Essais littéraire |
Lorsqu'on se propose d'esquisser un panorama du roman contemporain français (ou écrit en françaiS), la première question qui vient à l'esprit est celle d'une sorte de bilan de santé: se porte-t-il bien, mieux, plus mal? Mais par rapport à quel état antérieur, plus ou moins mythologique? Quels sont aujourd'hui les grands romanciers dont les noms s'imposent? Où et comment discerner les prémices d'un renouvellement, d'un élan créatif? La réponse à pareille interrogation tient à un paradoxe: jamais le roman n'aura été si hégémonique dans le paysage littéraire, jamais on n'aura tant publié de romans - comme en atteste le phénomène de la «rentrée littéraire» qui voit, chaque automne en France, paraître plus de six cents titres, pour la plupart des romans - au point même que s'est imposée dans les prix et les salons du livre la catégorie de «premier roman». Ce trop-plein, qui engendre le sentiment d'une pléthore menaçante, doit être lu de deux façons: sans doute cela témoigne-t-il d'une richesse et de l'attrait remarquable dont le roman jouit, mais cette omniprésence se paye d'une sorte d'invisibilité pour un nombre croissant d'ouvres, qui n'auront aucune chance d'émerger dans les médias ou même sur les rayons de la librairie, chassées par un nouvel afflux de livres quelques semaines plus tard. L'inflation de publications se double en effet d'un curieux retrait de la critique, en passe de se métamorphoser en simple promotion commerciale des livres, vendus comme des produits plus ou moins lucratifs. Les journaux à supplément littéraire, les magazines culturels traitent presque toujours des mêmes titres, du même petit nombre d'auteurs, dans une concurrence qui homogénéise le paysage littéraire. Et cette tendance est encore renforcée par la télévision, quand elle veut bien, après minuit, faire un peu de place à la littérature. Il est loin le temps où Bernard Pivot pouvait programmer Apostrophes à 22 h 30... La poésie ou le théâtre sont certes encore plus massivement occultés par l'hégémonie du roman ou du document écrit, mais devant cette pléthore, l'impression générale est un relatif malaise, un manque de repères pour s'orienter et résister à la pression des machines économiques, au lancement marketing d'une dernière mode qui n'est peut-être pas (espérons-lE) ce que nous cherchons avec la littérature. L'apparente bonne santé du roman peut donc cacher un embarras plus profond. Il est indéniablement contesté par le cinéma ou la télévision, qui ne se privent pourtant pas de s'alimenter en scénarios grâce à lui, mais qui proposent au jeune public des fictions plus facilement abordables, plus gratifiantes dès un très jeune âge. Le paysage, surabondant, est d'autre part atomisé, sans aucune figure qui le surplombe d'évidence. Le dernier Français à avoir reçu le prix Nobel de littérature est Claude Simon, et cette attribution avait suscité une ultime polémique en 1985 autour du «nouveau roman». La suspicion s'est emparée des principaux prix (Goncourt, Femina ou RenaudoT), qui semblent relever des jeux de pouvoir entre grands éditeurs parisiens, au point que de nouveaux prix (Goncourt des lycéens, Décembre, Prix du livre InteR) reflètent mieux aujourd'hui les goûts d'un large public. Si le paysage est plus brouillé, moins ordonné qu'avant par des écoles identifiables selon un travers critique qui a eu la vie dure en France, il mérite qu'ofi tente d'en discerner les reliefs ou les contours, qu'on y cherche quelques lignes de force, pour savoir comment ce genre omnivore qui a émergé au xvme siècle avec l'ascension de la bourgeoisie, qui a acquis ses titres de noblesse avec le roman réaliste au xixc siècle et absorbé toutes les formes littéraires imaginables au XXe siècle dans d'immenses sommes qui ont conduit le roman à ses limites extrêmes, et qui nous semblent presque indépassables (Proust, Faulkner, Joyce, etc.), comment, donc, le vieux roman, vivant et se renouvelant depuis l'origine de sa contestation interne, peut encore puiser dans ses ressources propres pour rendre compte du monde où nous vivons. La vitalité du roman depuis trois siècles tient à cette infinie plasticité, à sa capacité d'absorption de toutes les autres formes d'écrit (poésie, journal, conversation, lettres, écrits intimes, scènes de théâtre, discours scientifiques ou philosophiques, traités, etC). Son empire est difficile à circonscrire et son passé glorieux pèse aussi de la longue cohorte des réussites magistrales où il s'est illustré. Mais il hérite aussi, spécialement en France, d'une lignée critique importante, qui, de Gide (PaludeS) et Valéry (La Soirée avec Monsieur TestE), aux réflexions de Maurice Blanchot sur le récit, en passant par le surréalisme, a travaillé délibérément dans la marge du roman, refusant le déploiement d'un monde imaginaire, pour interroger la possibilité de toute narration, dénudant une voix spectrale qui s'empare de tout le texte. Le roman d'aujourd'hui vient aussi après Le Bavard de Louis-René des Forêts, ou l'épuisement beckettien. Il a vu, durant le XXe siècle, certains des plus grands romanciers comme Malraux ou Céline aborder des formes qui s'inscrivent toujours plus ou moins dans la fiction mais se refusent aux lois propres du roman. Cet héritage critique me semble particulièrement actif en France, à la fois parce que le débat théorique y fut, plus qu'ailleurs, d'une extraordinaire vitalité jusque dans les années 1970, et parce que le «récit» y est presque devenu un mode concurrentiel avec le roman ou son ombre revendiquée. Il peut sembler paradoxal, alors que je commence à esquisser un panorama du roman contemporain, de m'attarder d'abord sur cette marge critique, sur ce seuil de contestation»-et de suspicion. Mais je crois que ce détournement initial, ce pas de côté préalable nous permettra justement ensuite de mieux voir l'originalité réelle de tentatives plus spécifiquement romanesques, de mieux en apprécier les enjeux. J'en veux pour preuve la polémique passagère qui a accompagné l'attribution du prix Goncourt à Dernier Royaume*", de Pascal Quignard. Certains critiques se sont récriés que ce n'était pas un roman, de ceux qu'on lit avec l'envie de découvrir une histoire jusqu'à son terme... Les trois volumes alors parus ne constituent en effet en aucune façon un «roman»; ils exposent bien plutôt une méditation sur ce que Pascal Quignard appelle le «jadis», espace temporel d'avant le langage, d'avant le récit, et que l'écriture, par des formes obliques et brèves (contes, citations, méditations, aphorismeS), tente précisément d'évoquer et d'invoquer. Si Quignard reçoit en 2002 un prix qu'il aurait dû plutôt avoir pour Le Salon du WurtembergT, c'est parce que l'académie Goncourt cherche, en reconnaissant un vrai travail d'écriture, à redorer un blason passablement écorné. L'ironie est qu'elle le fait en récompensant une ouvre délibérément à l'écart du roman, un auteur qui a écrit de «vrais romans» (j'y reviendrai plus loiN) mais qui se livre là à une autre quête. On voit avec cet exemple que je ne veux pas durcir les frontières si floues du roman. Je prends volontairement un écrivain dont l'activité se partage entre roman et «petit traité», entre fiction et spéculation, entre continuité narrative et fragments. Un même écrivain peut ainsi mener par deux voies opposées ou divergentes la même ouvre, mais il convient de réfléchir aux moyens qu'il se donne pour ce faire, aux raisons pour lesquelles il confie tel projet à l'un plutôt qu'à l'autre. Et non lui reprocher de ne pas être le «grand romancier» fantasmatique de certains critiques trop pressés, quand une partie essentielle de son travail est justement de montrer les limites ou les limitations du roman, sans pour autant y renoncer tout à fait. Le cas de Quignard me semble même exemplaire d'un mouvement plus * général pour cette génération d'écrivains, un mouvement qui amène vers le roman ou en détourne, et qui fait que beaucoup de romanciers importants d'aujourd'hui ne le sont pas sur le mode heureux d'un Balzac, d'un Dostoïevski ou d'un Conrad, entièrement voués à produire sans fin une ouvre uniquement romanesque. Le soupçon double le roman contemporain comme son ombre: il le mine et en occulte la gloire, mais cette ombre peut aussi bien révéler son éclat, dessiner mieux la silhouette séduisante qui est la sienne. D'autres écrivains importants me semblent dans la même situation de tension. Je pense ainsi au trajet de François Bon, débutant comme romancier ses cinq premiers livres et qui annonce lui-même se distancier de ce mode d'écriture pour tenter des récits de vie - L'Enterrement"", C'était toute une viem par exemple -, des mélanges de théâtre et de narration (comme dans Un fait divers""), voire un détournement de biographie des Rolling Stones. Et si François Bon consent à sous-titrer un de ses livres les plus récents «roman», c'est à propos de Daewoo*T, enquête presque sociologique, témoignage sur la fermeture de l'usine coréenne en France. Bon justifie l'appellation en disant que le travail de témoignage touche là à une sorte de limite qui implique le passage à quelque chose de l'ordre du roman. Mais on voit avec ce nouvel exemple qu'on est bien loin de l'idée classique qu'on s'en fait communément. Pierre Michon est indéniablement l'un des grands écrivains de prose en France aujourd'hui mais tout aussi certainement il n'est pas un «grand romancier». La Grande Beuneim illustre la thèse que je défends ici: ce récit de quatre-vingts pages est ce qui reste (ou ce qui a été publié comme un ensemble détachablE) d'un plus vaste projet intitulé L'Origine du monde. Michon a souvent dit, dans de remarquables entretiens, sa gêne et son dégoût pour la machinerie du roman, pour le plan tracé d'avance. Il ressent comme une fraude la gestion de la longue durée narrative, s'ennuie dès que l'énergie énonciative d'une attaque se dilue. La Grande Beune est un concentré de roman impossible, un éclat mystérieux qui s'interrompt lorsque le fil se détend. On ne trouvera donc dans son ouvre que des fictions brèves, au travail de la phrase et de la langue extrêmement serré. Jouant du point de vue indirect, du regard oblique, il choisit de raconter Van Gogh vu par Joseph Roulin, obscur modèle d'un tableau célèbre, ou de faire parler de Watteau par celui qui a posé pour devenir à jamais le Gilles du peintre. Même son premier livre, Vies minuscules"", est une autobiographie indirecte, faite de huit vies obscures et pourtant glorieuses. Le livre est d'ailleurs sous-titré « Récits ». Pierre Michon, dans sa fascination pour les pauvres vies, les vies simples de ceux qui n'accéderaient pas autrement à la dignité des lettres, est représentatif d'un courant particulièrement riche dans la prose narrative française de ces vingt dernières années. Je veux parler de ce que l'on peut appeler les «biographies imaginaires», les «vies rêvées». La collection «L'un et l'autre», chez Gallimard, dirigée par J.-B. Pontalis, s'est pour ainsi dire spécialisée dans cette veine profondément originale et productive - collection d'ailleurs où Michon a publié son Rimbaud le filsT. Le cahier des charges de la collection est dans ce mélange singulier, entre fictionalisation et biographie, imagination et document, qui fait de la vie d'un autre la matière d'une méditation sur ce que l'on peut savoir d'autrui, fût-il ou non célèbre. Mais l'intérêt de ces vies tient aussi à l'aller-retour entre le peintre et le modèle, entre le sujet de la biographie et celui qui tente d'en reconstituer l'image, une image qu'il ne faut d'ailleurs pas trop stabiliser au risque d'en perdre la vertu fascinante. À cette veine appartiennent des textes magnifiques comme ceux de Michel Schneider sur Glenn Gould, Piano soloT, de Gérard Macé sur Champollion (dans la collection «Blanche» cette fois avec Le Dernier des ÉgyptiensT, rêverie sur l'égyptologuE), ou encore plus récemment la très belle évocation par Marie Didier de celui qui le premier libéra les fous de leurs chaînes, Dans la nuit de Bicêtre**, parmi bien d'autres exemples possibles. À rebours de la biographie (et d'une certaine manière du roman, qui produit toujours comme malgré lui du déterminismE), il s'agit dans la biographie imaginaire, en accord avec son lointain modèle venu de Marcel Schwob, de faire exister des singularités, de refuser le récit unificateur, pour faire saillir les moments aberrants, les lieux de stupéfaction. De telles entreprises sont aussi celles de Claude Louis-Combet, attaché à saisir dans les expériences mystiques les plus extrêmes, dans l'érotisme le plus fervent, une limite mythobiographique à l'écriture linéaire d'une existence. Ou bien aussi de Claude Pujade-Renaud, s'attachant aux compagnes d'hommes célèbres, mettant toujours en scène de façon décalée la vie d'autrui, que ce soit celle d'une reine d'Espagne ou les croisements passionnels d'êtres que tout semblait destiner à la vie la plus médiocre. Ce sont bien des proses qui se servent de techniques proches de celles du roman, mais qui s'en différencient dans le rapport de lecture, car ce ne sont pas exactement des vies inventées, mais plutôt des vies recomposées. Des sortes de fictions minuscules, des récits érudits à la limite de l'essai parfois. On doit d'ailleurs ranger dans cette lignée le dernier livre de Jean Echenoz, RavelT-, dans lequel l'utilisation si remarquable de l'imparfait, de l'ellipse, l'humour légèrement distancié et pourtant mélancolique du narrateur, sont au service d'un autre projet. Il ne serait donc pas très pertinent d'aller reprocher à tous ces livres de n'être pas de «grands» romans, ni à leurs auteurs de manquer de souffle quand ce qu'ils cherchent explicitement et qui donne à leur ouvre la force d'émotion qui la porte jusqu'à nous est bien de refuser la continuité ordonnée, la vie racontée selon un fil ou selon la grande orchestration polyphonique. On conviendra que ce serait faire aller le romancier là où il ne veut justement pas se tenir... Mais il faut aussi remarquer que la visibilité de ces textes est en conséquence plus malaisée, que la manière de les mettre en valeur est plus incertaine, et qu'ils ont peut-être plus de mal à passer la rampe de la traduction, de la publication à l'extérieur. Le projet qui guide ces ouvres de prose non romanesque, ou partiellement romanesque, est moins facile à exposer que celui d'un roman pensé comme tel, d'un roman que je serais tenté de dire « consenti ». De grands prosateurs échappent par là à éclairage médiatique qui va plus volontiers aux faiseurs d'histoires. L'ouvre de Pierre Bergounioux rend difficile son rangement dans un rayon reconnu, puisqu'elle est le déploiement lent d'un espace de mémoire personnel ^ qui prend les dimensions d'une aventure collective, celle de la Creuse, qu'il faut à la fois quitter et ne jamais déserter, d'une époque de mutation irréversible, dont l'ouvre se fait le témoin. La nature de l'entreprise peut ainsi conduire à se détourner du roman proprement dit, à prendre des chemins de traverse ou d'autres voies. Un dernier exemple peut être le trajet d'Annie Ernaux, romancière presque classique à ses débuts mais vite venue avec La Place'T à une forme d'autobiographie sociologique où le particulier renvoie au général et au social qui le conditionne, à «une ethnographie de soi-même», selon un mouvement qui est l'exact opposé de l'autofiction. À la frontière du roman et de l'autobiographie s'est en effet développé depuis vingt ans, sur les traces de Serge Doubrovsky, à qui l'on doit l'invention du mot «autofiction», un nouveau genre de textes qui revendique l'indécidabilité de son statut. Ce type d'écriture se rattache évidemment aux écritures de soi, mais il naît à une époque cynique, ironique et avide de second degré distancié qu'il représente pour le meilleur et pour le pire. Délestée de la charge de l'aveu, l'autofiction est plutôt une fictionalisation immédiate de l'existence individuelle, mise en scène de façon narcissique comme chez Christine Angot, abusivement intronisée en héritière de Marguerite Duras. Camille Laurens, après une période formaliste où le roman joue ostensiblement de ses codes, continue les jeux structurels pour inventer une mise en fantasme de ses rapports personnels et amoureux. Le romancier peut aussi côtoyer volontairement un domaine qui relève de l'enquête ou du documentaire, comme l'a fait François Bon dans Daewoo. Si l'écriture reste la même, la nature du sujet change du tout au tout. L'ouvre si romanesque de Patrick Modiano, dont je reparlerai plus loin, présente ainsi un versant où se marque plus nettement la qualité autobiographique, notamment dans Un pedigreeT, livre où l'auteur parle pour la première fois directement de la mort de son frère. L'admirable Dora Brudermi travaille, lui, sur le modèle biographique. C'est l'enquête minutieuse (comme toujours chez ModianO) pour reconstituer, à partir d'un fait divers, le sort de la jeune Dora, juive traquée dans la France de l'Occupation, fugueuse dont il faut accompagner l'envie de fuir. Le fait divers hante le narrateur, le poursuit jusqu'au moment où il comprend qu'il doit cependant laisser à Dora la chance d'être libre, la possibilité d'échapper à tout contrôle - narratif comme policier. Mais ce peut être aussi, dans le même registre d'une fascination étrange qu'exerce sur nous l'histoire d'un autre, avec ses blancs et ses zones d'ombre, le projet qu'Emmanuel Carrère a mené dans L'Adversaire"*1. Poursuivant autrement ce que ses romans mettent en scène, particulièrement La Classe de neige"", (écrit dans l'urgence alors que Carrère a déjà commencé à s'intéresser à l'affaire Romand et veut suivre le procèS), ce livre est la relation (à tous les sens du moT) qui attache l'écrivain à Jean-Claude Romand, meurtrier mythomane dont les crimes défrayèrent la chronique, révélant une abyssale double vie sous les apparences les plus bourgeoisement convenables. Le roman fait ici place à Romand, en un étrange jeu de mots, comme si le réel excédait toute possibilité de fiction, en ruinant toute construction causaliste ou explicative, en mettant au cour du récit un vide à la fois terrifiant et attirant. On voit sur ces deux derniers exemples de quelle façon, riche et variée, peut jouer le passage du roman au récit, selon une perspective éthique aussi bien où il s'agit d'affronter la fascination du mal : Romand est finalement renvoyé à la figure du Malin, autre nom de l'Adversaire, dans ce qui paraît néanmoins une aporie de la compréhension recherchée, du désir d'empathie contrariée. Le narrateur de Dora Brader renonce, lui aussi, à ses pouvoirs d'enquêteur mais également de romancier. Il n'imaginera rien qui prive Dora de son libre arbitre. L'enjeu est bien moral et pose question au mécanisme essentiel du roman : la projection empathique envers le personnage, la possibilité de le comprendre de l'intérieur. Mais ce passage ne joue pas que dans le sens d'un abandon du roman. Le trajet inverse, ou les multiples allers-retours de l'un à l'autre selon les cas, sont tout aussi intéressants. C'est ainsi que l'on peut lire le mouvement de l'ouvre de Richard Millet. Sa première partie relève du récit, dans de courtes fictions qui mettent en scène des artistes empêchés, mutiques et désouvrés. Le tournant s'effectue avec La Gloire des Pythre'T: c'est bien le roman ample, polyphonique qui convient pour cette saga provinciale du bout du monde, pour conter le destin des sours Piale et l'intrication des vies dans une Corrèze aux accents faulknériens, réinventée dans le village de Siom. L'écrivain consent alors au long temps du roman, au dépliement des histoires familiales avec leur violence et leurs heurts, à la trame des voix faites de rumeurs et de ragots. Il s'est inventé le territoire, réel et imaginaire, transfiguré par une phrase surchargée, apte à produire un véritable cycle romanesque. Après ce long détour, nous voilà donc revenus au roman même, à ses pouvoirs spécifiques, à ses ressources propres. Et ce sont donc maintenant quelques-unes des authentiques expériences romanesques menées aujourd'hui que je voudrais analyser. Ces expérimentations (puisqu'elles sont presque toutes en cours de fabrication et qu'on ne peut évidemment en prédire le terme, ni en décrire correctement le trajet encore ouverT), je souhaiterais les placer sous un même signe. Elles relèvent toutes de ce que j'appellerai les résistances et les disparitions du sujet en ce sens qu'elles me paraissent témoigner, réfléchir et façonner les manières d'être aujourd'hui de l'individu des sociétés postindustrielles, surmodernes, pour reprendre à certains sociologues ces notions. Résistances: ce seront les modalités que le roman expérimente, selon les protocoles de la fiction qui explore le monde des possibles, modalités par lesquelles le sujet maintient sa singularité, échappe au contrôle social, au poids des normes, parfois en assumant le risque d'une régression ou d'un archaïsme. Le mot peut sembler emphatique, mais il permet aussi de dire la tâche politique du roman contemporain. Disparitions: le roman se fait alors aussi l'écho de toutes sortes de pans de vie passée qui se volatilisent, s'attachant à dire les traces d'une réalité évanes-cente. Mais la disparition peut aussi devenir le projet paradoxal d'un sujet occupé à fuir dans les marges de la société, à se volatiliser dans un espace intermédiaire, celui de l'écriture ou de l'imaginaire, un espace de solitude à partager et à réinventer. Les deux mouvements que je vais tenter de décrire sont donc solidaires et tous deux en eux-mêmes ambivalents. La résistance peut se savoir désespérée, en un combat d'arrière-garde qu'il faut pourtant mener. Mais elle signe la persistance d'une éthique, par la pratique d'une communauté invisible fondée sur la lecture, sorte de nouvelle famille virtuelle, toujours en devenir. La disparition est certes le résultat d'une négativité qui gomme et arase les singularités (travail de la mort, de l'écrasement politique, de la normalisation socialE), mais elle peut se retourner en arme, en machine de guerre posthume pour un autre avenir. L'analyse des différentes formes romanesques éclairera, je l'espère, le caractère trop abstrait de ces catégories, qui se révéleront ainsi utiles à la compréhension du champ romanesque contemporain. Avant de m'engager dans cette description, un dernier mot pour noter que je place volontairement cette analyse sous l'égide de Georges Perec. L'auteur de La Disparition ou de W ou le Souvenir d'enfance, le créateur des Choses et de La Vie mode d'emploi, trop tôt disparu à la fin des années 1970, s'impose chaque jour plus évidemment comme le grand romancier de la seconde moitié du xxe siècle, sans doute précisément en ce que la problématique de son écriture est celle de la trace, de la disparition (des juifs bien sûr, et qui renvoie au traumatisme intime de la Seconde Guerre mondiale et de la ShoaH), d'une méditation magistrale sur l'original et la copie, le réel et ses doubles, sur la nécessité de maintenir dans tout système une part de jeu, où le sujet retrouve par le rire et l'humour la marge de liberté qui ne doit cesser d'être la sienne. L'ouvre de Jean Echenoz a d'abord joué des codes du roman policier ou d'aventures, selon des procédés de distanciation parodique. Le ton, si particulier, de la narration garde une sorte de flegme amusé, mais les sujets traités sont devenus plus graves. Le roman se construit sur un fil plus tendu depuis Un an"", qui raconte la lente déchéance sociale de Victoire, la mal nommée. Le roman suit pendant un an la fuite de la jeune femme, persuadée que son compagnon est mort, sa transformation progressive en Sdf, sa plongée dans la marge de la société, plongée en un sens trop facile, insensible, et qui semble pouvoir guetter n'importe qui aujourd'hui. Marquée par les apparitions fantastiques d'un de ses amis (on apprendra en épilogue que c'est lui qui est morT), l'histoire se décline sans aucun pathos, avec un humour qui rend le récit finalement plus terrible. Je m'en vais"» est conforme à l'étrange programme narratif de son titre puisque c'est l'histoire d'un homme qui commence par s'en aller, par quitter sa compagne, mais qui ne cesse de s'en aller de tout dans un monde irréalisé de tromperies et de fraudes. Rien ne se sera en vérité passé dans un livre qui s'annule presque lui-même, sauf cette envie de perpétuellement s'en aller, de ne plus adhérer à un réel trop décevant. La pente mélancolique, déjà perceptible dans les livres précédents, s'accuse avec Au piano*", dont le héros est un musicien classique alcoolique, poursuivi par le fantôme de la femme qu'il aimait et qu'il a perdue. Le tour de force du livre est de faire mourir très tôt le héros mais pour lui faire ensuite connaître un Purgatoire à la fois kafkaïen et hollywoodien, et le renvoyer sur terre à la recherche de son amour impossible. Mais Echenoz ne nous propose pas un remake de It's a Wonderful Life (La vie est bellE), de Capra. Le revenant connaîtra les mêmes déceptions, le même sentiment d'étrangeté et de perte, reconduisant une seconde fois l'échec amoureux qui en fait une sorte d'Orphée désabusé. La grâce narrative de ce roman tient à sa vitesse et à sa façon d'imposer une sorte de fantastique tranquille. Mais cette grâce s'alimente d'une insondable mélancolie qui leste le livre d'une gravité émouvante. Gravité que Ravel renouvelle en s'intéressant cette fois au modèle biographique, mais pour camper un musicien (réel cette foiS) obsédé par ses manies, hanté par l'idée de disparaître, frappé d'un cancer au cerveau qui le dépossède de lui-même quand le succès en fait une figure mondiale. Cette pente mélancolique du roman, il me semble que l'ouvre romanesque de Pascal Quignard la porte aussi exemplairement. Sans l'humour et la distance de Jean Echenoz, mais avec un sentiment plus tragique de l'inadéquation du langage au désir, de l'impossibilité de totaliser l'expérience d'une vie. Tous les matins du monde'"", adapté au cinéma, est sans doute maintenant le livre le plus connu : l'histoire de monsieur de Sainte-Colombe, veuf austère, voué à sa musique comme à un sacerdoce, visité par sa femme défunte, est une fable située dans le XVIIe siècle janséniste, période qui fascine Pascal Quignard. Son héros incarne le refus du monde et de ses compromissions, la quête d'un impossible qui dévalue le monde. Le Salon du Wurtemberg et Les Escaliers de Chambord'm avaient déjà exploré le motif capital de la perte, d'une perte incompensable et comme originaire, qui surgit avec le langage. Villa Arnalia met en scène une femme qui décide de rompre avec tout son passé, avec toute attache sociale, une femme qui décide donc de son vivant (et sans doute un peu comme Quignard lui-même lorsqu'il a abandonné d'importantes fonctions chez Gallimard ou dans des festivals de musiquE) de disparaître. Projet à la fois réussi et impossible, qui la mène vers d'autres drames, vers des retrouvailles tardives avec son père. Le récit, très linéaire, tisse une continuité de ce qui se veut rupture radicale. Traversant des épreuves terribles de deuil et de déréliction, l'héroïne se réconcilie pourtant avec son art, avec la musique, qui reste la force majeure de toute force d'âme. Le roman persiste donc dans l'ouvre de Pascal Quignard à côté de formes plus volontairement discontinues, on l'a vu. Il fait signe, je crois, d'une mélancolie du continu, d'un désir (contrarié mais toujours renaissanT) de raconter des fables linéaires, des destins qui échapperaient alors peut-être à la fatalité de la perte et du manque. Tout l'art de l'écrivain est de trouver dans les ressources classiques du roman, qu'il place sous le signe du désir et de la chasse, d'un mode qui relève pour lui de la prédation, les points de déséquilibre, les irruptions de silence, là où le désir deviendrait autre chose que vaine capture. «Fabrique du continu», tel est l'enjeu de l'écriture en prose romanesque pour Jean-Paul Goux. C'est cette formule qu'il met en titre d'un bel essai paru en 1999. Reprenant à Paul Valéry les catégories qui spécifiaient la seule poésie, Goux plaide pour l'enchantement spécifique de la voix romanesque, son art de la liaison, son travail avec et contre le temps. L'essai théorique vient après l'ample trilogie Les Champs de fouille, constituée des Jardins de Morgante"*, de La Commémoration"" et de La Maison forte■"». La dense matière de ces romans est en effet, sur un mode inspiré à la fois de Marcel Proust et de Thomas Bernhard, l'entrecroisement polyphonique des voix et des discours, occupés à reconstituer un passé mystérieux, une énigme enfouie. La dimension archéologique est donc capitale, mais l'entreprise ne peut ressusciter ce qui a disparu de façon irrémédiable. Les héros de Goux hantent toujours des lieux de mémoire, des lieux fascinants qu'ils se savent condamnés à perdre, lieux qui donnent à la narration proliférante son centre de gravité. L'EmbardéeT reste fidèle à cette problématique du paradis perdu: le narrateur ne peut se consoler de la liquidation (mot en écho à BernharD) du magnifique appartement parisien de sa famille. Monologue obstiné, méditation sur les ravages et les réussites de l'architecture, ce roman a, significativement, pour exergue cette phrase de Pascal : «Nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres. » Monologique, le roman contemporain l'est souvent, presque nécessairement pourrais-je dire. On sait que le monologue est devenu au XX* siècle l'une des grandes matrices du roman moderne: monologue intérieur inventé par Edouard Dujardin mais magnifié par James Joyce et Virginia Woolf, immense discours du narrateur proustien, monologue remémoratif de William Faulkner repris par Claude Simon, monologues rageurs et désespérés du Bavard de des Forêts, des parleurs beckettiens et des monomaniaques de Thomas Bernhard. Cette forme témoigne du basculement du roman du côté de la narration à la première personne, et installe au poste de commandement narratif un narrateur non fiable, réduit à son point de vue sur le monde, point de vue incomplet et biaisé. Le monologue est donc apte à signifier la solitude des individus, la coupure avec les autres, mais aussi, selon la belle formule de Nathalie Sarraute dans L'Ère du soupçon, il traduit et trahit « this terrible désire to establish contact ». L'ouvre de Laurent Mauvignier travaille avec une rare intensité la forme du monologue qui dit la séparation, la douleur de la solitude, l'appel à l'autre comme demande d'amour et de reconnaissance. Loin d'eux"», le premier livre paru, tourne autour du suicide d'un jeune homme dit par les proches. Les affects ont toujours violents. Sans prétendre au réalisme, le discours du personnage l'individualise pourtant puissamment, amenant le lecteur à une forte empathie avec la douleur, la volonté de vivre ou de survivre des personnages. L'héroïne d'Apprendre à finir2T doit se persuader que sa relation avec son mari est terminée, se décider à en faire son deuil. Catherine, l'un des personnages de Ceux d'à côté*T, se projette malgré elle dans l'homme qui est sûrement l'agresseur de sa voisine : le titre du livre dit explicitement qu'on est toujours concerné par les vies d'à côté, même si elles restent séparées et intouchables. Si les premiers romans s'intéressent surtout à des adolescents ou à de jeunes adultes, pour qui la question du cercle familial et amical se pose prioritairement, dans les jeux souvent cruels de la cohabitation, Dans la fouleT* élargit délibérément le cadre. L'action est précisément située puisqu'il s'agit du dramatique match de football au stade du Heysel, le 29 mai 1985. Tous les protagonistes du roman, qui tient encore au croisement incessant des différents monologues qui se complètent mais aussi qui s'ignorent et s'opposent, se trouvent au point de convergence fatal de cette soirée meurtrière. Deux amis français, un groupe de supporteurs anglais, un couple italien en voyage de noces seront ainsi irréversiblement meurtris et changés par l'expérience vécue à ras de conscience, dans la douleur de l'arrachement, dans la stupeur de la violence gratuite. Proches des préoccupations et des atmosphères de Laurent Mauvignier, on trouve, publiées également chez Minuit, Hélène Lenoir et Anne Godard. Lydie Salvayre use, elle aussi, du monologue d'une façon intéressante et originale. Dans La Compagnie des spectres'*", c'est le discours de la fille qui filtre et restitue toute la folie de sa mère, prenant un huissier pour un envoyé de Darnand, croyant encore être sous l'Occupation, harcelée par les sbires de Pétain, qu'elle appelle «Putain». L'étagement des paroles, l'intrication des discours directs avec les pensées de la fille et le malentendu à la fois tragique et comique construisent un livre qui s'attaque au refoulement de cette période noire de l'histoire française. Plus léger dans le propos, Passage à l'ennemieT' est fait des rapports qu'envoie à sa hiérarchie un inspecteur des Renseignements généraux qui passe, sans presque s'en apercevoir, complètement dans le camp de ceux (surtout de cellE) qu'il est censé surveiller. Le monologue peut ainsi trouver sa place dans une économie plus complexe où ce sont les discours singuliers qui se voient mis à plat, confrontés dans la litanie des paroles communes. Martin Winckler a ainsi réussi avec La Maladie de Sachs1** à faire du cabinet et de la salle d'attente d'un médecin généraliste la chambre d'enregistrement des douleurs quotidiennes, des maux usuels et pourtant toujours individuels. Très rigoureusement bâti, ce roman réaliste affiche son principe de construction, en un hommage évident à Georges Perec, dont le nom même de Winckler est déjà le signe. Le personnage central du médecin reprend une longue tradition du roman, sur les traces des Thibault de Martin du Gard, du Bardamu de Voyage au bout de la nuit ou du docteur Rieux de La Peste chez Camus. Le romancier semble simplement consigner un flux de paroles dérangeantes dans leur banalité même. Par là, il fait entendre le malaise du corps social, l'empêchement d'une communion recherchée. L'intrigue amoureuse ajoute une note sentimentale un peu en dissonance, mais l'ensemble du livre se révèle d'une remarquable efficacité. Leslie Kaplan utilise à peu près le même dispositif dans Le PsychanalysteT, où le montage des paroles morcelées tisse le réseau d'un univers éclaté, où personne ne peut prétendre s'abstraire du malaise, du mal-vivre, pas même celui dont le métier est d'écouter. Le réalisme foncier des deux livres passe ainsi par un principe de composition affiché : la réalité est à construire, elle n'est pas donnée même si elle est là dans les discours les plus ordinaires. Cette forme de réalisme obéit à la délégation des discours, mais c'est l'écrivain qui agence les parties en un tout. Le réel ne s'enregistre plus directement comme le croyaient les naturalistes, il dépend d'un projet de collecte, de recueillement des paroles trop souvent ignorées, que la littérature doit donner à réentendre dans toute leur force d'émotion. Aux limites du monologue, l'ouvre de Régis Jauflret explore plutôt les potentialités presque folles de scénarios de vie, en estompant jusqu'au malaise les frontières entre réalité et imaginaire. Fragments de la vie des gens"T assemble de courts récits, souvent sordides ou gris, qui résument une existence vouée à la solitude et à la frustration. Ou encore, une action, modalisée selon toutes ses potentialités, devient le point de départ de centaines de romans possibles, sous le signe d'un conditionnel (hommage à l'ouverture des Choses de Perec ?) qui les irréalise tous. L'écriture peut tourner au procédé, mais l'effet de série traduit bien l'interchangeabilité de sujets que plus rien ne distingue vraiment dans un monde postindustriel qui formate inexorablement nos aspirations vitales. À une autre marge du monologue, et sur un tout autre registre, on peut placer l'ouvre profondément originale d'Olivier Cadiot. Extrêmement rythmé, pris dans un flux syncopé, traversé d'objets insolites à l'instar d'un «lapin fluo», le discours ultra-rapide du narrateur expérimente la «méthode Robinson», c'est-à-dire une manière de rebâtir à partir du langage conçu comme collage de citations, articulation de lieux communs, dérapages verbaux, un monde fondamentalement solipsiste. L'humour permet en fait de laisser sourdre un désespoir plus profond, une inquiétude sans cesse remise en mouvement. De Futur, ancien, fugitif"" à Retour définitif et durable de l'être aiméT, en passant par Le Colonel des zouaves"", Cadiot teste un «roman» parlé, monologué, proche de ses premières tentatives poétiques, où la parodie et le burlesque trouent un monde incohérent. Fairy queen2»" est ainsi la description hallucinée et faite en direct d'une soirée chez Gertrud Stein. La singularité passe chez Cadiot par la vitesse du débit, par l'allure de cut-up narrativisé. Cette singularité, d'autres écrivains (on excusera ici, j'espère, l'effet de collision que produit toujours un panorama quand il change brutalement de point de vue, enchaînant sur un motif plutôt que sur une réelle parenté esthétiquE) peuvent la trouver dans la revendication d'une sorte d'extravagance. Amélie Nothomb, depuis Hygiène de l'assassin1"", ne cesse de mettre en scène des personnages monstrueux, qui rationalisent eux-mêmes leur différence comme une forme de leur génie, qui théorisent l'écart comme seul moyen d'être. Radicalement singuliers, ses héros et héroïnes vivent selon un projet concerté où le crime devient chef-d'ouvre vital, où l'obéissance se fait règle de vie absurde et soumission ironique, comme dans Stupeur et TremblementsT». La production régulière et abondante d'Amélie Nothomb est inégale, car elle risque aussi de tourner à la gratuité d'un écart insuffisant pour construire une intrigue convaincante. L'auteure a d'ailleurs fini par être la victime médiatique de cette extravagance affichée, réduite à une époque sur les plateaux de télévision à manger des fruits trop mûrs, quasiment pourris - comme si c'était là la preuve de son talent... L'imagination parfois délirante, la machinerie des intrigues méritent pourtant mieux que cette image réductrice. Singularité thématique toujours chez Claude Louis-Combet, obsédé par la sainteté menée jusqu'au sacrifice de soi, jusqu'à l'érotisme le plus effréné, selon une sorte de mystique qui rappelle l'ouvre de Georges Bataille. Le roman passe ainsi par la «mythobiographie», traitée d'une matière volontiers naïve, notamment lorsqu'il revisite l'hagiographie. Les Errances Druon"T condense dans une sorte de paroxysme les motifs chers à Louis-Combet: mélange inextricable de la mort et de la naissance, de la mortification et du sexe, de l'ascèse et de la démesure. Écrit dans une langue flamboyante et oxymorique, qui cherche dans la tension de l'écart sa dynamique, le roman va vers l'expérience mystique d'une impossible fusion, selon une thématique résolument personnelle. L'univers de Sylvie Germain prend appui sur un mysticisme différent. Si elle revisite consciemment la Bible, et semble s'inscrire dans une atmosphère de plus en plus dépouillée, quasi franciscaine, elle a pour ambition dans ses suites romanesques d'interroger le trajet du Mal, non pour lui-même mais pour le moment où la souffrance se retourne mystérieusement en grâce, en illumination. La vie des deux enfants protagonistes de L'Enfant méduse'T se lit comme un chemin allégorique dont le dernier terme, celui qui donne son titre à la cinquième partie, est «patience». L'extrême singularité de l'ouvre passe par ce mouvement d'impersonnalisation, qui traverse bien l'Histoire dans ses épisodes les plus sombres, mais pour s'en abstraire, pour toucher à de l'intemporel. Être «hors d'atteinte», tel est le vou fondamental des héros d'Emmanuel Carrère. L'expression donne son titre au roman, paru en 1988, qui suit l'étrange fascination que Frédérique, la jeune professeur rangée, éprouve pour le jeu et qui la fait basculer dans la vie parallèle des casinos, dans une vie dont le romanesque déçoit pourtant. Comme pour le héros de La Moustache''T, un incident mineur suffit à faire dévier le cours d'une existence réglée et trop normale, introduisant ainsi une sorte de fantastique dans le quotidien. Savoir si on a rasé ou non sa moustache, tel est le point de départ du roman le plus connu. Cette plaisanterie inaugurale vire rapidement à l'angoisse quand c'est, plus profondément, tout un questionnement sur l'identité qui se trouve révélé. Le sujet contemporain, chez Carrère, est toujours prêt à basculer dans la folie, dans un désir de fuite qu'il ne peut réaliser, à l'instar de Jean-Claude Romand, qui fascine, on l'a vu, l'écrivain. La Classe de neige semble le pendant de l'enquête sur la double vie du faux médecin, mais du côté du roman de genre. L'histoire du jeune enfant envoyé en colonie de vacances à la montagne, enfant anxieux, poursuivi par le trop lourd secret criminel de son père, s'inscrit volontairement dans le roman d'horreur et d'angoisse. La montée de la terreur signale la fragilité d'un sujet débordé par des forces extérieures qu'il ne peut maîtriser, jusqu'au dénouement catastrophique. Une même veine fantastique imprègne aussi les romans de Marfe NDiaye, fantastique en partie hérité de Kafka pour Un temps de saisonT (comme pour La Moustache, dont l'allure kafkaïenne est frappantE), mais fantastique pour les temps d'aujourd'hui, où c'est le monde même qui est devenu insensé, livré à la métamorphose affolante des êtres acharnés à vouloir réussir. L'héroïne de Marie NDiaye est plutôt celle qui tente de résister, en se rattachant à une famille qui ne cesse de la chasser et de la répudier. Cette thématique obsédante, illustrée dès En famille'1", remake noir de l'histoire d'Hector Malot, s'incarne encore en Lucie, le touchant personnage central de La SorcièreT. C'est elle qui cherche à préserver, sans même utiliser ses pouvoirs magiques inefficaces, l'unité de sa famille en gardant un mari qui change de femme comme on changerait de chemise, ses filles qui ne demandent qu'à s'envoler littéralement, à réconcilier ses parents divorcés qui ne le souhaitent pas. L'étrangeté de l'expérience vient de cette discordance entre le personnage principal et le monde qui le rejette, monde du devenir et du changement sans attaches morales. C'est avec Rosie Carpe*»' que la romancière orchestre à plus grande échelle narrative et temporelle ce hiatus inquiétant, mais elle le fait en allant au bout de la noirceur, avec un mélange étonnant de distance et d'humour froid. La pauvre Rosie, venue en Guadeloupe retrouver son frère Lazare, est vouée à une odyssée pathétique, abandonnée de tous mais prise en charge par Lagrand, son double, lui aussi obsédé par la quête d'une famille impossible à retrouver, impossible à fonder soi-même. L'ouvre de Marie NDiaye est certainement une des tentatives romanesques les plus originales et les plus fortes aujourd'hui, parce qu'elle confronte le lecteur à ce sentiment de déréliction et d'abandon qui devient l'état même du sujet contemporain, auquel la société surcapitaliste enjoint de ne plus être retenu par rien, ni personne, pas même le nom qu'il porte, de faire fi de tout attachement encombrant et vieillot. Le roman reste ainsi l'un des derniers lieux de partage de la compassion ou de l'empathie (du lecteur pour les héros maltraitéS), mais une compassion qui ne cède à aucune facilité sentimentale puisque ces héros sont aussi bien capables du pire. La résistance du héros chez Carrère et NDiaye est ainsi presque régressive : elle est le signe de l'inadaptation fondamentale au jeu social qui exigerait une facilité à toujours changer, un acquiescement à la norme. Hanté par une famille qui n'existe plus ou qui le menace, le sujet contemporain continue comme en contrebande d'habiter le roman, parce que c'est bien le genre qui porte tous nos fantasmes d'enfant trouvé ou de bâtard, selon les thèses magistrales de Marthe Robert, qui reprend à Freud les deux scénarios imaginaires que tout sujet élabore dans la petite enfance, scénarios qui nourrissent profondément l'imaginaire du roman. Ce retour du motif familial est un retour âpre et chargé d'affects violemment négatifs, dans une société où la déstructuration du lien sert de nouvelle norme aberrante. Cette «inquiétante étrangère» (pour reprendre la traduction du célèbre unheimlich freudieN), on la retrouve différemment chez Catherine Millet, dans l'étonnant «récit» que constitue La Vie sexuelle de Catherine M.m, livre où, loin de tout aveu, de tout secret encore romanesque, la narratrice raconte, avec un détachement impassible, toutes ses aventures, en insistant sur la géométrie des figures pornographiques auxquelles elle participe. Ce récit est comme un point limite où le sujet bascule vers une dissociation quasi psychotique, assistant à ses expériences avec un recul qui les déréalise, comme dans une sorte de film sans affect. Plus délibérément ludique, et d'une inventivité débridée qui joue de tous les codes de la fiction, l'ouvre d'Éric Chevillard présente un monde sans consistance, où le langage fabrique le réel, à l'image de Palafox, l'étrange animal qui donne son titre au roman du même nom (1990). Tour à tour oiseau ou quadrupède, à écailles ou à plumes, agressif ou passif, Palafox est une forme en continuelle métamorphose, que nul ne peut saisir, pas plus vivant que mort. La virtuosité de l'écrivain éblouit, mais se condamne à une sorte de feu d'artifice permanent pour alimenter une histoire menacée par l'auto-ironie et un sens aigu de la dérision. C'est donc un sujet en voie d'évanouissement que nous présente le roman d'aujourd'hui. Patrick Modiano avait tracé dès les années 1970 la voie à un type de roman où l'enquête s'enlise dans le simulacre, à la recherche d'ombres fantomatiques, où le romanesque est encore ce qui permet à de jeunes gens désouvrés et inquiets de se croire les héros d'un monde qui ne sait plus en accueillir. Johan-Frédérik Hel Guedj en fait la trame romanesque de son beau roman Le Traitement des cendres"", où trois lignées familiales se croisent dans un destin d'oubli ou d'effacement volontaire. Fasciné par Orson Welles, l'écrivain fait du dernier descendant de la famille Klappers-Milanescu un cinéaste qui organise sa propre disparition, qui s'évanouit dans une fiction dont il reste peut-être le seul maître, à défaut de ressusciter des cendres qui ne livrent qu'une partie de leur secret familial et historique. La même réussite à conjuguer destin personnel atypique et trame historique se remarque dans La Théorie des nuagesm, premier roman très accompli de Stéphane Audeguy. Tout en évoquant l'invention du nuage depuis le début du xixe siècle, en Angleterre puis en France, le récit suit l'étrange quête d'une jeune bibliothécaire engagée par un riche Japonais dont elle doit classer la bibliothèque consacrée à toutes les formes de nuages. Ce bel objet, poétique et romanesque, cache un secret d'enfance qui tourne autour du drame d'Hiroshima; il permet surtout de nouer, en une narration savante faite de détours, le destin de plusieurs personnages, leur rencontre inattendue quand tout signifie aussi que le paradoxal héros du livre restera évanescent, volatil à la manière de l'immense masse d'eau qu'il est, prêt à se dissoudre. Plus classiquement, ce motif de la disparition et de l'enquête peut retrouver les voies du roman policier, qui constitue l'une des inventions les plus fécondes idu roman moderne. À côté de thrillers très influencés par leur modèle américain, qu'ils peinent à égaler (je pense ici à Maurice G. Dantec ou aux Rivières pourpres"" de Jean-Christophe GrangE) en donnant dans la surenchère de l'horreur criminelle, d'autres entreprises me paraissent plus intéressantes. D'abord celle de Didier Daeninckx, qui s'inscrit consciemment dans le sillon de Manchette. Il est du côté du roman noir, parce qu'il ne rétablit aucun ordre, mais qu'il lutte contre l'injustice d'une société prompte à enterrer son passé criminel, à refouler ses origines douteuses. La fonction politique de l'enquête est ainsi au cour de Meurtres pour mémoire'*", qui rouvre le dossier accablant de la répression par le préfet Papon des manifestations de 1961 a Paris. La plongée dans l'abjection «ordinaire» de Vichy se poursuit avec Itinéraire d'un salaud ordinaireT6. Si le regain de la série noire, très actif dans les années 1980, semble s'essouffler, il faut néanmoins noter le succès des romans de Fred Vargas. Archéologue de formation, elle donne à ses intrigues une profondeur temporelle qui fait de l'enquête une forme d'exhumation du passé, déchiffré selon un jeu de piste que décrypte le commissaire Adamsberg, aux méthodes lunatiques et anticonformistes. Aidé par trois jeunes gens tout aussi atypiques, tous spécialistes de sciences historiques, secondé par Danglard, le commissaire est au centre d'un réseau de personnages attachants et loufoques que le lecteur prend plaisir à retrouver de livre en livre. Les scénarios des romans reposent sur des machinations complexes, dont le fin mot est toujours dévoilé. Mais le charme des romans de Fred Vargas tient moins à l'histoire qu'au brio des dialogues, à la manière de camper une atmosphère, de saisir un tic de langage, une façon d'être provinciale, un habitus social. Dans les bois éternelsT, la dernière enquête, invente ainsi un autre policier qui parle naturellement en vers raciniens dès qu'il est ému, et la romancière livre grâce à lui de savoureux pastiches d'alexandrins classiques. Sur un canevas moins traditionnel, le roman policier peut encore jouer de l'hommage à Perec dans Éloge de la pièce manquante m, d'Antoine Bello, livre en forme de pièces détachées qui présente l'étonnante histoire d'un sériai killer frappant dans le milieu des champions du monde de puzzle, sport devenu olympique à l'époque du récit. Jouant des ressorts de la fiction, quand il n'interroge pas les pouvoirs de la photographie, Alain Fleischer fait du roman un lieu d'expérimentation de l'identité. La fable ne dissimule pas sa vocation philosophique au sens où l'on parle démonte philosophique au XVIIIe siècle. Quatre Voyageurs»* met ainsi en scène quatre savants de quatre pays différents qu'une expérience scientifique autorise à changer de corps plusieurs fois. Ils passent ainsi de l'un à l'autre, s'interrogeant sur les mystères de l'union de l'âme et du corps, sur la volonté de rester le même. Un autre quatuor, composé cette fois de trois hommes mûrs et d'une jeune femme, sert dans Les Angles morts"" à explorer l'histoire individuelle et collective d'une Hongrie représentative de l'Europe tout entière. L'inquiétude identitaire peut expliquer le retour sur le devant de la scène romanesque du roman historique, dont les modalités restent parfois des plus classiques, proches du pastiche. Stéphane Audeguy imagine ainsi la vie du frère aîné de Jean-Jacques Rousseau dans Fils unique2T. Plus original, Michel Chaillou revisite dans Le Matamore ébouriffé*T la vie de Mirabeau, mais telle qu'elle se tisse de l'entrecroisement polyphonique des voix qui la font revivre avec verve, en un kaléidoscope fascinant. Le travail du roman chez Chaillou porte d'abord sur la matière langagière: débit, formes archaïques, plaisir du discours qui parasite la ligne souvent bifurquante du récit. Poète, Hédi Kaddour fait avec Waltenbergm le roman de la traversée du siècle, en déclinant les titres de chapitre comme autant de clins d'ceil au roman-feuilleton du XIXe siècle, en multipliant les personnages et les angles de vue, en réécrivant la grande scène de la charge de cavalerie après Céline et Claude Simon. Et il fait du personnage central un agent double au cour des intrigues politiques de l'Europe du siècle écoulé: figure là encore d'une ambiguïté constitutive du sujet aujourd'hui. Élargissant le champ temporel jusqu'à embrasser l'immémorial qui en constitue l'origine paradoxale, le roman peut aussi se faire archéologique en un autre sens, en s'emparant de ce qui de l'Histoire la déborde. Éric Chevillard, dans Préhistoire"", imagine ainsi le monologue d'un gardien de site préhistorique qui décide de régresser vers l'en deçà de tout récit en s'enfermant dans la grotte qu'il était censé faire visiter. Claude Ollier, sous le même titre, sept ans plus tard, t met en scène un personnage amnésique, privé donc de sa propre «pré-histoire», dont seules quelques traces indiquent confusément l'importance. Alain Nadaud a exploré, de son côté, dans des fictions savantes à la limite du pastiche, l'envers de l'histoire officielle: invention du zéro par une secte redécouverte dans une fouille égyptienne dans Archéologie du zéro"", nouvelle lecture de la mort de Virgile dans un roman policier sur les ruines de Carthage [Auguste fulminantT), ou réexamen de La Mémoire d'Érostrate"". Aux portes des Enfers"" se propose comme une « enquête géographique, littéraire, historique et légendaire » des lieux qui ont donné accès au royaume des morts. Mêlant les genres, brouillant les frontières du livresque et du réel, Nadaud réhabilite les pouvoirs d'une fiction délicieusement borgesienne, qui invite à entrer dans la danse des simulacres et des copies trompeuses. Le roman sans doute le plus extraordinaire de cette veine archéologique est Dormance"*», de Jean-Loup Trassard. Le narrateur y revit, dans une cohabitation mentale que chaque nuit vient approfondir, l'expérience du premier homme préhistorique qui aurait découvert le territoire sur lequel vit aujourd'hui celui qui écrit le geste du découvreur. L'aventurier néolithique devient comme l'ombre ou le double de l'écrivain, qui suit dans une sorte d'hallucination prolongée tous ses faits et gestes, de la construction du premier enclos à l'apparition des tentatives d'agriculture et d'élevage, de la formation de la famille aux confrontations tragiques avec d'autres hommes préhistoriques ennemis. La «dormance» d'une graine est son pouvoir de germer lorsque les conditions seront redevenues favorables. Loin de toute illusion réaliste ou mensongèrement mimétique, l'expérience du narrateur est d'être visité par cette levée des images, hanté par cet ancêtre absolu. L'écriture extrêmement travaillée, tâtonnante et exploratrice de Trassard est la description de ce qui a été, en même temps que le chemin qui mène à la possibilité de réinventer le premier homme. Ce roman d'un genre si particulier confirme l'originalité profonde d'une ouvre de premier plan, trop peu reconnue à sa juste valeur, occupée à inscrire la trace d'un monde (celui de la Mayenne ruralE) qui disparaît avec la modernisation des paysages et des coutumes. Sans nostalgie facile, le travail de l'écrivain n'est pas seulement de porter témoignage, mais de trouver dans sa langue l'inveivtivité du patois, des parlers locaux, de garder vives en nous les images d'une société déjà presque effacée. Son objet est bien celui de la littérature même: la trace, l'absence qui garde mémoire d'une forme évanouie, et que les mots réveillent. La Déménageriez, dans un fil plus linéaire, devient ainsi la geste épique et comique d'une famille de cultivateurs qui quitte en 1941 sa ferme pour s'installer cent dix kilomètres plus loin, un western à la française. La problématique de la trace et de la disparition trouve dans les livres de Jean-Benoît Puech une autre inflexion. Il ne s'agit plus maintenant de se confronter à de l'archéologique, à du préhistorique, mais d'imaginer l'ouvre d'un écrivain paradoxal, Benjamin Jordane, qui a voulu disparaître de son vivant, écrivain obsédé par le silence qu'il ne devrait pas trahir, par le monde préverbal de l'enfance dont pourtant seule la littérature garde le témoignage, assure les prestiges. Cette ouvre complexe, parfois retorse, se déploie donc dans la transposition romanesque d'une existence qui ne cesse de se fictionaliser tout en souhaitant en finir avec toute littérature, qui rêve d'atteindre l'immédiat alors qu'elle se livre sans recours à la médiation du langage. Le double bind du projet ainsi énoncé passe alors par la dissociation des rôles : d'un côté Jordane, jeune homme trop blanchotien, admirateur inconditionnel de l'Ecrivain silencieux, qu'il croit trouver en la personne de Delancourt (transposition de Louis-René des Forêts, dont Puech fut longtemps un prochE), écrivain sans ouvre; de l'autre Jean-Benoît Puech, chercheur au Cnrs, voué à publier les récits et le journal posthumes de Jordane, notamment dans L'Apprentissage du roman"". Les jeux borgesiens ou nabokoviens d'une ouvre qui ne répugne pas à l'emprunt et à la citation généralisée retracent ainsi le débat théorique d'une époque qui va des années i960 à aujourd'hui, les tentatives pour fixer dans le miroir trompeur de l'écriture la «vraie vie». Biographe mystifié comme il l'avoue dans Jordane revisité"**, Puech ne cesse de réécrire l'histoire de son modèle, de suivre dans ses aventures amoureuses tragiques le destin d'un être fatigué des apparences sociales, mais trop lucide sur les possibilités d'y échapper réellement, d'un être qui ruse, comme nous tous, avec les pièges et les pouvoirs du langage. Résistances ou disparitions du sujet : la dimension politique de cette problématique n'a pour l'instant été abordée que de biais, chez Marie NDiaye par exemple, où elle joue sur un plan moral. Je voudrais maintenant décliner cette thématisation plus explicite selon deux versants idéologiquement marqués, qui trouvent dans la fiction le cadre d'une expérimentation plus directement politique. À ma droite, donc, d'abord, sur un échiquier qui recoupera les clivages entre droite et gauche, il faut s'arrêter sur l'ouvre de Michel Houellebecq. Le premier livre, au titre très réussi : Extension du domaine de la lutteT, déplace la phraséologie militante vers un constat dépressif et désabusé. Le narrateur est un informaticien mal dans sa peau, frustré de ne pas répondre aux canons de la séduction dans le grand marché du sexe qu'est devenue la société occidentale. Le fil dramatique reste très mince, enchaînant les expériences de dépit et de rancour, où l'acuité satirique se déploie avec talent. L'atomisation des individus se trouve thématisée dans le deuxième roman, plus ambitieux: Les Particules élémentaires'"'. Le propos est celui d'un roman à thèse: l'Occident, entraîné dans la perdition par sa course au désir (caricaturalement identifiée à la révolution sexuelle de Mai 68 et étrangement liée en son essence au phénomène des sériai killerS), ne devra sa régénération qu'à la découverte d'une nouvelle manière de produire le plaisir sans passer par le sexe. Le roman est donc bâti très classiquement sur l'itinéraire de deux frères: Bruno, aigri et constamment déçu, incarne l'homme malheureux, victime de la tyrannie d'une pseudo-libération sexuelle; Michel, généticien de talent, est celui qui découvre le moyen d'affranchir enfin l'humanité de sa soumission à l'instinct. On voit que la thèse est schématique, mais l'astuce consiste à déplacer le point de vue temporel puisque le livre se situe en 2079, depuis ce nouvel état de félicité sociale, qui a réussi à réunir les particules individuelles séparées. C'en est donc fini d une illusion destructrice, 1 Occident a trouve sa voie. C est de ce point de vue qu'est jugé le double trajet des deux frères, comme dans un roman de science-fiction dont la portée idéologique est sans équivoque, même si l'ironie constante de la narration ne permet pas toujours d'identifier clairement les jugements portés aussi par les personnages. Houellebecq choisit toujours comme «héros» un individu médiocre, agent économique autonome mais aliéné par son travail, comme il est aliéné par l'impossibilité d'un épanouissement affectif dans une société qui lui a substitué la sexualité. Le point de vue est donc celui de cet homme blanc, petit mâle mal à l'aise, bureaucrate soumis aux injonctions de la mode. La traversée des déceptions donne lieu à des scènes très crues, à des opinions à l'emporte-pièce, où les remarques sociologiques voisinent volontairement avec les pensées plus triviales des personnages. PlateformeT' propose, une fois encore, le roman d'un tel individu, mesquin, en haine de son père. La thèse du livre est qu'il n'y a plus comme solution pour être heureux qu'à se livrer sans vergogne au tourisme sexuel, découvert avec enthousiasme en Thaïlande. Avec sa compagne (rencontrée lors du voyage initiateuR), le héros met même sur pied un concept de camp de vacances entièrement voué à un tel tourisme sexuel, avec un succès sans précédent. Il ne faudra pas moins, à la fin du roman, qu'une attaque de terroristes islamistes pour ruiner l'essor d'un tel concept marketing ! On retrouve le même cynisme que dans Les Particules élémentaires mais comme inversé. Il est souvent difficile de dire si Houellebecq cherche à ironiser la figure de ce petit Blanc dévoyé ou si ce sont bien les thèses qu'il défend en personne. L'auteur joue de cette constante ambiguïté, qui lui permet de faire scandale et de prendre en porte à faux les opinions «politiquement correctes» de notre époque. Si la satire est souvent mordante, le fond idéologique est, lui, plus que douteux. À l'opposé sur l'échiquier politique, Olivier Rolin, qui fut un militant radical de la gauche prolétarienne, incarne ce qui peut aujourd'hui rester d'idéal gauchiste des années 1970. Si Port-SoudanT présente la face nocturne et comme calcinée d'un homme du renoncement romantique, Tigre en papier*-* est le récit de la geste révolutionnaire, mais un récit ironisé et miné. Le narrateur raconte à la fille de son ami disparu, au rythme des tours de périphérique parisien qu'il effectue dans sa DS, dernières révolutions nocturnes, l'engagement qui fut celui de sa génération, engagement qu'il juge sans complaisance mais qui reste la mesure d'une critique désabusée de la société du spectacle actuelle. Avec L'Invention du mondeT, vaste tableau d'une journée vécue dans tous les points du globe, Rolin ne renonce pas à l'ambition totalisatrice du roman, et place sous l'égide avouée de Georges Perec Suite à l'hôtel Crystal*", récit parodique d'aventures d'espionnage raconté par le biais de la description minutieuse des chambres d'hôtel occupées par le personnage central. L'ouvre d'Antoine Volodine occupe une place à part. Depuis Lisbonne, dernière marge'T, elle déploie un imaginaire très particulier sous le terme de «post-exotisme». L'écrivain invente un monde d'après le désastre, un monde qui est la métaphore saisissante de l'Occident définitivement abandonné par l'idéal communiste après la chute du mur de Berlin. Les derniers révolutionnaires incarnent une résistance presque désespérée, alors même qu'ils agonisent dans des prisons hermétiques. Mais ils ont développé une sorte de pouvoir chamanique qui leur permet d'habiter d'autres esprits, de raconter les histoires qu'ils codifient selon des règles précises, histoires où se maintient l'idéal qui a été le leur. Postcrépusculaire, l'ambiance de ce monde est hantée de fantômes et de vengeances confuses. Les individus n'en sont plus tout à fait, car ils sont les vecteurs d'autres vies, les relais d'une mémoire qui les dépasse. La fiction est ainsi investie d'une puissance hallucinatoire d'une rare intensité, plongeant le lecteur désorienté dans la danse des identités, dans la survie improbable d'une époque livrée à l'apocalypse. On voit que le traitement politique de la fiction, même quand il est théma-tisé plus explicitement, se fait par les détours et les ruses d'une histoire dont l'incohérence et la violence interdisent qu'elle puisse encore s'écrire linéairement, ou selon un schéma explicatif. L'atomisation des voix, l'entrecroisement des discours, le débordement de l'individu par la généralité se retrouvent dans Un des malheursT, d'Emmanuel Darley. Ce livre terrible raconte sous forme de voix dialoguées l'arrivée à proximité de la paisible ville de Restonica (écho manifeste à SrebrenicA) de l'armée du général Brûlé, qui va la réduire en cendres. Comme dans une tragédie antique, l'homme et la femme n'ont plus que la parole comme force de déploration à opposer au non-sens d'une violence pure, inexorable et fatale. Une parole qui ne peut ramener l'ordre |
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