Essais littéraire |
Que faire de Saint-Simon ? Telle anthologie fameuse (Lagarde et MicharD) le range au XVIIe siècle ; d'autres se résignent à le rendre au siècle des Lumières (Y. CoiraulT). C'est que la vie active du courtisan cesse avec la mort du Régent son ami (1723). Commence alors l'interminable, l'hallucinante remémoration du Grand Siècle, vu de Versailles, par un petit duc arrogant, voyeur, voyant : génial à force de rage et de détails maniaques. Quarante ans en 1715, et quarante ans encore à vivre, pour revivre le passé et recuire ses rancours, une fois échoués les espoirs mis dans la Régence. Ce n'est pas la matière de ses Mémoires qui rattache essentiellement Saint-Simon au passé : le fait vaut pour tout mémorialiste. On peut dire qu'il naît vieux, enfant d'un père de 68 ans, élevé parmi les vieux, voué au culte d'un roi défunt (Louis XIII, bienfaiteur de la famille, dont il célèbre, seul de toute la cour, les messes anniversaires !), dévoué impétueusement à la défense et illustration des traditions monarchiques et féodales, des rites, étiquettes et protocoles de la (vraie !) noblesse, entendons d'abord les privilèges et prérogatives des ducs et pairs, la Passion, la croix de sa vie. Il n'est pas seulement l'homme dont la mémoire tente (avec quelle incroyable acuité) de fixer un monde englouti. C'est l'homme de la conservation sanctifiante, de la permanence sacrée, de l'Histoire révérée, au sein de cette cour de Louis XIV où se développent, comme un cancer, de monstrueuses nouveautés, d'effarantes corruptions qui bouleversent l'ordre des choses et pervertissent le royaume de France. Partisan donc d'une Restauration conforme à l'essence mystique de la monarchie, telle qu'il la conçoit ou la rêve à travers ses lectures, ses souvenirs d'enfance, l'idéologie de sa classe ou de sa caste (il participe au système de la polysynodie, 1715-1718). D'entrée, il s'installe en position de retrait, à la fois homme de cour jusqu'à la moelle et en marge, fasciné par le roi et hostile, au centre des choses et toujours en coulisse. Oil vivant, ardent, meurtri. Foudroyant et meurtrier. Duc-espion de la cour et du Roi-Soleil, qu'il traînera au tribunal de l'Histoire et de Dieu, comme Rétif de La Bretonne - étrange parallèle qui boucle le siècle - se fera l'espion nocturne, plébéien et policier, des rues de Paris. Si l'on ajoute que son fanatisme, ou sa mystique, de la tradition s'accompagne d'une vertu conjugale sans défaut, d'une scrupuleuse et grave (mais non dévotE) pratique religieuse, on comprend la difficulté de rattacher spontanément Saint-Simon aux Lumières françaises ! Par son style à contre-courant, ses thèmes, ses passions, il semble bien en position d'originalité irréductible, de solitude déconcertante. Et pourtant, il faut résister à la tentation d'enlever Saint-Simon à son siècle. D'abord parce que la métaphore trop efficace des Lumières finit par effacer le chevauchement des générations, les différences sociales, les divergences idéologiques, les singularités individuelles, qui font la richesse d'une culture. Ensuite, parce que sa situation a un sens : le désespoir historique du duc de Saint-Simon, son sentiment si profond que toute l'Histoire n'est que naufrage et désastre, parle au fond des Lumières mieux que tant de plates apologies débitées dans les académies. Le duc et pair constate autour de lui, avec une sombre satisfaction, la marche à l'abîme qu'il n'a cessé (selon lui !) de lire et prédire dans la corruption, assumée par Louis XIV, non réparée par le Régent, des traditions, des hiérarchies et des valeurs de l'ancienne France. Diagnostic qui, dans la fureur et le flamboiement, recoupe le pessimisme bien plus discret et élégant du baron de Montesquieu. Il faut cependant aller plus loin. Saint-Simon n'est peut-être pas seulement dans le XVIIIe siècle par la grâce d'une solide santé qu'il partage avec le Roi-Soleil. Il est aussi du XVIIIe siècle par sa dénonciation de l'absolutisme, du fanatisme religieux (haro sur les Jésuites !), de la papauté (passion gallicane obligE), par son enquête passionnée sur la constitution fondamentale du royaume. Ces questions traversent tout le siècle. Il faut replacer Saint-Simon dans ce courant nobiliaire, dont Fénelon est l'exemple ondoyant, Montesquieu le théoricien génial, les parlements, la tribune démagogique, et les états généraux de 1789 en partie le résultat. Ce qui ne tend nullement à ramener le génie rebelle de Saint-Simon à la norme commune. Car sa force, sa valeur, sa vérité sont dans la démesure. Son récit (à la fois chronique, journal, autobiographie et histoirE) se donne comme un témoignage véridique, méticuleux à un point jusque-là inconnu, sur une époque, et sur un homme qui, espion sublime, voulut être de tout. Et de fait, peu de textes imposent une si extraordinaire impression de vérité, d'authenticité : choses vues qu'il est impossible d'oublier (même quand Saint-Simon parle par ouï-dire !). Du vitriol sur les effigies complaisamment multipliées par les services de propagande du Grand Roi. En réalité, ce voyeur est souvent un Goya. Plus que choses vues : visions. Subjectives, passionnées, travaillées par l'idéologie, la mémoire, et avant tout, bien entendu, par une écriture inimitable. L'immense intérêt historique des Mémoires ne doit plus être cherché dans les parties les mieux documentées, mais dans les visions en apparence les plus subjectives, qui nous font entrer dans les catégories mentales d'un grand aristocrate imbu de sa caste, pénétré d'une conception de l'Histoire, de la société, de la vie, parfois si étrangement lointaine qu'elle attend de nous une sympathie quasi ethnologique. Leur valeur, c'est de nous plonger dans un univers grouillant, observé et grossi au microscope, où s'agitent des milliers de personnes (plus de sept millE), ponctué à l'infini de morts, de mariages, d'intrigues, de trahisons, de vices, d'infamies (réelles ou supposéeS), de détails inoubliables, de portraits décapants. Saint-Simon recrée une société, un univers, ce qu'aucun idéologue, aucun historien ne peut faire. Monde en partie fantastique, monde de visionnaire, d'artiste halluciné (le bâtard de Louis XIV, le duc du Maine, devient, sous la plume de Saint-Simon, une figure titanesque, satanique, dont il est seul à avoir percé à jour les diaboliques manouvres tramées à l'ombre de la nuit !) ; mais, par là-même, prodigieuse condensation d'une société dans la mémoire passionnée d'un homme de la mémoire. Là est l'essentielle portée des Mémoires, inséparable de leur écriture. L'éloignement, loin de le réduire, accentue le pouvoir de ce texte hors normes : c'est le point de vue du lecteur qui s'est déplacé. Saint-Simon croyait par exemple nous révéler la véritable, la monstrueuse origine d'une guerre ruineuse : la blessure d'amour-propre de Louvois à propos d'un détail (une fenêtre mal tracéE). Nous ne sommes plus obligés d'y croire. Mais nous devons croire que Saint-Simon y croit : aberration, dénigrement forcené d'un ministre honni ? Pas seulement. C'est l'obsessionnelle « philosophie des petites causes » (qui méduse Pascal, et que Montesquieu récusE), inséparable d'une conception individualiste et psychologique de l'Histoire. Mais incarnée de façon inoubliable, multipliée à l'infini, portée à un degré de minutie incroyable. Théorie et écriture des petites causes qu'il est impossible de détacher du projet général, maniaque et génial, de tout noter, de tout dire, qui caractérise à ses yeux l'écriture mémorialiste au regard de l'écriture synthétique, abstraite et ornée, propre à l'historien (« Avant-propos » des MémoireS). Et allons-nous oublier que cette vision obsédée par le secret, la circonstance, le détail infime, révélateur ou inavouable (on est tenté, anachroniquement, de la dire « policière », mais ses enjeux sont autrement vasteS), s'adosse à une philosophie grandiose et religieuse de l'Histoire : tout entière dans la main d'un Dieu vengeur, qui n'hésite pas, mystère terrible, à punir les erreurs obstinées, l'aveuglement opiniâtre de Louis XIV à travers sa descendance légitime, tandis que prospère le sang des bâtards ! D'un Dieu dont Saint-Simon serait alors l'infatigable greffier, le procureur rigoureux : chaque détail arrache au Mal son masque, chaque portrait préfigure le Jugement dernier. Tant de damnés, si peu de justes... Tant de vices, d'ignorance, d'oubli, si peu d'ordre (un des mots essentiels de Saint-SimoN). L'inimitable, la prodigieuse singularité de Saint-Simon tient sans doute dans cette bigarrure d'une écriture qui mêle les maladies, les vomissements, les nourritures, les goitres, les boitements, les boues et les puanteurs de Versailles, avec le journal minutieux d'une agonie, le récit des combinaisons diplomatiques, des plus infimes modifications d'étiquette, des projets sublimes de restauration du Royaume de France, des interventions de la Providence divine... Écriture polyphonique et dialogique qui le place, entre Rabelais et Céline, bien en avance sur le roman du XVIIIe siècle, hanté, quoi qu'il en ait, par les normes classiques, et soumis à la sanction du public. 11 faut à Saint-Simon la double caution du secret et surtout de la chose vue, de l'Histoire, pour oser écrire ainsi, hors de toute règle, l'épopée mi-burlesque, mi-grandiose, presque toujours effrayante, d'un monde disparu, condamné, damné. Lorsque Balzac écrit, dans la préface des Scènes de la vie privée : « L'auteur croit fermement que les détails constitueront désormais le mérite des ouvrages improprement appelés romans », il définit bien son ambition et celle de Saint-Simon un siècle plus tôt : la résurrection, par l'art, d'une société, et le tissage, par la profusion énorme des détails-signes, d'un univers d'analogies, d'un extraordinaire réseau paradigmatique, qui tente de lutter contre la dispersion difficilement maîtrisable de ce texte monstrueux. Dévoré par la rage d'épuiser la totalité des signes d'un « monde perpétuellement masqué ». |
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