérairement très osé: car cette «platitude» pourrait bien passer pour un manque de talent poétique. Et certains n'ont pas manqué de s'en gausser, qui n'avaient rien compris à l'enjeu de l'ouvre. Que l'écrivain décide de ne pas écrire (au sens esthétique de ce moT), cela peut paraître surprenant en effet, de l'ordre d'une mutilation. Et l'on a tôt fait de conclure à l'impuissance stylistique, quand bien même l'auteur - c'est le cas d'Ernaux - avait auparavant fait la démonstration de son talent à cet égard. Il est vrai aussi que ce choix a pu autoriser aussi, chez d'autres écrivains, d'autres platirudes, hélas dépourvues de tout enjeu. Entre ces deux extrêmes figurés par Ernaux et Michon, quantité de positions sont possibles. Dans L'Enterrement (celui d'un ami suicidé, qui ramène le narrateur sur les lieux de son enfancE), François Bon décide de manifester l'écart: «Je retrouvais en un matin toute certe langue (implacable communauté sur soi qu'est le patois d'enfance et la déformation de syntaxe qu'il induiT) ». Lequel s'établit parfois non entre plusieurs « niveaux» de langue mais entre plusieurs langues, lorsque les écrivains sont partagés entre deux cultures linguistiques. Serge Rezvani, par exemple, qui a oublié le russe dans la pension scolaire où sa mère malade l'avait placé, n'a jamais pu communiquer avec cette femme qui ne connaissait pas d'autre langue. Mais si Michon introduit dans Vies minusculesla pluralité des « vies » et une autre façon d'aborder la question de la langue, son livre définit néanmoins les caractéristiques qui consacrent cette forme nouvelle : la conscience d'un héritage ; la tension entre factuel et fictif; le renoncement à la linéarité chronologique au profit du recueil, de l'enquête et du recours à l'hypothèse ; le souci de la question sociale. La dimension sociologique Ernaux et Michon sont, à ce titre, très proches de réflexions qui se déploient dans le champ des sciences humaines. Annie Ernaux se retrouve dans la pensée de Pierre Bourdieu sur les distinctions de classe, les effets de reproduction, la difficulté de s'en arracher, les traces que cela creuse dans un individu. Elle rendra, à sa mort, un vibrant hommage au sociologue. Pierre Michon est plus proche de Michel Foucault : Vies minuscules est en effet imprégné de la Vie des hommes infâmes auxquels Foucault eut le projet de consacrer une recherche et une collection éditoriale. « D'abord c'est, je pense, là que j'ai péché mon titre. Je ne pouvais pas choisir "les vies infimes" puisque c'est trop proche d'infâmes, mais l'adjectif minuscule m'a été en quelque sorte soufflé par Foucault qui l'emploie sans arrêt. C'est un adjectif qu'il adore. J'ai donc pensé que ce serait bien. C'était en plus une sorte d'appel, puisque Foucault a été un des dédicataires secrets des Vies minuscules. » Dans le texte rédigé en prévision de La Vie des hommes infâmes (1977), Michel Foucault cherche à restituer quelque chose de la vie des « gens de peu » : «[...] qu'il s'agisse de personnages ayant existé réellement, que ces existences aient été à la fois obscures et infortunées, qu'elles soient racontées en quelques pages ou mieux en quelques phrases aussi brèves que possible, que ces récits ne constituent pas simplement des anecdotes étranges ou pathétiques mais que d'une manière ou d'une autre [...] ils aient fait réellement partie de l'histoire minuscule de ces existences, de leur malheur, de leur rage ou de leur incertaine folie et que du choc de ces mots et de ces vies naisse pour nous encore un certain effet mêlé de beauté et d'effroi». Presque chacun des termes vaut pour Les Vies minuscules, comme si Pierre Michon n'avait eu de cesse de mettre en littérature ce qui commençait d'être restitué par une certaine saisie de l'histoire, la lecture de Foucault légitime un objet, lui offre une forme, une méthode et une question majeure : « Ni "quasi-" ni "sous-littérature", ce n'est pas même l'ébauche d'un genre : c'est le désordre, le bruit et la peine, le travail du pouvoir sur les vies, et le discours qui en naît», écrit Foucault. Deux livres, quelle que soit leur force, ne suffisent certes pas à déterminer une forme nouvelle. Ils sont loin d'être seuls à se saisir d'une question jamais pensée de la sorte. En témoigne magistralement l'évolution de Claude Simon, dernier prix Nobel de littérature français. Obsédée depuis l'origine (Le Tricheur, 1946) par l'image d'un père absent, son ouvre n'aura jamais abordé cette absence de front, lui préférant ici des transpositions romanesques, là des allusions furtives, ailleurs une évocation oblique par le truchement de cartes postales signées de la main paternelle. Mais, après avoir, dans Les Géorgiques (1981), mis au jour une lointaine ascendance familiale, Simon publie en 1989 L'Acacia. Ce roman s'ouvre sur une errance dans les champs de bataille de 1918, à la recherche d'un corps paternel hâtivement enterré on ne sait où. Cette quête d'une tombe est le premier acte de la reconstitution d'un trajet existentiel qui s'est achevé ainsi. Et le livre ne cesse dès lors d'entremêler et donc, implicitement, de superposer le destin de ce père à celui de son fils, lui-même rescapé par chance des combats de la Seconde Guerre mondiale. L'ouvre de Claude Simon est ainsi un troisième exemple du récit de filiation. Parvenue aujourd'hui, comme on l'a vu, au récit d'enfance (à vrai dire à une enfance sans récit, pure syncope d'images ancienneS) avec Le Tramway, elle est tout entière tournée non vers le devenir d'un sujet, mais vers une ascendance qu'elle commençait d'explorer dès Histoire en 1967 (et aussi plus fictivement, dans L'Herbe, en 1958), et continue d'interroger ensuite, dans Les Géorgiques, L'Acacia et Le Jardin des plantes. Parmi les livres qui contribuèrent à l'extension du récit de filiation, certains connurent même un large succès public, ce qui témoigne de la rencontre entre cette forme littéraire et les questions qui habitent la société contemporaine. Les Champs d'honneur de Jean Rouaud est le rare exemple d'un premier roman qui obtient le prix Concourt, en 1990 (nous reviendrons plus loin sur ce texte qui évoque les grands-parents du narrateur mais aussi son grand-oncle, victime de la Grande GuerrE). La presse du reste n'a pas manqué de situer cet écrivain dans la lignée de Claude Simon, dont il partage la foi dans le « présent de l'écriture», même si leurs styles diffèrent radicalement: «... m'en remettant à l'écriture elle-même, à son cheminement propre, à ses associations étranges au premier abord, mais jamais innocentes». Jean Rouaud ne se tient pas quitte de la filiation avec un seul ouvrage. Plusieurs viennent ensuite qui poursuivent la restitution : notamment Des hommes illustres (1993) qui se consacre plus précisément à la figure paternelle, et Pour vos cadeaux (1998) centré sur la figure maternelle. De façon à la fois amusante et émouvante, un quatrième livre, Sur la scène comme au ciel (1999), envisage la possible «réception» des premiers par les morts eux-mêmes. On semble n'en avoir jamais fini avec l'exploration de l'ascendance : Rouaud comprend qu'il ne pourra jamais sans doute tirer un trait définitif sur ces «histoires de famille» puisque c'est là que s'est construite, presque à son insu, sa vision des êtres et du monde (Llnvention de l'auteur, 2004). Annie Ernaux poursuit son investigation familiale après La Place: elle évoque sa mère dans Une femme, publié en 1988, puis traite d'un épisode familial pénible dans La Honte. En 1997, Je ne suis pas sortie de ma nuit reprend la figure maternelle. Ce creusement sans fin se retrouve aussi dans l'ouvre de Pierre Bergounioux, qui ne cesse d'interroger son enfance et la façon dont elle a été marquée par les deux branches, paternelle et maternelle, de la famille. La Maison rose (1987) s'ouvre sur la description d'une photographie de famille. Tous sont réunis et posent sur l'escalier de la maison, avec « secret, invisible, baignant de haut en bas les corps, les versions étagées du masque : le sang». Le narrateur n'est alors qu'un nourrisson, mais s'inscrit déjà dans la lignée. Et le livre, scandé par les disparitions des uns et des autres, cherchera à remonter le cours de leurs existences. Plusieurs romans et récits suivent, à l'occasion de la disparition du père : L'Orphelin (1992), d'une méditation sur l'héritage des morts, La Toussaint (1994), sur les traits de caractère qui se transmettent de génération en génération : Le Matin des origines (1992), chacune profondément marquée par son environnement géographique, comme le montre Le Chevron (1996). La question de l'héritage Si le texte sur l'ascendance est toujours potentiellement un récit, c'est qu'il interroge une continuité, s'emploie à rétablir un conti-nuum familial. À restituer une expérience dont/e suis le produit. Ernaux termine Une femme par ces mots: «Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. » L'explication de la pulsion biographique que connaît notre époque peut ainsi être comprise dans une formule que Pierre Bergounioux emploie dans La Mort de Brune (1996) : « Si une part de nous-même s'attarde aux heures anciennes, c'est qu'il a dépendu d'elles qu'il y ait d'autres heures, une issue, un avenir qui soit la négation de la peine, du passé, de l'absence en quoi le présent a pu consister. » Le critique Philippe Lejeune soutenait qu'on ne peut se saisir que d'un « passé mort devenu étranger au point de son présent»: toutes ces entreprises montrent au contraire combien c'est toujours le présent qui est concerné, et tente désespérément de se saisir depuis l'évocation d'un passé jamais achevé. Les écrivains recourent d'ailleurs parfois à la même expression métonymique pour exprimer combien les volontés des ascendants ont pesé sur le propre trajet existentiel, celle du costume à endosser, que l'on rencontre dans L'Acacia de Simon et dans L'Orphelin, où Pierre Bergounioux présente une malle pleine d'accoutrements de toute nature censés figurer l'accumulation des désirs paternels auxquels l'enfant devra sacrifier avant (afin?) de devenir enfin lui-même. Dans La Toussaint, l'écrivain radicalise son allégorie : Les morts existent deux fois : dehors, avant et, ensuite, dedans. Peut-être même que leur existence seconde l'emporte en étendue et en vigueur sur la première. Ils s'exaspèrent du commerce étroit, forcé, continuel qu'ils ont, en nous, avec ceux qu'ils fréquentèrent avant, dehors, et qu'ils avaient toujours la ressource de fuir ou d'ignorer. Les plaques de marbre scellées sur les tombes, il serait plus logique, plus conforme à la nature des choses de se les accrocher en sautoir, sur le ventre, et de se promener avec. Un simple coup d'oil indiquerait à qui l'on a affaire, étant entendu que l'enveloppe de peau, c'est comme la dalle de ciment. Il y a plein de gens, les mêmes, dessous. En vérité, ce n'est pas sous le bloc de maçonnerie qu'ils se trouvent. Il n'y a plus rien dans la terre. Elle est paisible, immobile. C'est encore ici qu'ils résident. C'est pour ça qu'on n'arrête pas de s'agiter, à cause de leurs dissensions continuelles, de leur différend ininterrompu. Mais comme on nous a dit qu'ils reposaient en paix, on sera longtemps à comprendre - si toutefois on comprend - que c'est eux et pas nous. On est eux. On risque même de le rester sans soupçonner un seul instant que c'était maintenant, qu'on aurait pu être nous. Je me rappelle, confusément, un grand tumulte. Je suis sûr que c'est comme ça que ça a commencé. Je crois même m'en être étonné. Si confuse qu'ait pu être la mêlée, il y a eu place pour de l'étonnement. Mais comme les réprimandes s'adressaient à ma personne et non pas à tel ou tel dont je m'étonne un peu que celui qui me les adressait ne l'ait identifié, vu que c'est lui-même, à travers moi, qu'il chapitrait, je recommençais l'instant d'après. Ça continuerait, sans doute, si l'agitation, à force, n'était pas devenue importune, odieuse au point qu'il faille essayer d'y remédier. J'aurais préféré qu'un autre s'en charge, avant ou après, plutôt avant, d'ailleurs. Qu'un de ceux que j'ai connus ou quelque inconnu oublié descende en lui-même pour intimer à l'orageuse assemblée dont il était, se savait le siège, l'ordre d'arrêter un peu, de se mettre en rang d'oignons, par ordre d'ancienneté ou bien, d'abord, les enfants puis les femmes et enfin les hommes faits ou encore en fonction de la gravité du préjudice subi et de venir présenter, à haute'et intelligible voix, son grief et sa réclamation. On y aurait vu plus clair. Ce qui restait en souffrance aurait trouvé réparation et, quand celle-ci n'aurait été que partielle, c'aurait été autant de gagné pour les époques ultérieures. Au lieu de quoi personne n'a rien fait. Chacun s'est contenté de ramasser son lot et de le porter, sans y toucher, jusqu'à l'endroit qui lui était assigné, parfois tout près, sans disposer, il est vrai, des délais raisonnables, du loisir qu'il faut pour examiner le contenu de son sac mais parfois assez loin, me semble-t-il, pour avoir tout le temps de desserrer la corde, de plonger le bras dedans et d'en faire l'inventaire. Ce dont ils se souciaient, principalement, c'était de quelques trucs biscornus, encombrants, inutiles comme l'encrier d'étain à angelots et balustrade ou quelques mètres carrés de terrain vague plus ou moins à bâtir alots qu'on devrait pfendre exemple, en cette matière, sur les sauvages. Ils font un tas des boucliets, des belles flèches empoisonnées, des colliers de crocs et de griffes, des outres, parfois même des épouses du défunt et ils y foutent le feu. Comme ça, on ne se retrouverait pas embarrassé de pleins carrons de vieilleries, d'outils cassés, de meubles malcommodes, de livres pleins de sornettes, d'enclos incultes et de tombes que l'herbe et la mousse menacent de submerger. On serait libre. On ferait ce qu'on veut. On s'épargnerait bien des peines stériles et des soins superflus. Pierre Bergou.niouX, La Toussaint© éd. Gallimard, 1994, p. 40-42. Quantité d'autres récits ne font ainsi la biographie du père, de la mère ou d'un ascendant plus lointain, que pour dire, d'une façon ou d'une autre, combien le sujet lui-même hérite de ses ascendants. Au point que souvent l'autobiographie filiale se résume à l'accomplissement d'un trajet induit par la biographie de l'ancêtre. Une discipline, la «psychogénéalogie», que l'on hésite à appeler «scientifique» tant elle semble plus relever de la spéculation intellectuelle que des sciences humaines, s'est ainsi développée depuis un peu plus de dix ans aux confins de la psychanalyse, de la psychologie, de la généalogie et... du « développement personnel ». On y étudie les antécédents familiaux de quelqu'un pour élucider les éléments structurants de son inconscient, éclairer le rôle déterminant de la généalogie dans sa propre logique comportementale. Cette discipline fait feu de tout bois, depuis l'arbre généalogique et ses perturbations jusqu'au retour des prénoms et aux fameux « secrets de famille » (François Vigouroux, Le Secret de famille, 1993 ; Serge Tis-seron, Nos secrets de famille, 1996...). La littérature explore aussi cette voie, concurremment aux productions les plus diverses et hétéroclites auxquelles ces travaux ont donné lieu. Dans Grand-père décédé - stop - viens en uniforme (2001), François Vigouroux se fait, dans un récit de filiation aux confins de la littérature et de l'essai, l'exégète des déterminismes généalogiques de sa propre famille : « Ceci est une histoire vraie. Je la tiens d'une personne que je ne suspecte d'aucun mensonge ni d'aucune dissimulation, et qui ne m'en voudra pas d'étaler sans pudeur au soleil les tripes de ma famille. C'est de moi-même et de ma famille, en effet, qu'il s'agit. » Lui aussi poursuit l'enquête après ce livre, en auscultant le trajet d'un grand-oncle, après celui du grand-père dans Histoire de Maurice B. organiste (2004). Proches à la fois de la psychanalyse et du conte philosophique (dans leur pratique de l'allégoriE), ces textes montrent bien à quel point le sujet contemporain se sent redevable d'un héritage dont il n'a pas véritablement pris la mesure et qu'il s'obstine à évaluer, à comprendre, voire à récuser. C'est une fouille familiale de cette nature qui organise Les morts ne savent rien, de Marie Depussé (2006). Le besoin de comprendre se lie ainsi à une interrogation de l'origine et de la filiation. Absence sans recours ou présence excessive, les figures paternelles et maternelles se dérobent au récit et impriment à la langue même une défiguration telle que l'écriture s'en trouve perturbée, et perturbante. Le sujet contemporain s'appréhende comme celui à qui son passé fait défaut, constat qui invalide la conscience sûre de soi et favorise les égarements identitaires. L'autobiographie, si violemment remise en question ces dernières années, impose, au-delà de l'impossible récit de soi, le nécessaire récit des autres avant soi. Le récit de filiation, qu'il prenne forme autobiographique ou fictive, est donc le mode privilégié d'écriture du sujet : « On est ainsi fait qu'on n'a d'abord la connaissance de rien, pas même de soi. On peut fort bien s'en dispenser. Je regrette d'en avoir été empêché par les circonstances. Mais elles se trouvèrent réunies pour me faire un extrême besoin de savoir, lequel, à son tour, engage à un cheminement prolongé, difficile, dont le terme serait la résolution des énigmes», écrit encore Pierre Bergounioux. Quelles sont ces circonstances ? La plupart procèdent d'un trouble de l'origine ou de la transmission, d'un travestissement de la vérité. Celui, par exemple, qui perturbe des écrivains nés d'une mère trop jeune, et qui cherche, comme celles d'Aragon et d'Apollinaire, à les faire passer pour un « petit frère ». Une telle « fiction familiale », car c'en est une, engendre alors d'autres fictions, plus ou moins romanesques: Une petite femme (1998) de Jean-Marc Robcrts ou Mémoire de M elle (1993) de Michel Chaillou. À côté de ces circonstances rares, d'autres sont plus communes : bien des récits de filiation sont suscités par l'absence ou la mort des ascendants. Absence du père dès l'enfance pour Claude Simon, Pierre Michon, Yves Charnet {Prose du fils, 1993), Marie Nimier (Im Reine du silence, 2004), Clémence Boulouque {Mort d'un silence, 2003) ou Jean-Marc Roberts, de la mère pour Charles Juliet {lambeauX). Mort du père pour Bergounioux, du père puis de la mère pour Ernaux, Rouaud, de la grand-mère pour Eric Laurrent dans À la fin (2004)... Il arrive aussi que ces récits ne puissent déployer leur enquête, que la mort même les retienne dans ses rets. Ils s'emploient alors à la décrire, avec la violence et la déchéance qui l'accompagnent. Nombre de récits de filiation se réduisent alors au recueil des derniers jours, des dernières heures, sans que cette agonie soit forcément le socle à partir duquel édifier la reconstruction de l'existence qui vient de s'éteindre. C'est le cas de Tombeau (1992) de Danièle Basset, du Drap (2002) d'Yves Ravey, de 69 vies de mon père (2006) de Ludovic Degroote, ou de la trilogie de Linda Lé {Les Trois Parques, 1997; Voix, 1998; Lettre morte, 1999). Il faudrait parler ici de «stase» du récit de filiation, livres de deuil qui, faute de parvenir à faire le récit d'une vie, se configurent en récit de mort, de la mort. Il est tout à fait singulier en revanche que, si la mon des ascendants suscite un récit, celle des compagnes ou compagnons donne plutôt lieu à des textes de poésie, et s'inscrivent, même s'ils en diffèrent beaucoup, dans la tradition de l'élégie, comme on le verra plus loin avec les textes de Michel Deguy, de Claude Esteban ou de Jacques Roubaud. Ce partage n'est pas indifférent : d'un ascendant, c'est toujours le trajet que l'on souhaite restituer, même lorsque ce trajet se réduit aux dernières heures. De la personne aimée en revanche, c'est davantage la présence évanouie que le texte tente de dire. S'il connaît une telle effervescence quantitative, c'est que le récit de filiation ne relève pas seulement de projets d'écriture singuliers, liés à quelques écrivains, mais qu'il traduit une nécessité générale propre à notre époque, dont il convient de saisir les raisons profondes. L'Histoire du roman nous a déjà confrontés à de substantielles prédominances thématiques. Georg Lukàcs, et après lui Lucien Goldmann, ont ainsi mis en évidence le goût très affirmé des XVIe et XVIIe siècles pour les fictions picaresques, puis le succès non moins important de la thématique du « parvenu » et de « l'ascension sociale» au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Ces études montrent à chaque fois la forte homologie entre la thématique privilégiée par le roman et la situation du genre lui-même dans le champ culturel. Ainsi, le roman est picaresque lorsque la forme « roman » se cherche encore dans un temps dominé par des formes plus nobles, tragédie, poésie et épopée, légitimées par une tradition dont le roman est dépourvu. De même, le roman du parvenu et de l'ascension sociale (en France, cela va de Marivaux à Mau-passanT) correspond à une période d'affirmation du genre romanesque, lequel conquiert une place dominante et s'approprie au fil des ans les ressources, les pratiques et la place des autres genres (épique à son origine, le roman est ainsi devenu lyrique avec les romantiques, dramatique avec les naturalistes...). Si l'on accepte cette leçon de l'histoire littéraire selon laquelle le roman thématise volontiers dans ses fictions la situation dans laquelle il se trouve, ou croit se trouver, dans le champ culturel: que manifeste la fortune actuelle de la thématique de filiation ? Il semble - et c'est là une spécificité supplémentaire de la littérature présente - que cette thématique est liée à une « crise » particulière de l'écriture. Le présent affronte une remise en question des repères, des valeurs, des références, des discours... Un certain désarroi se.fait jour sous l'effet croisé - et amplifié - des pensées du soupçon et de la faillite historique des idéologies du progrès. La conscience contemporaine a vu les horreurs dont son enthousiasme s'avérait parfois porteur. Les Pères n'apparaissent plus comme les garants d'un système de pensée, mais comme les victimes d'une Histoire qui s'est jouée d'eux. Tout le roman L'Acacia de Claude Simon montre ainsi la dérision d'une vie construite dans la confiance envers les valeurs intellectuelles et sociales, et conduite, par cette confiance même, à la mort absurde sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Dès lors, les figures parentales sont destituées de leur valeur exemplaire. Elles sont des identités mal épanouies, incertaines, inachevées. Une éthique de la restitution Le récit de filiation s'écrit à partir du manque : parents absents, figures mal assurées, transmissions imparfaites, valeurs caduques - tant de choses obèrent le savoir que le passé en est rendu obscur : «Je n'ai gardé de lui que quelques souvenirs, bien peu en vérité. Je me tourne vers ses amis. Ce qu'ils ont dit. Ce qu'ils ont publié», écrit Marie Nimier (La Reine du silencE). Clémence Boulouque, fille d'un juge anti-terroriste suicidé, tente de renouer des racines plus anciennes en lisant le journal d'un grand-père, dans un texte très tenu, aussi rigoureux et pudique que son premier livre (Sujets libres, 2004). Aussi le récit sera-t-il constitué comme une fouille du temps passé, écrit à l'aide d'archives, de documents, de récits reçus. Rue des Archives (1994), tel s'intitule le livre que Michel Del Castillo consacre à sa mère, longtemps après Tanguy (1957), son premier livre déjà hanté par son histoire. C'est que l'archive, en effet, est partout, sous toutes sortes de formes: vieilles boîtes à biscuits regorgeant de lettres et de photographies (chez Rouaud, chez SimoN), objets quelconques qui servent à mieux se représenter ce que fut un père, comme le reconnaît Le Clézio, qui s'emploie « à mieux lire les objets de la vie quotidienne qui ne l'avaient jamais quitté, même pendant sa retraite en France: [...] objets, marqués, cabossés par les cahots, portant la trace des pluies diluviennes et la décoloration particulière du soleil sous l'équateur, des objets dont il avait refusé de se défaire et qui, à ses yeux, valaient mieux que n'importe quel bibelot ou souvenit folklorique» (L'AfricaiN). D'entre tous ces objets, ces documents, la photographie tient une place essentielle, déjà notée à propos de l'autobiographie. C'est qu'elle est devenue, plus que les lentes, la trace majeure d'un passé qu'elle « donne à voir». Bergounioux ouvre La Maison rose sur la description d'une photographie ; dans Mon ami Pierrot (1993), Michel Braudeau rêve devant une photographie à cet enfant que fut son père, déjà présent dans Naissance d'une passion (1985)- Dès lors, il n'est pas étonnant que ces photographies deviennent le support de la remémoration ou de la reconstitution. Mais cela ne suffit pas. Car les récits que l'on échafaude à partir de documents demeurent lacunaires: il faut construire des hypothèses, imaginer. La plupart de ces textes font la part de l'incertain, déploient des conjectures, proposent plusieurs versions possibles d'un même événement. Ils affichent leurs hésitations, quand la littérature des générations antérieures se voulait plus assertive./ Claude Simon, le premier, a ainsi construit ses phrases autour de cette figure de correction que la rhétorique appelle « épanorthose ». Dans Je ne parle pas la langue de mon père (2003), Lcïla Sebbar esquisse sans certitude les fictions de ce qui s'est peut-être passé en Algérie avant l'émigration de son père vers la France; dans L'Orphelin, Pierre Bergounioux suppute les raisons de l'attitude paternelle, si taciturne. Un texte d'Arnaud Cathrine, qui se donne explicitement comme « roman », trouve le titre adéquat pour dire cette recherche: L'Invention du père (1999). Aussi demeurent-ils des récits évocatoires, mais jamais tout à fait avérés, peu sûrs d'eux-mêmes et méfiants à l'égard des modèles romanesques qui pourraient les déformer. C'est aussi pour échapper à cette tentation qu'ils se tiennent le plus souvent au plus près des choses. Le mot de « restitution » est ici précieux. Car il ne dit pas simplement l'effort pour figurer ce qui fut, il dit aussi l'hommage que les écrivains en font à ceux dont ils parlent. Souvent, en effet, le « récit de filiation » est offert, par-delà leur disparition, à ces pères humiliés par l'Histoire. Restituer c'est certes reconstruire, rétablir la mémoire oubliée de ce qui fut, mais c'est aussi' - peut-être surtout - rendre quelque chose à quelqu'un. Par un hasard heureux paraît durant la période contemporaine un livre plus ancien, inachevé et inédit, qui trouve là une place emblématique parmi tant d'autres ouvres qu'il préfigurait sans que nul ne le sache : Le Premier Homme, livre posthume d'Albert Camus (1994). Ce livre d'hommage est offert à une mère illettrée et sourde, privée de tout et d'abord de la possibilité de communiquer, première destinataire de ce livre, sinon de l'ouvre tout entière. Dans la restitution s'inscrit ainsi le geste d'une adresse. François Bon dédie «Aux morts» le dernier chapitre de Temps machine. Pierre Bergounioux confie dans un entretien : « Ce n'est pas à ma seule délivrance que je travaille mais à celle des hommes - et des femmes - à qui j'ai ressemblé, puisqu'ils m'avaient fait, qui furent en moi, que je suis, à qui un déterminisme puissant, écrasant, avait imprimé depuis le fond des âges leurs allures et leurs physionomies, leurs travers et leurs vertus, leur petit horizon, leur étroite vision, leur destin. J'ai tenté de comprendre, de leur tendre par-delà le mur du temps et l'abîme de la tombe, ce reflet fidèle où ils auraient pu se reconnaître et dont ils furent privés. » Souvent ces restitutions se font à la seconde personne : voyage sur la tombe du père, en Algérie, et hommage à la mère dont la vieillesse s'empare, Si près (2007) d'Hélène Cixous s'écrit parfois au vocatif. Charles Juliet adresse à sa mère biologique puis à sa mère adoptive le récit qu'il entreprend de leurs vies volées dans Lambeaux. Il tutoie chacune, lui raconte sa propre vie. Mais les semaines passent, et Antoine qui n'est pas des plus dynamiques, n'a toujours pas trouvé la personne qui pourrait chaque jour passer quelques heures auprès de toi et permettrait que tu quittes ce sinistre hôpital. De jour en jour, ton impatience grandit, s'exacerbe, et ru supportes de plus en plus mal l'existence à laquelle tu es assujettie. Quand vas-tu retrouver ta maison, tes enfants, ton chien et ces chemins sur lesquels tu peux à loisir dialoguer avec toi-même ? Tu vis avec cette obsession, tendue vers cet instant où tu seras à nouveau libre. Ce marin-là, tu es autorisée à te rendre dans une petite cour pour y jeter des détritus. Deux hommes du pavillon voisin sont occupés à peindre des barreaux. En passant derrière eux, tu te saisis d'un pot de peinture et te précipites à l'intérieur du bâtiment. Tu roules en boule un morceau de papier resté au fond du panier, tu le plonges dans le pot, et cédant à une furieuse impulsion, tu écris avec rage sur un mur, sur la porte des surveillantes, du médecin, en grandes lettres noires dégoulinantes, ces mots qui depuis des jours te déchirent la tête je crève parlez-moi parlez-moi si vous trouviez les mots dont j'ai besoin vous me délivreriez de ce qui m étouffe Tes mains. Ta robe. Tu ne peux nier. Ils te donnent des chiffons, du savon, de l'eau, et t'enjoignent de faire disparaître ce qu'ils nomment des barbouillages. Au lieu de les effacer, tu t'appliques à délayer la peinrure et à l'étendre le plus possible. La sanction est immédiate : dix jours de cellule. Dix jours sans revoir le jour. Une paillasse. Ta nourriture non pas servie dans une gamelle, mais jetée à même le sol. Quand tu es de retour parmi les chroniques, ru es brisée. Sur ces entrefaites, la guerre a éclaté. Antoine espace ses visites et l'idée de te faire sortir est abandonnée. Une guerre éclair et la France ne tarde pas à sentir peser sur elle la botte de l'occupant. Très vite celui-ci met en place la politique qui va viser à éliminer ceux qui, selon lui, appartiennent à une sous-humanité. Dans cet hôpital où tu te trouves, la mortalité augmente. Chaque matin, en ouvrant les portes les surveillantes ont un mouvement de recul. Les salles sentent le cadavre. Un de ces matins-là, un jour de juillet - tu viens d'avoir trente-huit ans - on constate ton décès. Tu es morte de faim. Charles JUUET, Lambeaux, © éd. P.O.L, 1995. p. 85-88. Aussi conçoit-on que cette entreprise passe par une écriture du scrupule. Car il ne s'agit pas de parler « à la place de », ni de se proclamer « porte-parole » de générations demeurées silencieuses. L'écriture de la restitution n'avance jamais rien sacs mettre en doute ses propres investigations, elle se méfie des discours ec des concepts, récuse les idées reçues et les vérités les mieux établies. Son souci d'honnêteté se marque aussi dans la spécification de la posture énonciative : on sait le plus souvent qui parle, à partir de quelle position, et selon quel projet. Enfin ces récits n'organisent jamais le passé pour en faire un « modèle », ni pour en tirer quelque « leçon » ou « morale d'action » : le passé ne leur sert pas à décider du présent, juste à refaire le lien, à comprendre aussi, parfois, « comment on en est arrivé là ». Car le geste de restitution se tourne aussi vers les générations présentes pour destiner cette restitution à ceux dont ce n'est pas, dont ce n'est plus, l'Histoire : afin peut-être d'en éveiller le sens des responsabilités. Insistance, extension Dans un tel univers, la question du «genre» se distribue de nouvelle façon. Certes, le «récit de filiation» semble a priori relever d'un entre-deux de la biographie et de l'autobiographie. Autobiographie de mon pire (1987), de Pierre Pachet, joue ainsi de ce titre improbable pour céder dès le second chapitre et sans que le lecteur s'en avise immédiatement, la conduite du récit à un père qui ne l'a jamais écrit. Le récit de filiation est aussi contraint de suppléer au manque d'information par l'exercice de l'imagination, et doit avoir recours à la fiction. Dès lors il est difficile parfois d'établir des distinctions trop nettes. Et, de son côté, la fiction (au sens strict du termE) n'a pas hésité à se saisir de l'importance culturelle de cette question à l'époque contemporaine pour produire des romans sur le mode du récit de filiation. Nous en avons déjà évoqué plusieurs : L'Invention du père (CathrinE) ; Mémoire de Melle (ChailloU)... Parfois l'ambiguïté persiste: Catherine Rey sous-titre L'Ami intime (1994) «récit» et cependant l'identité masculine du narrateur qui accompagne le père dans la mort et s'attache à « résoudre son énigme» laisse entendre qu'il s'agit d'un roman. Les écrivains de la filiation ont eux-mêmes beaucoup contribué à cette confusion des genres : Simon a récusé longtemps la dimension petsonnelle de son écriture; Miette (1995) de Pierre Bergounioux est donné comme roman, même si l'auteui révèle l'inspiration familiale d'un livre qui montre combien la succession des générations est patfois l'occasion d'un basculement culturel ; dans Pour vos cadeaux (1998), Rouaud explique comment la fiction lui a servi à protéger tel ou tel personnage lors des romans antérieurs : « Bien entendu, au moment de présenter cette histoire, bien camouflée dans les plis du roman, vous faites très attention à ne pas froisser la susceptibilité de votre mère. » Et poursuit dans Sur la scène comme au ciel (1999) : «... ce n'est pas d'avoir maquillé Campbon en Random et Piaillé en Riancé qui y changeait grand-chose. Personne ne fut dupe. » Le narrateur de François Vigouroux écrit de même à la troisième personne et renomme « Vingtras » sa propre famille (comme le personnage de L'Enfant de VallèS) : « Pour des raisons littéraires - mais sous lesquelles le sagace lecteur saura sans doute percevoir quelque inquiétude ou quelque réticence maligne ! - j'ai choisi de mettre en scène un double de moi-même qui s'appelle Michel Vingtras. Ce procédé m'a permis d'écrire avec une plus grande liberté cette histoire souvent tragique et de garder la maîtrise d'un récit qui est d'abord fait pour être lu le plus agréablement possible. » Tout le dispositif fictionnel - et la dénomination de « récit» - sont ainsi conçus pour permettre et dissimuler à la fois son essai de psychogénéalogie. Comme si l'auteur faisait sur lui-même l'expérience d'une théorie un peu trop radicale pour être reçue comme telle, et que la fiction l'autorise plus aisément. Entre biographie et roman, Richard Millet ouvre avec La Gloire des Pythre (1985) une suite romanesque que continueront L'Amour des trois sours Piale (1997), Lauve le pur (2000) et d'autres textes, jusqu'à Ma vie parmi Us ombres (2003) dont le titre montre que l'existence même est habitée de ces fictions antérieures. Toute la matière de cette fresque des origines est avérée, mais les détails en sont modifiés, les noms ne sont pas les mêmes, « Viam » en Corrèze devient « Siom » et l'emportement de la langue, qui ne s'interdit ni le lyrisme ni un certain baroque, ouvre parfois le récit à la dramatisation, comme dans Xincipit de La Gloire des Pythre : En mars, ils se mettaient à puer considérablement. Ça sentait bien toujours un peu, selon les jours, lorsque l'hiver semblait céder et que ça se réveillait, se rappelait à nous, d'abord sans qu'on y crût, une vraie douleur, ancienne et insidieuse, que l'on pensait éteinte, qu'on avait fait mine d'oublier et qui revenait, par mesquines bouffées, haïssable comme les vents d'une femme aimée ; et ça poutsuivrait tous ceux qui l'auraient respirée - Chat Blanc plus que les autres, qui sentirait l'odeur douceâtre, un peu sucrée, puis sure, maligne, triomphale et révoltante, longtemps après qu'il aurait quitté la combe natale, à Prunde, sur le bord oriental du haut plateau, dans le temps que le siècle s'achevait, qu'on entrait dans un âge nouveau et que nous étions oubliés sur notre socle de granit, martelés sur la pierre par la misère et par le froid, hors du temps, sinon éternels, non pas en tant qu'individus mais de pète en fils, et du fond des âges, dans la pérennité sonore des patronymes et des prénoms, et d'une fibre et d'un grain aussi puissants que le hêtre, la pierre, l'hiver ou le vent du notd sut la lande. Il sentirait jusqu'à la fin l'odeur des corps que l'on gardait à la mauvaise saison, s'il y avait trop de neige, d'abord dans l'ancien grenier des Gorce, puis dans cette baraque sur pilotis qui ressemblait à un clapier dressé contre le ciel qu'on avait fini par élever derrière chez Niarfeix, à l'entrée d'un grand pré en pente douce qui se redressait à son extrémité en se tordant comme pour ne rien perdre de la lumière, de cette belle et froide lumière du nord-est dont les plus rudes d'entre nous tiraient leurs certitudes. L'odeur, quand elle se réveillait dans d'autres vents que ceux qui tombaient de Gentioux ou du Franc-Alleud, butait d'abord contre la gtange de Niarfeix, et, sans s'attarder à cette basse muraille de pierre grise, s'élevait à la verticale des toits et des pentes de Prunde, fléchissait, planait au-dessus de nos têtes pour retomber, en un vol qui se brise, sombre comme une nuée d'étourneaux, au cour du hameau où les bêtes la respiraient les premières : elles se mettaient à mugir, à souffler, à tirer sur leurs chaînes, à donner des coups de corne ou de sabot, tandis que les chiens cessaient d'aboyer, s'aplatissaient sur la pierre des seuils er regardaient les gens d'un air méfiant, babines étrangement retroussées, yeux luisants. Seule la basse-cour semblait indifférente, et aussi les oiseaux qui la traversaient avec des cris perçants, presque joyeux et insolents, tandis que nous feignions de nous y faite, même si, d'heute en heure, jour après jour, et la nuit, surtout, au redoux, elle nous soulevait toujours mieux le cour, nous coupant l'appétit, nous inclinant à boire, à parler ou à nous taire plus que de raison. Mais alors la raison n'avait plus guère cours ; nous ne pouvions oublier l'odeur ni, avec elle, ceux qui venaient de nous quitter et les autres, ceux qui étaient morts depuis si longtemps qu'il ne leur restait plus que cette puanteur anonyme pour se rappeler aux vivants. La peine était pourtant bien là, la peine de ceux que l'hiver trouvait soudain orphelins, ou veufs, ou esseulés; la peine aussi de ceux qui ne savaient compatit, et qui avaient peur de se tettouver plus tôt qu'ils ne pensaient exposés à leur tour dans la grande lumière des morts, disait le vieux Rebelier qui ne parlait jamais comme tout le monde, et qui se reniflaient pour voir s'ils ne se mettaient pas à puer. Richard Min.ET, La Gloire des Pythre © éd. P.O.I.. 1995, p. 11-13. L'extension du « récit de filiation » donne lieu à des expansions romanesques qui en déforment le modèle initial: dès 1985 paraît avec Le Livre des nuits le début des fictions dynastiques de Sylvie Germain, qui se poursuivent avec Nuit d'Ambre en 1987 et recommencent en 1989 avec Jours de colère. La réalité historique y est dépeinte sous les traits de la légende et du mythe. Les personnages sont fabuleux, démesurés. La langue rejoint parfois, dans sa scansion et ses reprises litaniques, une sorte de cantique ou de verbe inspiré. Reste que le modèle de la filiation est installé et forme comme une colonne vertébrale du roman. Le vaste développement des récits de filiation n'est pas sans conséquences aussi sut d'autres pans de la littérature présente. Les «romans de famille» (on évitera ici le terme de «roman familial» afin de ne pas favoriser de confusion avec ce que la psychanalyse appelle ainsI) se multiplient, qui interrogent la question toujours aiguë des relations humaines. Si un tel « thème» n'est pas bien neuf - on le trouve déjà dans les pièces de Diderot, les romans de Balzac et de Zola, ceux de François Mauriac ou d'Hervé Bazin -, il se trouve relancé par contamination dans les romans tendus et intrigants de Gisèle Fournier ou d'Hélène Lenoir (cf. infia, p. 232). Au risque de la dilution du récit de filiation, ces livres témoignent bel et bien d'une inquiétude qui tourne le sujet vers cet héritage demeuré, comme l'écrit Char, « sans testament ». |
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