Essais littéraire |
Ne jamais se fixer sur un objet choisi à l'avance, mais participer avec équariimité au cours des choses, s'abandonner sans réserve aucune à la succession des expériences, telle est l'attitude habituelle de Senancour. Elle est essentiellement passive, comme on pouvait s'y attendre de la part d'un être répugnant à tout engagement délibéré dans une direction déterminée. Elle est enfin totalement exempte de toute velléité de résistance comme de tout désir d'opposer à l'ordre des choses, des préférences, des projets, et peut-être même des regrets personnels. On peut cependant distinguer chez Senancour un certain penchant général pour les phénomènes de la nature et de la vie sensible les moins déterminés, les plus vagues, mais aussi les plus vastes, ceux qui semblent couvrir le plus d'espace. Ce qui l'affecte en effet plus visiblement que n'importe quel autre spectacle, c'est l'expérience de l'étendue, sans limites précises, se découvrant à perte de vue dans sa nudité et dans sa permanence; non qu'elle lui inspire, comme à d'autres, le désir de rivaliser avec elle, de se dilater lui-même dans l'espace, indéfiniment, comme un Chateaubriand. C'est plutôt le sentiment inverse qui se ferait jour chez lui. S'il participe avec une sorte de docilité solennelle au mouvement des choses, il ne se perçoit nullement lui-même comme une puissance locomobile, génératrice de mouvement et triomphatrice de l'espace. Il s'abandonne à ce mouvement sans désir de l'engendrer ou de le modifier. D'autre part, de cette activité planétaire à laquelle il participe, il ne retient pas les détails particuliers. Il ne recherche qu'une jouissance indéfinie, causée par une activité externe, reconnue elle-même aussi comme indéfinie. A l'indéfini du mouvement extérieur correspond harmonieusement l'indéfini parallèle du mouvement de la pensée. Senancour, modifié par la nature entière, ne se sent modifié dans ses sentiments personnels que par des émotions elles-mêmes aussi de l'espèce la plus générale. Il est vrai qu'avec une certaine fréquence Senancour se pose à lui-même une question qui ne semble pas générale, qui semble la plus personnelle qui soit : Que suis-je ? Que veux-je ? « Qui suis-je ? Je l'ignore », lisons-nous dans le premier paragraphe de son premier livre, Les premiers âges. Mais cette tournure si personnelle ne l'oppose pas au monde où il se découvre ignorant de lui-même. Elle témoigne plutôt du besoin qu'il éprouve de se reconnaître sujet, comme tout le monde, à un phénomène dont le caractère incertain se révèle être à l'échelle cosmique. A l'incertitude du moi correspond le caractère non moins incertain de la vie universelle. Cette similitude ne va pourtant pas chez Senancour jusqu'à devenir, comme chez Lamartine, une harmonie. C'est plutôt le souhait profond de ne pas se dissocier d'un mouvement général, si obscur ou si confusément senti qu'il puisse être, non pas tant parce que ce mouvement serait perçu comme un rouage important de l'ordre universel, que parce qu'un accord avec lui offrirait à celui qui réussirait à l'établir, ou même simplement à y vivre, de meilleures chances, sinon de bonheur, au moins de paix. Donc trouver un état neutre, heureux en son humilité : objectif modeste, mais lucide, évitant de rien forcer et attentif à ne jamais rien outrepasser. Ainsi, l'on en arrive à une jouissance indéfinie - plutôt minime mais appréciable - en accord avec une réalité extérieure elle-même assez imprécise, ou perçue seulement dans ce qu'elle peut avoir d'indistinct et de non particulier. Et par-delà cet accord avec le monde extérieur, une certaine sérénité, un certain « calme indicible » que nul objet extérieur ne peut donner, où l'on ne jouit de nulle chose en particulier. L'indétermination cosmique trouve dans la conscience de soi un répondant digne peut-être d'elle. SENANCOUR : TEXTES [Une résistance, une déviation] en quelque sorte imprévue, dans la nature, rend pénible et destructive la méditation arrêtée sur un objet imaginaire et déterminé. Mais en nous livrant au cours fortuit de nos idées, ou en nous abandonnant sans choix à l'effet imprévu des moyens extérieurs, nous animons notre être sans l'épuiser, et nous jouissons sans fatigue. Nous trouvons une douceur et une facilité inexprimable dans la libre succession des souvenirs et dans le vague d'une rêverie confuse; c'est qu'alors, modifiés selon la nature entière, nous sommes ce que nous avons été faits en elle, une corde particulière dont les vibrations concourent à l'harmonie universelle. (3* rêverie.) Quand les rapports... [entre tel paysage et le contemplateur] ont quelque chose de vague et d'immense, quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leurs convenances avec nous et avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie... (Obermann, LXXI.) ... La mélodie des sons, réunissant l'étendue sans limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme un sentiment de l'infini... {Obermann, LXI.) Heureux le mortel qui... repose souvent dans cet état de félicité dont on ne saurait rendre raison, de calme indicible que nul objet extérieur ne peut donner, où l'on ne jouit de nulle chose en particulier... (4e rêverie.) ... un bien-être que donne l'existence simple sans plaisir déterminé... (4e rêverie.) |
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