Essais littéraire |
De tous les poètes de son temps, Supervielle est celui qui apparaît le plus gravement troublé par la place incertaine qu'il lui est donné d'occuper sur la terre. Une étrange maladie l'afflige, qu'on pourrait appeler une perpétuelle méconnaissance de soi. Supervielle, en effet, n'est jamais sûr d'authentifier fermement qui il est et de se reconnaître dans l'image de lui-même qu'il découvre dans sa glace. C'est qu'habitant de deux patries différentes, dont l'une est l'Uruguay et l'autre la France, il n'est jamais sûr de savoir qui il est, parce qu'il ne se trouve jamais tout à fait certain d'être là où il est. Ce manque d'assurance, cette indétermination toute personnelle, et la confusion qu'elle entraîne, font de Supervielle un être tant soit peu égaré. Egaré dans le monde extérieur, en ce sens qu'appartenant à deux patries distinctes, séparées l'une de l'autre par des immensités liquides, il ne se trouve jamais dans l'une sans se rappeler, non sans un certain malaise, qu'il n'est pas dans l'autre; mais égaré aussi à l'intérieur de lui-même, en tant que tiraillé simultanément en des directions contraires par des fidélités divergentes. Ainsi Supervielle dans la pampa uruguayenne, se découvre être un pur Européen, mais dès qu'il est en Europe, il éprouve la nostalgie de l'Amérique. L'ignorance de soi-même dont il souffre est donc différente de l'espèce de division intestine qui marque d'ordinaire les êtres ainsi affectés. La plupart du temps, ceux-ci se comportent comme s'ils étaient nettement bipolarisés. En se transférant d'un pays à un autre, ils changent automatiquement de personnalité et passent sans trouble d'une façon de vivre à une autre. Ils le font d'une traite, sans hésiter. Mais il n'en va pas de même avec Supervielle. Les deux mentalités dont il jouit ne se contentant pas, alternativement, de céder leur place l'une à l'autre. Loin de se succéder sans se confondre, elles s'enchevêtrent de telle sorte qu'à chaque instant l'Uruguayen surgit dans le natif des Pyrénées, ou le natif des Pyrénées dans l'habitant de la Pampa. Les deux façons d'être et de sentir, à chaque instant, se chevauchent. H en résulte une évidente déso-rientation, très nettement perceptible chez tout lecteur du poète, mais qui l'est encore plus chez le poète lui-même, doué, comme il est, de cette conscience particulière qui permet aux êtres amphibies de se voir doubles sans être obligés de séparer soigneusement l'une de l'autre les images différentes qu'ils obtiennent ainsi de leur être propre. De la sorte le poète arrive, sans le faire toujours exprès, à présenter de lui-même, superposées, mais non fondues, deux images de soi qui ne sont pas sans montrer quelque ressemblance, encore qu'il ne soit pas toujours possible de percevoir clairement le lien qui les unit. La confusion peut être en effet parfois déconcertante. Celui qui en est le sujet, se reconnaît, et, en même temps, ne se reconnaît pas tout à fait comme auteur de ce qu'il ressent. Ce phénomène n'est pas sans quelque similitude avec celui de la paramnésie. Ainsi l'on voit souvent Supervielle, se décrivant à la fois dans ses propres écrits comme le sujet des états d'âme qu'il éprouve, et, en même temps, comme une créature étrangère dont il hésite à assumer la paternité : comparable, sur ce point, à ces mères poules qui, ayant couvé un ouf qu'elles croyaient pondu par elles, voient éclore, en fin de compte, avec stupeur, un rejeton issu d'une autre couvée et peut-être même d'une autre race. Le résultat de cette étrange combinaison est, chez Supervielle, une sorte de maladresse ou de gaucherie qui n'est pas sans saveur, et qui donne parfois à sa poésie l'aspect d'un phénomène à la fois inattendu et délibéré, comme s'il n'en acceptait qu'à demi la responsabilité : sentiment complexe, fait de gaieté, de résignation et d'une pointe d'ahurissement. Là où la plupart des autres êtres font preuve de confiance en soi et trouvent leur réconfort dans la persuasion que jamais ils ne changent, Supervielle est forcé de convenir, même vis-à-vis de lui-même, que dans son cas cela change sans cesse, bien qu'il ne puisse pas toujours s'expliquer très clairement comment il se fait que ce changement ait lieu. C'est ainsi que nous le retrouvons toujours, un peu gauche et hésitant, victime et coupable à la fois d'une maladresse reconnue. En lui, la maladresse et l'ignorance sont complémentaires l'une de l'autre. Elles forment un même état de la pensée. Point de maladresse sans ignorance, point d'ignorance sans maladresse : et cette maladresse-ignorance ne se manifeste pas seulement à tout bout de champ, dans tous les cas, même les plus surprenants, mais elle se révèle comme une part essentielle de sa nature. Elle se ramène, non pas à quelque trait marqué, à quelque caractéristique maîtresse, ou même à quelque défaut notoire de sa personnalité, car de personnalité il semble qu'il n'en ait guère ; mais elle tient sans doute tout entière dans le fait que cette conscience est une conscience amphibie et donc confuse. Personne n'a plus le droit de se reconnaître dans son manque d'unité que Supervielle. Cela est si vrai que l'essence de sa personne ne saurait se situer dans quelque acte déterminé, dans quelque affirmation indubitable et exclusive. De tous les êtres humains il est peut-être le seul - avec saint Augustin - qui doive, pour ainsi dire toujours, s'exprimer sous la forme interro-gative, qui ne puisse jamais dire fermement : Je suis ceci ou cela, mais toujours : Que suis-je ? Où suis-je ? Il faut bien constater qu'il est toujours, en ce qui le regarde personnellement, quelqu'un de perplexe, c'est-à-dire embarrassé par l'obligation de dire ce qu'il est, ou, plus simplement encore, par la nécessité d'attester sa propre existence. Sur ce point, particulièrement, il hésite beaucoup : « Je ne sais rien de moi », avoue-t-il, un peu piteusement. Et étendant cette ignorance à tout ce qui est, il en fait à la fois quelque chose d'étroitement personnel et d'infini : « Je suis l'Interrogation personnifiée », constate-t-il. Cela veut dire : « J'ignore qui je suis et dans quel monde je suis. Suis-je moi, je n'en suis pas sûr. Je ne sais même plus mon nom. Je ne sais plus où je me trouve, suis-je là, ou suis-je ici ? Où en suis-je de moi-même ? Est-ce encore moi ? » Toute une foule de questions se presse donc sur ses lèvres. Toutes se rapportent à la fois au monde et à lui. Toutes trahissent le même doute. Il faudrait, pense-t-il, vérifier sans relâche s'il s'agit toujours du même monde et du même moi, car le monde et le moi sont aptes à changer. Comment s'en tirer? Comment pouvoir opérer cette double et difficile vérification ? Il faudrait connaître, non pas seulement les moments et les lieux, mais le moi de chaque moment et de chaque lieu. Comment dans cette pluralité de mondes, de moments et de moi, être sûr que celui qui les vérifie est toujours le même être ? Ou bien il faudrait étudier, un par un et deux par deux, tous les moi de tous les temps, de tous les lieux et de toutes les pensées que leur conjonction peut faire naître. Est-ce possible ? Supervielle se sent débordé : « Il faudrait ne pas se tromper », écrit-il. Ailleurs il constate : « Me voici égaré. » Ou encore : « Je m'égare au fond de moi », suivi de ce bref commentaire : « Moi égaré en moi-même. » Le mot revient sans cesse, mais il change de forme : « Que deviens-je ? », écrit-il encore : « Que suis-je devenu ?» - Ou, sur un ton plus angoissé encore : « Ai-je perdu la vie ? », comme on s'écrierait : « Ne me suis-je pas perdu dans ce grand bois ?» - « Mon moi est-il loin maintenant ? » Et il commente : « Loin, comme Montevideo est loin des Pyrénées. » Toujours à la recherche de lui-même, Supervielle n'est jamais certain de se retrouver ou de ne pas se retrouver, de se retrouver lui-même ou de se retrouver autre. Il y a peut-être pour lui, se dit-il, sur l'une ou l'autre rive du même océan, un moi poursuivant et un moi poursuivi, dont l'un essaye de rejoindre l'autre. Comment décider s'il y réussira ou si l'autre réussira à se débarrasser de lui et à vivre tranquillement pour lui-même sa propre aventure ? Une dernière question se pose. Dans cette double file de moi pairs mais rivaux l'un de l'autre, ne faut-il pas se demander comment les ranger, comment reconnaître qui sont les bons, qui sont les mauvais, qui il faudrait placer au premier rang et qui escamoter si on pouvait le faire ? Y a-t-il des gagnants et des perdants, comme dans les loteries ou sur les champs de courses ? Et s'il en est ainsi, pour qui faudrait-il parier? Ou faut-il considérer toutes ces versions différentes ou opposées de soi-même comme rangées côte à côte sur un même rang, ainsi que, dans certaines photos, les enfants d'une même famille ? Il y a chez le poète un grand désir de détailler toutes les facettes de ces moi, mais aussi, inversement, de les fondre en un type unique, car ne constituent-ils pas ensemble une même troupe, voire une même progéniture? En un mot Supervielle fait penser au pasteur qui n'en finit pas de compter ses brebis, tant il a peur que l'une ou l'autre s'égare et que le troupeau ne soit jamais au complet. SUPERVIELLE : TEXTES Savoir pour se savoir - Je ne sais rien de moi. Que je sache où j'en suis. Je suis l'Interrogation. Je me cherche au fond de la foule. Qui suis-je ? Savoir ce que je suis... Suis-je ici ? Suis-je là ? Est-ce moi ? Est-ce bien toi que j'entends ? Quel est celui qui s'avance ? Est-ce moi ? L'impossibilité de s'affirmer, d'être sûr. Je ne sais plus mon nom. Suis-je celui que je fus ? Qui vous dit que c'est encore vous ? Je ne suis pas sûr. Je cherche dans le vide. Suis-je là-bas ou suis-je ici ? D'où suis-je venu ? Que m'est-il arrivé ? Où en suis-je de moi-même ? Suis-je le même ? Est-ce encore moi ? Que prépare-Von là ? Je m'égare au fond de moi-même. Me voici perdu dans quel voyage ? Moi égare en moi-même. Suis-je n'importe qui ? Qui est là ? Celui qui dit ces mots, où est-il ? Ai-je perdu la vie ? Ne soyez pas si sûr de vous. Saisir, toucher, essayer d'être sûr... Confondant l'ancien, le futur... |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.