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Roman de Zola






Avant d'entreprendre, ligne après ligne, la lecture d'un roman de Zola, ce qu'on devrait faire, si c'était possible, ce serait de devancer sur la longue lecture qu'on se dispose à faire, et de survoler, par anticipation, d'un regard panoramique, toute l'énorme masse qui s'offre à notre vue, comme on survole un paysage de montagnes se déroulant devant soi, avant de s'engager dans le dédale des monts, des vallées et des torrents. Cette masse, on voudrait pouvoir dès l'abord l'embrasser dans son ensemble, de façon à mieux participer ensuite au mouvement par lequel une analyse détaillée de l'ouvre nous la montrerait déroulant progressivement tous ses aspects. Une vision synthétique de ce genre nous est bien offerte généralement par l'auteur au moment de la conclusion. Nous avons alors l'occasion de récapituler pour nous l'entièreté du chemin parcouru. Mais l'image alors a tendance à devenir statique. Elle se borne à nous montrer un développement arrivé à son terme : spectacle désappointant d'un vaste courant se ralentissant au moment où il menace de tarir. Or, ce qui importe avant tout, semble-t-il, dans un roman de Zola, ce n'est pas sa conclusion, c'est sa marche ascendante, c'est qu'on le perçoive s'ébranlant sur tout son front, se mettant en mouvement, un peu à la façon dont on aime voir les grandes machines de Hugo dans la progression par laquelle s'élabore leur autogenèse. De même, chez Zola, rien ne convient mieux que notre participation à la puissante impulsion qui permet aux éléments associés de se mettre en branle. Cette masse qui remue, cette puissance fluviale, et même parfois torrentielle qu'on voit s'écouler à plein bord, tout cela inspire un sentiment à la fois accablant et contraignant qui nous incite à nous abandonner, nous aussi, avec tout le monde, au cours des choses. Mais ce phénomène ne se produit que si nous sommes à même, dès le commencement et pour tout le temps de l'action, de planer au-dessus de celle-ci, afin de survoler librement le déploiement de la puissance interne qui l'anime et qui se conservera peut-être jusqu'au bout en s'accroissant sur tout son parcours. C'est quand nous suivons ainsi du regard ce vaste ensemble s'ébranlant sous nos yeux en contrebas, que nous prenons le mieux conscience du caractère à la fois grandiose et trouble de ce spectacle. Nous nous sentons capables d'en voir et d'en prévoir même le développement sur tout son cours. C'est celui d'une grande masse indéterminée, sortant on ne sait d'où, peut-être de dessous terre, et qui, ayant trouvé sa pente, se mettrait en marche, augmenterait son volume, entraînerait dans son flot une foule d'objets divers. Tout cela se déplacerait à la même allure sur le champ le plus vaste, spectacle qui, s'il était perçu dans son détail, se présenterait comme le désordre même, mais qui, vu dans son ensemble, manifeste au contraire une évidente et majestueuse cohérence due non aux objets charriés par le courant, si nombreux qu'ils puissent être, mais à la force unitaire qui les fait aller de l'avant en obéissant à l'impulsion du courant général.



Bref, la seule pensée un peu philosophique qui semble se dégager de cette activité confuse, se déployant sur la plus vaste échelle, c'est qu'il y a un principe unique animant et propulsant la madère, et que celui-ci n'est autre, tout simplement, que le courant gigantesque de la vie. L'évolution, pour Zola, c'est cela, et rien d'autre. Le système de vie qui donne l'existence à l'univers et auquel, finalement, tout se ramène c'est l'épanchement obscur de tout ce qui est, le long d'une pente irrésistible. Les objets ou les êtres animés qui s'y trouvent emportés peuvent avoir un minimum «de détermination qui les distingue, grosso modo, les uns des autres, mais la masse elle-même, saisie dans sa totalité, ne saurait être conçue autrement qu'indéterminée. Tout s'y épand à la fois, aveuglément, sous l'action d'une même poussée, sans qu'on puisse clairement percevoir dans ce mouvement d'ensemble aucune orientation particulière, pas plus d'ailleurs que dans la marche de tous ceux qui s'y trouvent entraînés. Mais l'indétermination se limite là. Tout ce qui s'y montre englobé suit avec une docilité égale la même vague destination. Tout a le même avenir, peut-être déterminé à l'avance, alors que le terme, proche ou lointain, de cette course, à supposer qu'il y en ait un, reste encore enfoui dans les brumes de l'avenir.



Entre les obscurités de la genèse et les obscurités de l'avenir se trouve donc encadrée une perspective plus ou moins familière. Là il est possible de percevoir quelque chose, même beaucoup de choses, mais en ne perdant jamais conscience du fait que ce que l'on voit, si vaste qu'en soit l'ampleur, est toujours borné par deux limites mouvantes, le brouillard qui recouvre le passé et le brouillard qui couvre le futur. L'univers ainsi défini ne peut avoir de formes stables. Toutefois dans le segment écourté qui est le sien, il n'est pas sans présenter une évidente cohérence. Celle-ci, nous l'avons vu, lui est donnée par la constance même du courant qui l'entraîne. Tantôt plus rapide et tantôt plus lent, passant par des zones obscures et par d'autres, violemment éclairées, le courant ne cesse de couler. Chaque roman de Zola est traversé par lui de bout en bout. Qu'on y voie une ville, un parc, des champs, un marché, un grand magasin, une serre, une exploitation minière ou une armée en campagne, tout cela se trouve toujours comparable à un immense paquebot ou île flottante se déplaçant lourdement dans un flot quelque peu tumultueux. Cet élan continu et obstiné s'exerçant en dépit des remous, des contre-courants et des variations de l'atmosphère donne la note dominante. Elle indique par sa persistance que tout l'ensemble de cet univers se meut avec la même grandiose monotonie. Soumis comme nous le sommes tous à cette constante unité de ton qui se confond avec le courant lui-même, il nous vient à l'idée qu'au moins dans cet immense charriage de formes le mouvement quasi fluvial auquel elles sont soumises, exprime une certaine et même profonde permanence, puisqu'il offre la même inlassable manifestation d'énergie. Il ne faiblit pas. Il poursuit sa route. Il semble avoir eu toujours la même sorte d'activité depuis le commencement des âges. Nous avons beau interroger le passé ou l'avenir, nous le voyons toujours progresser ou s'écouler à la même allure. Quelle que soit la forme présentée dans le moment qui vient par cette énergie toujours à l'ouvre et qui est l'expression même de toute vie, elle se montre fidèlement identique à elle-même, quoique ses effets puissent constamment varier. Tout se passe donc comme si, à la différence des effets, toujours déterminés et toujours remplaçables, le principe initial d'énergie, perçu confusément en chaque lieu et en chaque moment, n'avait rien de déterminable en lui-même. S'il peut être évalué, c'est uniquement par rapport au volume de force qu'il alloue à chaque objet particulier et à chaque manifestation distincte de la masse sur laquelle s'exerce sa puissance. Autrement, son action comme sa nature sont totalement indéfinissables. Toute l'ouvre de Zola est remplie par le rôle que son auteur fait jouer inlassablement à cette puissance collective anonyme, qui est celle de la vie, quelle qu'elle soit. La vie, pour Zola, c'est la même chose que l'ensemble vivant, ou que la masse, et cette masse ne lui parait jamais autrement que comme un principe général unique, universel, mais aveugle, s'exerçant un peu partout. Toutefois, il peut se manifester de deux façons très différentes. D'une part il se révèle en tant que pouvoir éminemment diffusible, se communiquant de toutes les façons possibles à des objets déterminés; et, d'autre part, il se révèle encore, mais plus puissamment et plus mystérieusement, en faisant sentir sa présence, perpétuellement, universellement; présence en elle-même essentiellement indéfinie, susceptible de déterminer toutes les formes, san» être elle-même autre chose qu'une vie sans forme distincte.



Le premier de ces deux aspects se laisse voir dans l'ouvre de Zola avec le plus de netteté, ou, en tout cas, d'évidence, lorsqu'il s'applique à développer l'un de ses grands thèmes favoris, ses fameuses descriptions de foule. Elles sont, comme nous savons, très nombreuses et très copieuses dans son ouvre. Elles ne témoignent qu'assez subsidiai-rement du souci qu'avait Zola de montrer ses intérêts sociologiques. Il est rare cependant qu'elles apparaissent spécifiquement dans son ouvre sous la forme de groupements organisés, obéissant à des buts précis et faisant pression pour obtenir des avantages fixés à l'avance. La foule, telle qu'elle est le plus souvent décrite dans Les Rougon-Macquart ou ailleurs, est presque toujours représentée en gros, si l'on peut dire, comme une puissance énorme, nombreuse, confuse, mais essentiellement vivante et essentiellement grégaire. L'individu y est noyé dans la masse, et cette masse n'apparaît jamais comme statique. Les parties composantes, si dans ce cas il est encore possible de parler de parties composantes, sont invariablement animées par une force commune si puissante que les énergies individuelles y sont réduites presque à néant, tandis que les instincts grégaires qu'on y distingue se trouvent continuellement renforcés. On dirait même que, derrière la gré-garité de la masse vivante, une puissance plus occulte se laisse entrevoir qui n'est plus proprement humaine, mais profondément anonyme ou impersonnelle. Ces mouvements de foule, très largement perceptibles, ne témoignent plus ici, semble-t-il, de l'interdépendance d'activités particulières, mais de la prise de possession de l'ensemble par un pouvoir non personnel, peut-être extra-humain ou pré-humain, et entièrement indéterminé. Emanant, comme il le fait sans doute, de la conjonction d'activités confuses lui servant de truchement, cette énergie collective a pour effet premier, tout négatif, de les occulter elles-mêmes, ou de substituer à leur vie profonde, encore pétrie d'humanité et reconnaissable comme telle, une vie autre, différente, pré- ou extra-humaine, qui se dissimule en elles et trouve dans leurs manifestations l'occasion d'émerger à la surface et de passer à l'action.



Ce phénomène ne se limite pas, bien entendu, à la foule composée d'êtres humains proprement dits. Même si la race humaine y apparaît comme jouant un rôle important, ce rôle s'y montre démesurément dépassé par une conspiration de forces infiniment plus vastes et qui se retrouvent sous des formes très varices dans les romans de Zola. On y voit le besoin que celui-ci avait de confondre les activités proprement humaines avec d'autres, animales parfois, végétales et même minérales, en tout cas subhumaines et si obscures qu'il serait difficile d'en donner une définition : comme si, au fond, en son fond, la vie elle-même ne pouvait plus recevoir de définition possible, qu'elle n'était plus rien de particulier ni de personnel, rien que quelque chose de difforme, ou plutôt d'informe, mais de dangereusement puissant, qui, à chaque instant, pouvait sortir de son anonymat et émerger au jour. C'est alors que de ce fond innommé sortent toutes espèces de formes qui sont comme les incarnations de ce fond ignoré. L'on se sent comme au bord d'une révolution profonde, qui ne serait plus un simple bouleversement de la vie sociale, mais une invasion tragique de la lumière par l'ombre. Il est vrai, néanmoins, que Zola ne s'attarde pas à ces angoisses. Malgré ces rêveries troubles, sa pensée prend plus volontiers un tour inverse. Ce n'est plus le passé, c'est le futur qui semble alors envahir son rêve : un rêve qui devient, dans ce cas, vigoureusement optimiste. Mais, dans un cas comme dans l'autre, cette rêverie reste toujours très proche de l'indétermination pure : avec cette différence cependant que, chez Zola, la pensée indéterminée ne peut jamais se détacher d'une certaine lourdeur ou matérialité, difficilement compatible avec la conception d'un pur non-être ou d'une négativité entièrement soustraite à tout élément positif. Il faut toujours, semble-t-il, chez lui, que l'indétermination, se perçoive plus ou moins profondément enfouie dans la matière.



ZOLA : TEXTES



... Les lointains tumultueux et confus de l'avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs...



Cela était immense et triste, noyé d'eau, çà et là piqué d'un feu sanglant, confusément peuplé de masses opaques...



La pluie noyait le vaste champ ténébreux...

Ce fleuve humain roulait sous l'âme de Paris, épandue...



... Un fond gris, innommé, une masse de brutes travailleuse et courbée, sur laquelle je détacherai mon drame humain.

Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mare sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait continuellement.



Et la masse mouvante et assombrie des hommes se remettait en marche...



Une mer d'ombre roulait. Les masses couleur d'encre des hauts feuillages secoués par de brusques rafales avaient un large balancement de flux et de reflux.



Les grandes masses rougeâtres devenaient sombres ; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule.

Une brume s'élevait des lointains de Paris, dont l'immensité s'enfonçait dans le vague blafard de cette nuée.



Les détails si nets aux premiers plans, les dentelures innombrables des cheminées. Les petites hachures noires des milliers de fenêtres s'effaçaient, se chinaient de jaune et de bleu, se confondaient dans un pêle-mêle de ville sans fin...



... Immense mécanisme en fonction, travaillant au perpétuel devenir...



... Il fallait marcher avec la vie...



... étudier l'homme physiologique, déterminé par le milieu...

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