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Thème, figure, épisode : genèse des aubépines






Raymond e Debray-Genette



On a longtemps traité les descriptions de Proust comme des objets finis et sécables, comme des sortes de cocons tissés de métaphores, stylistiquement clos. Les plus célèbres, comme M. Bardèche le remarque, font partie d'allu-vions anciennes sans cesse amplifiées et cimentées. Or « ce sont les additions les plus proustiennes qui prennent place le plus difficilement dans le roman... Leur disposition dans les cahiers de brouillon les fait apparaître comme des « couplets » que l'écrivain tient en réserve et transfère avec la plus grande fantaisie d'une place à une autre et parfois même d'une partie à une autre de son roman ' ». Il y aurait là un paradoxe chez un écrivain si soucieux de la composition de son ouvre. En fait, la lecture de ce que Maurois appelle des « morceaux de bravoure » tels qu'on les trouve dès les Plaisirs et les Jours (1896) montre que c'est justement dans leur montage et leur construction interne que se trouve leur aptitude à un déploiement romanesque. Telles seront à leur naissance les irritantes aubépines.



Notre propos est de les suivre dans leur cheminement le long de cette haie que va former pour elles, mais aussi à partir d'elles, le texte proprement narratif de la Recherche où elles vont se trouver insérées et enserrées. Nous déplacerons ainsi, il se peut, les problèmes de la description tels que les posaient, à partir de prémisses différentes, deux excellents théoriciens de la description naturaliste, et plus précisément zolienne 3. A la question de P. Hamon « A quoi sert une description? », question qui suppose que l'on aille de l'effet à la cause narrative, nous voudrions substituer, car telle est la particularité chez Proust, la question « Comment naît et se développe une description? », suivant ainsi un chemin inverse : un texte est là, fondamentalement descriptif en apparence; que lui ajoute son insertion dans un récit? Qu'avait-il à dire (et avait-il à dire?) qui fût déjà narratif '? En d'autres termes, la description proustienne relève-t-elle de Vekphrasis ou de l'eisphrasis?

Il n'est pas aberrant de comparer ce que les théoriciens ont écrit de la description naturaliste et les réflexions qu'inspirent les pratiques proustiennes. Le narrateur lui-même s'est défini dans le Temps retrouvé par rapport à la littérature réaliste et contre elle; plus précisément contre la description réaliste, « misérable relevé de lignes et de surfaces ». Il n'est pas un objet, un être, dit le narrateur, qu'on puisse voir et connaître directement, et par conséquent décrire d'après nature. La « littérature de notations » ne peut prétendre qu'à noter quand elle croit dénoter. D'où le règne, chez elle, de la nomenclature dont font état P. Ha-mon et P. Bonnefis : elle peut épuiser les mots, le lexique, et non le rapport des mots aux choses. Au contraire, la voie de la littérature, toujours selon le narrateur, est essentiellement de se détourner de son objet, avant de se retourner vers lui. La métaphore, la métonymie, mais aussi une variété de synecdoque qu'on a rarement soulignée chez Proust, sont par excellence les moyens de ce détour obligé, de ce transfert. Elles décrivent même généralement, au sens psychanalytique du terme, un objet transférentiel2. Au reste, c'est à propos de la description justement (« On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera... ») que le narrateur entreprend de définir les procédés nécessaires de ce qu'il appelle une « métaphore ». Il n'empêche que Proust, comme tout romancier, doit obéir aux contraintes du récit, celles qui l'obligent à assurer à un sens sa conservation, tout en poursuivant sa transformation. Il n'échappe pas même, nous le verrons, à certains topoï descriptifs. Mais si l'on reprend le problème posé par P. Hamon : « comment faire « collaborer » sémantiquement l'une part ce qui est tout entier soumis au mode syntagma-tique (le récit comme algorithmE), et d'autre part une unité entièrement préorganisée sous forme de paradigme (l'objet à décrire n'étant que la liste, la nomenclature, le lexique prévisible de ses éléments constituants et de leurs prédicats vraisemblableS) ' », la genèse des textes proustiens nous apprend que la description naît du choix du paradigme, non pas du choix syntagmatique. A vrai dire, comme la recherche du paradigmatique est le sujet même de la Recherche, tout paradigme appartient de fondation à la diégèse qui n'en est qu'une effiorescence, une ramification. La fleur ne naît pas de l'arbre, mais l'arbre de la fleur.



En l'occurrence, l'aubépine. Même travail pourrait être entrepris, ou l'a été, mais d'un point de vue moins narratif, sur les nymphéas, ou les clochers, ou la lanterne magique.

Aussi loin qu'on remonte, dans l'état actuel de nos connaissances des textes, c'est-à-dire si l'on remonte à ces descriptions qui sont autant d'embryons romanesques dans les Plaisirs et les Jours, il n'est pas un objet qui ne soit associé à d'autres objets, dans une série de juxtapositions qui forment un réseau sans constituer encore un système. Néanmoins il est clair qu'il s'agit, dans un même geste d'écriture, de rapprocher et en même temps de dissocier. Explorer, approfondir, désimpliquer ce double geste augurai de l'écrivain, à la fois synthétique, antiromanesque et analytique, propre à la germination narrative, telle sera notre première démarche. Nous choisirons nos exemples dans les Regrets, rêveries couleur du temps, titre qui associe dans ses termes mêmes l'achronie et la diachronie fondamentales pour la composition proustienne. Dans le texte intitulé Versailles ', il n'y a pas encore d'aubépines. Mais nous nous y intéresserons pour deux raisons. La première est qu'il commence par un système oppositionnel qui s'inversera dans la Recherche: Versailles renvoie à la Normandie, comme Combray à Balbec et à Paris. Tout lieu est déjà le lieu d'une contre-épreuve sur le chemin de la connaissance. Notons-le en passant, non seulement l'espace, mais aussi le temps sont pris à rebours : ici l'automne fait surgir un printemps; dans la Recherche, une fois renvoyé à Combray, le narrateur parlera du printemps, des printemps, auxquels répondront tel automne, tous les automnes, l'automne de sa vie qui est aussi le printemps de l'écrivain à venir. La Recherche s'écrit grosso modo dans un sens chronologique, mais s'effectue dans l'autre sens, à rebours. Et c'est le va-et-vient qui est l'essentiel. L'autre raison est plus centrale. Je, le narrateur, déjà, se promène dans un Versailles automnal, « grand nom rouillé et doux, royal cimetière de feuillage.» »; or, sur ce cimetière tout odorant de buis « comme au dimanche des Rameaux », passe et fleurit encore « la voûte légère d'un petit pont de géranium blanc ». C'est bien un pont dans tous les sens du terme. Un printemps s'inscrit en surimpression à un automne, juxtaposé comme une erreur de la nature, erreur toute temporelle qui entraîne une mémorisation prolepti-que :



Certes, depuis que j'ai respiré le vent du large et le sel dans les chemins creux de Normandie, depuis que j'ai vu briller la mer à travers les branches de rhododendrons en fleurs, je sais tout ce que le voisinage des eaux peut ajouter aux grâces végétales.



Quelques motifs fondamentaux se dégagent : les fleurs de terre annoncent la mer; leur trait d'union, c'est le vent. Tout voisinage est « transversal » (« à travers »). Toute limite de tout règne, minéral, végétal, animal, humain, est à la fois démarcative et démarquée. Une contiguïté mentale peut seule aider à dégager une similarité. De là qu'un géranium blanc, comme l'aubépine, évoque une jeune fille :



Mais quelle pureté virginale en ce doux géranium blanc, penché avec une retenue gracieuse sur les eaux frileuses, entre les quais de feuilles mortes.



Tout effort de connaissance passe par la perception de la différence et de la ressemblance, premier effort vers une unité hors de l'épreuve du temps.

Puisque le vent est une sorte d'Hermès, suivons un instant ce messager dans Vent de mer à la campagne*. Le titre même met en évidence le besoin impérieux de l'opposition, de la contre-opposition antithétique qui fonde toute métaphore ou comparaison proustienne. « Au jardin, dans le petit bois, à travers toute la campagne », passe le vent.



Ce pêle-mêle de vent et de lumière fait ressembler ce coin de la Champagne à un paysage du bord de la mer. Arrivés au haut de ce chemin qui, brûlé de lumière et essoufflé de vent, monte en plein soleil, vers un ciel nu, n'est-ce pas la mer que nous allons apercevoir blanche de soleil et d'écume?



Suit un peu plus loin la même comparaison filée, comme naturalisée dès lors :



La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend d'invisibles voix s'enfler, d'invisibles drapeaux claquer dehors.



Même système que dans le texte précédent : un lieu ne se saisit qu'appelé par un autre. Cet appel implique un interpellé. Or, dans ces descriptions faiblement diégétiques des Plaisirs et les Jours, l'interpellé est peu marqué, au contraire de l'interpellateur qui lit le paysage. Une jeune fille (?) anime, rétrospectivement déjà, le paysage :



Comme chaque matin, vous étiez venue, les mains pleines de fleurs et de douces plumes...



L'épigraphe qui semblait un pur ornement frontal, d'une grâce et d'une coquetterie décadentes, fait souche dans le texte. Elle disait :

Je t'apporterai un jeune pavot, aux pétales de pourpre Théocrite, le Cyclope.

Mais le vent, le vent de la concupiscence ', a tout transformé et détruit :

Les plumes tremblent à mon chapeau, le pavot s'effeuille à ma boutonnière, rentrons promptement.

L'offrande a fait naufrage. Dans la Recherche, le pavot deviendra coquelicot, simple pavot-des-champs, comme Saint-André, mais il gardera sa connotation sexuelle, sa valeur narrative (fleur qui engendre la mer et la femme, à moins qu'elles ne l'enfantenT).

En fait, l'épigraphe ne figurait ni dans le manuscrit, ni dans l'exemplaire dactylographié. Comme toutes les introductions, elle n'a pu s'écrire qu'en conclusion. Sans vouloir lui faire un sort trop important, disons que cette référence à Théocrite et aux poèmes alexandrins nous renvoie à un genre à la fois lyrique et narratif. Chaque « poème » des Regrets n'est pas seulement un tableau, mais aussi une narration, une sorte d'épyllion, d'épisode secondaire anticipant sur la grande épopée à venir, la Recherche. Il suffit de se référer au texte xvm qui est déjà un véritable fragment du roman, mais dont le titre est trompeur : Tableaux de genre du souvenir1. A la limite, on pourrait prétendre, en étudiant de près chacun de ces textes, qu'il n'y a pas un seul « couplet » dès la naissance de l'ouvre proustien, à moins de redonner à ce mot son sens plein : qui s'accouple, qui est organiquement composé pour s'accoupler et produire ensemble.

Les aubépines apparaissent dans le paysage proustien dès les Plaisirs et les Jours. Les deux textes précédents nous préparent à les rencontrer du côté de la mer plutôt que de la terre, dans le fragment xxix intitulé Marine1. Elles sont les fleurs de l'annonce en même temps que des retrouvailles :



Les paroles dont j'ai perdu le sens, peut-être faudrait-il me les faire redire d'abord par toutes ces choses qui ont depuis si longtemps un chemin conduisant en moi...



Elles rencontrent le narrateur dans une posture intellectuelle et affective que nous retrouverons à chaque épisode marquant de la Recherche :



Je suivrais un chemin d'aubépines, bien connu jadis, avec attendrissement, avec l'anxiété aussi, par une brusque déchirure de la haie, d'apercevoir tout à coup l'invisible et présente amie, la folle qui se plaint toujours, la vieille reine mélancolique, la mer.



Anxiété, attendrissement, brusque déchirure, brusque reconnaissance en même temps, car la mer n'est que le prolongement de la terre («jaune sous le soleil comme un grand champ de boue2 »), telle est la voie qu'ouvrent les aubépines et leur effet merveilleusement nommé « hay fever » dans Pastiches et Mélanges.

Dans ce troisième article sur Ruskin 3, Proust s'efforce de distinguer le véritable plaisir esthétique de l'idolâtrie esthétique qui consiste à n'aimer dans la réalité que ce qui a déjà été magnifié par quelque écrivain ou peintre antérieur, idolâtrie qu'il attribuera plus tard à Swann et à Charlus. Cherchant un exemple personnel d'initiation à un authentique plaisir esthétique, plaisir qui ne va pas sans douleur, c'est à l'aubépine qu'il le demande :

Il n'est pas dans la nature de forme particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beauté infinie qui a pu s'y incarner : pas même la fleur de pommier, pas même la fleur de l'épine rose. Mon amour pour elle est infini et les souffrances (nay feverj que me cause leur voisinage me permettent de leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui n'est pas à la portée de tous.



Donc il n'ornera pas sa chambre de tableaux représentant des aubépines (tel sera le doux péché de la grand-mèrE).

Je ne collectionnerai pas les images de l'aubépine. Je ne vénère pas l'aubépine, je vais la voir et la respirer.

L'aubépine est bien - ce texte de 1900 le confirme - un objet herméneutique par excellence, de ceux dont J.-P.

Richard décrit le fonctionnement, car il est de ceux qui donnent accès à un plaisir artistique qui n'est pas « de tête », mais tout de corps : on voit, on respire, on étouffe.

Cependant elle est encore indifféremment blanche ou rose; elle a pour rivale la fleur de pommier. A partir de la constitution de l'ouvre romanesque proprement dite, à commencer par Jean Santeuil, elle s'offrira d'abord en association avec d'autres fleurs, puis lentement émergera du lot, nommée, isolée. Plus s'affirmeront son unicité et sa spécificité, plus profonde sera son insertion narrative et plus étendu son rayonnement signifiant.

L'arrivée à Etreuilles est marquée par une série de reconnaissances, celle de la petite ville, de la chambre, du parc, des haies fleuries; autant de fragments en apparence descriptifs plus que narratifs. Mais il y a une différence sensible entre les deux fragments Lilas et Pommiers, Lilas et Aubépines, et celui consacré à l'Épine rose. Dans les deux premiers, deux espèces sont accouplées, qui forment de micro-paradigmes, fleurs mauves opposées aux fleurs blanches ou roses, fleurs orientales opposées aux fleurs normandes. Le système associatif du faire-valoir (« Mais rien ne valait... ' ») est déjà en place, mais non pas le système dissociatif au sein d'un même genre. L'idée générale qui commande ces trois fragments reste celle d'un apprentissage cognitif et esthétique, qui est un apprentissage de soi-même. Chaque fleur doit devenir un être particulier, le spectateur ne doit pas s'arrêter au simple relevé des couleurs, « au satin blanc de la fleur blanche, au vernis vert de la fleur verte ». C'est qu' « il semble que ces fleurs blanches qui se suivent le long de l'espalier aient une expression morale, soient comme la figure d'un temps de notre vie que nous venons de rencontrer et que nous reconnaissons ». Les pommiers offrent cette analogie avec l'aubépine de comporter des fleurs blanches au cour rose.

De sorte que la seconde version, Lilas et Aubépines2, pourrait sembler un doublet du fragment précédent, les pommiers étant remplacés par : les soixante aubépiniers arborescents de la taille d'un-pommier ou d'un cerisier, qui faisaient cercle autour de la pièce d'eau.



Notons au passage qu'ils sont au cour du petit monde de Jean : ils ne sont plus (les Plaisirs et les Jours ou Pastiches et MélangeS), ou pas encore de nouveau, une voie d'accès vers un objet du désir toujours reculé 3. Se détachant des lilas, les aubépiniers ont une particulière façon de prendre leur autonomie *. Ici, la description, bien qu'assumée par le héros, ou plutôt focalisée sur lui, dépasse en savoir ce qu'un enfant peut saisir. On peut, à la rigueur, attribuer à sa sensibilité l'anthropomorphisation des plantes qui apparaissaient avec leurs longs bras horizontaux, leurs mains fines et tendues, attachées, nouées d'innombrables pompons de fleurs roses leur valorisation en tant qu' « arbre de fête » (voilà deux motifs nouveaux qui ne quitteront plus les aubépineS), mais sait-il ce que sont « des houlettes Louis XVI » dont les rameaux sont pomponnés? Première approche du thème de l'art qui se diversifiera en rococo et flamboyant. En revanche, les voies d'une future épiphanie sont préparées doublement. D'abord l'enfant s'applique à distinguer les variétés d'aubépines (ici l'étymologie n'a pas force de loI) : « roses » « rouges couleur de vin avec une marque blanche »; puis des rouges mais aux fleurs doubles et des blanches « avec des fleurs doubles aussi ». Signe plus décisif, les aubépines sont traitées comme des Noms de pays ou des Noms de personnes, mais en inversant la démarche définie dans la Recherche. Au lieu qu'un nom s'emplisse d'imaginaire avant de s'incarner dans quelque individualité rencontrée ensuite, c'est ici l'individualité qui se déploie avant que le nom ne vienne la recouvrir et surtout fixer en un signifiant unique l'errance de sa substance :



Qu'est-ce que c'est? demanda Jean - Ce sont des aubépines, répondit le jardinier, comme dans un jardin zoologique on dit « ce sont des phoques ». - Tous? - Oui, tous des aubépines. Et il y a bien quelque chose, en effet, qui donne l'idée d'une personne, d'une race à part, d'un genre.



Nommer les aubépines, ce n'est pas augmenter l'étendue du lexique usuel enfantin, c'est au contraire séparer, individualiser, valoriser. Les aubépines sont aux fleurs ce que Gilberte sera aux petites filles et M"* de Guermantes aux grandes dames. Il y a un genre : les arbres; une race : les aubépines; reste à spécifier l'espèce (la définition des mots race et genre est ici proprement proustiennE). Le travail de la description proustienne est ici comme à l'état brut et embryonnaire. Loin d'être une description naturaliste et naturalisante, elle agit, à condition de dénaturer, du végétal à l'homme, et de décomposer, du naturel à l'art. Dans le même temps, le travail de focalisation, ou, si l'on veut, d'investissement, s'inscrit dans les objets. La méthode est trouvée : l'objet est une sorte d'ouverture, d'appel à cet investissement :



Chacun de ces arbres, sa saison venue, sans se soucier de ses voisins les lilas, sans tenir compte des marronniers, par une sorte d'instinct obscur de génie fixe, montre, le temps venu, rougit, fait éclater, ouvre... (inachevé).



Le fragment sur l'Épine rose1 offre presque tous les motifs qui régiront l'exploitation finale, sauf celui de la jeune fille, il est vrai remplacé par celui, combien plus révélateur, de la mère. Les aubépines ne conduisent pas à la mer, elles sont au long d'un chemin et soudain « arrêtent » Jean. Au motif de la fête « à la gloire du Printemps », vient s'ajouter un élément nouveau et capital, le motif de l'église et du reposoir. Par une sorte de syncrétisme, à la fête païenne s'associe la fête catholique :



Comme ces serviettes blanches des pieuses dames de la ville étendues sur des planches et couvertes de vases de fleurs, au milieu des rues, sont devenues des nappes d'église le jour de la fête de Dieu, la clôture des bois près de laquelle Jean passait en ce moment semblait un autel rustique élevé à la gloire du Printemps par la piété de la nature.



Le récit dans Jean Santeuil, dans la mesure où on peut en déceler le dessein, impose la primauté de la promenade, de la découverte ou redécouverte de la nature, et c'est seulement par analogie qu'intervient le comparant religieux. Mais il s'agit là, nous en aurons la preuve, de ce que J. Ricardou appelle une « métaphore structurelle » (mieux vaudrait dire ici comparaisoN), susceptible d'organiser, comme le dit R. Barthes, une « syntaxe métaphorique », « parce que la métaphore, contrairement à ce que la rhétorique a longtemps pensé, est un travail de langage privé de toute vectorisation ' ». Plus exactement il faudrait dire à vectorisation multiple, comme nous le verrons plus loin. Dans ce texte, la métaphore n'est pas encore doublée d'une métonymie, mais en revanche d'un système synecdochique qui semble devoir rester assez constant dans tout l'ouvre de Proust.

Durant l'apprentissage du jeune héros, l'aubépine fonctionne comme la synecdoque du genre pour l'espèce2, puis il apprendra à élire et lire l'espèce pour le genre, l'épine rose, qui va réunir en elle l'essence d'une forme à la fois métaphorique, synecdochique et, déjà, métonymique3. En effet, sur l'épine rose que Jean a élue, dès sa plus tendre enfance, parmi tous les arbres en fleur, se trouvent reversées, métaphore et métonymie jouant ensemble, toute la ferveur et la solennité religieuses :



Plus loin, dans l'ombre où elle se plaît à grandir, cette ombre mystérieuse des jours ensoleillés qui ressemble à l'ombre des églises, l'épine rose faisait luire, comme luisent les châsses dans les chapelles obscures, le rosaire vivement rosé, presque rougi, de ses fleurs merveilleuses.



Le narrateur s'interroge alors sur les raisons de cette prédilection. Elles peuvent être d'ordre métaphorique :



Les fleurs si composées et si colorées ont l'air de fleurs de fête. d'ordre métonymique :



En effet souvent à l'église pendant le mois de Marie il en avait vu les branches coupées tout entières dans les vases de l'autel. d'ordre synecdochique :



Était-ce qu'ayant vu auparavant de l'épine blanche, la vue d'une épine rose et dont les fleurs ne sont plus simples mais composées le frappa de ces deux prestiges de l'analogie et de la différence qui ont tout pouvoir sur notre esprit?



Nulle part peut-être mieux que dans ces quelques lignes on ne voit se décomposer le fonctionnement proustien : un objet ou un être ne se comprend qu'une fois isolé de sa catégorie, mais aussi relié à des objets analogues, enfin au « génie du lieu » qui l'habite. Tout naturellement le phénomène de remémoration, volontaire ou involontaire, ne peut se dissocier de celui de l'épiphanie, car ils reposent tous deux sur des associations. Ici le narrateur explore plusieurs associations possibles : le fromage blanc à la fraise, une branche déposée dans sa chambre de malade, la lecture du Capitaine Fracasse les jours chauds de printemps. Ou bien « il l'aima de lui-même ». Ou si quelqu'un le lui fit aimer, ce put être son grand-père fermier, ou le jardinier - qui lisait les romans de Xavier de Montépin! -, ou peut-être sa mère. Ici le texte est d'une confusion suspecte. Le narrateur semble dire qu'elle n'aimait ni les bêtes, ni les plantes. Néanmoins elle apporta dans la chambre une branche d'épine rose offerte par le jardinier et ce jour-là, d'un mot irraisonné, détourna au profit de l'épine rose les flots d'amour et d'adoration dont était gonflé le cour de Jean sans qu'il sût de lui-même les répandre et les conduire...



Ce qui est dit clairement, à tout le moins, c'est le caractère transférentiel de cet objet. Plus tard, les aubépines conduiront à des jeunes filles, mais cela ne changera rien à leur fonction. Elles seront désormais liées à la sensualité et à la sexualité. Rien d'étonnant donc si pour évoquer de tels objets se concentrent toutes sortes de figures dont on ne peut dire ni qu'elles sont purement descriptives, ni qu'elles sont purement narratives. Elles s'engendrent l'une l'autre, elles sont comme métaboliques les unes par rapport aux autres. Prendre la partie pour le tout, c'est laisser surgir un troisième terme, généralement une qualité sensible, qui permet de passer de l'une à l'autre; mais c'est aussi découvrir qu'un tout n'est pas la totalité, il est un fragment d'un autre tout qui ne se laisse à son tour jamais posséder en son intégrité '.

Avant de quitter Jean Santeuil pour entrer enfin dans la Recherche, nous nous arrêterons encore un instant auprès d'un bourdon. Dans un fragment sur le Camélia, construit de la même façon que celui sur l'épine rose, les aubépines sont associées à l'arbre luxueux, et définitivement liées à la thématique religieuse :



Tout le long du parc, les fines chapelles dentelées que sont les haies disparaissaient, comme il convient au mois de Marie, sous les guirlandes roses des épines roses, sous les branches d'aubépine blanche, mêlées comme dans une offrande tressée avec goût avec les fleurs des églantiers.



Chapelle, mois de Marie, offrande, voilà les aubépines chargées d'une sorte de pouvoir sacré, pour ainsi dire provocant, car leur odeur était si « forte qu'on en était presque affolé ». On les regarde en un silence recueilli dans lequel on pouvait entendre le gros bourdon noir dire ses oraisons dans le tabernacle des églantines d'où on n'apercevait plus que son dos noir.



Désormais l'animal sera par métonymie associé à l'odeur des aubépines dans des hypallages du type « tout bourdonnant de l'odeur des aubépines ». Ici naît le premier exemple de conjonction entre un bourdon et une fleur, aubépine ou orchidée. L'opération se situe dans un contexte religieux et sacré. Ainsi le narrateur pourra-t-il parler, sans forcer, de « miracle », à propos de la conjonction de Charlus et de Jupien '. Pour en rester aux fleurs proprement dites, il n'en est pas qui ne soient chargées d'assurer une mission sexuelle; elles sont toutes des organes de transmission et de « liaison », dans tous les sens du terme, bien avant même que Proust n'écrive la Recherche.



C'est dans les Cahiers préparatoires à l'ouvre que s'opère la germination complète de notre motif. Il s'agit d'examiner si leur insertion dans une ouvre fortement construite du point de vue narratif change l'orientation thématique, plus encore si l'organisation structurelle, et plus précisément figurale, perçue dans chacune de leur apparition précédente, a force de loi narrative.

Nous avons la chance de pouvoir lire maintenant, grâce à la publications des Cahiers Marcel Proust, des extraits des cahiers iv et vn, brouillons où s'élabore la construction des Deux côtés de la Recherche. Nous nous référerons au texte établi par Claudine Quémar et à son commentaire qui est un modèle d'étude génétique3. Elle date la rédaction du cahier iv de la fin 1908 et début 1909. Deux points de ce brouillon touchent à notre sujet. L'un, qui frappe tout lecteur, commenté par C. Quémar, c'est la «disproportion dans le premier segment, entre les développements consacrés à l'un et à l'autre des deux côtés. Sur un ensemble d'une dizaine de pages, une à peine se rapporte à la promenade vers Méséglise ». Laissant ici de côté les raisons de cette disproportion, nous constaterons que Sw3nn appartenait alors au côté de Villebon (GuermanteS), au côte du Loir (la VivonnE), au côté des lilas. Et pour la première fois dans un texte proustien apparaît MUe Swann « à la porte du parc dans une petite robe capote rose ».



... Nous prîmes le chemin de Villebon qui longe un moment la clôture du parc. Et elle de l'autre côté de la haie d'aubépines prit le même chemin II me || regardant toujours sans sourire, puis le chemin divergea, elle s'arrêta, continua à regarder, puis enfin, se décida à s'en aller, et je voyais au loin la petite capote étoile || entre les arbres || comme dans ces paysages de Hollande sur un canal invisible, la petite voile rose qui diminuait à l'horizon (p. 167).



Plus qu'à un côté géographique ou à un autre, l'aubépine appartient d'abord à M11' Swann, à une jeune fille qui a déjà un nom, pas encore un prénom, et surtout une robe/capote/voile rose. Fille de la dame en rose, elle est thématiquement fille de l'épine rose et fille de la mer. C'est dans ce même texte que le narrateur définit avec force le rôle du lieu comme point d'enracinement affectif des objets plus que des êtres, et donc comme facteur d'individuation :



Car une femme peut changer de domicile, un lieu aimé ou désiré ne le peut pas. La place c'est pour les choses la marque la plus forte de leur individualité... Mais l'emplacement pour les lieux c'est ce qui signifie : c'est la personne même (p. 171).



Du côté de Méséglise le narrateur pour la première fois a « aimé les bleuets et les coquelicots, les fleurs de pommier ».

Mais c'est du côté de Guermantes que j'ai commencé à aimer l'aubépine, puis, avec une joie plus grande encore, avec une couleur de plus, l'épine rose, comme après avoir aimé un morceau au piano on l'entend à l'orchestre.

C. Quémar le souligne, il ne s'agit pas « d'ébauches d'un roman du souvenir », mais de « l'histoire d'un esprit » et les aubépines, au même titre que les nymphéas et les roseaux, sont des plantes intégrées à cet apprentissage. Bien plus, le système général de correspondance est en place, celui qui permet de dégager l'essence commune » : le blanc et le rosen'ont pas en eux-mêmes, du point de vue narratif, une valeur absolue, mais ils sont les termes communs et différentiels qui permettent de saisir le passage d'une étape à une autre. L'aubépine est à la sonate de Vinteuil ce que l'épine rose est au quatuor. Car si le texte du cahier iv dit « morceau au piano » et « morceau à l'orchestre », une note du cahier LVII, dont H. Bonnet transcrit le texte ', indique que la révélation qu'apporte la mémoire involontaire doit être liée à celle qu'apportent les épiphanies. II est difficile d'en abréger la citation, tant elle est, comme l'écrit Proust, « capitalissime » :



Je pourrai sans doute quand j'ai compris ce qu'il y a de réel dans l'essence commune du souvenir et que c'est cela que je voudrais conserver (mais ne sachant pas encore que cela se peut par l'art, sachant seulement que cela ne se peut ni par le voyage, ni par l'amour, ni par l'intelligencE) dire que j'entends à travers la porte un quatuor de Vinteuil... Comme jadis à Combray quand ayant épuisé les joies que me donnait l'aubépine et ne voulant pas en demander à une autre fleur, je vis, dans le chemin montant de Tansonville, un centre de nouvelle joie naître pour moi d'un buisson d'épine rose, ainsi n'ayant plus de joie nouvelle à épouser dans la sonate de Vinteuil, je sentis tout d'un coup en entendant commencer le quatuor, que j'éprouvais de nouveau cette joie... et la ressemblance s'achevait dans ce que le début si différent de tout ce que je connaissais de ce quatuor s'irradiait, flambait de joyeuses lueurs écartâtes; c'était un morceau incarnadin, c'était la sonate en rose!



La comparaison fait comprendre au héros cette « nécessité de notre esprit de ne sentir la pure saveur d'une chose que quand elle est exprimée par une autre ».

Nous renvoyons pour toute cette note au commentaire averti d'Henri Bonnet, mais elle confirme pour nous l'idée que les aubépines sont une pièce indispensable à la construction et à la compréhension de toute la Recherche. Pourtant, c est une pièce encore incomplète, tant il est vrai que la structure générale d'un roman, telle qu'elle est théorisée par un écrivain dans ses notes, et même dans son ouvre, ne coïncide pas forcément avec les structures narratives qui se dégagent de la lecture du texte final.

Le cahier XII est daté par C. Quémar de mai-juin 1909. Dans une première partie, Swann appartient encore au côté de Villebon-Guermantes, et donc on y retrouve le chemin « tout bourdonnant de l'odeur des aubépines » (hypallage dont le texte de Jean Santeuil sur l'épine rose nous donne la première version explicative '). * La petite Swann » est un peu perdue au milieu des fleurs toutes bleues : lilas, pervenche, lobélia et myosotis. « Elle avait elle-même les yeux singulièrement bleus 2. » Elle n'est pas encore la jeune fille aux aubépines. Le chemin va vers la campagne; le vent « venu de Chartres » balaie les blés, « les pommiers les bleuets, les coquelicots, les trèfles violets ». Les fleurs sont encore un peu vagabondes, comme la promenade. A partir de la page 37T, le système des deux côtés, et non plus des deux promenades, va se mettre en place. Il nous faut ici simplifier. Disons qu'en faisant passer Swann du côté de Méséglise, le narrateur y fait passer avec lui les aubépines :



Le côté de Méséglise, tout en champs élevés au-dessus de la ville et étendus à l'infini a fait [| à jamais || pour moi, des bleuets, des coquelicots, de la fleur du pommier, de l'aubépine, quelque chose de bien différent des fleurs qu'une femme du monde prétend aimer... (p. 26).



Les pommiers et les aubépines rivalisent encore en se réunissant3. Les aubépines ne devront leur triomphe final qu'à leur liaison « avant-textuelle », si l'on peut nommer avant-textes les Plaisirs et les Jours et Jean Santeuil. où naissent la thématique religieuse et ses ressources transfor-mationnelles. Ce partage des côtés devient aussi un partage entre la terre et l'eau :



Si II je ne peux plus concevoir la nature sans aubépines, je ne peux plus non plus la concevoir sans rivière.



Aux aubépines répondront désormais les nymphéas. « Le parc Swann », « jardin terrestre », dit C. Quémar, ne vient plus altérer « l'essence aquatique du côté de Guermantes ». Et pourtant, c'est le côté de Méséglise qui annoncera Balbec, lieu marin rêvé et désiré à partir de ce qu'en diront Swann et Legrandin au héros. Nous retrouvons ici la structure originelle et fondamentale de Versailles et le rôle d'entremetteur dévolu au pavot dans Vent de mer à la campagne. Le revoici, héraut de Méséglise et de Balbec : la vue de la petite flamme de toile rouge d'un coquelicot II hissée en haut de son cordage vert et II claquant au vent II contre sa bouée noire et graisseuse sur un talus, me fait battre le cour.



En revenant aux analyses précédentes, on comprend comment une sorte de structure mentale, fonctionnant par différence et analogie, s'incarne peu à peu dans un texte qui devient de plus en plus narratif. Car nous apprenons ' que, dans l'état primitif du roman, « les souvenirs relatifs aux vacances au bord de la mer (ce qui deviendra les Jeunes Filles, deuxième partiE) suivaient immédiatement l'évocation des vacances à Combray : diptyque des vacances enfantines et des vacances adolescentes ». Le coquelicot est à l'aubépine par son caractère terrestre et champêtre, mais aussi par son aptitude à rendre sensible le rôle d'un vent qui pour l'instant vient de Chartres (et donc de Mlle SwanN), plus tard ira à la mer et à toutes les jeunes filles. Car s'il est vrai que Méséglise apportera au héros des révélations d'ordre sexuel, et Guermantes des révélations d'ordre artistique, il est un lieu commun où les deux côtés vont se rencontrer pour la première fois, c'est Balbec, lieu où le héros s'initiera à l'art (ElstiR) comme à l'amour (AlbertinE). En revanche il manque encore ici le rôle de l'église, je veux dire l'église par excellence, le centre d'où partent les Guermantes aussi bien que les Swann, Saint-Hi-laire. Or un texte du cahier xxvi, recopié par M. Bardè-che ', semble nous livrer comme éparses ce que le narrateur appelle des images de Méséglise.

C'était un clocher que j'avais vu filer dans le lointain, une fleur sauvage, une tête de jeune fille.

Ces images ne se laissent pas peindre par la plume, non plus qu'expliquer par l'intelligence :

Et c'est ainsi que les ateliers de mon passé se sont encombrés de clochers, de têtes de jeunes filles, de fleurs fanées, de mille autres formes en qui toute vie est morte...



Gilberte n'est pas encore imaginée devant le porche d'une cathédrale, son parc n'emprunte pas encore à l'art gothique ou rococo. Pour que s'établisse la liaison définitive, du point de vue narratif, entre l'église, la fleur et la jeune fille, deux éléments peuvent avoir joué. L'un relève des formes de l'imaginaire : clocher, jeune fille, fleur offrent la même image pédonculaire. Cette association a certainement joué dès les premiers essais, mais Proust ne s'est pas encore avisé que les notions de sacré et d'interdit susceptibles d'affecter les deux premiers objets2 pouvaient s'allier à ce sacré dont il avait déjà gratifié les fleurs du mois de Marie. Les conséquences de cette liaison vont commander maintenant le texte final.



Dans la Recherche proprement dite, telle qu'elle fut éditée en 1913 (DCS), le romancier se fait maître d'ouvre. Les trois "figures descriptives principales qui peu à peu ont construit ce que nous n'appellerons plus le motif des aubépines - dans la mesure où son contenu thématique est beaucoup moins puissant que son contenu narratif - mais les épisodes (il y en a quatre importantS), ces trois figures, métaphore, métonymie et synecdoque, trouvent leur fonction proprement diégétique '. C'est-à-dire que même si du point de vue génétique elles sont premières - encore que nous croyions avoir souligné combien les premiers «épyl-lia » des Plaisirs et les Jours étaient narratifs autant que descriptifs -, dans le texte romanesque final, ce sont les nécessités du récit qui les gouvernent. En particulier, c'est la causalité qui les commande, fût-ce cette pseudo-causalité qui fait prendre la consécution pour la conséquence 2.

La première apparition des aubépines 3 se situe dans le cadre d'une narration itérative, celle de ces fameux samedis à Combray, événement irrégulier dans le cadre d'une vie régulière, offrant lui-même une nouvelle régularité. Parmi les samedis où un ignorant arrivait avant l'heure du repas et s'étonnait de voir la famille déjà à table, d'où les récits « épiques » de Françoise, il y a tous les samedis du mois de mai où la famille sortait après le dîner pour aller au « mois de Marie ». Il nous faudra être attentif, pour bien sentir la valeur narrative de tel ou tel épisode des aubépines, soit à la spécification de l'itération, soit au brusque passage de l'itératif au singulatif, à l'intérieur même d'une itération générale. Par un curieux mélange de paganisme et de christianisme, le samedi, pourvu qu'il fût de mai, était un jour doublement marqué : on y allait au marché (de Rous-sainvilie-la-maudite!) et on y allait à l'église; on nourrissait son corps et son âme. Encore y avait-il des samedis de mai plus marqués de ce double caractère profane et sacré, ceux des samedis-de-mai-oû-l'on-rencontrait- « parfois » -à l'église-M. Vinteuil.

Le premier épisode des aubépines est donc inscrit dans un récit itératif à spécification très marquée :



Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après dîner pour aller au « mois de Marie ».



Ce qui a pour effet, du point de vue qui nous occupe, d'accorder à l'avance aux figures dont nous traitons une valeur de généralisation très forte '. Telle métaphore ne sera pas d'exception, elle préparera cet accès à « l'essence » qui est l'objet global de la Recherche. Néanmoins cet itératif est marqué, outre sa spécification, par une détermination initiale intérieure :



C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commencé à aimer les aubépines.



Nous n'aurons jamais, sauf omission de lecture, de terminus ad quem. Simplement les aubépines disparaîtront peu à peu de la Recherche. On pourrait objecter qu'il y a une sorte de paradoxe à traiter de façon itérative un événement (car l'amour pour les aubépines a bien été un événement pour le héros de Jean Santeuil comme pour celui de la Recherché) aussi daté dans la vie affective et intellectuelle de Marcel. Il semble qu'ici, et sans doute dans bien d'autres occurrences, l'itératif serve à masquer les raisons profondes de cette affectivité et à embrouiller le réseau thématique qui l'emprisonne. Autrement dit, l'itératif serait comme la mauvaise conscience du singulatif. Voici pourquoi. La première description des aubépines est insérée dans un long paragraphe consacré pour l'essentiel à M. Vinteuil et à sa fille, qui commence ainsi : « Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil... » et se poursuit par un développement sur la sévérité de ses mours. Se développe alors la description des fleurs, fermée par : « M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. » La concaténation est si voulue que la deuxième description commencera après la fin du paragraphe consacré au double caractère masculin/féminin, « bon diable »/« jeune fille éplo-rée » de MUc Vinteuil. Par rapport aux textes précédemment étudiés, nous repérons à peu près tous les motifs déjà rencontrés : église, jeune fille, fête païenne, fête religieuse, blancheur virginale; et pourtant quelque chose est fondamentalement changé. Les figures sont narrativement motivées.



Tout le passage est sous le signe du rite religieux : aller à l'église (notons cette curieuse expression : « l'église si sainte, où nous avions le droit d'entrer»), rencontrer un homme irréprochable, regarder les aubépines « inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part ». Au contraire de ce qui se passe dans Jean Santeuil, le narrateur ne part pas du comparé « aubépine » pour aller au comparant « église ». Il renverse la comparaison en la faisant passer par la métonymie, qui est donc le creuset narratif. L'église et tous les thèmes qu'elle valorise (« mystère », « célébration », « solennité mystique »), est le lieu d'où naissent les aubépines et d'après lequel elles se forment. Elles lui empruntent leur festivité (« les festons de leur feuillage... comme sur une traîne de mariée ») et leur « blancheur éclatante ». Si bien qu'elles participent du tout et sont presque la partie pour le tout. La métaphore renversée (haie/autel = autel/haiE) par la métonymie spatiale (parce qu'elles étaient de l'église, les aubépines étaient...) produit une synecdoque. Mais ce renversement prend tout son sens par ce qu'impliquent les Vinteuil. Avec eux, on entre dans deux mondes d'apprentissage : celui de l'art, bien que Vinteuil ne soit encore pour le héros qu'un professeur de piano, et celui de l'amour hermaphrodite (on ne sait pas bien quel est le sexe dominant chez Mlle VinteuiL).



Faut-il donc en conclure qu'une métaphore, parce qu'elle est inversée, prend automatiquement une valeur narrative? Faut-il en conclure, en allant plus loin, que R. Barthes se trompait quand il disait que « la métaphore, contrairement à ce que la rhétorique a toujours pensé, est un travail de langage privé de toute vectorisation »? Il faut simplement nuancer. Si, comme il le dit, chez Proust « le renversement est une loi », le sens dans lequel s'effectue ce renversement n'est pas indifférent et cette vectorisation permet au récit de s'effectuer. Elle obéit à la loi impérative du récit, celle de la transformation d'une situation en une autre. Ainsi la notion de blancheur, dans un régime d'écriture scientifique, serait-elle simple dénotation; dans un régime d'écriture populaire ou naturaliste, connotation de candeur et de virginité; dans un régime d'écriture diégétiquement métaphorique, elle s'inscrit en situation de virtuelle profanation et côtoie les éléments narratifs de cette profanation1. C'est pourquoi il est difficile souvent de mettre en accord narrati-que et thématique, au sens richardien du terme. Ce que l'on pourrait appeler une thématique narrative oblige à réviser, plutôt que telle loi de l'imaginaire d'un écrivain, le détail de ses applications. Par exemple, il est bien vrai, comme le dit J.-P. Richard, que « c'est autour de l'axe du manifesté que va se jouer chez Proust la problématique des couleurs. Elles s'ordonneront selon leur plus ou moins grande aptitude, ou complaisance, à laisser transparaître en elles la poussée du flux libidinal2 ». Mais il n'est pas tout à fait opératoire de considérer le blanc, à ce moment du texte, comme une « anti-couleur » : « le blanc marquerait le moment préalable à la naissance : les teintes y sont encore, en vertu de la théorie du prisme, contenues, mêlées, mais non développées ou réciproquement neutralisées ». Cette remarque s'avérera certes lorsque le blanc restera en opposition avec d'autres couleurs. Mais à cet endroit liminaire où l'enfant, entrant à l'église, entre aussi dans la voie de la sexualité comme de l'art, on dirait plus volontiers du blanc ce que J.-P. Richard dit du noir : « Il s'oppose à la couleur comme une censure recouvrant et refoulant une pulsion interdite. »

Nous ne rendrons compte de cette première description que pour ses éléments nouveaux par rapport aux textes précédents, car ce serait retomber dans l'idée de « couplet » ou de « morceau » que de la traiter dans chacun de ses détails, isolée de son contexte diégétique. Elle offre en son centre une sorte de point d'orgue ou plutôt d'incertitude, à partir de la profusion « de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante ». Le narrateur, comme Héraclès à la croisée des chemins, hésite entre deux attitudes : la joie (« en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence ») et la crainte (« Mais, sans oser les regarder qu'à la dérobée... »). Il hésite entre « la fête païenne » et la « solennité mystique », entre l'offert et l'interdit. Et c'est pourquoi se greffe sur cette description l'opposition, si capitale chez Proust, entre les beautés que nous apporte l'art et celles que nous apporte la nature. Paradoxalement, c'est ce que nous offre la nature qui nous amène sur la voie de l'art. D'où la justification de sa joie :



Je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique.



Eglise et aubépines sortent ainsi de la terre, l'une imitant dans son efflorescence architecturale la silhouette de l'aubépine, tandis que l'autre, par ses corolles et ses étamines aériennes, fait jaillir en « un mouvement de tête étourdi et rapide » « une blanche jeune fille, distraite et vive ». La métaphore primitive (comparer une haie à un auteL), inversée par la narration, se trouve, thématiquement, retournée de l'intérieur et renvoyée à son origine « naturelle ». Elle est ainsi doublement déterminée, sur l'axe syntagmatique et sur l'axe paradigmatique, et désormais solidement implantée.



Le deuxième épisode des aubépines est fort près du premier, mais il en diffère par certains points '. Le narrateur, de façon parataxique, est revenu des aubépines à M. Vinteuil, à sa « pudibonderie excessive », à une scène de demi-voyeurisme (le jeune héros, caché « en contrebas d'un monticule buissonneux», assiste à l'exhibition contenue de Vinteuil tentant de se faire connaître comme compositeuR), enfin, à la curieuse fille du musicien « qui avait l'air d'un garçon». Par le seul effet d'un nouveau paragraphe, nous retrouvons l'église, mais est-ce celle des samedis du mois de mai où l'on rencontrait les Vinteuil? Oui et non, puisque dans ce fragment itératif se place (à quelle date de la vie du héros? nous ne le saurons jamaiS), le temps que s'achèvent les complies, un épisode singulatif : « Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup... » Il s'agit bien d'une révélation, ou tout au moins de quelque chose qui la prépare.



Je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur, comme sous les parties gratinées, le goût d'une frangipane ou, sous leurs taches de rousseur, celui des joues de M'» Vinteuil.



Il serait aisé de développer les marques de la révélation sur le point d'advenir : son aspect soudain, corporel : « en me relevant » (l'inverse du mouvement qui fait comprendre que la grand-mère est bien mortE), la dominante olfactive et gustative, l'association de la nourriture et de la sexualité, le sentiment d'un « caché » qui doit se révéler; plus encore le fait que cette odeur soit « intermittente », ce qui rapproche cet épisode de celui de la grand-mère et de la madeleine, d'autant que « cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intensei ». Du point de vue narratif, voilà incorporées dans les aubépines toute la cuisine de Combray d'une part, une jeune fille précise d'autre part, définie - quelle femme ne l'a été ou ne le sera dans la Recherche? - par ses joues. Il avait dit auparavant que son visage était « semé de taches de son ». La couleur ira s'accentuant d'une ligne à l'autre : « son », « blondes », « rousses ». Mais surtout il nous importe de voir comment est reprise la comparaison fondamentale entre l'autel et la plante, le religieux et le profane, l'art et la nature, l'art et l'amour. De cette odeur d'aubépines il est dit qu'elle était comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé leur virulence printa-nière, le pouvoir irritant d'insectes aujourd'hui métamorphosés en fleurs.



La comparaison se développe donc dans le même sens qu'à l'épisode précédent, mais avec quelque chose de plus. Car dans l'épisode précédent, les fleurs, tout en « naturalisant » pour ainsi dire l'église, y étaient encore incorporées, protégées par la sacralité du lieu. Ici s'esquisse, au contraire, le renversement de la synecdoque : les aubépines tendent à devenir un tout dont l'autel n'est plus qu'une partie. S'esquisse, également, un départ possible hors de l'église, vers quelque haie, vers ce que les aubépines ont fait entrevoir au narrateur. Le sème de comestibilité, l'accentuation de la couleur glissant vers le roux, l'accent mis sur le don de vie (« virulence printanière ») peut-être dangereux (« pouvoir irritant »), alors que le don de mort fait par la grand-mère sera profitable au héros, tout cela conduit le lecteur vers une nouvelle « annonce faite à Marcel » par les aubépines. Enfin, si nous avions noté comme importante dans Jean Santeuil la présence du « gros bourdon noir » dans « le tabernacle des églantines », voici que les fleurs semblent produire d'elles-mêmes, sous forme d'étamines, leur moyen d'insémination. Sans doute Proust n'a-t-il pas encore formulé totalement sa théorie de l'homosexualité et hésite-t-il entre l'auto-insémination et la nécessité d'un insecte « transversal ' » qui fécondera les deux sexes de l'hermaphrodite. Métaphoriquement, les aubépines sont présentées comme un passage obligé, fécond, le contenu dépassant de loin le contenant.

Au troisième épisode, les fruits passeront donc la promesse des fleurs. Nous ne retiendrons de cet épisode célèbre, situé au moment de la promenade du côté de Méséglise2 que les éléments qui confirment les analyses précédentes et les éléments conclusifs. La scène se déroule sur « le chemin qui passait le long de la barrière blanche de Swann », dans une série itérative de promenades où s'imposent l'odeur et la forme des lilas. Comme pour les épisodes narrativement encadrés par M. Vinteuil et sa fille, celui-ci s'ouvre sur le père de Gilberte et se ferme sur la fille de Swann. Il y a identité de structure narrative3. Ainsi la figure paternelle, tant pour le héros 4 que pour Gilberte, domine-t-elle l'ensemble de l'aventure erotique, esthétique et intellectuelle. Dans cette série itérative s'offre un épisode singulatif, de même rapport que pour les épisodes de l'église (mais à l'église on avait le « droit » d'entreR) qui forme une sorte de description en cinq temps. Premier temps : un jardin vide, un chemin au-delà empli d'aubépines. Deuxième temps : les frustrantes aubépines et la poursuite d'un ailleurs fuyant vers la mer. Troisième temps : retour sur les aubépines, découverte de l'épine rose. Quatrième temps : incarnation des aubépines, une fillette d'un blond roux. Cinquième temps : sublimation par le nom. Constatons dès maintenant que le récit procède par déplacement spatial et objectai du désir, puis par la réunion des deux points extrêmes, soit par métonymie et métaphore. Comme les clochers de Martinville et de Vieuvicq qui se fuient les uns les autres, « fleurs peintes sur le ciel », «jeunes filles d'une légende», finissent par «glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire qu'une seule forme noire, charmante et résignée et s'effacer dans la nuit », aubépines et jeunes filles, réunies par un autel, finissent par coïncider, parce qu'elles ont été dissociées. La structure de la description des clochers est, l'ampleur de la narration en moins, la même que celle de la naissance d'un amour aussi décisif que l'amour pour Gilberte.



Dans le premier temps, le héros s'emplit les yeux des fleurs qui entourent la pièce d'eau où flotte la ligne de Mlle Swann qu'aucun miracle ne fait apparaître. Sur le point d'entrer, il est rappelé sur le petit chemin qui monte vers les champs :



Je le trouvai tout bourdonnant de l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en repo-soir...



En ce terme de « flamboyant » s'unissent le monde de l'art et celui de l'amour, pas encore dissociés dans l'esprit du héros, qui croit pouvoir poursuivre de pair une vocation artistique et une agitation amoureuse, tout comme Swann. La comparaison, qui clôt le paragraphe, avec les églantines « au corsage rougissant », « naïves et paysannes », outre qu'elle est fidèle au système proustien de la différence et de l'analogie, achève de mettre en place les préparatifs d'une découverte.

Le deuxième temps est articulé sur l'opposition entre l'appel impuissant des aubépines dont le héros n'arrive pas à percer le secret de « l'invisible et fixe odeur », et la poursuite déviante d'autres fleurs champêtres qui annoncent « l'immense étendue où déferlent les blés », où « moutonnent les nuages ». Enfin, par hypallages interposées, surgit la Mer. L'épiphanie immédiate est impossible et pourtant promise (« fixe »). Comme pour les grandes expériences proustiennes, son signe avant-coureur en est 1 intermittence («perdre», «retrouver»), son cours d'évolution la voie de traverse. Ici s'inscrit l'analogie entre les aubépines et la sonate, dont nous avions trouvé l'idée esquissée dans les Cahiers. Il s'agit donc bien d'une expérience artistique :



Elles m'offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage comme ces mélodies qu'on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret.



Le mouvement de plongée inutile est le même que pour l'expérience de la madeleine. Enfin le coquelicot, « hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge au-dessus de sa bouée graisseuse et noire ' », l'ancien pavot des Plaisirs et les Jours est un de ces objets «transversaux» qui font communiquer l'incommunicable: Combray et Balbec, Gilberte et Albertine. Si bien que la comparaison de la terre à la mer, lentement ménagée, a pour fonction à la fois d'égarer et de ramener, de jeter un pont vers les Jeunes Filles en fleurs comme lieu de la différence, mais en les plantant au cour des aubépines, lieu de l'analogie. En cet endroit, la métonymie s'efface au profit de la métaphore, et c'est bien la métaphore qui est narrative et même proleptique, c'est-à-dire constituée et constitutive des éléments futurs du récit.

Le troisième temps marque un retour aux aubépines : « Puis je revenais devant les aubépines... » Ici se trouve largement exploité le procédé dont nous avons vu la naissance dès les Plaisirs et les Jours. L'ensemble des aubépines reste obscur à qui les regarde (elles sont comme invisibles, quoique fixeS), mais si de ce genre on détache une espèce, l'épine rose, comme de l'ouvre d'un peintre se détache « une ouvre qui diffère de celle que nous connaissons », ou d'un morceau de piano le même morceau « revêtu des couleurs de l'orchestre», alors l'objet livre, sinon son secret, du moins un secret. Du point de vue de la technique narrative, l'effet de cette description, dédoublée dans le temps (le temps des aubépines et celui des épines roseS), dédoublée dans son objet (l'épine rose est la synecdoque des aubépineS), empêche qu'on puisse jamais parler de « morceau ». C'est une description, focalisée bien sûr, qui continûment progresse et anticipe vers son objet qui semblerait devoir être ultime : « l'essence particulière, irrésistible, de l'épine ». Chacun des motifs antérieurs forme alors paradigme, mais avec des variantes. La festivité est résolument religieuse. L'opposition entre l'art « rococo », et non plus « flamboyant » - annonçant le passage de l'église de Saint-Hilaire à quelque salon profane et bourgeois, tel que va l'opérer bientôt le héros -, et la nature, penche définitivement du côté de la nature : ce n'était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu'était traduite l'intention de festivité dans les fleurs, mais [que] c'était la nature qui, spontanément, l'avait exprimée...



Le renversement du comparant narrativement premier en comparé est confirmé, mais la nature est à son tour définitivement marquée du sceau de l'art, tout en restant en position dominante. Elle est aussi marquée du sceau de la religion : « délicieux » parce que « catholique », sacré parce qu'à profaner. Une métaphore narrativement inversée devient comme une sorte de métaphore au carré. Elle prépare l'explosion, ou plutôt l'implosion des signifiés, comme d'ailleurs des signifiants '. Ici, par un effet de zoom, on arrive au cour des boutons, où s'intensifie le rose jusqu'au rouge sanguin2. Le sang appelle la comparaison avec « une jeune fille en robe de fête », comparaison qui ménage le passage des aubépines à l'bôte du parc.



La description entraîne une sorte de mise en abyme au quatrième temps. Comme les boutons « laissaient voir... et trahissaient... l'essence particulière, irrésistible, de l'épine », de même le paragraphe où apparaît Gilberte commence par « La haie laissait voir... ». Le même mouvement se reproduit pour la description du parc jusque dans sa structure microscopique. Les fleurs et le tuyau d'arrosage égarent les yeux du spectateur, tandis que celui-ci s'aperçoit que de spectateur, il est devenu spectacle :



Une fillette d'un blond roux, qui avait l'air de rentrer de promenade et tenant à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses.



Il n'est que trop facile de constater le glissement de couleur de la fleur à la fille, à la fois métonymique et métaphorique '. On peut, à la limite, dire que l'objet du regard s'épuise pour renaître sujet, mais un sujet à nouveau inconnaissable. On assiste bien à un épuisement des sèmes, comme celui dont parle Ph. Hamon, mais il ne se produit pas par énumération. Il se produit par gonflement des mêmes sèmes par redondance, mais aussi déplacement, migration d'un objet à un être, qui d'ailleurs les redonnera à un autre être ou à un autre objet.

En l'occurrence, dans un cinquième temps, et pour parachever l'histoire des aubépines, à un nom. Car si la gestuelle de Gilberte échappe au héros, son nom, lui, déployé « sous l'épinier rose », « encense » ce lieu, gagne et embaume les alentours présents et à venir, les Champs-Elysées et Paris. Ainsi s'achève, sur les plans affectif et sexuel, le rôle des aubépines, mais non pas leur rôle esthétique. Narrativement la description s'est consumée en un être résolutoire, mais thématiquement de cette rivalité entre l'art et la nature, naîtront une nouvelle force et un nouveau pouvoir dont l'épisode de l'adieu aux aubépines est la promesse '.

Nous possédons, du moins publiées, deux versions de cet épisode des adieux. L'un a été placé par B. de Fallois dans le Contre Sainte-Beuve1, il est attribué au frère et c'est à vrai dire un adieu à un chevreau. L'autre sert de conclusion, dans la Recherche, à la fonction des aubépines 3. Ce n'est pas ici le lieu de comparer point par point ces deux rédactions, dont la première fournit comme le commentaire détaillé d'allusions plus rapides dans la seconde, notamment sur les vains ornements de princesse que le jeune héros foule aux pieds 4. Passer du chevreau aux aubépines, c'est passer de l'alibi du petit frère qui laisse à l'aîné un beau rôle à l'assomption de cette aventure par le narrateur. La transformation de cet épisode nous montre l'ambivalence de l'expérience qui a permis de déchiffrer les aubépines. Le chagrin de l'adieu s'adresse autant à Gilberte qu'aux aubépines, et il importe que la mère en soit témoin, elle qui force l'enfant à partir. Mais le chagrin, contrairement à celui du petit frère, n'est pas improductif :



Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes, et même à Paris, les jours de printemps, au lieu d'aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.



A cet endroit s'esquisse l'opposition entre la mondanité et la réclusion, fût-elle promenade solitaire en voiture, l'opposition parallèle entre l'amour décevant et l'art qui protège du temps et des déceptions. Désormais la haie de Tansonville est bien attachée à la vocation de l'écrivain, ou l'inverse, et c'est pourquoi elle reçoit, comme les murs de la maison, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels s'adosse Montjouvain (tous lieux de plaisir sexuel interdiT) « des coups de parapluie ou de canne », elle entend des cris joyeux qui n'étaient les uns et les autres que des idées confuses qui m'exaltaient et qui n'ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré, à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir d'une dérivation plus aisée vers une issue plus immédiate '.

Le chemin de Tansonville conduit donc bien plutôt vers le temps retrouvé que vers le temps perdu.



Dans un ultime avatar de la métaphore inversée, ou plutôt, de « l'inversion généralisée », l'ensemble des épisodes des aubépines possède un répondant à la fin de Du côté de chez Swann. Cette position clé qui l'était d'autant plus que la promenade au bois de Boulogne formait une conclusion provisoire avant la publication du reste de l'ouvre - montre bien qu'il s'agit d'un ensemble initiatique. Il s'agit non plus d'un jardin, mais du Jardin qui devait être édénique, « le Jardin élyséen de la femme ». « Une véritable fièvre de feuilles mortes 2 » pousse le héros plus âgé vers le bois de Boulogne. Cette fièvre répond à la hay-fever que déclenchent les aubépines au printemps. A mai répond novembre, aux aubépines l'ampélopsis :

Ailleurs encore c'était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles, et celles d'un ampélopsis, merveilleux et souriant comme une épine rose de l'hiver, depuis le matin même étaient en fleur.



La description du bois est comme une contre-épreuve des diverses descriptions des aubépines. En particulier, ce que le narrateur apprécie dans la forêt d'automne, c'est ce que Proust appréciait déjà en 1895 dans un texte des Plaisirs et les Jours intitulé Sous-bois ' :



Notre esprit n'a pas, comme au bord de la mer, dans les plaines, sur les montagnes, la joie de s'étendre sur le monde, mais le bonheur d'en être séparé.



Il s'agissait alors d'une forêt estivale, mais les linéaments de la description du bois de Boulogne y étaient peints. Ce qui commande, c'est le principe de la séparation, de la délimitation, au contraire de l'effusion et de la confusion qu'entretiennent les rapports de la terre à la mer. Au temps du bois, une sorte de synthèse s'opère entre les diverses expériences artistiques :



Ainsi c'était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus d'essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage compos

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