Essais littéraire |
La tendance à l'expansion prend naturellement la suite du principe de variété. Par l'idée d'abondance d'abord : si les classiques recherchent en elle exactitude et pertinence, les baroques l'utilisent pour ses possibilités d'ostentation et d'étalage, qu'on trouve jusque dans les termes d'un théoricien aussi mesuré que François Ogier : « le plaisir veut l'abondance, la richesse, la superfluité, l'appareil » (préface des Actions publiques, 1652). L'expansion s'exprime aussi en terme de luxuriance ; le mot est lui-même éloquent : issu du « luxe », à l'origine le « fait de pousser de travers » ou « avec excès », il renvoie, avant même l'idée de décor et de faste, à celle de prolifération naturelle, échevelée. Une des origines de l'esthétique baroque est bien là : dans le foisonnement du langage et les entrelacs d'une composition multiple. 1. Abondance Le mot désignant l'« abondance » en latin, copia (d'où l'adjectif « copieux ») englobe à l'origine la richesse matérielle et la profusion naturelle, la force militaire et l'éloquence oratoire : rien d'étonnant à ce que la copia apparaisse comme favorite au baroque, art qui cherche à allier faste et pouvoir, opulence et persuasion. Et si le mot de « copie » en est venu au Moyen Âge à désigner la reproduction, remplaçant l'idée de création généreuse par celle de recopiage et de répétition infinie, dans la tradition rhétorique la copia reste liée à la richesse d'un discours impressionnant par la variété et l'aisance de son jaillissement. La fertilité du discours est soumise à une double nécessité : l'abondance des idées, des choses à dire (copia reruM) relevant de Vinventio ; celle des mots (copia verboruM), des façons de dire, relevant de l'elocutio. Pour répondre à ces besoins, d'enrichissement et de précision de l'expression, des manuels spécialisés apparaissent à la Renaissance : l'un des premiers, et le plus célèbre au XVIe, le De duplici copia (1540) d'Érasme propose de quoi alimenter tout discours par cette « double abondance » (de la matière et du style, des « pensées » et des formulationS) d'ailleurs inséparable, car les idées sont aussi dans le langage. L'ouvrage d'Érasme, présentant l'écriture comme une activité productive et infiniment ouverte, a été très vite comparé à la « corne d'abondance » (cornucopiA) : cette source de largesses toujours renouvelées, de profusion fruitière, alimentaire, sexuelle même (lorsqu'elle est relayée par l'image de la braguette, chez RabelaiS), offre au texte « à boire et à manger » - et à engendrer du texte. La prolifération des mots sur les choses « Buffon, un jour, s'étonna qu'on puisse trouver chez un naturaliste comme Aldrovandi [1522-I605] un mélange inextricable de descriptions exactes, de citations rapportées, de fables sans critique, de remarques portant indifféremment sur l'anatomie, les blasons, l'habitat, les valeurs mythologiques d'un animal, sur les usages qu'on peut en faire dans la médecine ou dans la magie. Et en effet, lorsqu'on se reporte à VHistoria serpentum et draconum, on voit le chapitre "Du Serpent en général" se déployer suivant les rubriques suivantes : équivoque (c'est-à-dire les différents sens du mot serpenT), synonymes et étymologies, différences, forme et description, anatomie, nature et mours, tempérament, coït et génération, voix, mouvements, lieux, nourriture, physionomie, antipathie, sympathie, modes de capture, mort et blessures par le serpent, modes et signes de l'empoisonnement, remèdes, épithètes, dénominations, prodiges et présages, monstres, mythologie, dieux auxquels il est consacré, apologues, allégories et mystères, hiéroglyphes, emblèmes et symboles, adages, monnaies, miracles, énigmes, devises, signes héraldiques, faits historiques, songes, simulacres et statues, usages dans la nourriture, usages dans la médecine, usages divers. Et Buffon de dire : "qu'on juge après cela quelle portion d'histoire naturelle on peut trouver dans tout ce fatras d'écriture. Tout cela n'est pas description, mais légende." En effet, pour Aldrovandi et ses contemporains, tout cela est legenda, - choses à lire. Mais la raison n'en est pas qu'on préfère l'autorité des hommes à l'exactitude d'un regard non prévenu, mais c'est que la nature, en elle-même, est un tissu ininterrompu de mots et de marques, de récits et de caractères, de discours et de formes. Quand on a à faire l'histoire d'un animal, inutile et impossible de choisir entre le métier de naturaliste et celui de compilateur : il faut recueillir dans une seule et même forme du savoir tout ce qui a été vu et entendu, tout ce qui a été raconté par la nature ou par les hommes, par le langage du monde, des traditions ou des poètes. Connaître une bête, ou une plante, ou une chose quelconque de la terre, c'est recueillir toute l'épaisse couche des signes qui ont pu être déposés en elles ou sur elles ; c'est retrouver aussi toutes les constellations de formes où ils prennent valeur de blason. Aldrovandi n'était ni meilleur ni pire observateur que Buffon ; il n'était pas plus crédule que lui, ni moins attaché à la fidélité du regard ou à la rationalité des choses. Simplement son regard [...] contemplait méticuleusement une nature qui était, de fond en comble, écrite. Savoir consiste donc à rapporter du langage à du langage. À restituer la grande plaine uniforme des mots et des choses. À tout faire parler. C'est-à-dire à faire naître au-dessus de toutes les marques le discours second du commentaire. Le propre du savoir n'est ni de voir ni de démontrer, mais d'interpréter. Commentaire de l'Écriture, commentaire des Anciens, commentaire de ce qu'ont rapporté les voyageurs, commentaires des légendes et des fables : on ne demande pas à chacun de ces discours qu'on interprète son droit à énoncer une vérité ; on ne requiert de lui que la possibilité de parler sur lui. Le langage a en lui-même son propre principe de prolifération. "Il y a plus à faire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses ; et plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet ; nous ne faisons que nous entregloser" (Montaigne, Essais, III, xM). [...] Ce rapport permet un moutonnement à l'infini du langage qui ne cesse de se développer, de se reprendre, et de faire chevaucher ses formes successives. » (Michel Foucault, Les Mots et les choses, « L'écriture des choses », Gallimard, 1966, p. 54-55) Or de quoi alimente-t-on le discours ? D'abord de « lieux communs » (en latin loti communes ; en grec topoï, pluriel de topoS), non pas au sens moderne d'idées reçues, de stéréotypes ou de banalités, mais de thèmes littéraires, et de ce qui en a déjà été dit. Pour les conserver et les consulter aisément, l'élève, puis l'homme cultivé, se constitue un « livre de lieux » (liber locoruM) : recueil de morceaux choisis collectés chez les auteurs antiques et réunis en rubriques, répertoire d'images, de citations, de descriptions, de sentences, ou d'exemples, dans lequel il puisera de manière systématique et régulière. Le lieu désigne à la fois le thème, la tête de chapitre, l'entrée sous laquelle on réunit les informations (« De l'amour », etc.) et son contenu : l'ensemble des extraits amassées sur ce sujet. Certains des plus grands auteurs pratiquent cette « méthode du carnet » ou de « tablettes », apprise au collège, mais il existe aussi, dans le commerce, un véritable genre de compilations toutes faites, sans cesse rééditées pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les métaphores désignant ces ouvrages relèvent de trois types d'abondance. D'abord le riche dépôt, le magasin, la collection, le « trésor », avec les images du coffre ou de la cassette, pleine de « diamants à enchâsser » (P. BouhourS). Ensuite la végétation : que ce soit en croissance sauvage, dans la « forêt de lieux » (sylva locoruM), ou dans l'art cultivé des jardins et des bouquets (Parterres, Florilèges et PolyanthéeS) - c'est toujours, et si l'on en croit Roland Barthes, « l'image végétale qui prouve le baroque ». Enfin la fonction nutritive : destinés à nourrir le texte, à alimenter la « copie », ces mélanges littéraires tiennent de la préparation culinaire : pastiche (pâtisseriE), miscellanées (brouets de gladiateuR), pot-pourri ; Montaigne dédaigne les « pastissages de lieux communs », mais aime parler de ses farcissures et « fricassée », de ses galimafrées et salades - puisque «quelque diversité d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade ». Charles Sorel, de son côté, raille la « capilotade » (ragoût aux câpreS) d'un pédant, et les références « dont il entrelardoit ses propos ». Car s'il y a lieu de se nourrir d'emprunts, de morceaux « classés » (en latin digesti : ces recueils sont des « digests »), encore faut-il les assimiler et non les « débagouler » comme l'Hortensius du Francion, maître de chambre au collège, qui, faisant sa cour dit tant de tripes de Latin que je pense qu'il desbagoula tout ce qui estoit dans le pot pourry de ses lieux communs sous le titre de Amore. Il y a de l'appétit lexical, de la gourmandise de mots dans la littérature à l'usage des écrivains en herbe. Biaise de Vigenère lui-même ne cache pas ce désir de saveur langagière, dans la double recherche d'abondance et de raretés, lorsqu'il se propose dans la préface à ses Tableaux (1578) : d'accumuler force vocables et locutions : quelques une toutes nouvelles et un peu hardies de vray, voire peut estre trop licentieuses ; d'autres que j'ay comme déterrées sentans desjà leur rance et moisy ; avec une manière de langage (pourra dire quelqu'un, je m'en doutE) qui tient beaucoup de l'Asiatique ; l'ayant chargé et rechargé de tant de synonymes et dictions ne signifians qu'une mesme chose, qu'il en redonde. Le « préclassique » ici prévient lui-même les reproches que lui font encourir cet « asianisme », « cette excroissance et superfluité de paroles [...], ceste longue queue et trainasserie de mots enfilez inutilement » ; il s'explique par son projet : il s'agit d'enrichir et d'omer la prose française, et de permettre aux apprentis écrivains de « choisir et trier » (comme on trie la saladE). Mais l'on voit comment l'idéal classique de discipline et de « distinction » peut s'extraire d'une surabondance première de l'expression. 2. Accumulation L'expansion du texte baroque prend souvent une forme d'auto-engendrement, de réaction en chaîne. Chaque mot en appelle un autre, et les images se multiplient : « ce sont des entassements, des pyramides, ou des avalanches de métaphores » dit Jean Rousset, en introduction à son Anthologie. Le modèle le plus simple est celui de la série, ouverte par un présentatif, d'images se rapportant à un seul sujet. Dans la tradition de l'Hymne ou du Blason, l'objet de louange (un être cosmique ou divin, une partie du corps féminiN) est énoncé dès le premier vers ; à la suite de quoi il reçoit la détermination sous forme de liste d'épithètes, de relatives, de prédicats. Mais ce qui restait à la Renaissance un mode très circonscrit dans un genre codifié se répand ici dans toutes sortes de poésie (descriptive, louangeuse, amoureuse, méditative, mystiquE) et cache la juxtaposition sous une syntaxe sommaire. Ainsi, la célébration de la bouche par Malleville (Poésies, 1649) est aussi un inventaire stéréotypé de « cabinet » baroque (nous soulignonS) : C'est une riche conque où la perle se range C'est un antre semé de rubis et de fleurs Un vase de coral, qui recelé une eau d'ange [...] Dédale des esprits, petit gouffre défiâmes [...] Ce cinabre vivant, cette rose sensible, Ce mobile coral, et ce pourpre animé [etc.] Les énumérations peuvent ailleurs signifier l'importance de l'objet et la difficulté de son expression, marteler une conviction ou tenter de cerner un objet indicible ou fuyant. Tantôt elles présentent sous tous les angles possibles une réalité incontestable, puissante ou douloureuse : ainsi les séries de métaphores bibliques sur le néant de l'homme et la vanité du monde (« Route de l'aigle en l'air, passe de nefs en eaux /Glissade de serpent sur les pierreux coupeaux » rappelle Mage de Fiefmelin dans « Cosmologie ») sont rassemblées par exemple dans les apostrophes de Brébeuf (Entretiens solitaires, 1660) et ponctuées par la formule restrictive de l'inanité (n'être rien quE) qui justifie la stricte énumération, puisqu'elle doit se suffire : Ame toute abysmée au fonds de la matière, Cendre présomptueuse, insolente poussière. Ambitieux néant, phantôme audacieux. Sur ta bassesse enfin tâche d'ouvrir les yeux [...] Tu n'es plus rien qu'un songe, un nuage trompeur Une ombre, une fumée, un souffle, une vapeur [...] Tantôt elles expriment la difficulté de saisir une réalité, de la circonscrire dans sa labilité, sa complexité ou son mystère. Une succession d'approximations souligne le défaut d'une expression juste, à la manière d'un des Exercices de style auquel Raymond Queneau donne le titre d'hésitation : « [...] il y en avait un (ou deux ?) qui se faisait remarquer, je ne sais plus très bien par quoi. Par sa mégalomanie ? Par son adiposité ? Par sa mélancolie ? Mieux... plus exactement... par sa jeunesse ornée d'un long... nez ? menton ? pouce ? non : cou [etc.] ». A l'âge baroque, ce mode connut un étrange succès. Ainsi, dans La Pourmenade de l'ame dévote d'Auvray (1633), les métaphores de l'inconsistance humaine se substituent les unes aux autres par des retouches successives (« afin d'enfler mon style » dit l'auteur lui-mêmE), jusqu'à la récapitulation se concluant dans le néant d'un phénomène qui finalement échappe aux mots (nous soulignonS) : Helas ! qu'est-ce de l'homme orgueilleux et mutin ? Ce n'est qu'une vapeur qu'un petit vent emporte. Vapeur, non. une fleur qui éclose au matin. Vieillit sur le midy, puis au soir elle est morte. Une fleur, mais plustost un torrent mene-bruit Qui rencontre bien-tost le gouffre où il se plonge ; Torrent, non, c'estplustot le songe d'une nuict. Un songe ! non vrayement, mais c'est l'ombre d'un songe. Encor l'ombre demeure un moment arresté L'homme n'arreste rien en sa course légère ; Le songe quelquesfois prédit la vérité. Nostre vie est toujours trompeuse et mensongère. [le torrent... la fleur... la vapeur... sont tour à tour réfutés] Qu'est-ce de l'homme donc qui tant est estimé ? Ce n'est rien, puisque rien si léger ne nous semble Ou si c'est quelque chose, il sera bien nommé Vapeur, fleur, torrent, songe, ombre, et rien ensemble. La prolifération poétique n'est ni gratuite, ni anarchique. Non seulement elle tend à donner au poème l'aspect d'une métamorphose continue ; mais encore son terme est marqué par des formules de « sommation » (voir encadré) ou des systèmes de clôture : clausules d'opposition (antithèseS) ou d'inversion (chiasmeS) qui « bouclent » le morceau. Dans la prose que rien n'arrête, en revanche, l'expansion est ouverte et infinie : ainsi la débauche d'ingéniosité des « enfilades », « lâchées » et « enchesnures » de métaphores des Lettres descriptives de Cyrano : l'aqueduc d'Arcueil ? « ce reptile est une grande espée... une couleuvre... un apophtegme... un pâté dont la sauce est vive... un serpent liquide... » ; la neige ? « au Firmament le chemin de laict qui se dissout... l'écume des plantes qui meurent enragées... le laict végétatif que les Astres font têter aux plantes », etc. Mais tant en poésie qu'en prose une formule de Saint-Amant (Epistre à M. le baron de MelaY) pourrait définir l'inspiration baroque, celle où il affirme de sa propre muse que « sur un ciron un livre elle ferait ». Le « ciron ». animal minuscule, est l'exemple dans tout le siècle, chez Sponde et La Fontaine, chez Cyrano et Pascal, de l'extrême petitesse. En faire un livre, c'est dire la puissance de l'expansion descriptive : l'essentiel, selon Saint-Amant lui-même, de sa « petite industrie ». Un sonnet controversé : Sur les yeux de Madame de Beaufort, de Laugier de Porchères Le sonnet de Laugier de Porchères (Recueil de 1597) Sur les yeux de Madame de Beaufort, ou de Madame la Marquise de Monceaux (il s'agit de la même, la belle Gabrielle d'Estrées, passion du roi Henri IV), fut un des plus célèbres en son temps : un certain Sonnet dont la réputation s'epandit tellement par la France qu'il en fit naistre une infinité d'autres à son imitation, et formez sur un mesme modèle. Mais ce qui estoit alors une pièce rare et excellente, seroit aujourd'huy fort bas et fort commun, et pouroit mesme tomber dans le ridicule [...] On le peut voir entier dans tous les divers Recueils de Poésies imprimez en France depuis sa première édition, jusques en l'an 1618, car depuis ce temps, la mémoire s'en est perdue. (Guillaume Colletet. Traitté du Sonnet, 1658) et des plus décriés dans l'histoire : cet « absurde sonnet » (Antoine AdaM) est un « bon exemple du mauvais goût assez fréquent dans les madrigaux de l'époque » (Maurice AlleM), assez bon pour que Cour-teline le replace dans La Conversion d'Alceste. C'est surtout un exemple du procédé que Curtius a nommé « schéma de la somme » (Summationsschema,) : un seul vers récapitule les différents éléments jalonnant la longue description précédente, en une « table des matières » qui en fixe définitivement le contenu et la structure, incitant à une relecture du passage. Cette construction « disséminative et récapitulative » caractérise un certain maniérisme de Martial à Gôngora et Marino en passant par Scève, La Pléiade et Desportes et représente ici, selon Y. Fukui, « la poésie baroque dans sa forme la plus extravagante » : Ce ne sont pas des yeux, ce sont plustost des Dieux, Ils ont dessus les Rois la puissance absolue : Dieux, non, ce sont des Cieux, ils ont la couleur bleue. Et le mouvement prompt comme celuy des Cieux. Cieux. non, mais deux Soleils clairement radieux Dont les rayons brillans nous offusquent la veuë : Soleils, non, mais esclairs de puissance incogneuë. Des foudres de l'amour signes presagieux. Car s'ils estoient des Dieux feroient-ils tant de mal ? Si des Cieux, ils auraient leur mouvement esgal ; Deux Soleils, ne se peut : le Soleil est unique : Esclairs, non : car ceux-ci durent trop et trop clairs : Toutesfois je les nomme, afin que je m'explique, Des yeux, des Dieux, des Cieux, des Soleils, des Esclairs. Henri Fafay le réhabilite dans sa Poésie française du premier XVIIe s. (p. 200-202). Analysant « la délicate saveur sonore à partir de laquelle il bâtit une musique, douce et lente au départ, plus vive et plus éclatante ensuite, entraînante et enivrante pour finir », la «conduite du mouvement tournant, accéléré jusqu au tourbillon terminal et à l'éclatante luminosité du dernier hémistiche », il montre que les brillantes arabesques de l'énumération renouvellent les lieux communs pétrar-quistes, passant de la présence d'une volonté divine à l'univers physique qui émerveille par son mystère, de l'éclat insoutenable d'une absolue clarté à la fascination des phénomènes inexpliqués. 3. Prolifération La description est une « figure du discours » : elle est moins représentation du réel que manifestation de savoir-faire et de mémoire rhétoriques. Par ses qualités d'autonomie (morceau détachablE), ses fonctions décoratives (embellissemenT), son équivalence picturale (peinture ou tableaU), la description est l'ornement par excellence, et on peut mesurer son caractère « baroque » à la vigueur avec laquelle elle fut décriée par les classiques de tout temps. Au XVIe déjà, Boileau lui reproche « le détail inutile », Deimier son « oisiveté », Lamy son excès de luxe ; et Furetière dans son Histoire allégorique, la range parmi les troupes envahissantes du prince Galimatias. Paul Valéry dans Degas, Danse, Dessin décrit cette « invasion » en soulignant qu'elle «fut parallèle à celle de la peinture par le paysage» et que son « vagabondage [...] réduit à rien chez le lecteur la nécessité de la moindre attention, pour le séduire aux seuls effets instantanés, à la rhétorique de choc ». Or s'il est vrai que la description baroque répond à une tendance au vagabondage, et à une recherche d'effets parfois faciles, son expansion n'est pas si « hasardeuse » que le suggère Valéry ; elle est aussi soumise à un trait caractéristique de la croissance végétale : une prolifération « arborescente », hiérarchisée. L'ouvre de Du Bartas dans La Sepmaine (1581) est un bon exemple de ce foisonnement : double commentaire, de l'Écriture (premiers versets de la GenèsE) et du monde (recensement encyclopédique de la CréatioN), sur plus de six mille vers, elle se présente dès l'origine comme un étalage : O grand Dieu, donne moy que j'estale en mes vers Les plus rares beautez de ce grand univers. (1.9-10) L'ouvre se déroule en un immense tapis textuel, comme ces « descriptions florides [...] enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poétiques » dont parle Ronsard (préface de La Franciade, 1587). La grandeur du monde et sa variété entraînent naturellement à l'expansion, et l'« encyclie » n'est jamais close : dès le premier jour, à peine le poète « docte arpenteur » de la création croit-il en avoir fini (« Ja desja j'attendoy que l'horloge sonnast »), qu'il lui faut repartir sur l'armée des anges : Mon labeur croist toujours : voicy devant mes yeux Passer par escadrons l'exercite des cieux. (I, 537-542) Mais ce mouvement passionné, cette « fureur » de description est cependant soumise à une organisation, qui est celle à la fois du réel et de l'écrit. Car Le monde est un grand livre, où du souverain maistre L'admirable artifice on lit en grosse lettre. Chasque ouvre est une page, et chaque sien effect Est un beau charactere en tous ses traits parfaict. (I, 151-155) Ainsi « le texte disert » (I, 160) de la nature peut se traduire en un poème de même structure, naturelle, végétale : chaque domaine se ramifie en embranchements (par exemple l'inventaire des oiseauX), eux-mêmes bourgeonnant en « entrées » comme dans un lexique. Il arrive que le fil se perde dans l'enchevêtrement des greffes, emboîtements et divisions, ou sous différentes épaisseurs de niveaux de lecture ; et on a reproché à l'auteur ses digressions disproportionnées (l'éloge de la noix de cocO), ses morceaux décoratifs comme « vaine parade de suffisance » (description du poisson TorpillE). Mais d'autres commentateurs, loin de souligner ces désordres ou ce maniérisme, ont mis en relief l'architecture cachée, le « bâtiment » sous les ornements. Car la prolifération ne s'arrête pas au texte de Du Bartas, qui a suscité une ample littérature critique : « annotations » du pasteur Simon Goulard (Genève, 1581), elles-mêmes amplifiées au cours des nombreuses rééditions ; et surtout, dans la volumineuse édition parisienne de 1585, les « commentaires » de Pan-taléon Thévenin. Celui-ci, après s'être exclamé « Epluchons le texte de l'autheur », en dégage toute l'organisation structurelle par des diagrammes à accolades en ramifications complexes, précédant chaque journée. Ainsi le modèle « arborescent » de description bartasienne et de génération du texte baroque est mis en lumière dans cette « méta-description », jusque dans le détail : par exemple, la description de l'éléphant (VI, vv. 23-80) ; à côté d'un commentaire linéaire du texte original : Touchant l'Elefant il discourt de sa nature et de ses combats ; sa nature se il considère en sa forme et en son adresse. Sa forme est qu'il a le dos tourelé, ou comme après il dira porte-tours, où l'on peut entendre sa force, et l'usage d'iceluy en guerre [.,.] il propose l'adresse des Elefans qu'il demonstre par 4 adjoints, par sa docilité, révérence envers son Roy, et la Lune, Amours, et escriture... Thévenin en propose un schéma « tabulaire », dans ce fragment de l'« arbre » graphique qui représente l'organisation hiérarchique de la 6e journée : Structure végétale pour un bestiaire prodigieux : la description baroque, comme l'eau miroitante, joue aussi sur le mélange des règnes. 4. Amplification Du Bartas a lui-même évoqué la virtualité d'expansion infinie du texte, par la combinatoire du langage, à partir des changements « infiniment divers » de 22 lettres seulement, qui, mues par l'inspiration : Changeans seulement d'ordre, enrichissent mes vers De discours sur discours infiniment divers. (II, 255-260) Cette comparaison rappelle une certaine tradition d'enrichissement du discours. L'amplificatio latine, « triomphe de l'éloquence » selon Cicéron, est définie par Pseudo-Longin (dans le Traité du sublime, l'une des découvertes et des inspirations du XVIIe sièclE), comme l'art « de faire se succéder d'une manière continue des expressions élevées qui se déroulent l'une après l'autre et qui s'élèvent en gradation » ; l'amplification, selon lui, à la différence du sublime, est « inévitablement accompagnée de quantité et d'une certaine surabondance » ; rassemblant en un faisceau tous les constituants et arguments d'un sujet, elle renforce chaque motif « par la prolongation du développement ». De cet excellent exercice pour former un orateur complet et polyvalent, les deux définitions proposées par le manuel du P. Jouvancy, autorité pédagogique de l'instruction jésuite, sont l'une et l'autre caractéristiques du baroque : « une affirmation plus forte que d'ordinaire qui, grâce à l'émotion qu'excite l'orateur, entraîne la persuasion », et en même temps « l'art au moyen duquel de petites choses deviennent grandes ». Mis à part le domaine de l'éloquence démonstrative (« épidictique »), les exemples les plus savoureux de l'amplification oratoire, conçue comme multiplication et exagération, se rencontrent à foison au théâtre. Par définition, le langage dramatique tend à l'efficacité énergique : dans ses formes baroques, il semble s'enivrer de sa propre volubilité, de la capacité de magnificence infinie du verbe. Dans le genre comique, les spécialistes en sont les « caractères outrés » de la pédanterie, de la faconde et de la vantardise. Le soldat fanfaron est le type même de l'expansion amoureuse, guerrière et langagière : tel l'étourdissant Matamore de L'Illusion comique de Corneille, dont les succès amoureux prennent une ampleur planétaire Mille mouraient par jour à force de m'aimer J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ; Les reines à l'envi mendiaient mes caresses ; Celle de l'Ethiopie, et celle du Japon Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom [...] et les exploits guerriers celle de fléau naturel contre la vanité des rois : ceux d'Europe sont respectés pour leur humeur civile (« je les souffre régner »), mais, en Afrique, la destruction des pays accompagne celle des monarques : « Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques. » Les rodomontades offrent un champ d'expansion burlesque (souvent parodique de la poésie d'éloge monarchiquE) aux prouesses de l'Artabaze des Visionnaires de Desmarets (s'attribuant la révolution coperniciennE), du Rhinocéronte de Clarice de Rotrou, ou du Chasteaufort du Pédant joué de Cyrano, dont un seul coup d'épée « qu'on nomme l'Archi-épouvantable » alla foudroyer les Omoplates de la nature. L'Univers, de frayeur, de carré qu'il estoit. s'en ramassa tout en une boule : les Cieux en virent plus de cent mille Estoiles : la Terre en demeura immobile : l'Air en perdit le vent : Les Nues en pleurèrent : Iris en prit l'escharpe : le Soleil en courut comme un Fou ; La Canicule en enragea [etc.}.., » Son délire verbal est bien concurrencé par le Pédant Granger, qui développe l'impuissance sexuelle du fanfaron sur plus de 70 octosyllades tous en -if, tissus d'équivoques à la Tabourot, le traitant (Cyrano, Le Pédant joué, I, 1) De ceux qui n'ont point de datif [...] Genre neutre, genre metif [métis] J'entends que le diminutif Qui n'estes homme qu'abstraelif Qu'on fit de vray trop excessif Grâce à vostre copulatif Sur vostre flasque génitif. Qu'a rendu fort imperfectif Vous prohibe le conjonctif [...] Le cruel tranchant d'un canif [etc] On trouve dans le seul Dom Juan de Molière toutes sortes de procédés d'amplification : des accumulations bouffonnes de Sganarelle à la tirade édifiante de Don Louis, en passant par les éloges de l'inconstance ou de l'hypocrisie, du héros, où toute idée est reprise deux ou plus généralement trois fois; l'hyperbole aristocratique de Don Juan lui-même finit dans le même registre de surenchère héroïco-amoureuse que les matamores, lorsqu'au terme de ses variations rhétoriques sur la variation amoureuse, la gradation ternaire se termine en une extension cosmique, qui est aussi un « lieu » culturel : Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs ; je me sens un cour à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. Dans le domaine narratif, la dilatation du discours se fait par une incrustation d'éléments adventices, comme si la fonction essentielle de Y auteur, conformément à son étymologie, était d'augmenter. Ainsi dix versets de l'Exode deviennent les quelque six mille vers du Moyse sauvé de Saint-Amant : «j'y ai mêlé des épisodes pour remplir la scène » écrit-il dans la Préface. De ce « récit baroque », Gérard Genette (Figures II) a analysé les différents procédés d'amplification, d'expansion et d'extension. Les premiers servent à la dynamisation du récit : incidents imaginés pour créer du suspens et de la tension dramatique, invention de personnages secondaires, d'épreuves variées (crocodile, tempête, mouches, vautouR) que l'auteur estime « des suppositions vraisemblables, naturelles, plausibles » et qui « contiennent quelque chose de mystérieux, un sens caché dessous leur écorce qui donnera de quoi s'exercer à quelques esprits », elles-mêmes ponctuées d'alertes secondaires, d'interventions divines et d'intermèdes de détente. Les autres sont des insertions plutôt décoratives : commentaires d'ouvres d'art (tapisserie ou série de tableauX), enchâssements d'histoires allégoriques, d'aventures passées, de récit prophétique d'actions futures, par anticipation onirique (rêve prémonitoirE) ; interventions directes du narrateur, enfin. Mais l'auteur précise dans sa préface que toute l'amplification est soumise à la composition d'ensemble : les enrichissements servent l'embellissement général. Et Gérard Genette fait remarquer que l'ouvre, quoique narrative, est disposée en triptyque : à la manière baroque, elle dissimule sous son mouvement et l'apparente prolifération ornementale un équilibre rigoureux et une construction en miroir. 5. Effusion Sans doute l'amplification est-elle une loi du genre épique auquel se rattachent les poèmes de Du Bartas et de Saint-Amant ; mais la source biblique, dont ils s'inspirent l'un et l'autre, semble en elle-même susciter des développements : non plus dans l'emphase théâtrale ou la prolixité du récit, mais dans la recherche spirituelle. Un premier exemple est donné par un genre en prose, d'inspiration réformée : la Méditation à partir des textes de l'Ancien Testament. Le style y a déjà de quoi convenir à la véhémence et l'excès des baroques, comme le précise Guez de Balzac : La Poésie des Pseaumes et des Cantiques n'est pas un cours paisible, doux et naturel ; il est rapide et impétueux. Ce sont des débordements et des excès. L'effort et la violence ; le désordre mesme et le tumulte, appartiennent à cette Voix qui arrache les Cèdres, et qui esbranle les fondements des Montagnes. Mais encore les « contrariétés » des thèmes (louange et supplique, exaltation et pénitence, félicité ou dérélictioN), le contraste des images (eaux vives et feux ravageurs ; déserts et prairies, bêtes sauvages et troupeaux ; amours et batailleS), le mélange des tons (trivial ou grandiose, doux ou violent, pur et impudique, hyperbolique et tourmenté), correspondent aux tempéraments angoissés de la fin du siècle, aux difficultés et misères des temps. Sponde raconte dans une lettre à son jeune frère Henri d'août 1582 comment la « fureur poétique » s'est emparé de lui à la lecture des psaumes. Et cette vocation s'est déployée dans le cours de ses Méditations, sorte de dérive autour du texte, à la fois digressive et tendue, explicative et elliptique, comme un torrent de ses Pyrénées natales : le flux capricieux du discours y est sans cesse rompu par une syntaxe de la surprise (apostrophes, exclamations, ruptures de constructions, antithèseS), un style coupé et haletant. La volonté expansive de persuasion passe de la douceur insinuante à l'interpellation violente, et surtout par la « ratiocination » : fausse discussion, cherchant à convaincre en faisant participer le lecteur au mouvement de la réflexion, par un jeu de questions, d'objections, de rectifications, de rajouts et retouches. Une autre cause de cette expansion méditative est l'épanchement lyrique : renonciation des psaumes incite aux confidences personnelles, que le genre permet de développer et d'enrichir, en « donnant un peu plus de privilège aux locutions amphatiques et majestueuses », selon d'Aubigné. On trouve chez lui un des plus pathétiques exemples de lyrisme personnel sur fond biblique : « accablé d'un deuil démesuré pour l'amour de Susanne de Lezai sa femme », il écrit une méditation sur le Psaume 88, « Eternel, Dieu de ma délivrance, je crie jour et nuict devant toi » qui s'achève dans un cri de souffrance : « Enfin, o Eternel, [...] tu m'as scié par la moitié de moi-mesme » ; les bribes bibliques s'enchaînent en plaintes d'un « cour frappé à mort » : Nous allions unis à ta maison, et de la nostre, voire de la chambre et du lict faisions un temple à ton honneur. Depuis je marche exanimé comme un phantosme, ou un spectre parmi les vivants : je vay mangeant la cendre comme pain, je trempe mon boire de pleurs amers comme les eaux de Mara : mes jours s'eschappent, et je demeure comme l'herbe fauchée. Ouy, mes jours sont défaillants comme fumées, et mes os sont asséchés comme un foyer : à ces os secs ma chair est collée à force de gémissements : je suis devenu semblable au cormoran du désert, ou à la chouette qui se tient aux lieux sauvages [etc.] Plus tard, Laurent Drelincourt, pasteur à Niort, trouvera dans la récriture de psaumes, composés alors qu'il était aveugle, l'expression d'un réalisme poignant pour dire la douleur du déclin de ses forces et de sa cécité ; Corneille se consolera ainsi de sa vieillesse, et même Nicolas Foucquet de sa détention en la forteresse de Pignerol. Assez différente est une autre forme d'expansion du discours mystique, dû paradoxalement à la difficulté de parler de Dieu et de la révélation spirituelle : loin se résorber dans le silence, il se répand au contraire à tenter de dire l'indicible. Tantôt le « défaut » de la langue se réduit au balbutiement : la strophe initiale d'un des Divins eslancements d'amour (1629) de Claude Hopil, s'inspirant du prophète Jérémie, pour exprimer le mystère de la Trinité, est un exemple de bégaiement primordial, dès la première voyelle : A, A, A, je me meurs, disant A, je bégaye Comme un prophète Sainct, mais en vain je m'essaye De voir la Trinité Je la voy. je la voy. je la voy. elle est une. Elle n'est deux mais trois au sein de vérité Je voy qu'elle est trin'une. où la répétition pallie l'ineffable, par la litanie d'une recherche sans fin. Tantôt les mots soulignent leur incapacité à rapporter une expérience proprement « insensée », l'impuissance de la pensée (« la pauvrette ») provoquant au contraire une surabondance de la parole (elle « dit plus qu'elle ne vit ») : Je ne sçay que je dy, je croy que ma pensée D'avoir veu cet objet est encore insensée, Objet qui me ravit. Ne vous estonnez pas si sortant de l'extaze La pauvrette en parlant du sujet qui l'embraze Dit plus qu'elle ne vit. [...] Tantôt, enfin, l'abandon au flux verbal (les Torrents spirituels de Madame GuyoN) est l'équivalent d'un abandon à l'extase. La surabondance cherche à traduire la complétude du bonheur mystique, comme dans l'étonnant Épitha-lame de Jean de Saint-Samson, carme (1571-1636), où le débordement de paroles se fait sur des phrases longues parfois d'une page entière, pour tenter de dire « [...] l'insatieté infinie de mon appétit amoureux qui n'est ni ne sera jamais rassasié pleinement qu'en vous possédant à pur et à plein, et qu'il ne soit totalement regorgeant de vous pour redonder aux autres en une telle abondance que de les rassasier et remplir des excéz de son exubérance, etc. » dans le paradoxe d'une infinie logorrhée pour dire l'indicible : en notre commun repos et jouissance d'eux-mêmes ineffablement ineffables [...] Ah ! je deffaux totalement ! Ah ! je n'en puis plus et expire d'amour [...] en amour par dessus amour, en repos et fruition par dessus le repos et la frui-tion, en simplicité par dessus la simplicité ineffablement ineffable, en l'ineffable par dessus l'ineffable. 6. Paraphrase Depuis 1543, la magistrale traduction de Marot du « psautier huguenot » (plus de deux cent cinquante éditions différentes au XVIIe sièclE) a servi de référence et de défi aux auteurs des générations suivantes, notamment pour sa fidélité aux qualités que le cardinal Du Perron, lui-même ancien protestant et parfait connaisseur de l'hébreu, reconnaissait à « la Saincte Escriture : la simplicité et la majesté ». Dès le début du XVIIe siècle, la Paraphrase de Psaumes est pratiquée par la très grande majorité des poètes du temps : ceux de la cour, notamment de l'entourage de la reine Margot, y trouvent, autant que dans la galanterie ou la louange officielle, un terrain où exercer leur art poétique. Dans la double lignée de l'élégance de Ronsard et de l'abondance de Du Bartas, soutenus par l'idée que la célébration du Créateur justifie l'ornementation somptueuse, s'opposant à la fois au rigorisme protestant et à la « réforme » poétique voulue par Malherbe, ils y font étalage de virtuosité sous l'alibi spirituel. La liberté d'adaptation, en effet, ne va pas sans désinvolture à l'égard du texte original ; l'esprit inventif du poète cherche à se manifester dans une langue fleurie et dans une amplification systématique : apports personnels, associations d'idées, réminiscences littéraires, etc. Pour le Psaume 117, qui compte deux versets, Nervèze propose une adaptation en quarante-deux alexandrins. Jean Bertaut, le meilleur représentant de cette profusion para-phrastique entre 1590 et 1610, met en ouvre toutes les techniques d'expansion : arrêt sur les détails, retours en arrière sur une même idée ; allongements par parallélisme des propositions, redoublement des termes, redondance des tournures, périphrases déployant un appareil d'accessoire autour de l'essentiel, constellations d'expressions toutes faites et jaillissement de lieux communs. Dans la luxuriance de la syntaxe et la profusion verbale, les infiltrations disproportionnées et les pompeuses architectures qui transforment ces traductions en poèmes indépendants, se perdent à la fois la concision du texte hébreu et sa pensée profonde. Il arrive cependant que le développement paraphrastique cherche à servir le contenu. Racan, disciple de Malherbe, utilise l'expansion pour rendre les images plus intelligibles, et l'hyperbole pour retrouver la force que l'original obtient dans la concision. Autour de chaque terme donné, les équivalences et les variations synonymiques se multiplient : le simple mot de cerf (v. 34 du Psaume 17 {18) « et mes pieds comme ceux des biches ») devient : Il me donne à la fois la force et la vitesse Des ours, des elephans, des chevreuils et des cerfs L'animalité prolifère : deux strophes entières pour le seul mot « reptiles » (v. 10 du Psaume 148) finissent ainsi : Immonde engeance de Vipères [...] Cenchres, les lyons des serpens, Chersydres nageurs et rampans. Aspics aux langues inhumaines ; Chelidres tous fumeux. Dragons fils des tombeaux, Scitales endormis, emaillez Amphisbenes, Louez qui fait en vous tant de Monstres si beaux. Le baroque qui bat son plein en 1631 lui inspire des ajouts au goût du jour : ainsi, à la suite de toutes les métaphores du Psaume 101 (102), cette fantastique vision de la fin du monde où l'océan prend feu Ce superbe élément de l'onde [...] Ne sera qu'un brazier ardent L'on verra brûler les baleines Où l'on voit noyer nos vaisseaux, Et dedans ses humides plaines Floter des flammes pour des eaux La moindre allusion du texte original à quelque beauté naturelle est prétexte à des développements d'ornementation somptueuse et à un étalement ostentatoire de richesse rhétorique. Dans le Psaume 67 (68) que Godeau (1639) traduit en 440 vers (44 dizains hetérométriqueS), le verset 14 « Les ailes de la colombe sont lamés d'argent/et son plumage d'or pâle » devient : Lors que la lumière amoureuse Du beau plumage des pigeons Frappe de ses tremblans rayons L'email de leur gorge pompeuse. L'arc que le Ciel fait de ses pleurs N'a point de si belles couleurs, Le Soleil se peint sur leur aisle. Ils laissent après eux une suite d'éclairs. L'or dessus leur dos estincelle Et mille petits feux les suivent dans les airs. « J'ay quelque facilité à composer » s'excusait-il dans sa préface (« pour un jour, il fit trois cens vers en stances de dix ; le moyen que cela soit bien ! » note Tallemant des RéauX) ; mais on voit chez le même poète l'évolution vers la sobriété. En 1648, pour les mêmes mots il se contente d'une pointe : « la Colombe aux aisles émaillées / Où l'or mesle à l'argent sa brillante pasleur ». C'est en effet au milieu du siècle que la tendance à la prolifération semble se calmer, sous les critiques d'un Guez de Balzac (Socrate chrestien, 1652, chap. VII « La journée des paraphrases »), par exemple : Cela s'appelle friser et parfumer les Prophètes [...] pour donner un Spectacle de nos Mystères et de nos Saincts à des Cavaliers et à des Dames [...] Les fleurs de Rhétorique, la broderie du stile figuré, l'ostentation et la pompe de l'Escole, pourroient estre bien en un autre lieu, mais icy elles ne sont pas en leur place. À cet égard, la paraphrase du P. Le Breton, jésuite, est caractéristique de sa date de parution : 1660. Certains psaumes y sont traduits deux fois : selon le « sens littéral » et selon le « sens mystique ». Au premier il réserve les termes concis, les images rapides, et la modération « classique » ; au second, les amplifications, les images étendues sur plusieurs strophes, l'exagération ou le gonflement « baroque ». Ainsi le verset 13 du Psaume 64 (65) ...et exulta-tione colles accingentur (« les collines prennent une ceinture de joie ») devient dans la première version, littérale (« classique ») : Nos collines sous toy prennent leurs habits verds Nos sables, nos graviers se changent en herbages. Toutes sortes de biens naissent en nos Déserts. et dans la seconde, mystique (ou « baroque » ?) : En cette saison les Montagnes Ont le front arrousé des délices du Ciel, Les Torrcns de lait et de miel, De Dessus les costeaux tombent dans les campagnes : Tes Amans ont alors leur éclat merveilleux, Ton Esprit les remplit, et se repose en eux, Ds vivent tous en Joye, ils vivent en Concorde : Leurs célestes plaisirs s'épandent au dehors, Et pareils en leur cours au fleuve qui déborde, Ils enrichissent tout d'innombrables thresors. On retrouve là le « double visage » des poètes de cette génération, et le dilemme que Segrais évoque dans la préface de sa traduction de YÉnéide (1668) qui selon La Bruyère a fait « revivre Virgile parmi nous » : il écrit que le « principal but est d'imiter, mais il faut que ce soit en embellissant autant qu'il est possible », pour conclure quelques lignes plus loin par le pur classicisme : « On ne polit qu'en retranchant. » Expansions d'un psaume : le Super flumina Le Psaume 136 (137) Super flumina s'ouvre sur le mélancolique verset « Au bord des fleuves de Babylonelnous restions assis et pleurions » et s'achève dans la fureur : « Heureux qui saisira tes nourissonslpour les broyer sur le roc ». C'est un des préférés des baroques qui apprécient autant le double écoulement du fleuve et des pleurs (flumina/ flevimus dans la VulgatE) du début, que le « forcènement » de la fin. Ainsi Malleville joue dès la première strophe à la fois de la « pompe » pour ennoblir la situation et de la « pointe » pour marquer la chute : Lorsqu'après les travaux d'une guerre mortelle. Assis dessus les bords d'un rivage infidelle, Nous prenions la fraischeur des eaux et des zephirs ; Touchez du souvenir de nos tristes alarmes. Nous fistnes dans le fleuve un fleuve de nos larmes. Et meslasmes au vent celuy de nos souspirs. Ces deux derniers vers traduisant le simple flevimus : on ne s'étonnera pas qu'il faille à Malleville 37 stances de 6 vers pour traduire la totalité du psaume. Mais on peut aller plus loin, pour le même flevimus en poussant l'amplification par l'hyperbole, même chez des modérés. Ainsi le malherbien Geuffrin « Le torrent de nos pleurs faisoit croistre les flots », ou le réformé Conrart : Deux fleuves contestoyent la grandeur de leur course L'un celuy de l'Euphrate et l'autre de nos pleurs [...] Quant aux deux derniers versets, ils donnent toute une strophe chez Racan, pourtant un calme, disciple de Malherbe : Que brisez contre terre ou contre les murailles On les voit estendus, privez de funérailles Sans pouvoir discerner leur âge ni leur rang Q'un soldat inhumain de leur teste se joue ; El que sur le pavé ne paroisse autre boue Que leurs os écrasez, leur cervelle et leur sang. Sans doute une telle complaisance ne se trouve-t-elle pas chez les chrétiens convaincus, d'un bout à l'autre du siècle ; d'Aubigné, l'auteur des Tragiques, reste sobre (« Pour les froisser brisés contre la pierre dure »), et Fénelon présente la plus sticte rigueur de traduction : « Sur la pierre les brisera. » |
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