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RENAISSANCE ET « RINASCITA » : RIVALITÉS NATIONALES ET AFFRONTEMENTS POLÉMIQUES AU DÉBUT DU XVIe SIECLE






Dans son De natura Gallorum, Machiavel disait des Français :

Sono nimici del parlare romano e délia fama loro '.

De même, dans son Compendium, Gaguin écrivait :

Le nom des Françoys a tousjours esté hay forment de tous les Italiens, ayans horreur de leur legiereté, cruaulté, avarice et luxure, comme si principallement envers eulx mesmes ne regnoyent iceulx vices2.



Et l'historien Bernardino Corio parlait de la naturale e continua inimicizia ch'era tra il nome italiano e francese3.



Quand le regretté Franco Simone mit la main à la chronique du dialogue entre les humanistes italiens et français des XIVe et XVe siècles, il ouvrit une nouvelle perspective sur la Renaissance européenne. Les Français n'apparaissent plus comme de simples disciples effacés du lauréat, suspendus à ses lèvres ; Simone et ses coéquipiers dévoilèrent la réaction vigoureuse de la part des Français contre les prétentions exclusivistes des humanistes italiens 4, riche filon exploré par LiQnello Sozzi jusque dans le XVIe siècle 5. Le point de départ de Simone, c'est-à-dire le choix entre Rome et Avignon comme siège de la papauté, suggère une approche au dialogue entre la Renaissance française et la Rinascita italienne que nous pouvons emprunter ici.

Dans le certamen humaniste les combattants avaient tendance à pousser le débat à l'extrême, à polariser les arguments et à échanger des antithèses. L'affrontement des deux villes, Rome et Avignon, n'est que l'avant-coureur d'autres oppositions polémiques que nous aurons l'occasion de passer en revue ici : Rome/Paris, Rome/Gaule, Romains/Celtes, Romains/Barbares, cruauté/humanité, vertu/vice, bellicisme/pacifisme, espoir/désillusion, piété/irréligion, vérité/élégance, santé/insalubrité. Il ressortira de cette analyse que les mêmes pommes de discorde qui avaient divisé les humanistes de la fin du XIVe siècle étaient encore d'actualité pour ceux qui écrivaient cent ans plus tard au tournant du siècle.



La polémique entre les deux sièges de la papauté aurait dû être lettre morte au début de XVIe siècle : et pourtant la rebuffade pour la France dans le retour des papes à Rome et la victoire de l'éloquence italienne n'avaient toujours pas été digérées par un patriote comme Symphorien Champier. Après 140 ans ce champion de la culture française rentra en lice contre Pétrarque, en affirmant que l'Église à Avignon avait connu un âge d'or, loin des pressions exercées par la noblesse romaine, à l'abri des tumultes de la populace. Les Romains n'avaient, selon Champier, aucune raison de s'enorgueillir de la résidence des papes dans leur ville, car pour lui, « Ubi Papa, ibi Roma ».

Le différend entre Rome et Avignon, qui était au fond une question de prestige politique, reposait également sur des considérations de climat et de caractère national9. Anselme Choquait avait vanté au pape le climat exceptionnel et la fertilité d'Avignon, ainsi que l'excellence des vins de la Bourgogne ; Pétrarque avait riposté en qualifiant la ville de cloaque fétide et le climat de malsain et défavorable aux lettres, qui fleurissaient par contre en Italie grâce à la douceur du ciel l0. Cette dispute sur la fertilité et sur la salubrité relatives des deux villes fut souvent réitérée par les générations successives, témoin le démenti opposé par Budé à l'idée que le climat de l'Italie favorisait la naissance de poètes et d'orateurs. Gaguin, Champier et Longueil reprirent le refrain pour s'extasier devant la fertilité de la France qui était autosuffisante en céréales et qui avait été le grenier à blé de l'empire romain. La Nature aurait souri à la France et lui aurait épargné les sinistres comme les volcans ou les inondations - et même l'infestation de serpents venimeux. L'Italie aurait été moins avantagée, et la famine à laquelle elle serait périodiquement sujette aurait poussé tant d'humanistes italiens faméliques à chercher refuge en France ". Avec l'apparition de la vérole, attribuée par les Français à l'air de Naples, la démonstration de cette hypothèse n'était plus à faire.



Ces humanistes français devancent Montesquieu avec leur propre théorie des climats ; Champier par exemple affirmait que les grâces sont divisées selon les climats , et il soutenait que les deux peuples en question étaient dotés d'un caractère national différent. La vision française du tempérament italien est assez cohérente et très colorée : pour Gaguin, ce sont des traîtres perfides ; pour Lemaire, l'Italien est « arrogant et ingrat » 13. Lionello Sozzi a cité le texte de quelques soties qui collent aux Italiens une étiquette d'avares et de flagorneurs hypocrites :



Peuple Ytalique est plein de vice .

Pour Champier il s'agit d'une race avide, perfide, médisante, séditieuse, meurtrière, etc.

L'afflux en France de tant de ces indésirables aurait soulevé un tollé général et suscité des ressentiments de la part des Français qui voyaient d'un mauvais oil les Italiens s'emparer de riches bénéfices ou de postes influents à la cour : d'où la réaction analysée par Pauline Smith l5 contre la prodigalité et contre les manières efféminées de ceux qui voulaient imiter les courtisans italiens. A en croire les soties, pire encore que les Italiens étaient les Français italianisés 16.

Pour les humanistes de la fin du XVe siècle, l'exemple classique de la décadence morale des Italiens fut l'altercation à Paris entre Girolamo Balbi, Fausto Andrelini et Guillaume Tardif l7, suivie de près par la bagarre entre Giasone del Maino et Filippo Decio '8. On présentait Balbi comme gonflé d'orgueil et dévoré par la jalousie, occupé à semer la discorde entre ses collègues à Paris en accusant Tardif d'inexactitude grammaticale et Andrelini de plagiat et d'hérésie. Tardif lui rendit la pareille en l'accusant d'hérésie et d'avoir violé le carême ; et Andrelini, dont, au dire d'Érasme, les cours étaient indécents et dont la vie était immorale, contre-attaqua en traitant Balbi de sodomite. Ce dernier se vit par deux fois condamné à rétracter publiquement ses calomnies et à s'engager à ne plus récidiver, et ses ennemis eurent la satisfaction de le voir expulsé d'abord de Paris, ensuite de Vienne et de Prague, soupçonné de sodomie. Rien de surprenant à ce que les Français aient vu leur pays comme bastion de la vertu et l'Italie comme cloaque de vice et source de contamination.

L'opinion que se faisaient les Italiens de la France n'était guère plus favorable. Gaguin rapportait que les Italiens accusaient ses compatriotes de levitas, de crudelitas, à'avaritia et de libido ; Pétrarque avait déjà mis en contraste la levitas française avec la gravitas et la moralité romaines l9, et Machiavel reprit ce jugement en affirmant :

Sono varii e leggieri 20.

Mais le passage en Italie de Charles Vm donna aux humanistes cisalpins de nouvelles armes contre les envahisseurs 21. Rinuccini qualifia le roi de injures qui ne sont pas sans rappeler celles que les Français eux-mêmes adressaient à leurs voisins. Rinuccini mit l'accent sur l'accusation de perfidie, cataloguant le roi comme uomo di niuna prudenza, assassine giuntatore, rubatore sanza niuna fede, anzi perfidiosissimo, che tanto stimava la osservanza di suo giuramento o sue promesse, quanto se avesse ragghiato uno asino ~

Mais le roi n'est pas encore au bout de ses peines. Rinuccini citait en exemple les « cattivi modi » de Charles et la disonestate di sue genti, che di bello dî chiaro pigliavano e spogliavano le persone 24.

Moins graves du point de vue moral mais plus révélatrices en tant que jugement culturel étaient les accusations de manque d'hygiène. Une description contemporaine du séjour de Charles VIII au palais San Marco faisait état de la saleté des chambres jonchées de paille :

... et palearum sacci numquam mundabantur. In portis camerarum et caminis affigebantur candele ex sevo similiter, et illi pulcherrimi mappe-mundi et omnia habebantur ad instar stabuli porcorum25.

Cette observation méprisante concordait avec le jugement de Casti-glione sur l'entrée de Louis XII à Milan en 1499 26. Après quelques apartés sur la goujaterie des soldats français et sur les menaces qu'ils auraient proférées contre les spectateurs, Castiglione pleura la chute de la cour de Lodovico il Moro, già receptaculo del fior de li homini del mundo, adesso pieno di betole e perfumato di ledame27.

Une phrase de Rinuccini résume l'attitude générale des Italiens envers les envahisseurs, lorsqu'il qualifia Charles VIII d'homme ingrato, ignorante, avaro, infedele e sconoscente d'ogni umanità usata verso di lui2S.

Mais il existe un reproche beaucoup plus sérieux, celui de la cruauté : les Italiens de l'époque estimaient les Français cruels parce que ces derniers ne faisaient pas de prisonniers. Cette accusation, lancée déjà contre René d'Anjou, avait rendu furieux un patriote comme Gaguin 29 ; et pourtant les historiens italiens de l'époque étaient unanimes à signaler la cruauté des soldats de Charles VIII. Priuli affirmait que fecenno grandinissime crudeltade -, et Rucellai en cherchait l'origine dans le caractère national :

Gallus natura ferox, vehemens .

Le chroniqueur Landucci, qui avait été un sympathisant des Français avant leur descente en Italie, retourna sa veste lorsqu'il apprit le crudeltà ch'egli avevano fatto per tutto32, et il les surnomma « quei Franciosi bestiali » ". Priuli prit sa plus belle plume pour dénoncer les atrocités commises par les occupants de Milan en 1500 :

Quante insolentie, strupi, vituperii, incesti et rapine facevanno li Fran-cexi sopra quello de Milanno non he possibel judicharlo né pensarlo, talmente che in Milanno non hera vergine né monacha che non fosse stata violata, nec etiam marito che non fosse vergognato, chosse tanto abominabille et spaventosse et vituperosse, che cum pena non se potria descrivere et fino le piètre butavanno lachrime di tante crudeltade M.

Ces divers témoins cherchaient dans leur mémoire des cas analogues, et le terme barbaro revient souvent sous leur plume, presque toujours dans le sens de cruel. Renuccini, par exemple, qualifiait le roi d'homme interamente barbaro, alieno in tutto da ogni umanitate e moralité e sanza parte alcuna di buoni costumi, pieno di rapacità e crudeltà che era uno mostro di natura35 ;

Passaro assimilait les Français aux Infidèles : meserola [= cittadella] a sangue e a fuoeo, che mai turchi ne mori fecero tal crudelitate36.

Mais d'autres préféraient la comparaison avec l'Italie elle-même, qui nous présente une autre de ces antithèses rhétoriques : non more Italico humaniter, sed barbara crudelitate 37 ; et Conti de se lamenter sur les séquelles psychologiques durables de cette expérience néfaste :

Nam praeter alias calamitates, quas gallica feritas in Italiam invexit, Italos, qui natura mitissimi erant, humanitatem dediscere et caedis avidos fieri coegit38.

Derrière cette opposition entre la cruauté des Français et l'humanité des Italiens se profile un autre schéma politico-militaire : les Français se glorifiaient de leur prouesse militaire, tandis que les Italiens se posaient en promoteurs de la paix qui favorise les lettres et le commerce. D'illustres écrivains comme Pétrarque39 ou Ficin40 avaient déploré la désunion de l'Italie, proie facile pour l'envahisseur étranger. Machiavel se fit l'écho de leur sentiment dans la célèbre invocation qui termine le Prince. Guichardin accusait les Français d'avoir déstabilisé son pays, bouleversant la « quiète e concordia italiana » et précipitant mutazioni di stati, sovversioni di regni, desolazioni di paesi, eccidii di città, crudelissime uccisioni41, desquelles, à son avis, l'Italie ne s'était jamais remise.

Cette « rovina d'Italia » fut imputée à la discipline supérieure de l'armée française 42 : les témoins de l'invasion comme Bernardo Rucellai 43 et Machiavel 44 s'émerveillaient de l'attachement presque superstitieux et de la loyauté aveugle à leur roi des soldats français. Machiavel cherchait à faire une distinction entre les grands mérites des soldats italiens individuels, superiori con le forze, con la destrezza, con lo ingegno 45, et l'instruction militaire supérieure de l'armée française, à laquelle les Italiens n'avaient pas de réponse.

Naturellement les Français ne partageaient pas la notion du caractère foncièrement humain et pacifique des Italiens. Gaguin soutenait que, loin de rechercher la paix, ces derniers avaient un penchant pour le pillage ; Champier accusait les princes de la péninsule d'être des oppresseurs et il mettait en évidence comment Charles VIII avait allégé le lourd fardeau des impôts que Alfonso avait infligés à ses sujets napolitains.

Tous les écrivains français, de Gaguin à Lemaire, justifiaient la présence de leurs troupes en Italie et se réjouissaient des victoires françaises. Ils étaient d'avis que les défauts de caractère italien avaient largement contribué à ces victoires : si les anciens Romains avaient été de véritables lions, leurs descendants modernes étaient devenus pesans et negligens en armes, et ils n'avaient plus goût à la guerre : maintenant sont craintifz comme les cerfs et biche, qui pour les tremble-mens des feuilles des arbres prennent la fuite46.



Cicéron avait affirmé que ses contemporains étaient invincibles : mais Champier incitait ses compatriotes à la conquête des Italiens ramollis, « vincibles et prenables ». Christophe Longueil les étiqueta comme poltrons et les accusa d'avoir jeté les armes à Fornoue en 1495 et d'avoir pris la fuite ; et tout comme ses collègues francophones, il exulta de la capture de Lodovico il Moro, ramené en France dans les fers47.

Les Français estimaient que les Italiens, en raison de leurs vices accumulés, s'étaient attirés le châtiment de Dieu dans la personne de Charles VIII ; et comme preuve ils citaient des manifestations miraculeuses de la grâce divine en faveur des campagnes françaises dans le phénomène de la manne céleste que des témoins auraient vu tomber du ciel deux fois sur les troupes françaises en Italie 48. La péninsule avait d'autres péchés à mettre à son passif, dont le fait, selon Gaguin, d'avoir toujours trahi la légitime cause de la France en Italie et de s'être révoltée contre l'empereur Charlemagne, contre les Angevins et finalement contre Charles VIII :



Nulla Italia pars fidem gallico homini constanter servet.



Ici se présente une nouvelle antithèse polémique entre les deux pays, celle qui oppose Rome à la Gaule : les humanistes des deux partis concevaient les guerres italiennes comme la reprise du vieux conflit entre les anciens Romains et les Gaulois. Les Italiens de la Renaissance s'accordaient à exalter le glorieux passé militaire et culturel de Rome, qui avait tenu sous son emprise l'Europe entière, y compris la France. Face à l'impuissance militaire moderne de l'Italie, ils comptaient soit sur une éventuelle renaissance de Rome sous l'impulsion d'un futur libérateur, soit, comme le voulait Valla, sur une reconquête des mentalités européennes par l'entremise de la latinitas50.

Mais les Français avaient une vision différente de l'opposition entre Rome et la Gaule : ils faisaient tout leur possible pour ruiner le prestige de la Rome antique, alléguant les textes rebattus de Juvénal, de Prudence, de saint Augustin et de saint Bernard51. Pour eux l'empire romain avait été bâti sur le fratricide, sur le saccage et sur la trahison : cette société-là, imprégnée de perfidie, d'avarice, d'arrogance, de cruauté, de luxure et de cupidité, contenait déjà les germes de la décadence. L'histoire romaine aurait été jalonnée d'assassinats et d'oppressions, témoin les cruautés de Sylla et de Marius 52. On accusait les Italiens modernes d'être une race abâtardie mi-Goth et mi-Vandale53, qui ne savait que singer les anciens Romains M. On traitait la grandeur de Rome comme un mythe, et on considérait la chute de l'Empire, déchiré par des luttes intestines, comme une punition bien méritée.

D'autre part, les humanistes français portaient aux nues la splendeur de la Gaule antique et de sa civilisation, mettant en contraste une Rome corrompue et périclitante et une Gaule robuste et fleurissante. Ils exaltaient la vertu militaire des Gaules, qui auraient inspiré de l'effroi aux Romains :

Gallorum nomen semper Romanos terruit55 ; ils se délectaient à évoquer toutes les victoires des Gaules, les hécatombes des ennemis, le souvenir de Rome vaincue par le fer et par le feu, et surtout la conquête de tout le nord de l'Italie par les Gaulois. Gaguin et Champier prétendaient que ce furent ces Gaulois qui avaient civilisé la Gaule cisapline et fondé les principales villes, dont Milan, Côme, Brescia, Vérone, Vicence et Bergame 56 ; ils tirèrent parti de cette thèse pour présenter les campagnes de Charles VIII et Louis XII comme une légitime reconquête de terres ancestrales.

La publication des antiquités mystificatrices d'Annius de Viterbe, accueillie avec un certain scepticisme en Italie, fut une manne céleste pour les humanistes français, du fait que ces textes leur permirent de combler les siècles vides de la préhistoire gauloise et d'échafauder tout un système de chroniques et légendes tout aussi vénérables et glorieuses que celles qu'offraient l'histoire italienne 57. Le lignage des héroïques Gaulois fut ainsi relié directement au patriarche Noé, aux Troyens et aux Celtes. Le poète Valeran de Varanes vantait les hauts faits des Gaulois qui se seraient rendus maîtres non seulement de l'Italie mais de la Grèce, de la Macédoine et de toute l'Asie Mineure 58. Un chroniqueur comme Jean Lemaire pouvait désormais rédiger l'histoire du monde presque sans mentionner ni les Grecs ni les Romains, présentés d'ailleurs sous un jour défavorable 59. De même, pour flatter l'orgueil national, les Français pouvaient démontrer, textes d'Annius à l'appui, que la civilisation gauloise était plus ancienne que la romaine. Gaguin prétendait que Paris avait été fondé non par César (comme le supposait PétrarquE) mais bien cinq siècles auparavant. Lemaire affirmait que l'origine de Lyon remontait non aux Romains mais longtemps auparavant, 680 ans après le Déluge, 220 ans avant la fondation de Paris (querelles de clocheR), et non moins de 578 ans avant la naissance de Rome 60. Selon Champier Lyon avait été sous les Gaulois une ville prospère, haut lieu de la religion et de la philosophie, avant sa destruction par les incultes envahisseurs romains. En somme, pour les humanistes celtomanes, l'important était de démontrer que la civilisation des Gallo-celtes étaient indépendante de la romaine, plus ancienne et infiniment supérieure.



Ceci nous amène à un autre affrontement polémique, Rome contre Paris. Pétrarque s'était moqué de la culture médiévale française, spécialement celle de la ville et de l'université de Paris, et même du prestige de Charlemagne. Une vision cyclique de l'histoire dirigeait les aspirations du poète vers une renaissance de Rome au bout d'un millénaire de ténèbres gothiques. Mais, comme l'a démontré Franco Simone, beaucoup de Français soutenaient plutôt une théorie de la continuité historique, du transfert à Paris sous Charlemagne de l'ascendant culturel romain, et ils tendaient à circonscrire la période de ténèbres gothiques. Pour étayer l'hypothèse de cette translatio, ils s'appliquaient à dépeindre la Rome moderne non seulement comme une ville dégénérée mais comme une nécropole, qui n'était plus en état d'être réanimée.

L'opposition Rome/Paris était liée à une autre antithèse, civilisé-barbare. Pétrarque avait rejeté non seulement toute la culture médiévale française mais jusqu'à l'idée que les Français fussent sensibles à la civilisation, fussent capables d'écrire quoi que ce soit de valable : nullus doctus in Gallia.



Ce jugement sévère fut repris avec enthousiasme par ses disciples : lorsque Filippo Beroaldo rentra de Paris en 1478, Baptiste Mantouan l'accueillit avec un poème qui présentait l'Italie comme la seule patrie des arts et la France comme un peuple de barbares au milieu desquels aucun Italien ne serait capable de vivre convenablementM. Le jugement de Castiglione est bien connu 65 ; celui de Machiavel sur les universités françaises l'est peut-être moins :



Li Studii primi sono quattro : Parigi, Orliens, Borges e Potiers ; e dipoi Torsi e Angieri ; ma vagliono poco 66.



Mais même dans les rapports des témoins du passage en Italie de Charles VIII nous relevons les mêmes topoi : l'invasion française est présentée comme une nouvelle descente des hordes de Huns et de Wisigoths, dévastateurs des lettres, massacreurs d'érudits et porteurs supposés de contagion - il mal francioso. Crinito écrivait :



Sed enim litterae ipsae ac studia bonarum artium simul cum Italiae libertate coeperunt paulatim extingui, barbaris ingruentibus 67.

Benedetti rendait compte d'un discours de Charles VIII avant la bataille de Fornoue, prononcé avec quanta inter indoctos poterat esse eloquentia (principes enim Galli litteras negligunT)68.

Érasme put lui-même constater la piètre estime en laquelle les Italiens tenaient les auteurs français 69. Deux correspondants de Cham-pier, Angelo de Duccis et Simforiano Grignano, qui avaient des sympathies politiques pour la France, à laquelle ils reconnaissaient du reste une suprématie militaire, se cramponnaient à l'idée de la supériorité absolue de l'Italie dans tous les autres domaines : poésie, théologie, industrie, sagesse, mémoire, éloquence, prononciation, prudence etc. Et ils finirent par envenimer les choses en déclarant que Champier surclassait tous les autres Français et se distinguait d'eux par sa culture, pour laquelle il méritait le titre de ficineus et la citoyenneté honoraire italienne 70.

Pour réfuter les arguments désobligeants des humanistes italiens les Français adoptèrent plusieurs stratégies. Ils essayèrent d'abord de mettre en relief la qualité des anciens écrivains originaires des Gaules, y compris la Gaule Cisalpine, dont Ausone, Stace, Prosper d'Aquitaine, Claudien (transformé en Français !) et Sidoine Apollinaire71. A leur avis les Italiens s'appropriaient à tort la gloire de ces auteurs gaulois cis- et trans-alpins. Ensuite, beaucoup d'écrivains authentiquement romains, tel Cicéron, auraient appris la rhétorique chez les Gaulois, censés avoir été le fans et origo de l'éloquence et de la sagesse pour le monde antique. En troisième lieu, tandis que l'Italie languissait dans une très longue période de décadence gothique qui va de Boèce à Pétrarque, la France aurait sauvé la latinitas de l'extinction pour la postérité, grâce surtout à l'action de l'Université fondée à Paris par l'héritier de l'empire romain, Charlemagne. Pendant cette éclipse de plusieurs siècles on pouvait affirmer à juste titre : nullus doctus in Italia,



à tel point qu'au cours du Haut Moyen Age les érudits italiens tels Saint-Thomas d'Aquin, Pierre Lombard et même Dante avaient dû se rendre à Paris pour apprendre la rhétorique et la théologie.



Si donc la culture française avait distancé celle de l'Italie pendant tout le Moyen Age, raison de plus pour les humanistes français du XVIe siècle de continuer à faire concurrence et de surpasser encore une fois ce rival insolent. Érasme estimait que le Compendium de Gaguin était une preuve formelle que les lettres françaises avaient déjà rattrapé les italiennes 74. Champier et Longueil75 débitaient de longues listes d'érudits français et des Trois Gaules - dont Gaguin, Chastellain, Saint-Gelays, Lefèvre d'Étaples, Érasme (originaire de la Gaule belge !), Josse Bade et Budé - tous capables de soutenir la comparaison avec les meilleurs humanistes italiens.

La susceptibilité des Français sur le chapitre de l'honneur national était particulièrement accentuée au tournant du siècle. Quand Paul-Émile fut nommé historien officiel par Charles VIII, Gaguin s'offusqua et porta plainte. Tout en admirant l'ouvre de leurs collègues italiens, les Français ne laissaient pas de pinailler et de trouver à redire : ainsi Budé et Josse Bade signalèrent des défauts dans les écrits de Valla76. Dans sa correspondance avec ses amis italiens l'ombrageux Champier frémissait d'indignation et de ferveur patriotique, surtout lorsqu'il s'agissait des observations défavorables sur la présence française en Italie formulées par certains historiens italiens, dont Sabellico, Foresti et le Mantouan. Il les accusait carrément de calomnie, de rancune et de s'être vendus ; il taxait le Mantouan d'avoir prostitué ses talents poétiques en écrivant un pamphlet diffamatoire intitulé Tropheum pro Gallis expulsis, ouvrage qui confortait Champier dans sa conviction que la détraction, l'envie et la malveillance étaient des vices héréditaires chez tous les Italiens, depuis Salluste jusqu'à Balbi.

Les échanges entre les humanistes français et italiens contiennent d'autres antithèses polémiques, dont le contraste entre l'espoir et la désillusion. Tant d'humanistes du nord affirmaient avoir mis tous leurs espoirs dans le voyage en Italie, pays de la culture, des beaux-arts, de la civilisation ; par exemple, Érasme s'y était rendu pour apprendre le grec et prétendait n'y avoir trouvé que la guerre, la corruption et le paganisme 77. Joachim du Bellay allait faire écho au sentiment d'Érasme. La mention du paganisme met en évidence une autre antithèse : la confrontation de la France morale à l'Italie vicieuse, traduite sur le plan religieux, s'exprime dans l'idée de la piété française et de l'irréligion italienne. Ce trait contre les Italiens doit quelque chose à une vision méfiante de la Curie pourrie, souillée par la simonie, la vénalité, le népotisme etc.78, et Érasme fut scandalisé par ce qu'il vit au Vatican 79. Cette réaction comporte également un élément de gallicanisme : Gaguin et Jean Lemaire ne manquèrent pas d'attaquer la papauté et les armâtes et de défendre la Pragmatique et l'autorité des Conciles. Mais il ne s'agit pas uniquement d'une condamnation de la Curie ; les Français discernaient dans l'humanisme italien une tendance vers le rationalisme, vers l'épicurisme, courant qui s'écartait de ce qui constituait à leurs yeux le fondement qui sous-tendait le renouveau des études, un solide programme moral et religieux. D'où leurs doutes au sujet de Valla, de Politien, de Pontano, de Sannazar et de Manille 82 ; d'où leurs louanges du Man-touan - surnommé le Maro Christianus 83 - ainsi que du syncrétisme de Ficin ; d'où également le prix de l'orthodoxie décerné par Érasme à la ville de Padoue, qui, à son avis, réussissait à merveille à faire concorder la philosophie et la religion 84 - jugement qui ne manque pas de piquant quand on pense aux opinions de Pomponazzi et ses disciples.

C'est ici que trouve sa place la célèbre opposition entre la vérité et l'élégance 85 : on reprochait aux humanistes italiens un esthétisme débridé, une pédanterie linguistique et une fixation sur l'élégance et l'éloquence, au détriment de tout souci de la substantifique moelle morale ; l'humanisme français, par contre, se vantait de sa fidélité à la religion. Depuis la nuit des temps la France aurait été un bastion de la piété, témoin ces vénérables parangons, les druides de la Gaule ; au cours des siècles, avec ses dix-huit papes français, la France très-chrétienne aurait rempli sa mission historique de protectrice et libératrice de l'Église, de restauratrice des onze papes chassés par les Romains 86, de gardienne des reliques les plus sacrées, et, dans la personne de Charlemagne, de constructrice d'églises et de chapelles. Français religieux, Italiens païens.



On pourrait citer beaucoup d'autres oppositions semblables, comme par exemple celle du mos gallicus et du mos italicus87. On pourrait encore citer l'atout que les humanistes français aimaient jouer dans ces querelles, celui de textes favorables à la France écrits par des humanistes italiens, comme Giangiorgio Alione 88, Alessandro Benedetto 89, Mario Equicola et surtout Francesco Florio91, qui passa en revue une bonne partie des arguments de ce débat : le climat de la France. Rome nécropole, Paris la nouvelle Rome, moralité austère de la France par opposition à la décadence italienne, etc. On aurait également pu examiner les écrits d'auteurs plus modérés comme Guillaume Fichet, libres de préjugés anti-italiens 92. Mais dans l'ensemble la modération et la réconciliation n'étaient pas de saison, et dans le courant du XVIe siècle les préjugés et les rivalités culturelles s'avérèrent extrêmement tenaces. Une observation acérée dans la Compendium de Gaguin, qui vise les railleries francophobes de Pétrarque, me semble pouvoir s'appliquer aux humanistes des deux camps :



Ainsi plaist à aucuns sans honte mentir des choses estrangeres et loingtaines, afin qu'ilz ne soient veuz avoir derogué au tiltre de leur nation et terre en laquelle ilz ont esté nez.

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