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ROUSSEAU (1712-1778) - Lecteur, encore un effort !






Chateaubriand, dans le Génie du christianisme (1802), fait de Pascal, pour des raisons apologétiques peu obscures, le génie le plus étonnant d'avant 1789. Admiration méritée, bien entendu. Mais que Rousseau mérite encore plus. Car il n'y a guère d'exemple d'un génie aussi fulgurant, d'une influence aussi extraordinaire à la fois sur la philosophie et sur la littérature. « Rousseau est le Newton du monde moral » (KanT). Mais Kant ajoute que, pour discuter ses idées, il lui faut d'abord oublier la magie troublante de son style ! La nouveauté radicale de Rousseau est là : philosophe rigoureux (un des plus grands qui soienT) et conscience bouleversante. Ce qu'il écrit engage sa vie, et sa vie finit par nourrir toute son écriture (ouvres autobiographiqueS). Il exprime la subjectivité la plus brûlante sans cesser de viser l'horizon le plus universel. La quête pathétique de la vérité mobilise la Raison, mais aussi les certitudes jaillies de l'être intime - dialogue passionné qui interpelle le lecteur à un point jusque-là inconnu. Chacun de ses livres fut un coup de tonnerre dans le ciel européen. Peu d'écrivains furent aussi admirés, aussi contestés, aucun n'a été aimé comme Rousseau. Peu d'oeuvres suscitent des débats aussi contradictoires et aussi vifs.



C'est que, chez Rousseau, rien n'est mou, rien n'est fade, rien n'est triste et conventionnel. « J'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés » (EmilE). Penseur impérieux, percutant, dramatique - poète aussi de la passion, de l'analyse intérieure, du mal de vivre : à la source, incontestablement, de la pensée et de la littérature modernes.



Lecteur, encore un effort !



Lancé sur les routes d'Europe dès l'âge de seize ans, Suisse de cour, Français d'adoption, autodidacte, passionné par la musique, intéressé par la chimie, séduit par la philosophie, réduit à des travaux de librairie et à des leçons de solfège, Rousseau aurait pu, comme tant d'autres, grossir les rangs de la bohème intellectuelle parisienne, en rêvant de succès mondains et artistiques, de places lucratives, ou d'évasions vers des ciels plus purs. Son destin se noue, un jour d'octobre 1749, sur la route poudreuse du donjon de Vincennes, où Diderot réfléchit sur l'imprudence en matière de philosophie. Il tombe, dans le Mercure de France, sur la question proposée en concours par l'académie de Dijon : « ... si le rétablissement des sciences et des arts [en termes actuels : la civilisation] a contribué à corrompre ou à épurer les mours » (entendons : la moralE). « À l'instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme » (les ConfessionS).

Scène inaugurale, emblématique, où se rassemblent quelques signes essentiels de l'univers rousseauiste. Rousseau naît à la philosophie et à la littérature à 38 ans, sous un arbre, le dos tourné à Paris, capitale des sciences et des arts, du luxe et du vice, centre d'un grand État monarchique, sous l'impulsion du hasard secondé par deux institutions majeures de l'Europe des Lumières : le journal et l'académie. Faut-il oublier la prison, qui se dressera aussi sur sa route, après Emile, jusqu'à prendre le visage fantastique d'un complot universel, destiné à le perdre, et dirigé par... Diderot ?

Expérience cruciale d'une illumination intérieure, d'une révélation foudroyante, qui dévoilent « toutes les contradictions du système social... » et, du même coup, transforment la personne. La vérité sur l'homme et la société passe par un nouveau rapport à la vérité et à la parole, et suppose l'irréductible singularité de celui qui ose déchirer les voiles et arracher les masques. Entrant - pour son malheur, n'a-t-il cessé de répéter - dans la carrière et la mêlée littéraires, Rousseau s'installe, du premier coup et pour toujours, dans la dialectique de la solitude et de la communauté. L'illumination de Vincennes met en place, d'entrée de jeu, la structure du paradoxe. La parole prophétique vise à régénérer les hommes en dénonçant la société ; la célébrité récompense la provocation, mais risque de piéger l'auteur et de transformer son cri en jeu rhétorique, en adresse carriériste ; la personne est alors appelée à légitimer les idées : c'est la fameuse réforme de 1751, qui tente d'accorder philosophie et mode de vie ; elle n'échappe évidemment pas au même reproche, et relance l'approfondissement du « système », ce qui mène inéluctablement Rousseau à combattre tout autant ses amis encyclopédistes que les Églises et les grands États (1750-1762) ; pour se justifier des accusations qui pleuvent, il lui faut révéler sa nature vraie {les Confessions, DialogueS) ; mais cette plongée en lui-même finit par l'absorber et l'apaiser : l'écriture sur soi et pour soi finit par calmer les tourments nés de l'écriture (les Rêveries du promeneur solitairE).



Tout, chez Rousseau, peut facilement se réduire en paradoxes : un roman couronne la dénonciation des arts, le pédagogue de l'Emile abandonne ses enfants, le philosophe de la liberté propose la peine de mort pour les athées de sa cité idéale, etc. La liste se multiplie sans peine et permet des effets caustiques ou rhétoriques assurés.

Mais s'agit-il de contradictions logiques, d'incohérences conceptuelles flagrantes, ou de tensions dynamiques et déchirantes, de pôles de valeurs impossibles à sacrifier, difficiles à concilier, qui traversent l'ouvre et la vie ? Loin d'amoindrir la stature de Rousseau, ces couples de valeurs vécues et pensées sur un mode dramatique, dans une exigence de sincérité et de lucidité radicales, sont le tissu même du rousseauisme et la raison de sa fécondité théorique et pratique.

Rien ne serait pire que de s'autoriser de ces tensions évidentes pour camoufler les lectures malveillantes (nombreuses !), ou simplement paresseuses, en autant de contradictions ; ou pour rapporter benoîtement les inévitables difficultés théoriques de toute ouvre philosophique aux pulsions existentielles; aux émotions d'une âme rêveuse. L'incroyable effort intellectuel d'un des plus grands penseurs mérite qu'on ne prononce le verdict de « contradiction » qu'en désespoir de cause, et sous bénéfice d'inventaire ! Qu'on retarde le plus possible le recours à la psychologie ridée ou à la psychanalyse débridée. De tels textes attendent d'abord de nous l'effort de tendre, de toutes nos forces, vers ce que Rousseau n'a cessé de proclamer : la cohérence et la rigueur de sa pensée. Ce qui suppose la prise en compte des logiques d'ensemble et de la spécificité des textes. Rien ne sert, par exemple, de plaquer (mécaniquemenT) sur les Confessions la grille du Discours sur l'origine de l'inégalité.



Penser le malheur



« Ainsi toute la face de la terre est changée, partout la nature a disparu ; partout l'art humain a pris la place ; [...] le philosophe cherche un homme et n'en trouve plus ».

« Je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d'oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois ».

« Ce qui fait la misère humaine est la contradiction qui se trouve entre notre état et nos désirs, entre nos devoirs et nos penchants, entre la nature et les institutions sociales, entre l'homme et le citoyen ; rendez l'homme un, vous le rendrez heureux autant qu'il peut l'être. Donnez-le tout entier à l'État ou laissez-le tout entier à lui-même, mais si vous partagez son cour vous le déchirez ».

Ces quelques phrases permettent d'entendre l'effet Rousseau. Et d'abord l'éloquence et la conviction passionnée, sans équivalent dans le milieu encyclopédiste. Rousseau fut d'abord une voix, dérangeante et prophétique, ardente. Le regard confiant des Lumières (tout ne va pas bien, mais tout ne va pas si mal...) tombe brusquement, avec Rousseau, sur un tableau violent, dramatique : dénaturation, oppression, misère, malheur, iniquité. Protégé par des grands et des riches, sans doute, et comment faire autrement ? Mais, incontestablement, pas de leur monde, et nullement fasciné ou compromis. Il y a, dans cette voix inoubliable, un accent âprement républicain, et même plébéien. La couverture du Discours sur l'origine de l'inégalité (1755) l'affiche : J.-J. Rousseau, citoyen de Genève. Qui vit en copiant de la musique, sans valet, en ménage avec une lingère illettrée (Thérèse LevasseuR).

La dramatisation n'est pas un effet de surface, un drapé rhétorique et déclamatoire. Comme chez Pascal, c'est l'intransigeance et l'audace qui font la force formidable du philosophe et de l'écrivain. La pensée pense le monde selon des oppositions radicales (état de nature/état de société ; nature/histoire ; homme de la nature/homme de l'homme ; homme/citoyeN) ; elle débouche sans effroi sur des propositions inouïes, qui laissent le lecteur pantois (Emile, Du contrat social, la Nouvelle Héloïse, les ConfessionS).

D'où vient le malheur de l'homme, partout constatable ? De son entrée en société, qui est aussi entrée dans l'Histoire. La sociabilité n'appartient donc pas à la nature même de l'homme, elle n'est pas naturelle : contre-pied de toute la philosophie des Lumières, paradoxe déroutant. C'est ce que figure la réinterprétation de l'état de nature (hypothèse philosophique, nécessaire pour distinguer ce qui, en l'homme, est originaire de ce qui est acquiS) : l'homme de la nature vit seul, sans langage, sans raison, sans moralité, vide de tout projet et de tout souvenir, dans l'immédiateté de ses besoins et de ses plaisirs : bon, libre, heureux, comme peut l'être un animal, dans la dépendance exclusive de la nature. Inaccessible à la division intérieure, à l'inégalité, à l'oppression. Bloc de paix brute, adhésion totale à soi-même, en chaque point et chaque instant. Horizon originaire, dont on peut retrouver la trace, à jamais perdue, dans la transparence de la société idéale (Du contrat sociaL), dans la solitude pacifiée (les Rêveries du promeneur solitairE).



L'institution de la société devient alors une énigme (pas de société sans langage, pas de langage sans société), dont le Discours sur l'origine de l'inégalité tente de rendre compte. Elle débouche d'abord sur une phase de bonheur idyllique, une sorte d'âge d'or (second Discours, Essai sur l'origine des langueS) : c'est le second état de nature, sorte d'intermédiaire, fragile et miraculeux, entre état de nature et état social, détruit par le développement de l'inégalité sociale, l'invention de la propriété et de l'État. Commence le cycle de la dénaturation : l'homme de l'homme remplace l'homme de la nature - souffrance, injustice, violence. L'état social est un état de guerre permanent, entre États, entre classes, entre individus, entre instances de l'individu.

Un concept postérieur à Rousseau résume exactement le sens de ses admirables analyses, à la fois psychologiques, morales, sociales et politiques : l'aliénation. L'homme s'est disloqué, il a partout substitué le paraître à l'être, le masque à la vérité, l'opacité à la transparence. Corruption morale et oppression sociale sont vécues comme allant de soi, paisiblement acceptées par tous. Mais cet aveuglement, cette inversion des valeurs n'apportent nullement le bonheur, car l'amour-propre, qui s'est substitué au légitime et naturel amour de soi (l'instinct de conservatioN), oblige chacun à chercher constamment son plaisir dans le regard des autres, dans la surenchère des comparaisons : quête sans fond, épuisante et désespérante, totalement illusoire, mais qui définit le fonctionnement de la machine sociale (c'est par là, et par là seulement, que les Liaisons dangereuses relèvent du rousseauisme. Tout se passe comme si Laclos réinventait le libertinage selon les descriptions rousseauistes de l'état de guerre sociaL).

Faut-il revenir en arrière, réapprendre à marcher à quatre pattes, comme le dit plaisamment Voltaire ? Question et reproche absurdes. Parce que c'est impossible. Et parce que la socialisation de l'homme lui a apporté la raison, le langage et la moralité. L'homme est devenu un être perfectible. En perdant à jamais la bonté aveugle de la brute naturelle, il peut accéder à la moralité, à la vertu, à la sagesse, c'est-à-dire à la maîtrise volontaire, douloureuse mais exaltante, de ses désirs, à l'ordre supérieur de la conscience. Il lui faut se saisir des instruments de son malheur pour inventer le bonheur et se réunifier. L'anthropologie débouche sur la politique, la pédagogie et la rêverie, par les chemins croisés du traité politique (Du contrat social, 1762), du traité philosophique déguisé en traité d'éducation (Emile, 1762), du roman philosophique (la Nouvelle Hélotse, 1761), tandis que les Rêveries du promeneur solitaire (commencées en 1776, publiées en 1782) racontent, dans le mouvement même de leur écriture, l'unité enfin trouvée de Jean-Jacques et de Rousseau, le bonheur de la coïncidence réalisée en soi et pour soi dans la plénitude de l'instant.



« Tenir exactement fermées les portes... » (DialogueS)



Rousseau l'a dit et répété : Emile est son livre le plus important, et ce n'est pas « un vrai traité d'éducation » à l'usage de parents angoissés. « Pour accorder ce principe [l'homme est naturellement bon] avec cette autre vérité non moins certaine que les hommes sont méchants, il fallait dans l'histoire du cour humain montrer l'origine de tous les vices. C'est ce que j'ai fait dans ce livre... » (lettre à Cramer, 1764). Il s'agit donc d'une somme philosophique, d'un traité sur l'homme, d'une Genèse de l'homme. La bonne éducation consiste à empêcher les vices de naître en leur fermant les portes : « La bonne éducation doit être purement négative » (DialogueS). D'où la fiction, la robin-sonnade philosophique d'un couple isolé de tout - le maître et l'élève - afin d'engendrer un homme homogène : « Rendez les hommes conséquents à eux-mêmes, étant ce qu'ils veulent paraître et paraissant ce qu'ils sont. Vous aurez mis la loi sociale au fond des cours, hommes civils par leur nature et citoyens par leurs inclinations, ils seront uns, ils seront bons, ils seront heureux... » (Fragments politiqueS). On mesure le paradoxe renversant, typiquement rousseauiste, et qu'il est évidemment comique de lui retourner : préparer à la vie sociale en dehors de toute vie sociale ; préparer à la liberté sous la conduite d'un précepteur qui sait tout, prévoit tout, agence tout. « Je lui laisse, il est vrai, l'apparence de l'indépendance, mais jamais il ne fut mieux assujetti, car il l'est parce qu'il veut l'être » (EmilE), dit-il d'Emile devenu adulte. Bien entendu, la chaîne des paradoxes ne s'arrête pas là : fonder l'éducation sur la nature, c'est la fonder sur l'amour de soi, principe antérieur à la Raison, loi naturelle de tous les êtres. Si « l'homme naturel est tout pour lui », comment en faire un « homme civil », « une unité fractionnaire » de la société ? Et comment accorder un homme élevé selon la nature à des sociétés corrompues ?

Cet individu extraordinaire, ni français, ni anglais, etc., mais homme, n'accepte aucune norme non validée par la raison. Son bonheur n'est pas fondé sur l'opinion et la comparaison, il ne dépend que de lui et résiste à tous les coups du sort (une suite romanesque devait le rendre esclave des Barbaresques...). L'éducation (négativE) d'un homme exclusivement homme est donc gérée par l'idée d'autonomie, dont on retrouve l'équivalence dans l'état de nature.



Mais l'autonomie se décompose elle-même : l'enfant est un être autonome dont il faut respecter la spécificité radicale. La raison n'est pas plus innée dans l'individu que dans l'espèce. La puberté va servir de frontière : avant, âge de la nature et de la sensation, du contact avec les choses hors de tout rapport social et de tout raisonnement. Après, âge de la société et du sentiment. Coupure évidemment dramatisée, abstraite, philosophique, qui souligne avec une force incroyable la succession des stades et des instances : corps, puis intelligence, puis cour (sensation, raisonnement, sentimenT). L'éducation négative consiste à respecter ces stades, à ne pas forcer le temps (on retarde au maximum le contact avec les livres, sauf Robinson Crusoë, la religion est ignorée jusqu'à la puberté) pour en gagner, et surtout pour laisser l'enfant, en chacune de ces étapes, jouir d'un bonheur qui ne reviendra plus. il restera à Emile à rencontrer la Femme (Sophie, bien entendu choisie par le Précepteur, et élevée selon d'autres principes, car les sexes ne sont pas égaux, mais complémentaireS), et, par elle, la perversion de la grande ville où Sophie devait tromper son jeune époux !

Car Rousseau invente du même mouvement la théorie du citoyen (Du contrat sociaL) et la théorie de la domestication féminine (Emile, livre V). L'un ne va pas sans l'autre, l'espace de la Cité circonscrit l'espace du foyer. L'épouse du citoyen ne peut pas trôner dans les salons. La femme n'est reine (inversant l'ordre naturel des sexeS) que dans les sociétés monarchiques, qui féminisent les hommes en les assujettissant.



« Donnez-le tout entier à l'État »



« Donnez-le tout entier à l'État ou laissez-le tout entier à lui-même, mais si vous partagez son cour vous le déchirez » (Fragments politiqueS). Emile raconte ce que veut dire laisser l'homme tout entier à lui-même. Le Contrat social raconte le citoyen. Deux chemins de l'unité. Évidemment inséparables : « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux » (EmilE) ; mais pas toujours faciles à relier sur tout leur parcours.

Faire de l'homme un citoyen, c'est le dénaturer, puisque la nature l'a voulu indépendant, tourné exclusivement vers lui-même. Cette dénaturation doit être totale : « S'il est bon de savoir employer les hommes tels qu'ils sont, il vaut beaucoup mieux encore les rendre tels qu'on a besoin qu'ils soient ; l'autorité la plus absolue est celle qui pénètre jusqu'à l'intérieur de l'homme, et ne s'exerce pas moins sur la volonté que sur les actions. Il est certain que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être » (Discours sur l'économie politiquE). Et l'on sait assez que le Contrat social prévoit expressément une religion d'État imposée, et sanctionnée par la peine de mort ! Primat du politique et exaltation de l'État, dont l'Histoire nous a appris depuis à mesurer le pouvoir de fascination et la puissance mortelle ? Rousseau « totalitaire » ? La question est pendante depuis la Terreur.

Commençons moins dramatiquement, avec R. Derathé, par définir l'originalité de Rousseau au regard de la tradition du droit naturel, horizon de sa pensée. Pour le droit naturel, le pacte social apporte la conservation (des biens, des personneS) en mettant fin à l'état de guerre. Le propre de Rousseau est d'ajouter : la liberté. Les hommes s'unissent, et donc s'assujettissent, pour rester libres. Il y a accord de l'obéissance et de la liberté : c'est le paradoxe inouï de la loi qui, s'appliquant à tous, ne lèse personne. Cet accord se réalise dans la souveraineté, c'est-à-dire la volonté générale, qui n'agit que par la loi, et donc rétablit l'égalité originelle. La souveraineté est donc inaliénable, inattachable à un ou plusieurs individus. Alors que, pour le droit naturel, la souveraineté du peuple est seulement originaire : le pacte social la transfère de chaque particulier (état de naturE) au Prince (un ou multiplE). La liberté s'aliène (totalement ou en partiE). Pour Rousseau, une liberté qui s'aliène rend le contrat illégitime, nul. Le seul État légitime est donc républicain : nouveauté absolue, qui fait de lui le théoricien de la démocratie. La souveraineté du peuple n'est plus seulement originaire, elle doit s'exercer constamment. Mais cette démocratie n'est pas représentative : seul le peuple a droit de légiférer. Il revient au gouvernement d'appliquer les lois. Cette distinction du souverain et du gouvernement est tout à fait nouvelle et autorise un classement inédit des formes de gouvernement.

Autre nouveauté radicale : pour Locke et Pufendorf, l'État remplit sa mission quand il assure la sécurité des biens et des vies. Chez Rousseau, l'État assume une fonction grandiose, le développement intellectuel et moral de l'homme : « Nous ne commençons proprement à devenir hommes, qu'après avoir été citoyens... » (Manuscrit de GenèvE). Il est le premier à souligner si fortement le primat du politique. Mais n'oublions pas, avant de frissonner, que cet hymne ne chante pas l'État, monstre froid : il célèbre le passage de l'état de nature à l'état social, la socialisation de l'homme qui, en l'arrachant à la nature, le fait accéder à l'intelligence et à la moralité.



Théoricien de la liberté, donc, mais nullement du libéralisme (Locke, MontesquieU). Chacun, dans le pacte social, abandonne ses droits particuliers ; l'égalité (relativE) est une condition de la liberté, qui serait menacée par l'existence de particuliers trop riches ou trop pauvres. On a le droit, bien entendu, d'opposer démocratie et liberté, égalité et liberté : c'est le propre de la pensée libérale. Mais elle n'a pas forcément le monopole de la liberté. Reste que le dialogue de l'Esprit des lois et du Contrat social n'a rien perdu de sa force. Car la souveraineté populaire telle que Rousseau la définit - inaliénable, indivisible, infaillible, absolue - peut à juste titre inquiéter. Mais sur quoi fonder, en droit et en théorie, les limites de la souveraineté du peuple ? La grandeur inimitable de Rousseau, comme toujours, est de mettre à nu les paradoxes, les cercles, les incompatibilités. II force à penser les apories, les contradictions, les difficultés apparemment insolubles de la théorie politique moderne, c'est-à-dire, comme il fut le premier à le voir, de la démocratie. Et notamment ce noud troublant : le partage de la souveraineté entre tous les citoyens empêche de poser une limite pensable au pouvoir de la volonté générale ! Ou bien cet autre paradoxe : le désir de faire coïncider morale et politique dans l'unanimité des consciences débouche sur la proposition logique de tuer les athées !

Plutôt que de ricaner ou de s'indigner, chacun aurait peut-être intérêt à méditer ces étranges paradoxes du premier théoricien de la liberté démocratique.



Dialogue solitaire



On le voit, Rousseau se bat sur tous les fronts. Aux Philosophes, ses anciens amis, il reproche de jouer avec la vérité, de la vendre aux riches et aux puissants, de défendre une société corrompue et inique, de nier l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, seules ressources des opprimés et des malheureux. Rhéteurs, qui n'osent pas payer le prix de la vérité comme Jésus, comme Socrate ; menteurs, qui osent faire croire que le malheur de l'homme ne tiendrait qu'à la fourberie des prêtres.

Aura-t-il le soutien des Églises ? Nullement. La Profession de foi du vicaire savoyard, dans Emile, si elle transporte le déiste Voltaire, attire les foudres des catholiques et des protestants. Emile et le Contrat social sont brûlés à Genève, Rousseau doit quitter Paris. Le gouvernement de Berne l'expulse. C'est que les Églises sont garantes de l'ordre politique et social. Déiste et républicain : c'est trop. Rousseau découvre, effaré, que les pasteurs genevois lui préfèrent... Voltaire !

Mais il n'est pas hors des Lumières. Il force les Lumières à s'interroger sur la nature, la société, le bonheur, la religion, l'histoire, la raison et le sentiment, le peuple et l'intellectuel, l'individu et la communauté, la littérature et les arts. Prodigieuse fonction critique, sans laquelle les Lumières perdraient beaucoup de leur grandeur. Tensions de Rousseau, tensions des Lumières, dominées par le dialogue des deux frères ennemis, Diderot et Rousseau.



«... Une espèce de roman »



Oui, le « vertueux citoyen de Genève », le dénonciateur des romans a dû se résoudre à écrire « une espèce de roman », à dénouer, par l'écriture de fiction, une crise intérieure insupportable (1756). Il se console de ses « folies » par un coup d'audace dont il a le secret : fondre en un seul bloc le chant d'amour le plus passionné jamais entendu, la morale et la philosophie ! Faire de la Nouvelle Héloïse, parallèlement à Emile, une somme du rous-seauisme, c'est un paradoxe dont nous avons perdu la mesure ! Le succès fut immense, prodigieux, et la Nouvelle Héloïse resta, pendant près d'un siècle, le modèle auquel se mesurer.

La double tradition de la lettre amoureuse (Lettres portugaiseS) et de la lettre d'idées (Lettres persanes. Lettres philosophiqueS) autorise d'admirables débats sur le suicide", l'opéra, l'éducation des enfants, la gestion d'un domaine, la religion, le mariage, etc., en alternance avec le duo amoureux. Ces débats ne sont ni des dissertations ni des digressions. Ils n'encombrent pas le roman, en dépit du culte français pour la Princesse de Clèves et « l'ordre classique » : il suffit de songer à Goethe, à Dostoïewski, à Tolstoï, à Musil, à Th. Mann, à Proust... Ils constituent un élément fondamental du plaisir et de l'esthétique romanesques. Les personnages de la Nouvelle Héloïse se disent autant par leurs idées que par leurs sentiments. Comme Rousseau, et comme chacun de nous.

Roman moral par la sublimité des propos, qui prennent la place des aventures extraordinaires censées jusque-là caractériser le genre.* Mais roman moral aussi par l'incroyable audace du schéma narratif : à la passion brûlante qui jette la jeune Julie d'Étange dans les bras du plébéien et pauvre Saint-Preux (son précepteuR) succèdent la description du ménage de Julie, mariée avec un philosophe froid, âgé et athée, M. de Wolmar, dans leur domaine suisse de Clarens, et le retour, qui ne fait rire que les sots, de Saint-Preux à Clarens.

M. de Wolmar, qui sait l'amour passé des deux jeunes gens, et qui connaît la vertu de Julie, entreprend en effet de leur faire découvrir qu'ils s'aiment sans s'aimer : Saint-Preux aime Julie, qui est devenue en fait Mme de Wolmar, mère et épouse. Le temps, en transformant les êtres, a tué la passion, il reste à tuer la mémoire par la présence. M. de Wolmar, on le voit, est un homme d'ordre et de méthode, chez qui la raison a anéanti tout sentiment. Philosophe parfait, maître de lui et des autres, manipulateur infaillible, l'égal du Précepteur d'Emile ou du Législateur quasi divin du Contrat social, chargé d'instituer la société.

Alors éclate le coup de génie de Rousseau, le moment déchirant, inoubliable, du roman. Si Saint-Preux semble en effet sur le point d'oublier sa passion et sa brûlure dans l'ordre apparemment immobile de Clarens, Julie, la vertueuse, la discoureuse Julie ne peut ni ne veut « guérir ». Le temps n'a pas vraiment triomphé des cours. Le bonheur de Clarens a épuisé sa plénitude. Julie obtient la mort qui la délivre de ses tentations, et qui éternise l'amour de Saint-Preux. La raison manipulatrice et masculine de M. de Wolmar a oublié l'ordre du désir et du sentiment. M. de Wolmar rencontre enfin la souffrance et la nostalgie, signes et sources d'humanité. Son échec ne peut manquer d'interroger en retour l'ordre de Clarens, première utopie de la vie privée.

Il faut lire la Nouvelle Héloïse, un des plus sublimes romans français ! Inépuisable, insondable. Car la prolixité des discours explicites masque des non-dits fascinants, sur le sexe, les divisions sociales, la politique, enfouis sous l'harmonie trompeuse de Clarens.



« Intérieurement et sous la peau »



À l'enquête philosophique, achevée, en un effort prodigieux, entre 1753 et 1762, succède, fondée sur un besoin de justification, une quête autobiographique, qui va occuper le reste de son existence. De la philosophie à l'autobiographie, le chemin semble obligé : « D'où le peintre et l'apologiste de la nature, aujourd'hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n'est de son propre cour ? Il l'a décrite comme il se sentait lui-même » (Dialogues...). De même que la naissance de la société reste un mystère qui suppose, dans le Contrat social, l'intervention d'un législateur quasi divin, le dévoilement rousseauiste de vérités cachées à tous les hommes suppose la médiation d'un individu inimitable. Mais c'est la révélation, par Voltaire, de l'abandon de ses enfants qui déclenche la rédaction des Confessions (1764-1769), publiées en 1782 pour les six premiers livres, en 1789 pour les autres.

Livre proprement extraordinaire, même si l'on n'en fait pas (question disputéE) la première autobiographie moderne. Rousseau entreprend de « tout dire », dans un effort de sincérité sans aucun précédent, et véritablement scandaleux aux yeux du monde et de l'intelligentsia. C'est qu'il s'agit de comprendre et de faire comprendre la genèse d'un individu saisi dans sa spécificité irréductible, son unité mystérieuse : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature » (les ConfessionS). Exhibitionnisme fessier, masturbation, incontinence uri-naire, timidité sexuelle, etc., rien n'est considéré comme futile, honteux ou ridicule (même si Rousseau manie ici l'ironie avec beaucoup d'adressE). Tout fait sens. Mais Rousseau ne se contente pas d'accumuler détails et souvenirs. Le livre est soigneusement distribué : six livres pour la jeunesse errante ; six livres pour la carrière publique. Entre les deux, la coupure, symbolique et dramatisée, qui sépare la jeunesse obscure et heureuse de l'entrée en littérature, ou plutôt de la chute dans l'écriture, source de gloire et de malheur.

Là n'est pas cependant le plus intéressant. Ce qu'il y a de radicalement nouveau, dans les Confessions, ce sont les six premiers livres, c'est-à-dire la reconstitution, par l'introspection, des structures de la personnalité. Rousseau met alors en lumière, pour la première fois, l'importance décisive de l'enfance, des premières expériences sociales, sexuelles, culturelles... Il inscrit, pour la première fois, dans la genèse de la personne, l'expérience de l'irréversible (ex. : la fesséE).



Toute la personne et toute l'ouvre de Rousseau se trouvent ainsi condensées dans le livre I, sans doute le préambule le plus fort que jamais autobiographe ait conçu. Mais il parvient aussi à masquer ce travail de reconstruction dans des scènes et des anecdotes, à évoquer, avec une virtuosité peu commune, les hasards, les errances, les tâtonnements, les tentations d'une enfance et d'une adolescence vagabondes, et pourtant fondamentalement, indiciblement heureuses. Acuité sans précédent de Pauto-analyse portée en sous-main par les grands thèmes rousseauistes, sincérité jusque-là sans exemple, poésie du bonheur et du souvenir : ces six premiers livres sont sans doute le chef-d'ouvre de l'autobiographie. La temporalité, si importante dans la philosophie de Rousseau, jouait un rôle décisif et inédit dans la Nouvelle Héloïse. Les Confessions peuvent passer pour le premier roman d'apprentissage. Mutation majeure du roman-mémoires.

Bien que posthumes, les Confessions s'adressent au public. Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778, publiées en 1782) ne cherchent plus à plaider. Rousseau s'est apaisé, réconcilié avec lui-même et le monde. Entre le bonheur de l'immédiateté vécue et l'écriture, plus d'écart ni de tension. La rêverie est une promenade, une jouissance, qui se dit par le lyrisme d'une prose musicale, poétique. La solitude n'est plus subie ni revendiquée : elle est devenue bonheur, bonheur d'exister et d'inventer une langue inconnue. Le philosophe de l'aliénation, de la division, est enfin parvenu à éprouver ce qu'il avait toujours conseillé aux hommes : jouir du présent, savourer sensations et sentiments, dissiper les inquiétudes, bref, unifier les instances de la personne (cour, corps, âmE) et retrouver, comme à l'âge d'or, une langue qui fût aussi un chant accordé au monde.



La dialectique de la solitude et de la communauté, de la transparence et de l'obstacle, qui domine l'ouvre et la vie de Rousseau, semble ainsi trouver son point d'achèvement et d'apaisement. Au terme de ce parcours, Rousseau apparaît comme un exceptionnel inventeur de formes et d'idées, don rarement accordé à un seul homme. Sa force tient peut-être à sa position marginale : Genevois et Français, protestant et catholique, autodidacte surcultivé, musicien et écrivain, philosophe et artiste, intellectuel hostile aux intellectuels, plébéien en mal de peuple selon son cour, religieux sans Eglise, amoureux sans femmes, etc. Mais la marginalité se renforce d'un travail incessant sur les limites, les tensions, les contradictions, les paradoxes. Ce qui caractérise le style de cet homme si gauche et timide dans la vie, c'est incontestablement une formidable audace. Il imprime à la philosophie des Lumières, qu'il partage et qu'il critique, qu'il intègre et qu'il dépasse, une mutation décisive. Il donne corps à une nouvelle approche de la personne, de son rapport aux autres, au monde, à soi. Cette faille des Lumières, les contemporains ont aussitôt voulu la combler. Ils ont rêvé, éperdument, de réconcilier Rousseau et Voltaire. Dès 1767, dans une suite apocryphe. Candide les rencontre... au Danemark, terme de sa traversée du monde des Lumières !

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