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STAROBINSKI






Se placer à distance d'une réalité dont on est distinctement séparé, sans qu'elle paraisse jamais pourtant voilée par cette distance, telle est la position initiale que vis-à-vis de tous les objets du monde choisit d'avoir Jean Staro-binski. Cette position n'est pas nécessairement celle qu'il gardera indéfiniment, mais elle est presque invariablement celle qu'il choisira dès le début. Aucune ne lui paraît si naturelle ni si raisonnable. C'est qu'à distance un spectacle toujours merveilleusement compréhensible s'étale devant son regard. Il aime à en découvrir les cohérences. Les parties composantes du spectacle qu'il contemple se disposent devant lui dans un ordre si aisément perçu qu'il n'y a jamais aucune raison pour lui d'être troublé par la confusion que pourrait présenter leur aspect. Un sage arrangement s'y fait jour, dans un ordre si parfait qu'on se demande s'il est dû à la disposition générale des choses, à la lucidité exceptionnelle de la pensée critique, ou à toutes les deux à la fois. Vu ainsi ou lu de loin, le monde semble jouir d'une si admirable lisibilité qu'on comprend pourquoi il vaut mieux ne pas le voir de trop près. « A distance de loge » pour user d'une expression affectionnée par Starobinski, le monde peut être beau ou laid, il est toujours intelligible. Sans que sa contemplation puisse inspirer nécessairement des sentiments religieux, l'effet général qu'il produit équivaut plus ou moins à celui que produirait une authentique Providence. Il faut profiter du coup d'oil ainsi offert, et cela ne peut avoir lieu qu'à bonne distance, quand les choses sont bien à portée. Ainsi Jean Starobinski ne ncglige-t-il jamais de prendre, dès le début, le rôle d'un spectateur intéressé. Il est, avant tout, c'est-à-dire par expresse précédence sur toute autre activité spirituelle, un être qui se donne pour vocation de porter les yeux sur ce qui se trouve autour de lui. Il ne perd pas son temps à rêver sur ce que pourrait être un autre état de choses. Il accepte le monde tel qu'il est.



Son intelligence, qui est très vive, ne cherche nullement à concevoir une réalité différente de celle qu'il trouve étalée devant ses yeux. Il ne désire pas non plus la voir de trop près, car la proximité nuit à la clarté avec laquelle les choses se présentent. Il faut donc les tenir toujours à sage distance. Pour ce faire, Jean Starobinski ne néglige aucune occasion de régler sa vue, et, du même coup aussi, sa pensée. Il sait que le monde mental, comme le monde physique, s'étend dans toutes les directions. Loin d'encombrer fâcheusement la vue, la réalité objective s'étale au-dehors, et dévoile, du même coup, les propriétés nombreuses qui sont les siennes. Elle n'est donc pas avare de communications. Si elle n'a pas de penchant particulier pour les contacts directs qui ont parfois pour inconvénient de boucher la vue, elle se plaît à présenter de toute part des perspectives enrichissantes. Ainsi l'homme qui regarde et qui projette partout, de haut et de loin, son regard, se découvre dans une relation féconde avec ce qui l'entoure. En tant que sujet, il ne manque jamais d'objets. Le monde, en s'ouvrant à son regard, le traite avec une constante générosité. Et s'il ne lui offre pas toujours d'objets particuliers qui l'intéressent, il lui donne toujours ce dont les objets ont besoin pour se révéler, c'est-à-dire de l'espace. L'espace s'empresse donc partout et toujours d'ouvrir des avenues. En un mot, la distance est une grande génératrice de biens. Et ce qui est vrai des distances physiques, l'est plus encore des distances mentales. Elles sont indispensables au déploiement des pensées. Une intelligence qui s'ouvre sur ce champ à la fois spacieux et profond qui est celui où toute pensée aime à se déployer à l'aise, voit apparaître autour d'elle, au fond d'elle, une infinité d'objets distincts qui se disposent dans ce grand espace vacant. Si vaste qu'il soit, il est toujours facilement parcouru par la pensée. Les distances y sont comme des routes qui rayonnent à partir d'un centre. Loin d'y dresser partout des obstacles, les distances y ouvrent de tous côtés des chemins.



Telle est, en somme, l'attitude initiale de Jean Starobinski à l'égard des distances. Pour son intelligence à la fois très souple et toujours en mouvement, la distance, quelle qu'elle soit, ne constitue jamais un frein, un voile, ou quelque autre particularité gênante. Elle ne ferme pas l'horizon. Elle l'ouvre toujours à deux battants. Cela est surtout vrai en ce qui regarde l'espace mental. Quelle que puisse être dans la vie normale du penseur l'importance du physique et du sensible - qui, chez Starobinski, est loin d'être négligeable - l'intelligence, chez lui, tout en collaborant avec les autres facultés, fait volontiers son jeu à part. Elle n'est jamais tentée de heurter de front les obstacles qui se présentent sur sa route, ni, inversement, non plus, de se fondre dans le proche pour éviter le lointain. Elle tient compte minutieusement de la différence fondamentale qui existe entre elle-même et les objets qu'elle rencontre. La distance la lui rappelle toujours. Enfin elle n'est jamais séduite par le subjectivisme absolu. Jamais elle ne donne l'impression de vouloir s'épandre dans le vide pur, pas plus que de vouloir rester confinée dans l'enceinte de son intériorité. Il lui faut l'extériorité, c'est-à-dire un champ largement ouvert dans toutes les directions. Mais, par-dessus tout, il lui faut le plus grand attribut de la pensée aérée, c'est-à-dire l'indépendance.



De la sorte, la pensée de Jean Starobinski se révèle, presque en chaque instant, comme ayant besoin de la distance. Car si la distance relie, elle a encore une autre fonction, elle libère. D'un côté, le critique se découvre comme ayant, pour ainsi dire, un besoin presque constamment renouvelé de certaines coordonnées. De l'autre, il n'est pas moins susceptible, en d'autres moments presque aussi fréquents, de se soustraire à ses attaches et de reconquérir ainsi sa liberté. Alors cette pensée se prolonge, elle devient une sorte d'élan de l'esprit se continuant sans objet et sans fin. Il faut donc le constater, la pensée de Starobinski, une des plus mobiles qui soient dans sa démarche et dans ses méandres, est alternativement prête à s'immobiliser sur un point et à repartir ensuite vers l'objet précédemment visé ou un autre, se servant de la pensée antécédente comme d'un tremplin pour un nouveau départ. Dès lors, à tout bout de champ, il se fait que la situation change. Prisonnière, comme elle le semblait, d'une direction ou d'une finalité déterminée, la pensée du critique se détache, elle se dégage de sa servitude apparente, elle se donne une nouvelle ouverture. Par-delà la pensée critiquante et explorante, celle qui se contraint à suivre un sentier étroit dans la direction d'une vérité particulière, il y a donc une autre forme de pensée qui, bien des fois, chez le critique se fait jour. Elle se manifeste comme un élargissement imprévu, souvent inespéré, du précédent point de vue. La critique de Jean Starobinski n'est donc pas sans révéler des surprises. Elle s'arrroge le droit de changer de voie. Tel est le privilège de la pensée libre et féconde. Elle se détache, quand le moment est venu, de la moindre détermination acquise. Elle renonce à suivre un itinéraire tracé à l'avance. Elle ne coïncide plus aveuglément avec le déterminé.



Dans un sens, il est vrai, toute pensée critique se présente comme un rapprochement progressif entre un certain foyer mental qui veut s'épandre, et un certain objet qu'elle veut atteindre et, en un certain sens, en prenant son temps, analyser. Mais c'est un rapprochement qui, chez Starobinski, n'a pas pour effet, entre ces deux points, de supprimer réellement la distance. L'esprit réflexif et interrogateur, dès qu'il se déclenche et prend du champ, ne saurait jamais coïncider définitivement avec ce qui est pourtant la fin prochaine de son action. Dans ce sens, il ne saurait même y avoir la moindre approximation. La pensée, ici, au cours de sa quête, se trouve si naturellement détachée des objets dont elle se sert pourtant comme de degrés successifs par lesquels elle passe, qu'elle n'a aucune inclination, en cours de chemin, à s'identifier une fois pour toutes et sans réserve avec ces objets dont elle profite comme de lieux d'étapes visités en passant. Si tentante, si fascinante que soit pour lui la perspective d'une halte - et, grâce à celle-ci, la possibilité de se solidariser avec quoi que ce soit de définitif et de précis - le critique sait très bien qu'il aura toujours - et le plus tôt sera le mieux - a passer outre. En fait, aucune critique, du moins telle qu'elle est pratiquée ici, ne saurait se permettre de s'identifier avec ce dont elle se met en quête. Elle ne saurait jamais se fondre simplement avec son objet. Se fondre avec lui, ce serait le perdre, et se perdre. Ainsi quelles que soient les vérités - d'ailleurs très riches et très nombreuses, qu'elle effleure en passant, - la pensée critique de Jean Starobinski ne se laisse jamais ni corrompre ni troubler dans sa démarche. Il n'en est pas de plus claire. Comprendre n'entraîne jamais chez lui une installation confuse dans un lieu intermédiaire, même lorsque la confusion est précisément le lieu par lequel, pour aller plus loin, il convient de passer. D'où une volonté nette, chez lui, de ne jamais mêler dans le même texte, ainsi qu'on le voit par exemple dans les écrits souvent admirables de Jean-Pierre Richard, la pensée critique proprement dite, dans sa pureté quasi abstraite, avec la sensualité, voire la carnalité, que la prose de Richard associe parfois avec un plaisir évident à ses propres analyses. Bref, ce qui, dans la critique de Richard apparaît comme une richesse supplémentaire s'ajoutant à celle de l'écrivain qu'il étudie, ne se manifeste jamais chez Starobinski, soit qu'il la considère comme une diversion par rapport à la quête principale, soit qu'il éprouve pour son compte une certaine gêne à mélanger indistinctement ce qui, à ses yeux, devrait être soigneusement gardé à part et tenu à bout de bras.



La critique de Jean Starobinski persiste donc à demeurer, du moins pendant de longues périodes, limpide et désengagée. Elle ne veut pas mêler les tons. Elle cherche la transparence. Elle se donne le plus souvent pour règle de ne pas se fondre, dans une sorte de corps à corps, avec l'ouvre à laquelle, étroitement pourtant, elle cherche à s'associer. Il faut qu'en aucune occasion, sans doute, elle ne se laisse aller à traiter son auteur en ennemi. Non plus d'ailleurs, sur ce point, que la critique de Richard, elle ne consentirait à assaillir ou à maltraiter, celui dont elle s'efforce de se rapprocher. Mais il est à noter aussi que, contrairement à celle de Richard, elle ne va pas jusqu'à vouloir pénétrer dans une intimité. Pour Starobinski, tout rapprochement physique, aussi bien celui du combat que celui de l'étreinte, ne pourraient qu'aboutir à une confusion de l'esprit, jointe à un contact aveugle. La mise à distance, au contraire, exempte de toute animosité comme de toute passion, reste donc en n'importe quelle circonstance le seul comportement possible. Une critique, soucieuse, avant tout, de ne jamais se laisser posséder par les objets à la compréhension desquels pourtant elle se consacre, ne saurait se départir d'une délicate pudeur. Elle se tient toujours prête à se dérober. Elle répugnerait à sortir, même momentanément, d'une certaine réserve de peur de se sentir affectée par quelque trouble violent. Mieux vaut, lui semble-t-il, marquer à l'égard même de ce qui lui inspire de la sympathie, sinon quelque méfiance, au moins une certaine réluctance, et même si c'est strictement nécessaire, un véritable êloignement, en prenant, bien entendu, ce dernier terme en son sens premier et étymologique. Pour tout le temps qu'il faut, le critique doit se tenir éloigné. H ne faut pas qu'il se laisse prendre, surtout dans le début de ses relations avec l'auteur qu'il désire connaître, dans le piège d'un empressement précipité. Il s'agit de suspendre pour un temps l'expression de ses sentiments et de ménager dans les rapports qu'on est enclin à avoir avec la pensée d'autrui une retenue de bon aloi, alors même qu'on éprouve d'emblée pour elle une attirance qui, si on n'y prenait garde, pourrait se transformer en une espèce de fièvre. Même dans ses sympathies les plus vives, Starobinski ne renonce jamais à une certaine retenue. Dans ses amitiés comme, sans doute aussi, dans ses aversions, il ne se permet jamais de laisser percer tout ce qu'il éprouve. Il en résulte parfois que sa critique semble hésiter à trancher et osciller entre deux chemins, ou même rester étrangement suspensive. C'est qu'elle évite les heurts et répugne aux conflits. Les deux qualités qu'elle possède au plus haut degré, la sympathie et la réserve, si opposées l'une à l'autre qu'elles paraissent en principe, ont tout naturellement pour une de leurs conséquences de réduire ou même d'éliminer entre le critique et l'auteur îa chance d'un direct affrontement. La critique starobinskienne ne s'affirme jamais, tout net et au sens fort du terme, comme une critique « critiquante» : Elle tient son objet, comme nous l'avons déjà souligné, à une distance mesurable, quoique variable, de celui-ci. Elle choisit même de s'éloigner pour mieux voir, pour mieux juger, même pour mieux sympathiser, mais en s'arrangeant pour ne jamais faire entièrement disparaître l'écart presque imperceptible que son sens délicat lui permet de percevoir - ou de signaler - entre l'objet et elle-même. D'où, dans ces études critiques si libres, si détachées, si bien équipées pour se donner, quand il leur plaît, les coudées franches, l'absence, ou la quasi-invisibilité de presque toute ironie. On ne voit que trop d'excellents critiques, grands spécialistes de l'ironie. Pour eux, se tenir à distance, c'est profiter d'un avantage, esquiver une défaite, encourager toutes tierces personnes à collaborer avec eux dans une sorte de campagne sournoise contre l'auteur attaqué. Rien n'est plus différent de la distance qu'établit Starobinski. Elle montre le soin scrupuleux qu'il met à laisser à l'auteur tous ses avantages, en se réservant pour lui-même le rôle d'un auditeur discret et relativement lointain. De haut, à distance, le voici appréciant le spectacle. Il est parfait, dans son rôle de personne se situant à distance de loge. En cette position légèrement surélevée, le critique, installé un peu en retrait, à l'écart, ne se trouve plus obligé déjuger à chaud. Il n'a ni le goût ni l'occasion d'intervenir avec fracas. S'il « surplombe » celui sur lequel il pose son regard, c'est pour mieux le voir et l'entendre, ce n'est jamais pour lui marquer sa hargne ou son dédain.



C'est ainsi que se montre la critique de Jean Starobinski à son plus haut niveau, lorsqu'elle émane d'un lieu qui, comme il le reconnaît d'ailleurs volontiers lui-même, lui donne vis-à-vis de ses objets un certain avantage tactique. Non qu'il s'agisse là, le moins du monde, d'une démonstration voulue de supériorité. Cette sorte d'exhibition factice et déplacée n'est jamais pratiquée par lui. Sa critique a précisément pour l'un de ses buts d'éviter scrupuleusement l'affrontement. Ni de près, ni de loin, elle n'est une critique engagée : critique qui garde toujours au contraire les mains libres, c'est-à-dire critique sans attaches trop étroites avec l'auteur étudié, qui n'a jamais en somme d'autres titres à l'attention que la richesse ou la profondeur de ses vérités. Aussi, ce qui importe le plus à Starobinski, ce n'est pas à rigoureusement parler, les auteurs en tant que tels, ni même le choc, l'impact que peuvent produire leurs écrits. Un critique comme Starobinski ne saurait, malgré toute sa bonne volonté peut-être, prêter longtemps attention à ce contact ou impact presque entièrement physique que tant d'écrivains cherchent à créer par leurs écrits. A l'inverse, ce qui s'éveille volontiers en lui, c'est un intérêt tout désintéressé, celui que le lecteur éprouve lorsqu'il peut apprécier ce qu'il lit en pleine indépendance. Le résultat, un peu inattendu mais satisfaisant d'une telle confrontation de l'auteur et du critique, c'est que l'un et l'autre, s'ignorant plus ou moins en tant que. personnes, se trouvent ramenés à une certaine dépersonnalisation. Leurs échanges tendent à devenir quelque peu anonymes. Tous deux semblent poursuivre une aventure impersonnelle sous le masque, et qui ne peut avoir heu qu'entre des êtres n'ayant jamais pour mobile principal d'affirmer leurs personnalités. D'où, dans la critique de Jean Starobinski, un état d'esprit asse2 rare, affranchi de tout intérêt particulier. Les êtres qui retiennent le mieux son attention, sont ceux qui n'ont jamais l'air d'être cramponnés à leur version déterminée et exclusive de la vérité. Ce sont des figures presque abstraites, des consciences ayant élaboré chacune dans son for intérieur une conception générale de l'existence. Donc aucun affrontement, ni aucun lien direct entre elles, ni entre chacune prise isolément, et d'autre part la pensée du critique. A une nuance près, cependant, puisque dans ce dernier cas, la conscience critique, en raison de la fonction qui est la sienne, occupe nécessairement dans l'occurrence un lieu plus élevé que celui où se situe l'autre. Pour employer l'expression^ de Starobinski, ne revendiquant d'ailleurs sur ce point aucune supériorité de fait sur l'écrivain ordinaire, le critique est l'être qui a l'avantage d'occuper un lieu surplombant par rapport à celui qu'il étudie. Sa conscience est impersonnelle ou s'efforce de l'être. Toujours à distance des objets ou des êtres survolés par elle, elle plane en un site qui n'a qu'un seul mérite, celui d'être un lieu mental où les différences sont résorbées, les ardeurs calmées, les sentiments sereins ou tels qu'ils ne diffèrent guère d'une sorte d'indifférence. On peut même ajouter qu'en se soustrayant ainsi aux contradictions dialectiques de l'existence ordinaire, la pensée critique ne se trouve plus engagée dans aucune expérience déterminée. Elle se troupe tout simplement suspendue au-dessus. Libérée de toute obligation particulière, elle se prête à être une sorte de longue méditation, se rattachant sans doute plus ou moins encore à des objets précis, mais toujours susceptible aussi de dénouer le lien qu'elle a avec eux pour en former d'autres.



Mais tout cela se rapporte seulement aux liens que le critique peut se découvrir avec autrui. Jusqu'à maintenant nous ne le voyons pas encore clairement dans les rapports qu'il entretient avec lui-même. Il faut bien cependant que sa pensée propre s'appréhende quand il lui plaît en l'absence de tout objet particulier. Pour ainsi dire en chaque occasion, les études de Starobinski portent sur des problèmes généraux, ou bien alors, sur des êtres déterminés, distincts de lui-même et placés par lui, comme nous l'avons vu, à une certaine distance de sa propre pensée. Parfois pourtant il fait exception à cette façon de faire. Peut-être les deux plus grands ouvrages écrits par lui, ceux où sa propre pensée ou, pour parler plus exactement, sa propre vie intérieure, semble se révéler le plus clairement à l'occasion d'études consacrées à d'autres auteurs, sont, l'une, le Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l'obstacle, qui date de 1957 et, plus récemment, le Montaigne en mouvement, qui est de 1982. Or, ces deux écrits semblent avoir le même dessein : celui de rassembler chaque fois autour d'un acte de conscience de soi des expériences où l'être qui les vit cesse ou s'abstient de prendre conscience d'un objet réel déterminé. C'est le moment où Rousseau nous apparaît comme vivant « dans la transparence immobile et cristalline du sentiment de l'existence », où ce qui pointe alors dans la conscience, c'est, dit Starobinski, « l'existence à l'état pur ».



Ce texte est de 1957. En 1982, vingt-cinq ans plus tard, dans cet autre grand livre qui est intitulé Montaigne en mouvement, Jean Starobinski retrouvera dans les Essais de Montaigne une expérience analogue, celle que fait Montaigne, au sortir d'un évanouissement, du resurgis-sement de la conscience, dépouillée de toute caractéristique et se saisissant dans sa nudité absolue. Dans un cas comme dans l'autre, ce que Starobinski relève comme expérience fondamentale de l'être, c'est ce qui se perçoit intimement dans un acte de conscience détaché de tout objet particulier.

On peut se demander si toute la critique de Starobinski n'est pas orientée vers cette prise de conscience qui ne se rapporte plus à une personne déterminée, mais à la conscience impersonnelle se présentant, sans attache, dans toute sa pureté.



STAROBINSKI : TEXTES



D'abord se placer à distance d'une réalité dont on est distinctement séparé.



Admirable lisibilité d'un monde qu'il ne faut pas voir de tout près.

La réalité objective s'étale au-dehors et dévoile du même coup les propriétés qui sont les siennes.



Les distances sont indispensables au déploiement des pensées, aussi bien qu'à celui des biens physiques. Elles ouvrent partout des chemins.



Le critique, tel qu'il se présente ici, occupe un lieu surplombant» par rapport à celui de l'objet qu'il étudie. Sa conscience est plus ou moins impersonnelle.



La pensée du critique ne se trouve engagée ici dans aucune expérience personnelle déterminée. Elle se situe au-dessus.



Dans le cas de Montaigne, comme dans d'autres, ce qui se trouve perçu ici avec un soin particulier, ce sont les expériences fondamentales de l'être analysé, telles qu'elles se montrent isolées dans certains actes de conscience détachés des objets auxquels d'ordinaire elles se trouvent plus ou moins liées.

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