Essais littéraire |
Né le 31 mai 1887 à la Guadeloupe, Marie-René Alexis Saint-Léger Léger vit une enfance heureuse à Pointe-à-Pitre et dans les plantations familiales. En 1899, la famille gagne la métropole et s'installe à Pau. C'est dans cette ville, puis à Bordeaux que le jeune Alexis Léger poursuit ses études. Il se lie avec Francis Jammes qui le présente à Claudel. En 1911 paraît Éloges, qui obtient d'emblée l'admiration de Gide, Valéry Larbaud, Proust et, un peu plus tard, du jeune André Breton. Rilke, enthousiaste, traduit l'ouvre en allemand. Reçu en 1914 au concours des Affaires étrangères, Alexis Léger séjourne en Chine comme attaché d'ambassade de 1916 à 1921. C'est en 1924 qu'est publié Anabase où apparaît pour la première fois la signature Saint-John Perse. Commence alors pour le poète un long silence. Pendant dix-sept ans, Léger, auprès d'Aristide Briand d'abord, dont il devient le directeur de cabinet, puis seul en tant que secrétaire général des Affaires étrangères, mène une brillante carrière diplomatique qui est brutalement interrompue en mai 1940 par la volonté de Paul Reynaud. Pendant la guerre, le poète se réfugie aux États-Unis qui deviennent sa principale patrie. Ce n'est qu'en 1957 qu'il regagne la France. Il s'installe en Provence maritime, sur la presqu'île de Giens, où il reçoit les plus grands honneurs qui furent décernés à un poète français du XXe siècle (grand prix national des Lettres en 1959, prix Nobel de littérature en 1960) et où il s'éteint le 20 septembre 1975. Trois recueils essentiels marquent la fin du silence que le poète diplomate s'était imposé. Exil (1941-1944), Vents (1946), Amers (1957). Suivront Chronique (1960), Oiseaux (1962), Chanté par celle qui fut là (1968), Chant pour un équinoxe (1971). À toutes ces oeuvres lisibles dans les Ouvres complètes éditées par « la Pléiade » en 1972, il faut ajouter Nocturne et Sécheresse, publiées par la N.R.F. respectivement en 1973 et 1974. Le songeur et le conteur Le poète Saint-John Perse est redevable des passions de l'homme Alexis Léger pour les plantes, les animaux, l'océan. Mais il faut d'emblée franchir les limites de l'autobiographie pour entendre une telle poésie. On a parfois lu Exil comme un écho mélancolique de l'homme réfugié aux États-Unis pendant la guerre, comme on avait vu dans Éloges la relation nostalgique d'une enfance guadeloupéenne. Il est vrai que ce premier recueil glorifie le pays natal et qu'on y peut repérer une série de termes désignant les choses et les pratiques antillaises, l'emploi parfois aussi d'une syntaxe créole. Non moins certain qu'Anabase garde les traces du séjour en Chine et Exil celles du continent américain longuement exploré. Mais aucun de ces recueils n'est une ouvre de circonstance : chacun prend place dans le mouvement général de - l'ouvre. Exil, par exemple, exprime la condition humaine qui affirme sa dignité quand l'homme fait face aux manifestations élémentaires de l'univers : la pluie, la neige, l'orage ; il ébauche le mouvement que Vents reprendra et poursuivra. Toute l'ouvre de Saint-John Perse, en fait, ne cesse de dire la chronique de l'humanité qui se cherche et élève d'emblée toute anecdote au niveau du mythe. Pour entrer dans une telle ouvre, point n'est besoin d'aller visiter l'homme, il suffit - et ici l'effort est immense - d'affronter l'ouvre. Le poète anglais T.S. Eliot dit très bien, à propos d'Anabase qu'il a traduit, que ce poème ne peut « s'expliquer que par le poème lui-même ». Significatif, de ce point de vue, le goût répété de Saint-John Perse pour l'anonymat, ce qu'expriment, par exemple, le choix du pseudonyme énigmatique, le silence de dix-sept années entre 1924 et 1941, le peu d'attirance pour la carrière d'homme de lettres. En 1924, Saint-John Perse parlait à Gaston Gallimard de son « goût personnel, qui est bien d'avoir le moins de lecteurs possible ». La première édition d'Éloges en 1911 ne porte pas le nom de l'auteur sur la couverture, mais seulement sur la page de titre : Léger s'en justifie ainsi auprès de Gide : « Il me paraît [...] que des poèmes devraient toujours garder quelque chose de leur affleurement initial dans l'anonymat. » La poésie n'a rien à apprendre de l'aventure d'un homme, Saint-John Perse parle de son « immunité [...] à l'égard de toute vie littéraire, de tout exotisme et de toute culture ». Aussi, le mystère qui enveloppe parmi les plus belles images de l'ouvre doit-il être accepté comme l'expression même du fait poétique. Le poète est avant tout songeur. . Dès le début d'Éloges, « le Songeur aux joues sales (se tirE) d'un vieux songe tout rayé de violences, de ruses et d'éclats ». L'obscurité des images du recueil est justifiée d'ailleurs par la position médiane du songeur qui, entre veille et sommeil, voit autrement les choses. Constamment se mêlent chez Saint-John Perse des éléments qui tantôt l tirent le poème vers la féerie, tantôt le renvoient à la | réalité. Amers est pénétré du « mystère de l'eau » dont Saint-Jolin Perse avoue qu'il l'a « toujours et partout bouleversé ». Les oiseaux, de même, sont salués comme les gardiens du mystère originel : Oiseaux, et qu'une longue affinité tient aux confins de l'homme... Les voici, pour l'action, armés comme filles de l'esprit. Les voici, pour la transe et l'avant-création, plus nocturnes qu'à l'homme la grande nuit du songe clair où s'exerce la logique du songe Oiseaux, vu, « La Pléiade », p. 417. Voir plus loin et plus haut que l'homme ordinaire, telle est la fonction que Saint-John Perse assigne au poète. La poésie, et non plus la philosophie comme chez Platon, devient la vraie « fille de l'étonnement ». L'allocution au Banquet Nobel le dit en une formule : « Poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance. » Rompre l'accoutumance, se faire étranger à soi-même, se maintenir en exil du monde ordinaire, c'est fondamentalement pour Saint-John Perse utiliser le procédé de nomination. Le poème convoque tout un ensemble de termes qui appartiennent aux vocabulaires de la botanique, de la zoologie, de l'art maritime, du droit et qui déroutent le lecteur. Dès lors, l'homme n'est plus que le témoin d'un monde avec lequel il tisse des liens que l'histoire tend à sanctifier. La rareté des vocables épouse la vision glorieuse de l'univers revisité par l'épopée verbale. D'où la hauteur permanente de ton de cette poésie qui ne souffre aucune alliance avec le vulgaire. Le langage extrêmement ouvragé et travaillé fascine le lecteur pour mieux le tenir à distance. Toute l'entreprise poétique de Saint-John Perse, comme celle du conquérant à'Anabase par exemple, suppose la conquête et la création et participe de l'épopée. On a pu dire, d'ailleurs, que Saint-John Perse était le seul poète épique français. La position bien particulière du narrateur et du poète définit son autorité de parole. Le Songeur se fait ici Conteur. Et le Conteur parle du seuil. Lieu constamment et thématiquement présent dans Éloges, le seuil représente l'absence même de lieu qui permet aux contraires de s'effacer ou de s'abolir tout en gardant intacte la tension : i le dehors et le dedans, la douceur et la violence, l'horreur! et la joie. Le poète est un « hôte précaire à la lisière de nos villes » (ExiL) qui trouve son véritable site dans un entre-deux toujours ressuscité : entre enfance et maturité, entre terre et mer, entre France et Amérique. Dès 1958, date à laquelle il partage son existence entre la Provence et Washington, Saint-John Perse écrit lors de son installation : « Sans pouvoir me sentir l'âme d'un terrien, encore moins d'un propriétaire, me voici l'homme d'un heu - mais non encore à part entière : égal entre Amérique et France (Et n'est-ce pas mon sort toujours, de n'être nulle part à part entière ?) » (« La Pléiade », p. 1058). Toujours « à la recherche d'un lieu pur » (ExiL), il le trouve dans l'éloge (« ô j'ai lieu ! ô j'ai lieu de louer »), dans le nom (« J'habiterai mon nom », Exil, VI), dans la femme aimée (« Tu es là, mon amour, et je n'ai lieu qu'en toi », AmerS) pour finalement avouer que « l'inhabitable est notre site, et l'effraction sans suite. Mais la fierté de vivre est dans l'excès, non dans l'usage ni l'avoir » (AmerS). C'est sur ce lieu pur où le poète réside qu'il peut mettre au jour les tensions qui structurent et ordonnent le monde. « D'une tension entre réel et surréel, et de l'éclair d'une contradiction, naît la beauté fiévreuse, fille de la discorde. » L'homme et le monde Le poète dit les rapports, les conflits, les relations] multiples qui unissent l'homme et le monde. Quoique' Saint-John Perse se soit toujours voulu à l'écart, énigmati-que, insaisissable, il est, par excellence, l'homme qui sait, qui s'efforce le plus violemment d'être au monde. Une 'laisse de Vents définit la fonction du poète : Et le poète aussi est avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps, Allant le train de notre temps, allant le train de ce grand vent. Son occupation parmi nous : mise au clair des messages. Et la réponse en lui donnée par illumination du cour. Non point l'écrit, mais la chose même. Prise en son vif et dans son tout. Conservation non des copies, mais des originaux. Et l'écriture du poète suit le procès-verbal. Vents, m, 6. Si Saint-John Perse évoque longuement les déserts, les grands espaces terrestres et maritimes où il aime à engager sa recherche, c'est pour mieux revenir à l'homme. Chronique correspond, à cet égard, au temps du bilan : « Le soir descend, et nous ramène, avec nos prises de haute mer. » Après l'épopée maritime d'Amers, le chant s'adresse maintenant à la terre qui appelle à de nouveaux travaux et de nouveaux efforts. La préoccupation dernière déplace le centre de gravité de la mer à l'homme : « Grand âge, nous voici. Prenez mesure du cour d'homme. » Ce dont le poète a parlé dans les vastes chants précédents, c'était des limites extrêmes de l'humain auquel il revient naturellement car, essentiellement, « c'est de l'homme qu'il s'agit ! » (Vents, III, 4). Tout ce qui touche à l'homme et au monde est sacré. Le premier poème offert au lecteur (« Écrit sur la porte ») décrit les gestes d'un colon de retour chez lui, gestes codifiés par un rituel. D'où l'éloge, qui pourrait servir de titre à toute l'ouvre de Saint-John Perse. Il l'écrit dès 1919 à André Gide : « Éloges est si beau que je n'en voudrais jamais d'autres, si je publiais un volume - ni plusieurs. » « Éloge » signifie « dire du bien de » ou « bien parler de ». Ce mot à racine grecque correspond au latin ecclésiastique « bénédiction ». C'est dans une perspective religieuse qu'il résonne également en faisant correspondre la poésie à la parole divine. L'éloge n'a pas l'humilité de la louange : il parle « avec autorité ». L'éloge offre une même dignité en partage à celui qui le prononce et à ce ou celui qui le reçoit. Il est le signe d'une égalité au plus haut niveau. Faire l'éloge du monde, c'est accepter de lui tout ce qu'il offre : bien et mal, laideur et beauté, afin de le faire accéder à une réalité supérieure. Ainsi, dit Poème à l'étrangère, « sur le tambour voilé des lampes à midi, nous mènerons encore plus d'un deuil, chantant Phier, chantant Tailleurs, chantant le mal à sa naissance ». Le monde se suffit à lui-même. « Suffire » est d'ailleurs un mot clé de Saint-John Perse à l'unisson d'un univers qui suscite une plénitude heureuse de sentiments et n'a nul besoin de transcendance divine. Mais pour que l'homme ne déchoie pas de sa grandeur, ne démérite pas de son excellence, une certaine violence est nécessaire car la vie est, dans son fond, affrontement j sauvage : « Et si un homme auprès de nous vient à manquer à son visage de vivant, qu'on lui tienne de force la face dans le vent ! » (VentS). Vivre, c'est exister, c'est-à-dire étymologiquement sortir de. Et Saint-John Perse souligne ce brutal mouvement de sortie hors de soi qui désigne l'homme en tant qu'homme, nommant du même coup le poète, homme parmi les hommes, mais homme qui renforce et exalte l'humanité des hommes : Ainsi d'un grand poète l'ouvre est d'offrande universelle, car il n'est point, sans le poète, d'aspiration plénière ni de restitution du souffle. Respirer avec le monde demeure sa fonction propre et médiatrice. Et telle est bien la primauté secrète du poète. Il est, au sens premier du mot, l'« existant » par excellence, se situant au plus près du principe même de l'être. Tout autonome qu'il se veuille, il ne peut faire, s'exprimant, qu'il ne témoigne d'unanimité. « La Pléiade », p. 455. Le mouvement et la langue L'errance protège la grandeur et l'essence de Phomrrie. C'est en parcourant le monde qu'il peut lé nommer dans le détail de ses éléments. S'attacher à demeure quelque i part a toujours fait horreur au poète. Dans la maison' des Vigneaux sur la presqu'île de Giens, l'habitude était, lorsqu'on recevait un visiteur, de dresser la lettre initiale de son nom au haut du mât. Quand personne n'était attendu, le poète hissait le P de Perse qui signifie, en langage maritime, « en partance ». Saint-John Perse n'attachait pas une importance décisive aux livres, qui semblent figer ce dont ils parlent et signifient destruction de puissance. « Un livre, c'est la mort d'un arbre », dit-il un jour, et dans Vents, à propos des livres, « Ha ! qu'on m'évente tout ce loss ! qu'on m'évente tout ce leurre ! ». Le mouvement de départ, de sortie, est seuli gage de vie et de force : « S'en aller ! s'en aller ! ParoleS ) de vivants ! » (VentS). La poésie vit de mouvement et lui est consubstantielle. «... La poésie pour moi est! avant tout mouvement - dans sa naissance, comme sal croissance et son élargissement final. [...] Et sa métrique aussi, qu'on lui impute à rhétorique, ne tend encore qu'au mouvement, dans toutes ses ressources vivantes, les plus imprévisibles. D'où l'importance en tout, pour le poète, de la mer » (« La Pléiade », p. 563). L'amour de Saint-John Perse pour la mer est essentiel. II écrivit un jour qu'en ses veines ne coulait pas du sang mais de l'eau de mer. La mer n'est pas l'eau. Elle est unt cinquième élément. Les éléments, d'ailleurs, ouvrent cette poésie sur un temps et un espace de légende. Dans Exil, par exemple, il s'agit « d'assembler aux syrtes de l'exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien. » Le poète fait face à ce rien qu'est l'exil. « Et soudain tout m'est force et présence, où fume encore le thème du néant. » Or, dans ce débat entre le poète et sa solitude, la voix des éléments intervient. Les pluies^ régénèrent le monde et unissent les hommes. Elles | permettent d'abolir le Mal, de laver les taches du passé. ' L'arrivée des neiges apporte à l'exilé allégement et fraîcheur. Vents se présente comme une épopée en quatre chants. Les vents parcourent le monde, lui donnent forme, figure et vie, le poète lui-même se laisse inspirer par la voix des vents qui emportent toute hésitation : « Et c'est temps de bâtir sur la terre des hommes [...]. Un monde à naître sous vos pas ! hors de coutume et de saison ! » Le vent féconde la terre dans la violence et la déchirure. La mer, elle, prend une dimension supérieure. Ce n'est pas un hasard si Amers, le chant en l'honneur de la mer, est reconnu comme le poème le plus achevé de Saint-John Perse. Dès les premières pages, le poète annonce qu'il va entonner « un chant de mer comme il n'en fut jamais chanté » et que « c'est la mer en nous qui t, chantera ». Il s'agit donc moins de célébrer la mer quel de se laisser porter, inspirer, entraîner par elle. « Ils-m'ont appelé l'obscur, et mon propos était de mer. » Avec la mer, Saint-John Perse met au jour la circulation de la vie, d'une vie qui fait incessamment cercle sur elle-même. « Et la femme est dans l'homme, et dans l'homme est la mer, et l'amour loin de mort sur toute mer navigue. » Cette animation cosmique est inscrite dans la matérialité du texte. Saint-John Perse a toujours exigé que ses poèmes soient imprimés en écriture cursive, les lettres devant impérativement être tendues vers l'avant pour incarner l'élan du départ. Le mouvement qui porte le poète et le poème n'est rien d'autre que ce flux universel vivant sur la page. Le poème en arrive même à se confondre avec son sujet : La poésie française moderne [...] faisant plus que témoigner ou figurer, « devient » la chose même qu'elle « appréhende », qu'elle évoque ou suscite ; faisant plus que mimer, elle est finalement cette chose même, dans son mouvement et sa durée ; elle la vit et l'« agit », unanimement, et se doit donc, fidèlement, de la suivre, avec diversité, dans sa mesure propre, et dans son rythme propre : largement et longuement s'il s'agit de la mer ou du vent ; étroitement et promptement s'il s'agit de l'éclair. Lettre à Archibald Mac Leisch, 1942. On comprend dès lors la logique profonde d'une telle poésie et d'une telle langue. Pour Saint-John Perse, il faut briser le carcan de l'habitude, et donc réhabiliter lei langage dans sa liberté créative originelle : le réel sera del la sorte lui aussi libéré de sa gangue. Par un travail très poussé sur l'étymologie des mots, même « les plus immatériels et les plus simples », par la multiplicité desi sens laissés ouverts, le poème restitue l'origine de laj langue, remonte « ce pur délice sans graphie où court l'antique phrase humaine » (Exil, « Neiges », IV), exalte un présent renouvelé et ouvre sur un avenir de grandeur et de fraternité humaines : Même dans une langue de vocation aussi abstraite que le français, (les motS) ne sauraient, pour le poète, tenir l'office de simples signes médiateurs sans intérêt plastique ; car, faisant plus que signifier ou désigner, ils se doivent aussi d'être, d'animer et d'agir, c'est-à-dire de créer, et par là même d'incarner, d'intégrer, de représenter, la chose même qu'ils évoquent, et que, s'appropriant, ils tendent à devenir. Écrire, c'est, par le mot, essentiellement « partici-f per ». Et la parole poétique, consonance multiple, n'est-elle pas aussi « société » ? Exil, « La Pléiade », p. 525. |
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