Essais littéraire |
La clarté - lucidité et transparence - est une vertu classique ; le baroque cherche l'éclat, la brillance concrète des choses et des mots. Dans la Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit (1687) du père Bouhours, face au classique Eudoxe (« qui pense bien »), Philanthe (« qui aime les fleurs ») représente ce goût : Tout ce qui brille, le charme. Les Grecs et les Romains ne valent pas à son gré les Espagnols et les Italiens. Il admire entre autres Lope de Vega et le Tasse [...] A cela près, il a de l'esprit et il est honneste homme. « Tout ce qui brille » dans le réel charme les poètes baroques, et offre aux théoriciens des métaphores pour le discours, non seulement dans l'ornement de son contenu, mais aussi dans l'éclat de sa forme, ses arrangements syntaxiques et lexicaux. 1. L'étincellement généralisé Dans la nature les éléments les plus éclatants ont la faveur des poètes baroques : le soleil et l'eau, les fleurs et la neige, la luciole et le paon, et pardessus tout, les cristaux et les pierreries. Cette faveur ne se limite pas au choix de l'objet décrit : elle s'étend naturellement au choix des métaphores. Réserve de richesses langagière, le minéral précieux sert de référence universelle ; du fond de la mer Rouge, lorsqu'elle s'ouvre dans La Seconde Sepmaine de Du Bartas (« La Loy », v. 623-626) : [...] un vallon pavé de sable d'or. D'esclats d'un luisant nacre, et de perles encor, Et flanqué des deux parts d'une longue muraille De rocher de crystal [...] jusqu'au corps féminin, tel que le propose Abraham de Vermeil (au nom prédestiné) dans ce programme poétique (Les Muses françaises ralliées, 1600) : Puisque tu veux dompter les siècles tout-perdans Par le rare portraict de ses grâces divines Frise de chrysolits* ses temples** ivoirines [*pierres dorées ; ** tempes] Fais de corail sa lèvre et de perle ses dents ; Fais ses yeux de christal y plaçant au dedans Un cercle de Saphirs et d'Esmeraudes fines [...] La suite du sonnet évoque encore l'or, l'ivoire, le rubis, le jais, l'albâtre, le cinabre, le marbre et l'opale, avant de laisser le dernier mot au diamant. Cette minéralisation fait de la beauté fragile une matière précieuse et indestructible, tout en métamorphosant, comme dans un tableau de Salvador Dali, la femme en « temple » (mot qui désignait aussi la tempe, jusqu'au XVIIe sièclE). Le plus souvent, les différentes sources d'éclat échangent leurs métaphores, dans un miroitement réciproque entre comparé et comparant - une « allitération perpétuelle » dira Proust, parlant des carafes de cristal dans les eaux de la Vivonne. Dans Le Soleil couchant de La Mesnardière, où « l'or pétille dans la nue », le rubis de l'astre descend « vers les saphirs de l'onde amère ». Chez Saint-Amant, tout objet brillant, est prétexte à des profusions joaillières, d'un Bel oil malade ou d'une salle de bal jusqu'au fameux Hyver des Alpes : Ces atomes de feu qui sur la neige brillent, Ces estincelles d'or, d'azur et de cristal Dont l'hyvcr. au soleil, d'un lustre oriental Pare ses cheveux blancs que les vents esparpillent [...] Sur l'éclat naturel peut renchérir l'éclat de l'art. Les feux d'« artifice » sont les plus appréciés, dans le réel comme en poésie : Du Bois Hus, dans La Nuict des Nuicts et le Jour des Jours (1641), transforme ainsi l'évocation d'un soir de fête, où la création pyrotechnique rivalise avec la clarté naturelle des jours, en un véritable art poétique (nous soulignonS) : Un escadron d'astres nouveaux F-aits d'artificieux flambeaux Consomme les nuages sombres. Tous les jours et les nuicts sont également clairs. Et pour brûler les ombres Les estoiles de l'art allument tous les airs. Les jours les plus délicieux Que les matins tirent des yeux De tant de riantes Aurores N'ont point de beaux rayons qui ne paraissent noirs. Au prix des météores Que l'art fait esclater sur la face des soirs. Les « étoiles de l'art » deviennent les diamants du discours : c'est par une métaphore semblable que l'Essay des Merveilles (1621) du père Binet résume brillamment l'exigence de l'éclat dans le texte : Ce qui rend le stile précieux, ce sont les Pierreries, mais quand elles sont bien enchâssées dans le discours et qu'elles sont bien à leur jour: il semble que toutes la Nature soit raccourcie et comme resserrée en un petit volume dans un bouton de pierrerie. Ces petites étoiles de terre font reluire à merveille l'éloquence comme les Diamans sont enchâssez dans le firmament. La métaphore minérale est si caractéristique de la poétique baroque qu'elle se substitue à toutes les autres. Sans doute la rhétorique reste-t-elle essentiellement un jardin, dont les figures sont les « fleurs », au pied de la lettre. Ainsi dans le Parterre de la rhétorique françoise (anonyme jésuite de 1659), chaque chapitre porte un nom de fleur : « Les Passevelours, hiéroglyphes des Exécrations » (XIX), « Les Roses cent feuilles, qui représentent les amplifications » (XX), « L'Impériale, modèle de l'épilogue » (XXI), « Les Peonnes, qui expriment les mouvemens doux et véhémens qui doivent estre dans la péroraison » (XXII). Mais, même dans cet exemple, l'éclat final est celui des pierreries, par l'intermédiaire des astres et du paon, figure emblématique (« incrustée d'ornements ») du discours illustré et voyant : Le paon marche gravement dans ce jardin, il déployé majestueusement les miroirs de sa queue parsemée d'estoiles d'or et pannade desdaigneusement sa poictrine diaprée d'un admirable carquan de pierreries esclatantes. Or, concrètement, que sont les « diamants enchâssés », les « pierreries éclatantes » du discours baroque ? et d'abord, d'où viennent-ils ? 2. L'acuité de l'esprit et de la lettre Une des références théoriques de la poétique baroque, quoique tardive dans le siècle, est l'ouvrage de l'Espagnol Baltasar Graciân Agudeza y Arte de Ingenio (1647). Son titre seul est un tel condensé conceptuel, qu'il convient d'en analyser les termes, en commençant par le dernier. La notion d'ingenio a paru en Espagne, notamment avec l'ouvrage, déjà cité à propos de la mélancolie, du médecin espagnol Juan Huarte, l'Examen des Esprits (1575). À l'origine, le latin ingenium est à la fois une disposition innée (en cela son association avec le mot « art » est paradoxalE) et un talent d'invention. Dans la distinction classique entre ingenium et judicium, le premier, « esprit ingénieux », était subordonné au second, « jugement prudent ». L'esprit baroque privilégie le premier, auquel on gardera le nom d'ingenio, puisqu'il est, selon Graciân, une spécialité espagnole. Dans la vie, c'est la faculté d'improvisation ou de « prompte réplique », le sens de l'à-propos et du détail, la finesse de la répartie et du rapprochement inattendu. Dans les lettres, ce « génie » hispanique d'invention s'oppose aux valeurs françaises d'érudition : les obras de ingenio, les « ouvrages d'esprit » désignent les ouvres de littérature, qui se distinguent ainsi des ouvrages de doctrine et de savoir ; parallèlement, l'équivalent italien, Vingegno prend également le sens de capacité à faire des bons mots, d'épater ses auditeurs par la nouveauté et l'audace des formules. Dans l'écriture, cet esprit ingénieux se manifeste par le premier terme du titre de Graciân : Y agudeza, l'« acuité brillante ». Le terme d'agudeza pourrait venir d'une condensation des deux mots latins. Un premier adjectif acutus « aigu, pointu » (comme une épée, un trait ou une pierrE) est utilisé pour désigner la précision pénétrante d'un « style » (celle du stilus, poinçon destiné à écrirE) : le substantif correspondant acumen (plur. acuminA), la « pointe », associe donc la finesse de la pensée à la vigueur de la formule. Un second adjectif, argutus, « clair, brillant, aigu » signifie aussi « expressif, parlant, ingénieux » : le substantif argutia (plur. argutiaE) est la subtilité du propos, la vivacité piquante de l'expression. Si Y acumen est plutôt destiné à enseigner et l'argutia à plaire, on voit que les deux termes sont très proches : l'agudeza (en italien argutezza et/ou acutezzA), complément de la cultura (savoir et mémoirE) humaniste, est donc un mixte de finesse et d'éclat, dans la pensée et dans la forme. Ce style est celui de Sénèque, et plus encore du sénéquisme de la fin du XVIe siècle, tel que le prône Juste-Lipse et que le pratique Montaigne : style de la lettre ou de la conversation (« tel sur le papier qu'en la bouche »), coupé d'ellipses (sous-entenduS), d'asyndètes (sauts sans transitioN), d'anacoluthes (ruptures grammaticaleS), comme ces « devis pointus et coupez que l'alegresse et la privauté introduict entre les amis », tels sont les Essais. L'acuité de l'esprit s'y manifeste par une écriture à la fois frémissante et assurée : saisie dans son état naissant et pourtant à chaque instant définitive, l'idée est lancée et reprise, comme en des « repentirs » de peintre dont chaque trait serait infaillible et chaque étape parfaite. Le premier paragraphe de l'essai intitulé précisément Du repentir (II, 3) est l'admirable échantillon d'un discours qui se fait « de minute en minute » : les sentences (la sententia latine est une vérité générale dans une formule concise et frappantE) s'y succèdent (« Les autres forment l'homme ; je le récite [...] Le monde n'est qu'une branloire perenne [...] Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage », etc.), faisant étinceler la pensée, comme les différentes facettes d'un diamant, pour un destinataire privilégié capable d'en saisir la finesse, et de percevoir, dans la condensation de la formule, « semence d'une matière plus riche ». Une telle concision de l'expression est «plustot soldatesque» selon Montaigne : tranchante comme « l'acier des vers » que réclame d'Aubigné. Un autre capitaine huguenot, Jean de Schelandre, poète et dramaturge, défend son style par la métaphore de l'arquebuse, de son « ressort » et de sa petite roue qui produit des étincelles en frottant contre un silex : En soldat j'en parle et j'en use Le bon ressort, non le poli Fait le bon rouet d'arquebuse. Cette poétique rugueuse et acérée semble en contradiction avec l'abondance fleurie qui caractérise généralement l'« asianisme » baroque. Mais, comme pour le silex de l'arquebuse, la sécheresse favorise l'étincelle, dans les pays du Sud. L'austère Espagne est le berceau du style pointu, déjà au temps des Romains : Sénèque (du « sable sans chaux » disait Caligula, arena sine calce ; « plein de pointes et de saillies » précise MontaignE), Lucain, Martial (avec « tous les esguillons dequoy il esguise la queue » de ses épi-grammeS), tous Espagnols, sont les auteurs latins les plus denses, les plus arides, les plus cristallins, comme dans les déserts pierreux, ces berrocals à l'origine même du mot « baroque » ; Gôngora et Graciân en sont les dignes descendants. Cependant, au xvif siècle, l'autre péninsule, l'Italie, pousse aussi sa tradition pétrarquisante jusqu'à l'excès d'antithèses, de paradoxes, d'associations ingénieuses, de traits brillants. C'est d'Espagne que viendra le nom du style qui en dérive, le « conceptisme » ; et c'est à l'Italie que la France empruntera le mot qui les désigne : concetti. Au XVIIe siècle, on cherche encore des équivalents, pour ce terme, dans tout l'éventail lexical de « pensées ingénieuses ou piquantes, traits d'esprit, bons mots » ou même « conceptions » ; mais le terme qui va marquer l'époque est celui de « pointe ». 3. Art et excès de la pointe Plus encore que de la lettre ou du dialogue, où l'esprit doit apparaître spontané, la « pointe » vient des genres brefs (inscription, emblème, devisE) où il s'agit surtout d'être efficace, de concentrer le maximum d'effet dans le minimum de mots. En poésie elle caractérise donc le genre « lapidaire » par excellence (à l'origine inscrit sur la pierrE) l'épigramme : ce petit poème railleur et mordant, dans son idéal de concision, « n'est souvent qu'un bon mot de deux rimes orné » (BoileaU). La formule finale doit faire mouche, comme à l'escrime, par effet de surprise. Ainsi s'explique le nom de « pointe » : d'abord par son effet de « pique » fulgurante et empoisonnée comme la queue du scorpion (selon Montaigne et ColleteT) ; ensuite par l'idée de point final, de fin mot, de dernière « touche » : ce terme d'escrime est proposé par Tabourot pour « qui sait vivement toucher d'un esguillon poignant », comme « à la fin de l'envoi » de la fameuse ballade par laquelle le Cyrano de Rostand théâtralise son duel. Par sa nature essentielle d'extrémité, la pointe « ponctue » toutes les formes closes de poèmes. Perdant sa fonction « assassine » (selon la formule de l4rr poétique de VerlainE) pour une valeur purement conclusive, elle devient la « chute » obligée des sonnets de l'époque : tous tendent à se clore sur un dernier vers « pointu » d'un rapprochement inattendu, d'un paradoxe ingénieux, d'une antithèse piquante. Deux exemples d'un même auteur, Tristan l'Hermite, sont à cet égard emblématiques : ils contiennent les métaphores du venin et de l'éclat, et ils sont imités de l'Espagne et de l'Italie. Le premier, emprunté à Gôngora, est la fin du sonnet L'Extase d'un baiser : [...] Et comme on peut trouver un serpent sous des fleurs, J'ay rencontré ma mort sur un bouton de rose. Le second, sur le thème typiquement mariniste de la Belle gueuse, est celui de l'évocation d'une mendiante à la chevelure blonde : [,..] A quoy bon sa triste requeste, Si pour faire pleuvoir de l'or Elle n'a qu'à baisser la teste. Dans l'abondance et la luxuriance baroques, la pointe ne se contente plus des extrémités : elle se répand et s'éparpille. Elle en vient à désigner toute trouvaille ingénieuse destinée à agrémenter le discours, l'épicer, le rehausser. Ses partisans lui attribuent les vertus stimulantes de l'inattendu (la dissonance musicale, le poison utilisé en pharmaciE), de la pique (l'aiguillon, l'épée, la seringuE), du relief (le clair-obscur en peinturE), des appas féminins : la « mouche » sur un beau visage, les bijoux, la mèche folâtre qui fait le charme d'une coiffure, et jusqu'au bégaiement qui, selon La Mothe Le Vayer, prête aux filles une séduction particulière (Considérations sur V éloquence française de ce temps, 1638). Tout cela relève d'un certain maniérisme, et pourrait évoquer davantage la préciosité que le baroque ; mais l'usage de la pointe déborde largement le domaine de la galanterie et des jeux de langage. D'abord elle sert, contre la monotonie du discours, à « resveiller les Auditeurs, et les excite à l'admiration ou à la joye » (Charles SoreL). Ensuite elle permet de glisser, en passant, quelque pensée subtile ; le lecteur en est averti dans la préface de L'Histoire comique de Francion (1623) : mon discours presque tendu par tout, fournit autant de pointes et de gentillesses que de périodes [...]. Ceux qui auront bonne veuê y remarqueront que le jugement y abonde, et que je n'ai rien dit sans raison. La pointe, opposée ici à la « période », retrouve la tradition de la sententia (que l'on peut traduire aussi par « pointe ») qui concentre brillamment une vérité profonde : l'ingéniosité n'exclut pas le «jugement ». Chez les auteurs proches des cercles libertins, c'est une pensée libre qui « pointe » parfois, sous les pointes. Le grand spécialiste, Cyrano de Bergerac, a beau protester de la gratuité des siennes - « pourveu qu'elles brillent, il n'importe » (Entretiens pointuS) -, il ne leur en accorde pas moins une valeur qui perce sous l'ironie, dans ses reproches contre Scarron : « il marche à rebours du sens commun, il en est venu à ce point de bestalité que de bannir les pointes et les pensées de la composition des ouvrages ». Sous un air folâtre et plaisant, le paradoxe de la pointe appelle la réflexion ou la méditation, sur le langage et sur le monde. Le premier traducteur anglais des Lettres de Cyrano (1658) en suggère le tragique caché, la destruction sous l'éclat : Ses productions abondent en scintillements d'esprit ; elles sont piquantes, aiguisées, étincelantes, comme les fragments d'un pilier de glace brisé quand le Soleil luit sur eux. Certains censeurs de l'âge classique voient d'ailleurs un risque de perversion, d'ordre moral, dans la pointe par excellence, selon le Dictionnaire de Furetière : l'équivoque. Ce jeu sur les mots à double sens, cette « sapience en poincte de fourchette » (M"c de GournaY), sert parfois des propos assez lestes ; ainsi, dans La Jalousie du Barbouillé de Molière, le Docteur réprimande Angélique par une « piquante » série d'ambiguïtés érotico-rhétoriques (d'ailleurs inspirées de Tabourot et CyranO) : Des parties d'oraison, tu n'aimes que la conjonction ; des genres, le masculin ; des déclinaisons, le génitif ; de la syntaxe, mobile cum fixo ; et enfin, de la quantité, tu n'aimes que le dactyle, quia constat ex una longa et duabus brevibus. Ce n'est pas ce genre de frivolités que les jansénistes, Le Maistre de Sacy, Pascal, visent dans l'équivoque, mais bien la duplicité et la possibilité de mensonge offertes par la casuistique des jésuites : « C'est à quoy, leur fait dire Pascal, sert admirablement nostre doctrine des équivoques, par laquelle il est permis d'user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu'on ne les entend soy-mesme » (Provinciales, IX). Quant à Boileau, prenant prétexte de son genre indéterminé à l'époque (« du langage français bizarre hermaphrodite »), il attribue à l'équivoque les plus grands maux de l'histoire des hommes, depuis le péché originel inclus (Satire XII). D'un point de vue esthétique, les critiques ont commencé plus tôt, contre les excès de surprise et de mauvais goût (goût baroque ?) : ainsi la « pointe » du trop célèbre poignard placé dans les derniers vers de la tragédie de Pyrame et Thisbé (1621) se retourna, pour ainsi dire, contre son auteur, Théophile de Viau, tant on la lui reprocha : Ha ! voicy le poignard qui du sang de son maistre S'est souillé laschement : il en rougit, le traistre ! (v. 1227-1228) Le discours de la pointe : D'un cyprès La Lettre VIII de Cyrano de Bergerac, D'un cyprès, est une véritable volée de pointes, où les principales espèces de cette figure qui « diminue à force de croistre » sont représentées : antithèses, inversions, allusions cultivées, calembours, équivoques, paradoxes, etc. On trouve dans le « ramage confus », selon l'auteur lui-même, de son ouvre épistolaire, des lettres plus mordantes (contre Scarron ou d'AssoucY), plus critiques (contre les SorcierS), plus ingénieuses (Pour Mademoiselle *****) ou plus poétiques (De l'aqueduc ou la fontaine d'Arcueil ou Sur l'ombre que faisoient des arbres dans l'eaU) ,. il n'en est guère de plus « pointue ». « Monsieur, J'avois envie de vous envoyer la description d'un Ciprés, mais je ne l'ay qu'ébauchée, à cause qu'il est si pointu que l'esprit mesme ne sçauroit s'y asseoir ; sa couleur et sa figure me font souvenir d'un lézard renversé, qui pique le Ciel en mordant la terre ; si entre les arbres il y a, comme entre les hommes, différence de métiers, à voir celuy-cy chargé d'alaînes [alêne, poinçon à percer les cuirs] au lieu de feuilles, je croy qu'il est le Cordonnier des arbres. Je n'ose quasi pas même approcher mon imagination de ses éguilles, de peur de me piquer de trop écrire ; de vingt mil lances il n'en fait qu'une sans les unir : on dirait d'une flèche que l'Univers révolté darde contre le Ciel ; ou d'un grand clou dont la nature attache l'empire des vivans à celuy des morts ; cet obélisque, cet arbre dragon, dont la queue est à la teste, me semble une piramide bien plus commode que celle de Mausolée ; car au lieu qu'on portoit les trespassez dans celle-là, on porte celle-cy à l'enterrement des trespassez ; mais je prophane l'avanture du jeune Ciparisse, les amours d'Apollon, de luy faire jouer des personnages indignes de luy dans le monument ; ce pauvre métamorphosé se souvient encore du Soleil, il crève sa sépulture et s'éguise en montant afin de percer le Ciel pour se joindre plustost à son amy : il y seroit desja sans la terre sa Mère qui le retient par le pied. Phoebus en fait en recompense un de ces végétaux, à qui toutes les saisons portent respect. Les chaleurs de l'Esté n'osent l'incommoder comme estant le mignon de leur Maistre, les gelées de l'Hyver l'appréhendent comme la chose du monde la plus funeste ; de sorte que sans couronner le front des Amans ny des Vainqueurs, il n'est non plus obligé que le Laurier ou le Myrte de se décoiffer quand l'année luy dit Adieu : les anciens mesme qui connoissoient cet Arbre pour le siège de la parque, le trais-noient aux funérailles, afin d'intimider la mort par crainte de perdre ses meubles. Voilà ce que je vous puis mander du tronc et des bras de cet Arbre, je voudrois bien achever par le sommet afin de finir par une pointe ; mais je suis si malheureux que je ne trouverais pas de l'eau dans la mer. Je suis dessus une pointe, et je ne puis la voir à cause possible qu'elle m'a crevé les yeux : considérez je vous prie comme pour échaper à ma pensée, elle s'anéantit en se formant, elle diminue à force de croistre, et je dirais que c'est une Rivière fixe qui coule dans l'air si elle ne s'étrecissoit à mesure qu'elle chemine, et s'il n'estoit plus probable de penser que c'est une pique allumée dont la flamme est verte : ainsi je force le Cyprès, cet Arbre fatal qui ne se plaist qu'à l'ombre des tombeaux, de représenter le feu, car c'est bien la raison qu'il soit au moins une fois de bon présage, et que par luy, je me souvienne tous les jours, quand je le verray qu'il a esté cause en me fournissant matière d'une lettre, que j'ay eu l'honneur de me dire, pour finir Monsieur, Vostre serviteur. » (Cyrano de Bergerac. Ouvres complètes. Librairie Beiin, 1977, p. 47) Au cours de la querelle du Cid (1637), un des adversaires de la pièce s'étonne que Chimène « s'amuse apointiller sur les pensées que peut avoir le sang de son père... ». C'est, au passage, la mode espagnole qui est visée : résumant un lieu commun de la pensée de l'époque, Guez de Balzac peut écrire que « les Espagnols ont tout gasté dans le monde » en politique comme en éloquence. En 1658, Antoine Furetière, dans sa Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivez au Royaume d'Eloquence, raconte la guerre qui a opposé le royaume d'Éloquence, à Galimatias, roi de Pédanterie ; contre Bon Sens, ministre de la Reine Rhétorique, l'agression est menée à l'initiative des Équivoques et des Allusions, soutenues par les Sarcasmes « armés de gros traits à assommer les gens, faits en formes de massues garnies de grosses pointes, armes qu'ils avaient pris dans un magasin appelé la Halle ». Invasion étrangère donc (ou « provinciale »), invasion de vulgarité, de facilité - « les pointes ne sont, à en bien parler, que de fausses lumières » reconnaîtra Corneille en 1660 (Examen de la VeuvE) - mais surtout invasion générale, de la pastorale au prêche, que relate Boileau (Art poétique, II, 105-126) : Jadis de nos auteurs les pointes ignorées Furent de l'Italie en nos vers attirées. Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément A ce nouvel appât courut avidement [...] On vit tous les bergers, dans leurs plaintes nouvelles. Fidèles à leur pointe encor plus qu*à leurs belles ; Chaque mot eut toujours deux visages divers : La prose la reçut aussi bien que les vers ; L'avocat au palais en hérissa son style Et le docteur en chaire en sema l'Evangile. Les excès de la pointe - les Italiens et les Espagnols « portent toujours les choses à leur extrémité » dira le père Bouhours - ne doivent pas faire oublier qu'elle n'est qu'un aspect superficiel et « frivole » d'une théorie esthétique profonde du baroque littéraire international. 4. Le conceptisme et la métaphore Chez le Tasse, dès les premières lignes des Discorsi dell'arte poetica (1570) apparaît le terme, au pluriel, de concetti promis à un avenir en français. Le concetto est un « trait d'esprit » caractérisé par son éclat et sa brièveté. On retrouve ces qualités à la même époque dans l'équivalent anglais de l'« esprit » : wit. En 1578, l'ouvre à grand succès de John Lyly, Euphues, The Anatomy of Wit (qui donnera son nom à l'« euphuisme », maniérisme anglais de la fin du sièclE) le définit par l'ingéniosité et la promptitude. Shakespeare en placera ironiquement la définition dans la bouche de Polonius, le plus verbeux des courtisans à'Hamlet (1601) : Since brevitie is the soûle of wit [...II will be breef. Puisque la brièveté est l'âme du wit (...) Je serai bref] Le Witz allemand, « trait d'esprit », est défini de la même façon : « la concision est l'âme et le corps du trait d'esprit, mieux, elle est ce trait lui-même » (J.P.F. Richter, dit Jean-Paul, 1804). Et lorsque Freud insistera, à propos du Witz, sur son « économie », il ne fera que développer l'idée des théoriciens italiens sur les concetti : les plus courts sont les meilleurs. Cependant, la définition que donne Graciân du concepto - équivalent espagnol du concetto, et qui donne son nom au « conceptisme » - ouvre une perspective théorique supplémentaire : il s'agit d'un acte de l'entendement qui exprime la correspondance qui se trouve [qui existe ou que l'on découvre] entre les objets. On voit ici que le sens propre de « concept » (conceptus, « pris ensemble ») le rapproche de la métaphore : il s'agit de trouver un lien entre deux réalités, de les réunir dans une formule ; dans l'esprit baroque, plus les réalités seront éloignées, plus le lien sera ingénieux et plus la formule sera brillante. Cette théorie est proche de celle de l'image surréaliste : rappelons que pour André Breton, la « tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre [est de mettre en présence d'une manière brusque et saisissante deux objets aussi éloignés que possible » (Les Vases communicants, 1955) ; l'idée est d'ailleurs déjà chez Reverdy : « Plus les rapports seront lointains et justes, plus l'image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique » (Le Gant de crin, 1926). Mais la distance des rapports ne doit pas être confondue avec l'arbitraire de l'écriture automatique : Claude Lévi-Strauss a montré, dans Le Regard éloigné, que même la fameuse « rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » de Lautréamont, n'est « contrairement au dire du poète, nullement fortuite, sauf au regard de l'expérience vulgaire [et] engage à dissiper l'incongruité de leur assemblage, précisément en les disséquant eux-mêmes et en disséquant leur rapport » par un acte de l'entendement, et beaucoup d'ingéniosité - ou d'imagination. Ainsi F. G. Lorca déclare, à propos de Gôngora, un des poètes les plus cités par Graciân, que « la métaphore unit deux mondes antagonistes par le saut équestre de l'imagination ». Pour compléter cette conception de la métaphore au xvif siècle, il faut refaire un saut en Italie, vers l'autre grand traité de poétique baroque, // Can-nocchiale aristotelico (1655) d'Emanuele Tesauro. Ce titre « baroque » -La Longue Vue d'Aristote - suggère le projet : agrandissement, mise au point et modernisation de la théorie aristotélicienne de la métaphore et des élégances du discours (en grec asteia, que l'on traduit parfois par « bon mot »). Selon Tesauro, la métaphore doit éviter les mots « superficiels », déjà connus de tous, et privilégier les mots qui « employés en dehors de leur usage ordinaire, nous représentent très rapidement plusieurs choses l'une dans l'autre, et sont nécessairement plus ingénieux et plus plaisants à entendre ». La métaphore fixe par cristallisation un réseau de significations et de rapports inédits que le lecteur perçoit en un éclair mental, comme au théâtre. Tesauro, qui fut jésuite, utilise l'image de l'émerveillement de la scène d'illusion : La métaphore rassemble tous les objets étroitement dans un vocable, et comme par miracle le les fait voir tous l'un dans l'autre. D'où s'accroît ton plaisir; car il est plus curieux et plus plaisant de regarder beaucoup d'objets par une ouverture de perspective que si les originaux eux-mêmes successivement te défilaient devant les yeux. Rien d'étonnant à ce que l'ouvrage soit placé sous le signe de la vision, par son titre, et dans l'anamorphose du frontispice qui rend lisible dans un miroir conique la devise Omnis in unum (« Tout en un »), idéal de la métaphore : le maximum d'objets dans une même image. Aussi sont de nouveau valorisés les rapports les plus éloignés : les médiations y sont plus nombreuses et le travail de la pensée plus intense et plus fécond. Tesauro, empruntant l'exemple à Plaute, préfère par exemple « épervier » à « rapace » pour désigner un avare : la seconde expression « superficielle et générique » est moins forte que la première, qui ajoute « une action spéciale de l'épervier, qui saisissant la proie avec les serres, l'attire à soi à la vitesse de l'éclair ». Or ce sont très exactement ces caractères de la métaphore que va critiquer le classicisme français. D'abord la descente « du genre à l'espèce » est condamnée dès le début du siècle par Davy Du Perron : « on peut dire : les flammes de l'amour, mais non pas les tisons, le falot, la mesche d'amour». Ensuite c'est son obscurité que l'on reproche à l'excessive ingéniosité. Il faut préciser qu'autour de 16(X) régnent les extravagances du « style Nervèze » et de tous les « diseurs de Phébus ». L'appellation de cette figure est caractéristique : le « phébus » est un « trait brillant » qui tire son nom du soleil, cherchant l'éclat au point d'en devenir incompréhensible. Dans ces deux critiques pointent les valeurs du goût classique : la bienséance - contre le trivial du concret, de l'« espèce » -, la clarté - contre l'image éloignée qui « dégénère en énigme » - et le vraisemblable. Furetière exigera finalement de la métaphore qu'elle soit : vraie et juste, lumineuse, noble, naturelle, et enfin cohérente [...] Elle sera naturelle, si elle ne porte point sur une ressemblance trop éloignée, sur une ressemblance au-delà de la portée ordinaire de la pensée [...] Il faut que les rapports qui [lui] servent de fondement soient faciles à saisir, agréables à observer... Par opposition, on perçoit de quoi est faite la métaphore baroque : moins d'agrément que de surprise, moins de nature que d'artifice, moins d'analogie que d'insolite. En 1626, bien avant Graciân et Tesauro, M"c de Gournay, fille spirituelle de Montaigne et considérée comme archaïque par ses contemporains, en donnait sans doute une définition des plus radicales, et des plus modernes : « l'art de discerner une conformité dans les contraires ». 5. Échos et clairs-obscurs L'éclat de la poésie baroque est aussi dans le scintillement de la forme, dans les jeux de répétitions, de parallélismes et d'oppositions. C'est par exemple les allitérations et harmonies imitatives que M"e de Goumay défend contre l'austérité des censeurs malherbiens, dans le vers de Du Perron « D'un fleuve de flambeaux à longs flots précédés », par l'analyse de la discordance, la turbulence et la confusion, ou même la laideur et je ne sais quoi du flic-flac [...] pour représenter le flottement transféré de l'onde aux flammes [...] la fluxion et le frottement communs au fleuve et à cet ordre funèbre de flambeaux. Dès les origines de la poésie baroque, on peut dénombrer toutes sortes d'effets de miroir et d'échos entre le matériau phonique, la structure poétique et les effets sémantiques. Un premier exemple est celui de VOctonaire XIV du pasteur Chandieu (1583) : l'écho d'« écho » sur « roc » se prolonge par ondes dans le redoublement des nasales assourdies et profondes, décroît progressivement avec le rétrécissement des vers dans une atténuation qui finit dans l'oreille par une dernière modulation purement vocalique («a ouï»), juste avant la reprise, dans le martèlement dental du « Tais-toy » et le souffle des « fuy », du distique final, en répétition amplifiante et récapitulative : Ce n'est rien qu'une Echo, tout cest immonde Monde, Sortant d'un bois, d'un roc, et d'une profonde onde, Un son naissant-mourant, une voix vifve-morte. Un air rejaillissant, qu'un vent léger emporte. Un parler contrefaict, qui est esvanoui Sitôt qu'il a trompé celui qui l'a ouï. Tais-toy, fuy loin de moi. Echo, fuy. Monde immonde, Demeure au bois, au roc, et en l'onde profonde. Le parallélisme des distiques de début et de fin est cependant rompu par l'inversion des syntagmes à la rime, séparant les syllabes semblables qui étaient rapprochées dans l'écho initial («immonde monde», «profonde onde »). De tels effets de paronomases (de rapprochements de mots à sonorités semblableS) sont fréquents dans le premier baroque. Chandieu en montre toutes les possibilités dans VOctonaire XLIII (« Où est la mort ? au Monde. Et le Monde ? en la mort ») mis en musique par Pascal de l'Estocart, qui finit sur l'espoir de voir, en l'amour de Dieu, Le Monde non mondain, et la mort morte au Monde. Le deuxième Sonnet de la mort de Sponde (« Mais si faut-il mourir ») offre des exemples significatifs de paronomases et d'allitérations : Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse [...] J'ay vu ces clairs esclairs passer devant mes yeux [...] J'ay vu fondre la neige et ses torrents tarir. Ces lyons rugissans je les ay vus sans rage [...] Tantôt la répétition de l'adjectif antéposé à l'intérieur du nom qui le suit fait précéder l'être (le substantiF) par le paraître (l'épithètE), conformément au jeu baroque de l'apparence qui précède l'essence et la redouble : « beau flambeau », « clairs éclairs » pour mieux en souligner l'inanité par le superflu ; tantôt l'alliance de mots souligne l'effacement, d'un mot à l'autre, des qualités premières, par l'altération de la chair vocalique sur un squelette consonantique semblable : «/lawwe//uweuse ; /o/rents/ranr ; rugissans/sans rage ». Il s'agit ici d'une modulation de timbre (apophoniE) ; ailleurs on trouvera une modulation du sens : un même mot employé dans la même phrase dans des acceptions différentes (antanaclasE). L'exemple le plus connu est un « classique » : « le cour a ses raisons que la raison ne connaît pas » (PascaL) ; mais la figure est assez « baroque » : antanaclase signifiant « répercussion » et « réfraction de la lumière », l'effet d'écho se double d'un effet d'éclat, du mot montré sous différentes facettes. Dans la quête inquiète du jeune Chassi-gnet (Le Mespris de la Vie, sonnet 263), la répétition lie à la fois les mots par paronomase (« songe mensonger ») et les séquences par anadiplose (reprise d'un mot final pour relancer la phrasE) ; la combinaison donne à l'écoulement d'images son miroitement impressionniste et son évanescence verlainienne : Est-il rien de plus vain qu'un songe mensonger Un songe passager, vagabond et muable ? La vie est quelquefois au songe comparable. Au songe vagabond, muable et passager : Est-ii rien de plus vain que l'ombrage léger, L'ombrage remuant, inconstant et peu stable ? La vie est toutefois à l'ombrage semblable A l'ombrage tremblant sous l'arbre d'un verger. Tous ces procédés de répétitions de sons et de mots sont caractéristiques de ce que les critiques d'alors réunissait sous le terme de « contre-batteries » de mots, soit dans le ressassement (ou le ressaC) de l'amertume, comme dans le très célèbre sonnet de Marbeuf ( 1628) : Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage. Et la mer est amerc, et l'amour est amer [...] soit dans la « dérivation » (emploi de mots différents ayant même racinE) extatique de «la plénitude mesme de ta pleinement pleine félicité » (Jean de Saint-Samson, Épithalame, vers 1630). À l'opposé de cette extrême redondance, on trouve l'extrême contradiction : l'oxymore (ou oxymoroN), ingénieuse alliance de mots antithétiques. L'exemple le plus « originel », puisqu'il remonte au glukupikros (« doux-amer ») de la poétesse Sappho, est ainsi doublement présent chez Béroalde de Verville (La Muse Céleste, 1593) : [...] Que de contentements d'une amère douceur Par ses heureux aurais doits aigrement me gesne. Mais l'exemple le plus souvent cité est celui du Cid : « cette obscure clarté qui tombe des étoiles ». Or paradoxalement le plus baroque de nos classiques. Corneille, offre ici de l'oxymore une forme atténuée ; on en rencontrera de plus baroques - plus dans l'esprit de la coincidentia oppositorum, de la contradiction pleinement assumée - chez des auteurs dits « classiques » : l'« ignorance savante » de Pascal, les « glorieuses bassesses » de Bossuet, et la « flamme si noire » de Racine. L'oxymore est une figure de l'éclat, en deux sens. D'abord il fait ressortir, par effet de contrastes, les qualités visuelles : ainsi dans le thème généralisé de la beauté noire, la bella schiava, la « Belle esclave more » de Tristan, imitée de Marino, avec toutes les antithèses adjacentes : feu dans la nuit, « charbon éteint qui embrase », « esclave Maîtresse » où « l'encre s'unit au laict et l'ébeine à l'ivoire » (Marigny, 1656). De là, par tous les paradoxes possibles (« belle gueuse », « belle vieille » ou même l'ultime : « belle laide ») il fait ressortir un autre éclat : l'ingéniosité de son créateur. L'oxymore manifeste évidemment l'esthétique de la surprise (far stupiR) et de l'acuité, dès son étymologie : oxy est « aigu » (pointu et pénétranT) et moron « émoussé » (puis hébété) ; déjà, en grec, ces deux mots réunis devaient être pris au sens figuré. L'oxymore est « fin sous une apparence de niaiserie », sagesse sous un air insensé. Les titres de Tristan l'Hermite témoignent de cette origine, signe de l'insatisfaction essentielle et du dédoublement mélancolique fondamental : « La Négligence avantageuse », « Les Tourments agréables », « Le Dépit salutaire », « La Pitié cruelle », « Le Favori mal content », etc. Dans un autre domaine, ce « clair-obscur » conceptuel est la définition de l'impossible à définir : celle de l'essence divine et de l'expérience mystique, « lumière obscure », éblouissante nuit. En poésie baroque, Dieu est dans l'oxymore, « concept » porté à un point limite, « mesure démesurée » (SpondE), qui permet de dire l'indicible et de concentrer la totalité. Le sonnet de Nicolas Bernard de Javerzac (Souvenirs de Cognac, meslanges poétiques, 1658) en est un tissu : Voyez le Créateur qui s'est fait créature h'Esprit-chair, le Roy-serf, le Dieu-mari, le Tout-rien Voyez dans tous les maux l'auteur de tout le bien [...] Le Juge dans les fers, le Juste à la torture, L'Eternel au berceau, le Céleste terrien [...] Le langage, devant le mystère des extrêmes, en est réduit à juxtaposer des oppositions essentielles, irréductibles ; la pointe se brise dans le trait d'union de l'impossible, la subtilité choisit la visible maladresse du langage humain, le spirituel devient pesant et le brillant obscur. |
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