Essais littéraire |
1990-1960 : histoire d'un tournant 1989 a vu la réédition de Hussards et grognards de Bernard Frank {Les Temps modernes, 1952) et de La littérature à l'estomac de Julien Gracq (1950). Deux courtes merveilles d'intelligence polémique, sur le refus de la pensée dans le roman, sur la marchandise littéraire. Plus que jamais d'utilité publique depuis quelques années, tant sont spectaculaires le retour en force d'une littérature de convention et de consommation (modèle français, « génération 89 », histoire bien ficelée et cour humain, ou « best seller de qualité » en traduction simultanée à la Eco-SùskinD), et la perte d'autonomie du champ littéraire devant les médias... et son corollaire, une culture de la commémoration. Apostrophes ou la Pléiade, comme on dit la bourse ou la vie... seule alternative ? Oui et non : ce serait interpréter un retour à la normale comme une apocalypse, surestimer le retour à l'ordre qui traverse tous les domaines de la culture. Il est sûr en tous cas que ces années 1960-1990 ont vu avec Tel Quel (1960-1983), non seulement la dernière avant-garde historique mais sûrement le terme de toutes les avant-gardes et donc des discours de légitimité qui accompagnaient la littérature, dans lesquels traditionnellement le roman se réfléchissait peu ou prou depuis un siècle (Flaubert, Zola...). La « déprogrammation de la littérature » (Pascal QuignarD). Le roman français n'est pas mort pour autant, il se porte même, c'est notre sentiment, plutôt bien. Simplement la vie, puis l'autodissolution du mouvement de Philippe Sollers ont structuré autrement la littérature française. Si leur visibilité est moindre, la force ne l'est pas des ouvres qui comptent en 1990 - ici tout ce qui condense autour de l'Hexameron, là toute une nébuleuse qu'on peut désigner du nom de Jean Echenoz, à quoi il faut ajouter le très inattendu règne posthume de Georges Perec - mais on est très loin de la façon justement très « programmatique» dont pouvait se présenter le Nouveau Roman (Robbe-Grillet le fédérateur, et Beckett, Simon, Sarraute, Pinget, Duras, Butor, OUier etc.) qui en i960 est à son zénith (quelques dates pour mémoire : Les gemmes, 1953, Portrait d'un inconnu, 1948, La modification, 1957, Mahu ou le matériau, 1952, Murphy, 1947, La mise en scène, 1958, Le vent, 1957, Moderato cantabile, 1958). Ce sont les étapes de cette évolution que je voudrais brièvement évoquer en guide de commentaire de la liste des titres. Au passage une précision et deux remarques. Il ne saurait être question en quelques pages d'évoquer fut-ce schéma-tiquement des ouvres qui par définition sont singulières et mériteraient chacune une étude. Sans compter certaines qui sont « plus uniques que d'autres » - où classer un Louis-René Des Forêts et un François Sonkin, un Henri Thomas et un François Cariés, un Jean-Louis Schefer et un Jean-Luc Benoziglio, un Albert Cohen et un Hubert Lucott un Audiberti et un Guy Dupré ? - Trois concepts pourraient définir mon territoire : ce que le premier Barthes (dans Le degré zérO) nommait écriture, une éthique manifestée de la forme, le paratexte selon le dernier Genette (flirtant avec la sociologie dans SeuilS), Tintertextualité selon Kristeva. Je parle de (et suR) cette zone frontière où une ouvre manifeste sa solidarité ou ses défiances à l'égard de la bibliothèque et de l'Histoire... et à leur intersection, des institutions (l'éditioN) qui la porte. Ni de l'intérieur des textes, ni tout à fait du dehors. D'autre part il faut se méfier des fausses évidences de la chronologie comme des sûretés illusoires de l'espace littéraire. Les écrivains ne sont pas contemporains selon l'ordre des années, et des générations d'état civil. Ils ne cessent d'inventer leurs ancêtres et leurs précurseurs (on connait le cas limite d'un Lautréamont qui n'a littéralement pas existé pour ses « contemporains ». Et pas seulement les avant-gardes, qu'on songe durant notre période à la réhabilitation d'auteurs des années 1950. Notre sélection déborde en amont les limites du calendrier. Et les frontières de la litté-rature ne cessent de bouger, les hiérarchies des genres mineurs majeurs, des auteurs, des livres, sont mobiles. Tel type d'écrit considéré comme paralittéraire peut d'un jour à l'autre devenir légitime, ou l'idée même de légitimité vaciller. J'y insiste car ces bouleversements - du temps des textes puis de leur espace - sont selon moi les événements majeurs de ces trois décennies romanesques. On peut décrire la période actuelle comme une opération de changement de repères, effet direct-indirect de la modernité hyperclassique de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Denis Roche et leurs amis. 1960-1983 : de Jean-Paul Sartre à Claude Simon. L'Ere du soupçon I Prix Nobel 1985, Claude Simon est revenu dans son Discours de Stockholm sur son hostilité à l'égard de Jean-Paul Sartre prix Nobel (refusé) en 1964 : « qu'avez-vous à dire, demandait Sartre ? autrement dit : quel savoir possédez-vous ? » Et Claude Simon d'opposer la technique au message, et l'écriture et son opacité à la transparence sartrienne. La réalité est sûrement un peu différente. Tout se passe comme si on ne cessait d'opposer à l'auteur de Qu'est-ce que la littérature ? (1948), au chantre de l'« engagement », les propositions sur le roman de Sartre critique de Faulkner. Dos Passos, Giraudoux, Mauriac, Camus, etc. (NRF de 1938 à 1945) en oubliant que c'est lui qui les a formulées ; Situations là Situations II. On se souvient de la célèbre conclusion de l'article sur Mauriac « Un roman est écrit par un homme pour des hommes. Au regard de Dieu qui perce les apparences sans s'y arrêter, il n'est point de roman, il n'est point d'art, puisque l'art vit d'apparences. Dieu n'est pas un artiste ; M. Mauriac non plus ». Par une sorte de ruse de l'histoire, c'est bien ce Sartre là qui a su penser ce que Nathalie Sarraute a baptisé en 1956 L'ère du soupçon et dont tous les écrivains du Nouveau Roman sont les contemporains ou les débiteurs. Via les nouveaux romanciers, c'est lui, qui, La nausée mise à part, ne fut pas un grand novateur, qui a su imposer malgré grognards et hussards, les leçons de la modernité (Joyce, Proust, Kafka, Céline, FaulkneR), leurs investigations sur l'histoire et le personnage et balayer le roman psychologique à la française, ou le si mal nommé roman balzacien. Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet, en 1963 est dans l'orthodoxie sartrienne ; et l'analyse de 1939 sur la temporalité chez Faulkner a probablement joué son rôle dans la réception de Claude Simon. Il faudra longtemps à Tel Quel pour conquérir l'hégémonie, imposer d'autres références, une autre histoire littéraire, d'autres modalités du soupçon. A l'inverse, l'influence romanesque directe du philosophe est faible sinon peut-être chez le jeune romancier de L'extase matérielle qui fait irruption en 1963 avec Le procès verbal, une Nausée solaire, et qui multipliera les fables urbaines hallucinées jusqu'à sa conversion durable en 1980 (DéserT) à une inspiration plus inoffènsive : Jean-Marie Gustave Le Clézio. Si avant d'aborder les protagonistes au sens strict de notre période (les telqueliens, les postmodernes, Perec.) nous examinions la trajectoire des principaux romanciers ou prosateurs du siècle ou du demi-siècle encore en activité, une constante apparaît le souci autobiographique, ou autofictionnel. Michel Leiris, le maître absolu du genre donne en 1966 le quatrième volet de La règle du jeu, Fibrilles, puis Frêle bruit en 1976 ; en 1985, un somptueux Langage tangage. A citer encore pour rester dans les sommets : Les Ecrits intimes (posthumeS) de Vailland qu'un heureux hasard - iberté sexuelle, révolution - fait paraître en 1968, posthume aussi le terme de la trilogie de Sigmaringen de Céline, Rigodon (1969), les Venises de Morand (1971), les Antimémoires de Malraux (1967), Un captif amoureux de Genêt (1986), presque d'outre-tombe, et digne de Chateaubriand, Les fleurs bleues de Queneau (1965), Une saison volée (1982) par Henri Thomas aux commencements du Collège de Pataphysique, // était une fois Jean Cayrol (1982), Septentrion de Louis Calaferte (1987), Simenon, qui a cessé d'écrire accumule les Dictées et les couronne de Mémoires intimes (1981). Pierre Klossowski, après le rassemblement en un volume des Lois de l'hospitalité fait de nous les hôtes de plus en plus attentifs de sa relation à Roberte, et Louis-René Des Forêts s'engage dans Ostinato, une entreprise qu'il décrit comme sans fin sur les épiphanies d'une existence. Là aussi domination de Sartre. La « question de méthode » qu'il pose à l'orée de son monumental Flaubert, L'idiot de la famille (1971), et qu'il s'est à lui même adressé dans Les mots (1963), et dans mille entretiens, « Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ? » court de cent manières sous l'époque. Elle hante de plus en plus les nouveaux romanciers : après une phase de jeu avec les stéréotypes, (La maison de rendez-vous. Projet pour une révolution à New-York, Glissements progressifs du plaisiR) Robbe-Grillet passe à l'autobiographie (Le miroir qui revient, Angélique ou l'enchantemenI). Butor fait son Portrait de l'artiste en jeune singe (1967), Sarraute écrit Enfance (1983), Pinget s'invente un double, Monsieur Songe (quatre opuscules paruS). Enfin Duras, après être avec L'amant remontée à la source de son imaginaire, donne divers livres au matériau on ne peut plus personnel (La douleur, La vie matériellE), Ollier fait de même. Et Simon, après un épisode « formaliste » (La bataille de Pharsale, Tryptique, Leçon de choses. Les corps conducteurS) renoue plus directement - et en spirale par rapport à certains romans antérieurs - avec mémoire et avant-mémoire (Les géorgiques, L'acaciA). Sans compter un mince « retour d'URSS », L'invitation. A tous, on pourrait adjoindre Proust... dont la nouvelle vie posthume (sa chute dans le domaine public le transforme en créateur fétiche de la critique génétique qui prend le relais de la critique structurellE) est un symptôme majeur de cette mutation. On a souvent lu ces évolutions comme un reniement honteux du soupçon. Pourquoi ne pas voir à contrario, dans ces infinies variations sur le pacte autobiographique (Philippe LejeunE), sur les intervalles du moi (Daniel OsteR), un approfondissement, en direction, de ce qui reste quand tout a été déconstruit : l'auteur et ses masques. 1960-1983 : vie et mort de Tel Quel. L'ère du soupçon II A l'exception d'Aragon (Blanche ou l'oubli, La mise à mort. Théâtre roman. Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipiI) qui les a « suivi » et accompagné (également dans les Lettres Françaises, qu'il dirige jusqu'à leur interruption en 1972), tous ces parcours n'ont pas été sensiblement infléchi par la littérature qui s'invente à compter de i960. C'est-à-dire par Tel Quel qui dure de 1960 à 1983 et qui, en revanche détermine et surtout, mot d'époque, surdéterminera toute l'histoire du roman français jusqu'à aujourd'hui. Tel Quel et l'ouvre de Philippe Sollers. Plus que de l'existentialisme (Julia Kristeva vient, en allusion aux Mandarins de Simone de Beauvoir, de « romancer » la vie du groupe à l'enseigne des Samouraï), plus que du Nouveau Roman auquel l'apparente une filiation immédiate (Le parc, le second roman de Sollers passe pour y appartenir, les néoromanciers sont les hôtes des premiers numéros de la revue pour une enquête sur l'état de la littérature, Roland Barthes fait le lien, et Ricardou pendant un bref épisode ultrarJiéoricistE) Tel Quel reprend, répète, exacerbe plutôt en prose les ambitions poétiques du surréalisme (André Breton qui meurt en 1966 avait condamné le roman, les anciens dissidents Artaud et Bataille sont très tôt de tous les sommaireS). Dans sa structure : un groupe, un chef de file, une revue, un éditeur unique ; le Seuil Surtout dans son programme d'une Théorie d'ensemble (1968 : « Une théorie d'ensemble pensée à partir de la pratique de l'écriture demande à être élaborée»). A partir de 1966, Tel Quel arbore en sous-titre : littérature, philosophie, science, politique. Impossible de résumer vingt-trois ans en quelques mots mais on pourrait avancer que l'importance des quatres termes va en décroissant de la gauche à la droite (quand l'image publique a en général retenu le contraire, les alliances vers 1968 avec le R G, puis le maoïsme, puis la droite libérale et le « papisme » en 1977.) J'entends par là que, placée « au poste de commandement », la pratique de l'écriture textuelle (la littérature repensée depuis les travaux de Derrida, Barthes, KristevA) suit un cours autonome. Il s'agit toujours d'en finir par la littérature avec la « littérature ». Levier d'un projet gigantesque - du type « changer la vie-changer le monde » - dont le sujet est l'enjeu plus que l'individu (le soupçon s'est déplacé, Freud remplace HusserL), elle s'est à son tour appuyée dans la plus exacte tradition d'André Breton sur les philosophies et les sciences humaines (Foucault, Lacan, Althusser, les formalistes russes et Jakobson, Ben-veniste...) et a avancé dans les mêmes tentations politiques... Reste une moisson de livres à commencer par les romans de Sollers (Drame, 1965, Nombres, 1968, Luis, 1972, H, 1973...) ou les proses de Denis Roche et une bibliothèque bouleversée (Ponge mis à sa place, centralE) et réorientée autour de ses textes limites. En i960, Sade ou Bataille étaient encore partiellement interdits, ils sont aujourd'hui en poche. Chaque étape, chaque virage de Tel Quel, qu'il soit littéraire ou politique, ou littéraire et politique a généré une autre revue, un autre groupe, une nouvelle collection, contrefaçon ou contrefeu (à des degrés fort divers de dépendance, on peut énumérer Change, Digraphe, les éditions Des femmes, des collections : Textes-Flammarion, qui a son tour donnera P.O.L., ou Fiction et Cie...). Processus ordinaire. Moins banal, le départ de Philippe Sollers en 1983 qui abandonne Tel Quel, et l'abstraction - très concrète, polyphonique, sensuelle - de son work in progress, Paradis, pour faire paraître chez Gallimard un roman figuratif de 570 pages, Femmes, et y fonder une nouvelle revue L'infini. Simultanément, de I'avant-garde Sollers passe à l'avant-scène, semble délaisser les médiations de l'intellectuel pour l'immédiateté des médias. Compagnons de Tel Quel, Barthes et Lacan sont morts, Althusser a basculé dans la folie. Roman libertin, Femmes est en même temps le roman du deuil. Au travers de leur trois portraits, Sollers met fin non seulement à vingt-trois ans d'aventure intellectuelle mais à un siècle de réconciliation rêvée des deux fins littéraire et politique, Joyce et Lénine se tenant par la main. Hypothèse : il est à parier que la dissolution de l'avant-garde littéraire suit l'effondrement planétaire de l'idée politique analogue. Femmes date de 1983, Marguerite Duras a le Concourt pour L'amant en 1984, Claude Simon obtient le Nobel en 1985 : années-charnières dans notre histoire d'un tournant, qui modèle le paysage jusqu'à aujourd'hui. A l'ombre de ce qui passe pour des reniements, resurgissent hussards, grognards et... revanchards (modèle 1950 : l'avant-garde peut s'en aller, l'arriè-re-garde ne se rend jamaiS). S'appuyant sur la haute autorité en la matière du Wall Street Journal ils nous expliquent que le roman français est définitivement mort de l'ère glaciaire traversée (J.R AroN) depuis vingt ans et qu'il n'y a plus qu'à importer de vraies histoires bien chaudes venues d'ailleurs. 1968-1983 : intermède : le Tout sur le tout, le rien sur le rien De ces années où les boussoles s'affolent, je voudrais retenir un face à face aujourd'hui un peu oublié, celui du Tout sur le tout et du rien sur le rien. Le Tout sur le tout : en rééditant à l'enseigne de ce titre d'Henri Calet et en polémique contre l'état des lieux (pas d'écrivains français vivant !), des auteurs méconnus ou oubliés, souvent provinciaux des années 50 (Raymond Guérin, Paul Gadenne...) ou 30 (Emmanuel Bove...) un petit éditeur lance la mode des rééditions des fonds : Gallimard crée la collection L'imaginaire, Grasset les Cahiers rouges, etc. Cause discutable excellent effet. Redeviennent contemporains des écrivains oubliés (Vialatte, Forton, De RichauD). Ou effet pervers : le temps est aussi aux réhabilitations (Drieu, Chardonne, Nimier...). Porté paradoxalement par cette vague, on assiste au come-back de Bernard Frank, réédité perpétuel, « escroc rentier de sa jeunesse », bavard magnifique à la leçon des salons du XVIIIe siècle, et dans ses chroniques hebdomadaires reprises - les biens nommées Digressions - analyste hors pair des tropismes de la France dite profonde. Le rien sur le rien : écrire c'est mourir un peu. Sous l'évocation emblématique de La littérature et le droit à la mort de Maurice Blanchot, et de la présence-absence, de cette voix sans visage (de Blanchot depuis 1968 ne circule aucune imagE) et en symétrie au Tout sur le tout, se développe toute une modernité négative (le contraire de la « positive » qui s'éloigne ; j'emprunte le mot à Emmanuel Hocquard qui l'a disséqué pour la poésiE) qui voit la littérature aller inexorablement vers sa fin, soit par épuisement intrinsèque à l'expérience littéraire (Roger Lapone : Une viE) soit par verdict de l'Histoire : la fiction, sinon l'écriture serait impossible après Auschwitz. Plus sereinement : constatons qu'en perdant sa colonne vertébrale, ses discours de légitimité, le paysage romanesque a durablement bougé. Dans trois directions : il n'y a plus de centre, discours, revue ou éditeur. En quittant Tel Quel pour Gallimard, la « banque centrale », Sollers a annulé d'un coup les deux légitimités. Confirmation avec les voyages inverses d'aujourd'hui (L'Hexameron, 1990). Plus de centre, au mieux des pôles mouvants. Corollaire : le défaut de périphérie. La limite est floue entre littérature et non littérature. Le champ littéraire perd ses contours. Ne subsiste plus qu'un principe de distinction, la mort. Elle saisit de plus en plus le vif, un bon écrivain est de plus en plus en France un écrivain mort. Mieux peut-être, un écrivain qui sait assez bien faire le mort de son vivant. La Pléiade le guette, seul événement un peu excitant d'une vie littéraire qui fonctionne à la célébration. La « banque centrale » a tourné au Panthéon. Se pose évidemment là toute la question de l'usage des médias, et des malentendus qui entourent les deux écrivains de la modernité qui ont choisi d'échapper à un embaumement prématuré en jouant avec ce feu là. Duras passant l'écran avec impudeur pour s'installer avec armes, bagages et opinions du côté du réel et de ses faits divers (l'affaire Villemin...) Sollers à rebours, se dissimulant derrière la multiplication calculée des simulacres, et transfusant le monde intégralement du côté de la littérature. En miroir. Deuxièmement l'écrivain français ne se définit plus comme un intellectuel, l'activité littéraire n'entretient plus de liens d'essence aux ouvres de pensée, ni même au débat sur l'activité littéraire elle même. Il semble admis que l'écrivain pense en fiction et là seulement que la pensée réside dans « l'effort d'art » (Denis RochE) mais les analyses de philosophes comme Deleuze ou Descombes sur ce thème, ou L'art du roman de Kundera ne suscitent pas le tiers du quart des conflits suscités en son temps par Robbe-Grillet (pourtant une confrontation s'impose entre sa modernité antimoderne et celle qui voit le jour ici simultanémenT). Enfin, il est probable qu'on se rappellera de ces années comme de celles où la littérature française est devenue une littérature étrangère parmi d'autres. Deux effets incontestablement bénéfiques de cette mutation. Les littératures francophones sont définitivement admises comme autonomes et détachées de l'arbre de la mère patrie sur le modèle hispanique ou lusitanien. En prend acte le Dictionnaire Bordas des littératures de langue française qui voit le jour en 1984. Et les littératures étrangères, le prouvent les « vagues » successives - italienne, espagnole, russe... » ou les « Belles étrangères », ont autant de chance en France que la littérature nationale. Pessoa, Kundera, Bernhard, Magris ont été adopté en quelques semaines, quand il a fallu des années de Lettres nouvelles à un Maurice Nadeau pour naturaliser français un Gombrowicz. 1968-1990 : du Chemin à l'Hexameron. Au-delà du soupçon I 1968, mai : «Printemps rouge» (SollerS). En avril, il a publié deux de ses plus beaux livres Nombres et Logiques, un roman, un recueil d'essais où il noue tous les fils de l'expérience des limites qu'il entend poursuivre ( « elle se trouve nécessairement du côté de l'action révolutionnaire en cours ») et trace le « programme » d'une histoire « textuelle », scandée par des ouvres de rupture (Dante, Sade, Mallarmé, Lautréamont, Artaud, BataillE). Jamais il n'a été aussi loin dans la fusion (imaginairE) de l'histoire et de la littérature. Plus discrètement, en avril, est paru le premier roman de Michel Chaillou Jonathamour une rêverie sur le roman d'aventures à la Stevenson. Employé rue Monge, le narrateur se souvient de la conquête espagnole. Il s'en est fallu de peu, deux lettres qui se croisent, que Jonathamour paraisse dans la collection Tel Quel au lieu de ce Chemin qu'il allait marquer de son empreinte. Le Chemin ? une collection dirigée chez Gallimard par Georges Lambrichs qui compte alors dans ses rangs Klossowki, Le Clézio, Butor, Guyotat, Starobinski, le Raymond Roussel Ac Michel Foucault ou un poète comme Michel Deguy, tous marginaux des diverses modernités. Une revue qui dure de 1967 à 1977 et qui constitue une sorte d'extrême gauche esthétique de la vieille NRF (qui sombre après le décès de Paulhan dans le plus total académismE) tout en étant plus flâneuse que Tel Quel II ne me semble pas exagéré de dire que c'est là, dans cette nébuleuse sans chef de file que s'élabore durant une dizaine d'années l'une des deux sorties françaises de l'hégélianisme des avant-gardes (chaque écrivain reçoit des mains d'un prédécesseur qu'il périme le flambeau du nouveau, tous on l'oil rivé sur l'horizon du dernier livre, version Finnegans Wake ou version Madame EdwardA) d'une des deux voies d'une post-modernité à la française. Au Chemin pas de « théorie », pas de « progressisme ». Mais la conviction, comme le dira plus tard Chaillou que là où il y a une langue, il y a de « l'extrême contemporain », et aussi qu'il n'y a pas nécessairement contradiction entre le soupçon sur le récit exploré par le Nouveau Roman ou sur la langue comme le propose Tel Quel, et le fait de proposer un monde et des « récits ». Il ne s'agit pas de faire « marche arrière », de régresser vers une innocence qu'aucune littérature ne connaît, mais de rouvrir l'histoire des formes. De trouver d'autres lignes de légitimité, d'autres longueurs d'ondes historiques, de raviver d'anciennes généalogies pour inventer. Après Jonathamour, Chaillou traversera le vers classique {Collège VasermaN), l'Astrée d'Honorée d'Urfé {Le sentiment géographiquE) ou Montaigne {Domestique chez MontaignE). A cet « au-delà du soupçon », pour reprendre l'expression de Marc Chenetier (sur la nouvelle fiction américainE), on peut évidemment rattacher, outre des poètes (Jacques Roubaud, scribe contemporain de la matière de Bretagne, des troubadours, et des surréalistes, Michel Deguy, et son Tombeau de Du Bellay, Jude Stefan poète latin ou le « néoclassique » Jean RistaT) les romanciers Pascal Quignard première manière {Les tablettes de buis d'Apronenia Avitia, la série des Petits traitéS), Pierre Michon {Vies minusculeS), les essayistes Gérard Macé, ou Pierre Pachet etc. Voire depuis peu, Philippe Sollers : sa Théorie des exceptions fait pivoter à 180° le temps de l'écriture textuelle défini dans Logiques, et Le lys d'or, son dernier roman, paraît inaugurer une nouvelle métamorphose. Florence Delay formule ce qui pourrait être leur devise partagée : « j'appelle moderne ce qui me coupe le souffle et ancien ce qui me le donne » dit-elle... Son Aie aie de la corne de brume {1975) est un roman d'amour courtois qui se déroule dans le Sentier lors des présidentielles de 1974. Le titre renvoie bien sûr au Flamenco et la composition à Gertrude Stein. L'insuccès de la fête (1980), certainement un des chefs-d'ouvre de nos trente ans, dissimule un manifeste moderne dans la relation fiévreuse de quatre jours du poète de la Pléiade, Jodelle. Bien que n'ayant jamais appartenu au Chemin, Florence Delay est le cour de cette constellation. Qui, plus de vingt ans après Jonathamour se constitue comme telle, sous l'égide de Denis Roche qui fut le principal poète de Tel Quel et qui dirige au Seuil Fiction et Cie. Après une manifestation publique le 25 avril 1989 dans une librairie parisienne est apparu un livre collectif (Chaillou, Deguy, Delay, Michel, Roche, RoubauD) l'Hexameron, il y a prose et prose. Sous le patronage de Saint Ambroise, Boccace et Marguerite de Navarre, « le récit par des voies différentes de six journées de création littéraire ». Là encore un manifeste caché et disparate. Simultanément Michel Chaillou dirige chez Hatier une Histoire brève de la littérature française qui sera exclusivement l'ouvre d'écrivains. « Une sorte de roman dont les auteurs sont les personnages, les ouvres la conversation éternelle ». Queneau mon en 1976 et Nabokov mort en 1977 remplacent Joyce et Flaubert comme génies tutélaires du roman français. En témoigne par parenthèse l'accueil fait à la fin des années 80 à des textes « secondaires » comme le Journal 39-40 ou L'enchanteur, réparations après qu'ils aient été longtemps minorés (Queneau réduit à une sorte de Marcel Aymé intellectuel, ou de bricoleur oulipien, Nabokov trop cosmopolite, ou les français trop peu disciples de Larbaud, pour prendre la vraie mesure de son génie planétairE). 1968 - 1990 : de Manchette à Echenoz. Au-delà du soupçon II 1968 : pourquoi ne pas hisser le drapeau rouge sur la Série noire ? Tandis que Tel Quel répète l'existence surréaliste de l'impossibilité historique de la liaison entre une littérature autonome à l'extrême et l'introuvable révolution sociale, et que croît en réaction ce mouvement d'exploration de la bibliothèque - qu'on pourrait appeler en référence à la fable de Borges la tendance Pierre Ménard du roman français (l'ancien est l'avenir du nouveau ; réécrire le Quichotte aujourd'hui, c'est écrire un nouveau livre qui parlera autrement le mondE) - une seconde manière de se situer au-delà du soupçon commence, qui va parvenir à pleine maturité aux alentours de la charnière de 1983 {FemmeS) lorsque c'est le champ littéraire tout entier qui explose, quand dans l'apesanteur théorique se mettent à flotter ensemble, comme des monnaies ou des épaves, littérature de recherche et culture de grande consommation. Pourquoi ne pas la nommer - toujours Borges - la tendance Don Quichotte? Les uns partaient de la bibliothèque et, la remontant comme on le fait d'un fleuve s'en allaient rejoindre le réel, (Chaillou exemplairE) les autres habitent le réel éclaté, aplati, télévisé, de la fin du XXe siècle, éberlués d'être en même temps dans les débris de la bibliothèque. Comme l'hidalgo partait à la découverte du monde la tête farcie des romans de chevalerie, ils enfourchent le roman populaire du temps, le polar (l'aventure, l'espionnage, la B.D.). Autre « dépôt de savoir et de technique ». Héritiers de Léo Malet plus que de Simenon, ils le sont surtout de Dashiel Hammet ou Raymond Chandler. Les stéréotypes du genre leur paraissent pouvoir être réinvestis pour raconter et dénoncer un capitalisme à l'agonie (nous sommes dans les années Pompidou-Cause du peuple. Ces auteurs sont les contemporains exacts d'un journal comme LibératioN). Si le Chemin a parsemé ses bas côtés d'ceuvres importantes à foison, ici peu d'ceuvres durables à une exception près, mais je crois une attitude décisive quant au devenir du roman français. L'exception vient du situationnisme et s'appelle Jean-Patrick Manchette, ses meilleurs livres Fatale, Le petit bleu de la cote ouest, La position du tireur couché... A cette préoccupation peuvent être rattachées des ouvres très différentes, mais qui ont en commun avec le néopolar de ne pas partir de la bibliothèque (même si tous l'emmène sur leur doS) qui manifestent un sentiment égal d'urgence de repenser la littérature au regard du monde et de sa violence. On peut citer Robert Linhart, {L'établi}, Lcslie Kaplan (qui dit L'excès l'usine dans une langue creusée qui vient de Blanchot et Duras, avant de trouver son volume propre dans Le pont de BrooklyN) et François Bon {Sortie d'UsinE) qui évolue par la suite vers une sorte de naturalisme. Sur le rayon Manchette on peut sûrement classer les livres de René Belletto (passé de la recherche au roman populairE), mais nul doute qu'à lui tout seul et avec à ce jour, quatre romans (un plus trois : Le méridien de Greenwich de 1979 expose comme le programme de l'ouvre ultérieurE), Jean Echenoz est le romancier de cette seconde voie (sacré par le Monde « romancier des années 80 », il suscite déjà des imitateurS). Dans le sillage de l'auteur du Petit bleu qui l'adoube d'ailleurs à l'occasion de Cherokee, il s'impose à première vue comme le maître du polar parodique, de l'aventure ludique, du roman d'espionnage détourné, du malaise dans la fiction : un air de soupçon, une allure de second degré et de n'en penser pas moins - l'impératif critique maintenu, intégré - tout en racontant à nouveau les histoires très compliquées, très inachevées, très enchevêtrées, de la vie contemporaine. Mais à la différence de Manchette, son propos n'est pas politique et sa politique littéraire (sa stratégiE) fort dissemblable : en guerre contre les genres majeurs, la légitimité des avant-gardes (qu'il cite et connaît très bieN) et leur complicité avec l'ordre du monde, Manchette se tournait vers le populaire et le dominé. Chez Echenoz, point de hiérarchie. Dans ses romans d'une complexité formelle et d'une densité de composition - souvent microscopique, poétique - inépuisable, les éclats de culture sont tous sur le même plan comme le sont les débris du monde. Un paragraphe de Lac peut mêler souvenir du Coup de dés et de L'éducation sentimentale, et clichés policiers. A la limite le polar est l'instrument d'un classicisme analogue à la règle des trois unités dans la tragédie classique. On mesure le trajet parcouru : Sartre se divertissait avec la Série noire, Robbe Grillet la relevait grâce à Odipe (Les gommeS), ou la manipulait de haut (ProjeT) Manchette même était dans le second degré, Echenoz lui n'est jamais plus malin que son matériau même s'il n'en est pas dupe. Tous les héritages sont présents mais jamais dominés. Tout ce qui permet de vivre, voilà la bibliothèque. Résultat : un réalisme paradoxal qui naît d'une immersion totale, rousselienne dans le langage, les cultures et leurs contraintes. Nabokov et surtout Queneau de nouveau pas loin. On s'en rend compte : les deux générations d'écriture, de l'au-delà du soupçon se rejoignent plus qu'elles ne s'opposent (comme Sartre et les Nouveaux Romanciers dans les années 60). Ils se croisent chez un autre jeune romancier, Renaud Camus qui en concurrence avec une entreprise démesurée de diariste, réutilise les clichés du roman historique pour fantasmer à neuf - sur fond lusitano-centre-européen - l'Histoire et le roman (Roman roi, Roman furieuX). Ou dans les jeux biographiques du type Perroquet de Flaubert (Domecq, NogueZ) ; ou dans les romans à thèse d'Alain Nadaud... « Pourquoi la littérature respire mal » s'interrogeait Julien Gracq en i960. Si nous nous demandons aujourd'hui pourquoi elle ne respire pas si mal (Littérature : affaire de souffle, je renvoie à la « devise » de Florence DelaY), c'est à ce pôle romanesque bicéphale, qu'elle le doit, à ces inventeurs d'une troisième voie entre les impasses du progressisme esthétique moderne, et le retour à l'ordre (la ronde inlassable des grognards et des hussardS). 1960-1990 : Georges Perec au tournant de l'Histoire Histoire d'un tournant, intitulions nous notre premier coup d'oil rétrospectif sur ces trente années qui ont vu décroître l'hégémonie sartrienne sur le roman, puis naître et s'évanouir la dernière des avant-gardes du siècle, enfin l'émergence, via les six de l'Hexameron (entre autreS), et Echenoz (entre quelques-unS) d'une postmodernité à double visage. Et l'histoire tout court, et ses tournants ? On se rappelle que sa présence dans le texte obsédait le premier Barthes, son inscription dans les mots à l'insu de l'auteur (ce qu'il appelait l'écriturE) mais également sa matière (MicheleT). Chez Sartre, l'Histoire intervient à l'horizon de la situation, elle s'absente du Nouveau Roman pris en bloc, Sollers ne la connaît que philosophique, textuelle, monumentale, Chaillou l'oreille collée au bruit de fond des langages {La petite vertU), chez les plus jeunes romanciers, elle prend les couleurs du fait divers, de l'actualité, ou encore du vide (il est temps de mentionner le bref chef-d'ouvre « pascalien » de Jean-Philippe Toussaint La salle de baiN) ou du fantasme {La place de letoile de Patrick Modiano, 1968 ; Renaud CamuS). Il est d'autre part nombre de livres qui tirent leur puissance de ce qu'ils cumulent roman et « témoignage » (Emaux, Guibert, Weyergans, GoldmaN). Reste qu'à l'exception de Claude Simon (de la Route desflandres 1960 à L'acacia 1968), et de Pierre Guyotat {Tombeaupour ciru] cent mille soldats 1967) aucun auteur ne semble l'avoir pris à bras le corps, même si ces années, dans nombre de leurs expérimentations ou de leurs pensées (Maurice Blanchot, Samuel BecketT) ne peuvent se comprendre sans l'arrière fond de « romanesque lazaréen » dont parlait Jean Cayrol en 1950 après le retour des camps. Même si c'est l'existence de l'univers concentrationnaire qui a conféré tous son poids au soupçon issu d'une modernité qui les a précédé. Ni les jeux de l'auto(biographie, fictioN), ni les expériences du sujet, ni les explorations des formes n'ont placé l'Histoire au premier plan. C'est compter sans Georges Perec, mort en 1983 et dont la gloire posthume est sans équivalent, de l'édition savante (le moindre inédit, annoté, et commenté) à la culture de masse (Je me souviens devenu en 1989 une sorte de nouveau questionnaire de ProusT). Longtemps considété comme le sociologue flaubertien des années 60 (Les choses, 1965), pâle disciple de Queneau, puis comme un technicien hors pair d'une sorte de littérature en kit, démontable et remontable à merci, sans ombre ni reste, (le puzzle de « romans » de La vie mode d'emploi en 1978 qui lui vaut une première gloire et le prix Médicis en 1978) virtuose du palindrome et du lipogramme, ouli-pien au carré, tendance Vermot et mots croisés, U a, depuis sa « disparition » prématurée totalement changé de statut dans la culture hexagonale. A l'écrivain « démocratique », selon le beau mot de Claude Burgelin, (qui livre à qui veut les prendre les secrets de sa fabriquE), la relecture de ces textes au miroir de son autobiographie de 1975 Wou le souvenir d'enfance, a ajouté l'auteur universel : « juif polonais né en France, orphelin pour cause de nazisme, Perec a trouvé au fait de s'agripper au petit h de l'alphabet le moyen ni plus ni moins que de vivre après que soit passé sur son enfance « la grande hache de l'Histoire ». Les plus audacieuses des combinatoires ont été « déclenchées » par l'expérience intime du vide, du crime et de l'effacement du crime. Des titres comme Im disparition (d'un roman d'aventure sans E !) ou La vie mode d'emploi sont à prendre aussi au sens fort, et leur force est également que, de ce qui les supporte, elles ne parlent jamais. Perec est absolument, en un sens non fortuit un écrivain d'après-guerre, d'après le génocide (tout son programme est d'ailleurs énoncé en clair dans une série d'articles parus dans Partisans en 1962-1963, avant Les choses donc, et consacré à une critique « de gauche » du Nouveau Roman adossée au livre lazaréen de Robert An tel me L'espèce humainE). Non seulement Perec rend caduc par son existence même les lieux communs passés, via Maurice Blanchot, dans la doxa cultivée sur l'impossibilité d'écrire après Auschwitz, mais encore il rend vain par sa puissance narrative tous les retours en arrière mi grognards mi hussards qui voudraient lier « lisibilité » et mépris de la pensée. Il est le prototype rarissime, je renvoie de nouveau à Julien Gracq, de l'auteur qui cumule situation et audience, à la fois Jules Romains et Kafka. Qui plus est contemporain de tous ceux qui ont modelé le paysage de ces trente ans : avec chacun, il est en intersection : avec le Butor de Degrés, des Répertoires ci des inventaires, comme vers le Robbe-Grillet de La jabusie. Avec Sollers, il se tient littéralement dos à dos, dans une préoccupation commune de l'inconscient lacanien {La disparition versus ParadiS). Avec les écrivains du Chemin, il partage, outre l'amitié, une grande partie de la bibliothèque, avec Echenoz le réalisme antinaturaliste et ludique... A l'instar de Sartre dans les années 50, voire le Gide dans les années 30, et plus que tout autre, ce n'est pas là un jugement de valeur, (Perec n'est pas un « grand écrivain », il est même le plus souvent, et pour reprendre le Barthes du Degré zéro, un écrivain « sans style ») de par son rapport au réel, de par cette superposition unique entre vertige du texte et vertige de l'histoire, Georges Perec apparaît rétrospectivement comme le « contemporain capital » de ces années 1960-1990. Lui dont pas une ligne ne peut être dite avoir été surdéterminée par Tel Quel, semble vraiment le second axe, dissimulé, de la période, qui ne pouvait se révéler tel qu'après la dissolution du groupe de Philippe Sollers (1983). Ce n'est pas la moindre surprise en flash back, 1990-1960, de ces trente années. La moindre ruse de cette « histoire d'un tournant » qu'elle puisse in extremis se retourner comme un gant, qu'une autre durée inaperçue, une autre façon, moins volontaire que l'avant-garde, pour la littérature de se raccorder à l'Histoire, nous conduise à la relire sous une lumière nouvelle. Selon un autre mode d'emploi. 1993-1968 : port scriptum. Littérature dernière marge Reprenant trois ans après ce texte de 1990, trois ans plus vieux des échanges qu'il a permis (dans les Instituts Français et les Universités étrangèreS) je n'ai pas le sentiment de devoir le remanier fondamentalement. D'où ce parti d'un post-scriptum à la première personne histoire de resserrer mon propos, de tenir compte aussi des derniers développements d'une littérature qui évolue (Iouri TynianoV) dans l'Histoire, enfin de réparer un oubli. Mon intention excluait de parler « pour eux-mêmes » des auteurs et des ouvres des années 1960-1990 ; il s'agissait plutôt de délimiter l'espace littéraire de l'époque. Le mot peut sembler faire signe vers Maurice Blanchot, vers un espace idéal et idéel ; mon arrière-pensée va plutôt, outre le premier Bartiies, au Pierre Bourdieu des Règles de l'art (Barthes continué, Blanchot « remis sur ses pieds » ?) : à une réflexion en terme de champ littéraire, insécablement esthétique et institutionnel. L'espace, autrement dit le temps littéraire : genèse et structure de notre aujourd'hui. Champ sociologique ... tout aussi bien magnétique, question d'aimantation réciproque. De 1960 à 1993 (exactement, de 1968 à 1983), un espace-temps se défait, se défait « l'exception française ». Déprogrammation interne, et donc commencement de la fin de l'autonomie du champ : littérature, dernière marge ? Alors que s'éloigne cette grande année 1983 (1982-1985) qui a vu cette défaite devenir débâcle (voir plus haut, Intermède}, que s'accélère plus que je ne l'imaginais la Grande Restauration (haine dans tous les domaines de la « pensée 68 », philosophie, littérature, art maintenanT), je voudrais redire qu'à l'intérieur du champ, j'avais choisi de privilégier le nouveau en littérature, les conditions de possibilité du nouveau, alors que se sont évaporées les pensées du nouveau. Une novation de plus en plus recouverte, ces temps-ci, par la vague conservatrice et la rotation des ersatz, « don des morts » et « petits marchands de prose », par les « collections » de réédition généralisée, et tous les « faux mouvements » : le dernier en date, une « littérature de voyage», lancée à latfaçon du Nouveau Roman, sous le patronage posthume du fort peu cosmopolite Paul Morand (le Retour à l'Ordre mime le rythme qui fut celui des avant-gardeS). Au passage, un paradoxe. Le prix Goncourt 1992 décerne à l'auteur de l'Eloge de la créolité (pour TexacO), Patrick Chamoiseau, parachève la mutation, l'autonomisation des littératures francophones sur le modèle hispanophone ou lusophonc. Un jour viendra ou leurs écrivains pèseront de tout leur poids sur une « littérature française » en mutation dans l'espace mondial, à l'égal des grands étrangers (pour l'heure, seul Milan Kundera, tchèque en France, ou Denis Hollier, français des Etats-Unis, ont entrevu cette fin du « modèle français »). Pour revenir au nouveau, j'ai plus que jamais l'intuition que la scène primitive de notre présent eut lieu en avril 1968, quand Philippe Sollers assigna à la littérature de « sortir de la scène représentative » -- bien au-delà des jeux du Nouveau Roman - pour inclure le « réel historique constamment actif» (Nombres, LogiqueS). On sait qu'après mai, le monde a continué son cours, sans se fondre dans les avancées de la bibliothèque... Ce qui se passe alors est, toutes proportions gardées, comparable à l'implosion de la philosophie de Hegel après sa mort en 1831. Nous n'en sommes pas sortis. Plus qu'avant, j'aurai recours, pour décrire la situation, à la célèbre fiction de Jorge-Luis Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, aux trois personnages théoriques qu'elle nous prête. Pierre Ménard : les uns choisissent la bibliothèque et ses langues plutôt que le monde, et la retournent. Ils vont littéralement faire du neuf avec du vieux. Parmi ces écrivains, j'insisterai aujourd'hui sur l'ampleur irréversible (derrière le brouillage dû à deux romans à succèS) de l'ouvre de Pascal Quignard, sur les huit volumes des Petits traités, sur Albucius, ..., Quignard est un Pierre Ménard qui se promène entre Japon médiéval, Port-Royal et Rome d'Auguste. L'Hexameron (je ne parle pas des ouvres de ses protagonistes : Florence Delay a fait paraître Etxemendi ou Jacques Roubaud, La boucle,...) marque le pas, l'heure n'est vraiment plus aux groupes, même légers. Tous ces écrivains réinventent après John Aubrey ou Marcel Schwob, le genre de la « vie brève » (importance capitale, à ce propos, de Pierre MichoN). Don Quichotte : les autres choisissent le monde et sa violence plutôt que la bibliothèque, et le racontent. Ils se mettent à faire du neuf avec de l'usagé. Depuis 1990, cette manière a connu son aboutissement, et sa mise en abyme. Après quatre livres qui faisaient le tour de la paralittérature et mettaient au point une écriture virtuose, Jean Echenoz publie en 1992 Nous trois, « second premier roman », redémarrage à zéro (le zéro quasi-pascalien de vies prises entre tremblement de terre et voyage interplanétairE). Si ce mouvement concerne le « polar », c'est de la Science-Fiction qu'est venu sa description romanesque : l'éloge polémique de la littérature des poubelles est au cour de Lisbonne dernière marge (Antoine Volodinc auteur de quatre livres en Présence du FutuR), un puissant « tombeau » des avant-gardes, politiques et littéraires, à scénario terroriste allemand. Jorge Luis Borges : j'ajouterai, c'est mon oubli de 1990, que d'autres encore, entreprennent défaire du neuf avec les paradoxes du livre et du monde. Dans la lignée de Jean Ricardou - à l'apogée de Tel Quel revenant au Nouveau Roman. Alain Nadaud, Marie Redonnet et une revue récente comme Quai Voltaire peuvent entrer sous ce patronage. Surtout l'écrivain considérable qu'est Renaud Camus. Des Eglogues du milieu des années 70, une ouvre de plus de vingt volumes est sortie, qui ressuscite des genres oubliés (miscellanées, élégieS), mais aussi le roman (dans Roman roi : un pays naît d'un réciT) et le journal (une vie naît d'une écriturE). A proprement parler, Camus est sûrement le seul auteur français à avoir à l'Histoire un lien « postmoderne » (très « américain » : Buena vista parK), qui échappe à l'archive (QuignarD) comme à la mélancolie (EchenoZ). L'Histoire justement, avec un grand H. Elle surdétermine Perec comme nul autre, ses vertiges - ludiques, sociologiques, romanesques, son « degré zéro de l'écriture » - sur le mode de l'anamorphose au bas du tableau, son envers de mort exhibé - et le rend du roman français l'horizon indépassable. Philippe Sollers, comme un astre sur l'indépassable horizon ? Après 1968, lors de l'implosion et de l'évolution que je rappelle, Sollers s'engage dans un parcours double - et dans le malentendu maximum. De façon visible, dans une trajectoire idéologique qui mène « l'écrivain », le personnage social, de Mao-Tse-Toung à Jean-Paul II, via les Etats Unis, à une apparente adhésion aux méandres de l'Histoire, à sa forme triviale, l'actualité. De façon plus secrète, dans une passion d'écriture (de « style »), visant à échapper au « cauchemar » de celle-ci, (H, ParadiS), une tentative de renouer le fil des « exceptions ». Sous le timonier, la pensée chinoise, derrière le pape, les mystiques chrétiens... La complexe métamorphose de Femmes (1983) fait se rejoindre les deux dans l'espace de la chronique romanesque ; l'écriture peut sembler désormais soumise aux incartades des frontiètes du champ (dans L'infini, Sollers publie les auteurs de la Restauration...). Malentendus démultipliés - que désigne la référence nouvelle chez Sollers au « jeune hégélien » Guy Debord, théoricien dans I'avant-68 de la « société du spectacle »... De livre en livre, Sollers se propose de faire advenir le épiphanies du sens et des sens, l'instant physique, dans la trame de l'instantané médiatique qui le nie. L'« expérience intérieure » au cour de l'universel zapping, un corps qui écrit dans la manipulation génétique générale. Comparaison possible avec les stratégies d'images contemporaines d'un Jean-Luc Godard. Antipodes absolues de l'indépendance d'un Georges Perec. Littérature... toute, toute dernière marge ? |
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