Essais littéraire |
La bourgeoisie au pouvoir La révolution de juillet 1830 débouche non sur une République, comme l'espéraient la majorité des insurgés, mais sur un changement de dynastie. Charles X ayant abdiqué, le duc d'Orléans est d'abord nommé lieutenant-général du royaume. Adolphe Thiers, créateur en janvier 1830 avec l'historien Auguste Mignet et Armand Carrel du National, journal d'opposition à la Restauration, joue un rôle essentiel dans cette nomination, qui n'est qu'une transition vers l'élection du duc, à la majorité des députés et des pairs, comme roi des Français. Pour le parti du «mouvement», 1830 est le début d'une évolution qui doit apporter la liberté au pays et l'ouvrir aux aspirations des nationalités d'Europe; pour le parti de l'« ordre », il s'agit seulement de répondre à un coup d'État de Charles X et de donner, sous l'autorité du nouveau roi, une application restreinte aux principes de 1789. Le parti de l'ordre va l'emporter. La Charte «révisée» correspond à sa modération: l'abaissement du cens n'accorde le droit de vote qu'à 200 000 électeurs sur 30 millions d'habitants. À la formule de Thiers : « Le roi règne, mais ne gouverne pas », Guizot oppose la sienne : « Le trône n'est pas un fauteuil vide. » La seconde s'impose bientôt, même si Guizot, ministre des Affaires étrangères à partir de 1840, puis président du Conseil pendant les derniers mois du règne, est précisément le vrai metteur en ouvre de la politique royale. L'Éducation sentimentale (1869), de Flaubert, illustrera cette période qui commence par des manifestations isolées contre Guizot en 1840 et s'achève par la révolution de février 1848. Le suffrage censitaire satisfait la petite fraction de la bourgeoisie qui préside aux destinées économiques de la France. La monarchie de Juillet marque les débuts de ce qu'on appelle la «révolution industrielle» : progrès de la technique et ambition des nouveaux chefs d'entreprise, rationalisation de l'agriculture, extension du crédit et, vers la fin du règne, développement des chemins de fer. La presse participe à cet essor : devenant elle-même une industrie, elle favorise les industries naissantes ainsi que la diffusion d'idées favorables au libéralisme économique et à l'extension de l'instruction qui doit contribuer au progrès. Nouvelles lois, anciens et nouveaux titres . Née en partie grâce à ld presse, la monarchie de Juillet lui devait bien quelques faveurs. Les lois d'octobre et décembre 1830 abolissent la censure, remplaçant l'« autorisation » par une simple « déclaration », diminuent le taux de cautionnement, mais renforcent les pénalités qui punissent les atteintes au roi ou aux Chambres. Le Drapeau blanc ayant disparu, la Gazette de France et La Quotidienne (qui devient L'Union en 1847) assurent l'opposition légitimiste au régime. Pour l'essentiel fidèle au régime parlementaire, le Journal des Débats suit souvent une ligne louvoyante. À gauche, tandis que Le Constitutionnel maintient une tradition anticléricale, Le National, dont Carrel assure bientôt seul la direction, se proclame franchement républicain en 1832. Une presse satirique nombreuse (La Caricature, Le Charivari...) est évidemment en butte aux poursuites. Le Globe devient l'organe des saint-simoniens, avant de cesser de paraître en 1832. Parmi les revues, la Revue des Deux Mondes, fondée en 1829. comptera les signatures de Sainte-Beuve, Vigny, Musset, George Sand. Elle aura 2 000 abonnés en 1843. La Revue de Paris, fondée la même année, publiera jusqu'en 1845 des articles de Sainte-Beuve, Mérimée, Lamartine, Eugène Scribe, Casimir Delavigne... . Souvent attaquée pour ses «excès», la presse est encore plus sévèrement mise au pas après le régicide manqué de Fieschi (juillet 1835), qualifié de «complot républicain». La censure est rétablie pour les dessins; les délits contre la personne du roi ou contre le régime sont plus nettement circonscrits. C'est pourtant de 1836 que date la naissance de la presse moderne, avec les débuts de La Presse, d'Emile de Girardin, qui a l'idée de compenser la baisse du prix de vente par le recours à la publicité, et du Siècle, d'Armand Dutacq, lancé grâce au banquier Laffitte. Les deux journaux font une large place à l'activité économique et sociale : « Le plus de bonheur possible pour le plus grand nombre possible », écrit Girardin dans son premier numéro. Tandis que La Presse soutient le régime jusqu'en 1845, avant de multiplier les attaques dans la dernière année du règne. Le Siècle se range d'emblée dans la ligne du parti du « mouvement » et livre une guerre sans merci à la politique de Guizot. Hugo, Balzac, Dumas, Gautier collaborèrent souvent au premier; le second, avec des signatures moins prestigieuses, toucha un plus grand public (environ 40 000 exemplaires en 1847). Au total, on constate, à la veille de la révolution de 1848, que le tirage des quotidiens parisiens a presque quadruplé depuis 1830. L'essor du « feuilleton-roman » Parmi les principaux facteurs de cette augmentation des tirages, on compte la place grandissante occupée, à côté des feuilletons qui traitent de l'actualité théâtrale et artistique, par des créations littéraires, ce qu'on appelle alors le «feuilleton-roman». Avant 1830, Balzac, Eugène Sue, Dumas, Vigny avaient déjà apporté leur concours à des revues par des ouvres brèves. À partir de 1836, ce sont de vrais romans que publient revues et journaux. La Vieille Fille, de Balzac, paraît dans La Presse, ainsi que Le Curé de village; Une fille d'Eve, Béatrix, Pierrette dans Le Siècle; La Cousine Bette et Le Cousin Pons dans le Journal des Débats. Plusieurs journaux se partagent les romans de George Sand. La longueur des feuilletons permet aux journaux de s'assurer la fidélité de leur clientèle. Eugène Sue ( 1804-1857) avait déjà donné des ouvres à La Presse et au Constitutionnel quand il publie de juin 1842 à octobre 1843, dans le Journal des Débats, Les Mystères de Paris qui obtiennent un triomphe auprès du public aussi bien que du monde des lettres (Hugo, qui s'en inspirera sans doute dans Les Misérables, Dumas, SanD). Le Juif errant, publié dans Le Constitutionnel du 25 juin 1844 au 26 août 1845, fait mieux encore : le nombre d'abonnés du journal passe de 3 600 à 20 000. L'année 1844 marque du reste un apogée du feuilleton avec la publication en volume de Splendeurs et misères des courtisanes, de Balzac (dont Le Parisien avait donné des extraits l'année précédentE), la publication en journaux des Mystères de Londres, de Paul Féval (1817-1887), ainsi que du Comte de Monte-Cristo et des Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas, qui ne suffit plus à la tâche et emploie ce que depuis le xvinc siècle on nomme des « nègres ». Ajoutons le nom moins connu aujourd'hui de Frédéric Soulié (1800-1847), dont la prose emplit à pleines colonnes le Journal des Débats. Dans Lamiel, le dernier roman de Stendhal, la jeune héroïne désennuie la très distinguée duchesse de Miossens en lui lisant les feuilletons de la très légitimiste Quotidienne, où l'on se moque des «femmes de banquiers» et «autres dames libérales». Publiés dans le très convenable Journal des Débats, Les Mystères de Paris ne risquent guère de choquer les lecteurs puisque les milieux sordides qui y sont évoqués les font pleurer sur les malheurs de la très bien née Fleur-de-Marie, princesse abandonnée à sa naissance. Quant au Constitutionnel, de tradition anticléricale, il n'a pas acheté par hasard Le Juif errant : l'action du roman se déroule pendant l'épidémie de choléra de 1832 et raconte comment la très sournoise Compagnie de Jésus cherche à accaparer l'énorme fortune accumulée par les descendants du Juif errant. Ainsi les journaux, dont la diffusion va croissant, caressent-ils ou influencent-ils les opinions de leurs lecteurs. LE MOUVEMENT DES IDÉES L'idéologie bourgeoise : Guizot, Victor Cousin, Auguste Comte . Les idées de Guizot, qui représentaient l'opposition libérale mais non républicaine sous la Restauration, sont au pouvoir avec la monarchie de Juillet. Guizot explique, dans ses Mémoires, comment il écarta le projet d'une instruction obligatoire pour tous et maintint le principe de la liberté et d'une aide de l'État pour les familles les plus défavorisées. Dans l'Université, de même, il fait adopter l'abandon du principe de la souveraineté de l'État, ouvrant pour une acceptation réciproque des intérêts de l'Église et de l'État. Les grands collèges anglais étaient pour lui un exemple. L'Académie des sciences morales est rétablie dans ses prérogatives. Dans le domaine de l'économie, Guizot veut encourager la productivité et la liberté d'entreprise, son slogan : « Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne», dontpn ne cite trop souvent que les deux premiers mots, devenant une sorte de credo de la bourgeoisie capitaliste. . Victor Cousin qui avait eu à pâtir, comme Guizot, de la réaction du début des années 1820, entre à partir de 1830 à l'Académie française, à la Chambre des pairs et au Conseil d'État: il est nommé directeur de l'École normale supérieure; il est enfin ministre à partir de 1840. Son éclectisme, qui devient presque une doctrine officielle du régime (il démissionnera de la Sorbonne en 1848), consiste à utiliser ce que les différentes doctrines contiennent de meilleur, c'est-à-dire ce qui se rapporte aux valeurs suprêmes : le Vrai, le Beau, le Bien. Il s'agit d'observer en philosophie, en se conformant à un idéal spiritua-liste, ce même «juste milieu » auquel s'applique la classe dirigeante. . Parmi les principaux enseignements philosophiques de l'époque, citons aussi celui d'Auguste Comte (1798-1857). Son Cours de philosophie positive définit les « trois états » : théologique, métaphysique et positif. Ce dernier état est celui où l'esprit humain ne cherche plus le «pourquoi», mais le «comment» des choses. Ce besoin d'explication s'impose dans les mathématiques, l'astronomie, la physique et doit assurer le progrès de l'humanité. La philosophie de Comte débouche sur la recherche d'une morale et d'une religion. Réconcilié avec les exigences scientifiques de l'homme, le catholicisme se présente comme l'ultime garant du progrès. Les disciples des utopistes Même si Le Globe, jusqu'en 1832, recueille et propage l'héritage de Saint-Simon, il n'existe pas d'orthodoxie saint-simonienne. Prosper Enfantin (1796-1864) crée en 1831 une communauté modèle à Mesnilmontant avant de publier La Morale (1832). qui lui vaut d'être condamné à un an de prison. Il retourne alors à ses travaux d'ingénieur et exercera une influence sur les idées économiques du Second Empire, mais ne fera plus parler de lui en littérature que par La Vie éternelle (1861), testament politique et religieux. Pierre Leroux (1797-1871), après avoir été journaliste et gérant du Globe, s'éloigne vers 1831 des théories saint-simoniennes. Il devient républicain, se rapproche de George Sand; avec elle et Louis Blanc, il fonde la Revue indépendante (1841-1848), prônant l'égalité comme valeur suprême. « Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions », écrira G. Sand dans Histoire de ma vie. Les idées de Fourier sont reprises par Victor Considérant (1808-1893), directeur du Phalanstère ( 1832-1834), puis de La Phalange ( 1836-1849). Il se sépare en 1843 des fouriéristes conservateurs et popularise dans ses ouvres le « droit au travail », qui deviendra une des idées majeures du socialisme. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), auteur en 1840 de la fameuse formule : «Qu'est-ce que la propriété? - La propriété c'est le vol», fonde une véritable tradition du socialisme, individualiste et anarchiste, qui l'oppose à Marx à partir de 1846. Etienne Cabet (1788-1856) se présente comme «communiste». Auteur d'une Histoire de la révolution de 1830, il fonde le journal Le Populaire. Ses violentes attaques contre le régime le contraignent à s'exiler en Angleterre, où il recevra l'influence des idées de Thomas More et d'Owen. Son Voyage en Icarie (1840) est une sorte de roman utopique; l'État, issu du suffrage universel, y est idéalement présenté comme le propriétaire de tous les moyens de production; il pourvoit à l'instruction et aux besoins de consommation de tous les citoyens. Admirateur de Robespierre, Cabet exercera une influence considérable sur les mouvements ouvriers de février et de juin 1848. Au dernier livre des Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand se montre sceptique sur l'avenir que nous propose le système des saint-simoniens, des fouriéristes, des owenistes, des socialistes, des communistes, des unionistes, des égalitaires, etc. « Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu? Qui jugera des mérites? Qui aura la force et l'autorité de faire exécuter vos arrêts? Qui tiendra et fera valoir cette banque d'immeubles vivants?» Défenseur des libertés et de la propriété privée, mais ennemi de l'« égalité absolue», qui «ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l'esclavage des âmes». Chateaubriand pose ici les termes d'un débat idéologique qui prendra toute son ampleur au XXe siècle. Le développement de l'Histoire Dans ses Mémoires, Guizot porte à son propre crédit les progrès de l'enseignement de l'Histoire. Celle-ci n'était même pas nommée, en 1802, parmi les disciplines qu'on devait enseigner dans les lycées. On l'introduisit timidement dans les programmes, en 1814, avec la géographie, comme une annexe des langues anciennes et de la littérature. En 1818, grâce à Guizot, Royer-Collard et Cuvier, elle devient une discipline de plein exercice. Guizot favorise aussi la création, en 1834, d'une Société de l'histoire de France, qui publiera de nombreux mémoires et documents inédits. Des collaborateurs dévoués l'aideront à sauvegarder les archives nationales (Fauriel, Mignet, CousiN). Deux noms lui procurent toutefois « une impression de triste et affectueux regret » : Michelet, à qui il avait commandé un rapport sur les bibliothèques du sud-ouest de la France, et Edgar Quinet, qui lui avait offert son concours pour la recherche et la publication de rapports inédits. « Encore deux esprits rares et généreux, que le mauvais génie de leur temps a séduits et altérés dans un impur chaos, et qui valent mieux que leurs idées et leurs succès », conclut Guizot dans ses Mémoires. Nous avons souligné le rôle de Fauriel dans la curiosité croissante de nos écrivains pour les littératures étrangères. Auguste Mignet (1796-1884), collaborateur de Thiers au National, auteur comme lui d'une Histoire de la Révolution française (1824), écrivit sous la monarchie de Juillet plusieurs mémoires historiques, notamment sur l'Espagne, mais il ne mérite pas, autant que Thierry, d'être considéré comme un véritable écrivain. Augustin Thierry (1795-1856) eut la révélation de sa vocation en lisant le cri de guerre lancé par les Francs, « Pharamond ! Pharamond ! » (nom de leur premier roI), dans le livre VI des Martyrs, de Chateaubriand. Disciple de Saint-Simon, il publie en 1825 Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, qui met en valeur l'importance historique du conflit des races et explore avec méthode ce Moyen Âge qui fait rêver tant d'écrivains. L'histoire de l'Angleterre lui permet d'expliquer comment se sont constituées nos provinces de Bretagne et de Normandie. Récits des temps mérovingiens (1840) situent mieux encore le Moyen Âge à l'origine des luttes qui ont fait la France. Pour Thierry, les révoltes de communes, fréquentes à la fin du XIe siècle et au début du xne siècle, se prolongent avec la lutte du Tiers-État qui, en s'insurgeant en 1789 contre les ordres privilégiés, a déclenché la Révolution française. Nous avons déjà rencontré chez Vigny ce souci d'introduire une continuité dans l'évolution de notre pays, en particulier dans ce qui apparaissait souvent comme la grande rupture de la Révolution et de l'Empire. On comprend qu'Edgar Quinet (1803-1875) ait déçu Guizot. D'abord attiré par l'éclectisme de Cousin, il exprime nettement ses opinions républicaines après 1830. La monarchie de Juillet ne le traite pas trop mal, puisqu'il enseigne à partir de 1841 au Collège de France, ce qui ne l'empêche pas de redoubler ses attaques contre la politique conservatrice de Guizot, hostile à toute intervention en faveur des nationalités opprimées d'Europe. Son cours sera suspendu en 1846. Son ouvre, immense, se situe à la frontière de l'Histoire et de l'épopée, en particulier Ahasvérus (1833), mystère en prose et en quatre journées qui raconte l'histoire du Juif errant, ou encore Napoléon (1836), inspiré par une ferveur pour la figure de l'Empereur qu'il regrettera ensuite. «Anticlérical et religieux, savant et poète, prophète par-dessus le tout et faiseur d'apocalypses, esprit large et intelligent, avec quelque chose d'incohérent et de nuageux, artiste insuffisant en dépit ou en raison des placages de sentiments ou de couleurs par lesquels il croyait se donner un grand style, Quinet n'a pas réussi à faire une ouvre : on peut lire ses Lettres », écrivait sévèrement Gustave Lanson au début du siècle. Aujourd'hui, Simone Bernard-Griffith plaide pour cet écrivain méconnu, «trop peu soucieux de la séparation des genres et des styles pour trouver grâce aux yeux de l'orthodoxie littéraire ». Jules Michelet (1798-1854) avait également une dette envers Cousin. Lui aussi doit au régime de Louis-Philippe de pouvoir dispenser son enseignement au Collège de France, mais il ne renonce pas pour autant à son indépendance d'esprit. Comme Quinet, il s'en prend violemment à partir de 1843 à l'influence de la Compagnie de Jésus. Son cours finit par être suspendu, deux ans après celui de Quinet et deux mois avant la révolution de Février. Commencée sous la Restauration, son ouvre d'historien s'achève cinquante ans plus tard. Nous en proposerons un bilan au chapitre suivant. L'une des ouvres historiques les plus importantes parues sous la monarchie de Juillet n'est pas due à un historien, mais à un poète. Ayant travaillé pendant des années à son Histoire des Girondins (1847), Lamartine a progressivement tempéré son admiration pour les Girondins, qu'il avait pris d'abord pour des héros, et réévalué son jugement sur les Montagnards, encore que Marat et tous les révolutionnaires assoiffés de sang ne lui inspirent aucune indulgence. Sous sa forme définitive, l'ouvrage livre à l'état brut le fruit d'énormes compilations; mais la reproduction intégrale de nombreux discours révolutionnaires témoigne chez Lamartine d'une fascination pour l'éloquence politique, genre où ses dons éclateront sous la IIe République. Parue un an avant la révolution de 1848, l'Histoire des Girondins apparaîtra comme un enseignement, grâce au recours à l'Histoire, de l'idéal républicain. La critique . Peut-être les plus grands critiques de notre littérature ont-ils été en même temps de grands créateurs : Diderot, Baudelaire, Valéry... On pourrait le dire aussi de Charles Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), poète et romancier. Vie, poésie et pensées de Joseph Delorme ( 1829) compte plus, parmi ses ouvres de jeunesse, que son Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre fi-ançais au XVI' siècle, publié l'année précédente. En 1829 encore, il s'essaie à l'art du «portrait», où son style métaphorique relève de l'inspiration poétique, mais où s'affirme aussi le lien qu'il établira toujours entre l'homme et l'ouvre. À Lausanne, il donne en 1837-1838 un cours sur Port-Royal d'où sortira un grand ouvrage. Conservateur à la bibliothèque Mazarine (1840), élu à l'Académie française (1843), il poursuit sa série des Portraits qui paraîtront en 1849. Son influence dans les milieux littéraires s'affirmera sous le Second Empire avec la parution des Causeries du lundi et des Nouveaux lundis (voir infra, p. 102). . Créateur et critique est aussi Jules Janin (1804-1874). Il publie en 1829 L'Âne mort et la Femme guillotinée, roman parodique où il raille le goût de son époque pour le bizarre, et en 1830 La Confession, dans laquelle Balzac lira une « pensée profonde et philosophique dramatisée ». Janin fait ouvre de critique dans la préface de cet ouvrage, en déclarant ne vouloir « ni les transes isolées des héros du roman psychologique, qui vivent comme René en dehors de toute société, ni aucun de ces rêves fantastiques d'une imagination passionnée auxquels M. de Chateaubriand seul nous a fait croire ». L'essentiel de son ouvre critique, Janin le donne comme feuilletoniste dramatique au Journal des Débats (articles recueillis dans son Histoire de la littérature dramatique, 1853-1858) et à La Quotidienne, où il ne reste que deux ans, ses opinions libérales s'accom-modant mal de la ligne légitimiste du journal. On le surnomma le « prince de la critique ». Constamment, Janin entend refuser le pédantisme et les tribulations de la mode auxquels sont, à ses yeux, soumis ses confrères. Lui, entend écrire vraiment une ouvre, mais, comme il le dira en 1839 dans Les Catacombes : « Notre siècle est le siècle de la presse, notre siècle est le siècle de la pensée libre, notre siècle est le siècle de tous les genres d'indépendance. » Cette indépendance, souvent, commande autant que la mode la mobilité des opinions et nuit à l'homogénéité de la pensée. . A côté de la critique des écrivains s'affirme la critique des professeurs. Plus impérieusement que les premiers, ils modèlent le goût de leur temps à la fois grâce à leurs chaires et à leurs livres. Nommé en 1816 à la chaire d'éloquence et de littérature françaises de la Sorbonne, Abel-François Villemain (1790-1867) publiera l'essentiel de son enseignement, consacré surtout au Moyen Âge et au XVIIIe siècle, dans son Cours de littérature française (1828-1830). Sous la monarchie de Juillet, il est à deux reprises ministre de l'Instruction publique. La révolution de 1848 le contraindra à prendre sa retraite. «Le plus distingué des académiciens», ironise Stendhal qui reproche à son style de n'être «bon qu'à dire poliment des injures » et de délayer en six pages ce que d'autres diraient en une. Cette prolixité, un goût, de la digression où se noient les analyses ont empêché Villemain d'être pour ses lecteurs ce qu'il fut pour ses élèves ou pour ceux qui, comme Chateaubriand, appréciaient sa conversation : un des pionniers de la critique littéraire en tant que science humaine. Saint-Marc Girardin (1801-1873), professeur de poésie française à la Sorbonne en 1834, collaborateur du Journal des Débats, publie en 1843 un Cours de littérature dramatique violemment hostile aux romantiques. Conformément à l'Evangile, qui enseigne la primauté de l'âme sur le corps, le sentiment devrait l'emporter sur la sensation; or, c'est le contraire qui se produit malheureusement dans la littérature contemporaine. Au lieu de purifier les passions, comme le recommandait Aristote, « nous aimons pousser la passion morale jusqu'à l'imitation de la passion matérielle; il semble que nous n'ayons foi qu'aux sentiments qui nous font faire un geste, je me trompe, une contorsion physique. Il nous faut les contorsions du corps pour croire aux émotions de l'âme.» Le roman et le théâtre visent désormais le «bizarre» (regret qu'on trouvait pareillement sous la plume de Jules JaniN); on a pris la manie de «mettre le grand dans l'horrible et le beau dans le mal», façon maladroite d'échapper au médiocre et d'aspirer à l'« idéal », dont s'approchait au contraire la littérature classique. Désiré Nisard (1806-1888) débuta brillamment dans le journalisme avant de devenir, sous le Second Empire, professeur d'éloquence française à la Sorbonne et directeur de l'École normale supérieure. Ses Études sur les poètes latins de la décadence (1834) sont une critique transparente de la décadence qu'il observe dans la littérature de son temps. La critique, dit-il, « s'est fait un idéal de l'esprit humain dans les livres; elle s'en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal. Elle note ce qui s'en rapproche : voilà le bon; ce qui s'en éloigne : voilà le mauvais. » On ne saurait être plus tranquillement dogmatique. Parlant de l'Histoire de la littérature française, que Nisard fera paraître de 1844 à 1861, Sainte-Beuve dénonce ce « procès continuel ». Au lieu de s'abandonner « au courant de chaque nature d'écrivain qu'il rencontre ». Nisard « la ramène d'autorité à lui, à son modèle ». . Gustave Planche (1808-1857) appartint exclusivement jusqu'à la fin de sa vie au monde de la presse. Pour préserver sa liberté, il refusera la direction des Beaux-Arts que lui proposera Napoléon III. On trouve sa signature dans de nombreux journaux et revues (Le Globe, L'Artiste, le Journal des Débats et surtout la Revue des Deux MondeS). Ses articles seront recueillis dans Portraits littéraires (1846-1849), Portraits d'artistes (1853) et Nouveaux Portraits littéraires (1854). La férocité de ses jugements était légendaire. D'abord bienveillant pour Hugo, il lui reproche, à partir de la publication des Voix intérieures (1837), de s'enfermer dans une sorte d'« auto-théisme » et de sacrifier la pensée à des effets de style. En outre, «depuis que M. Hugo a voulu mettre l'Histoire au théâtre, il semble s'être imposé la tâche de mettre le théâtre hors de l'Histoire », il la « rudoie » pour mieux sacrifier aux antithèses. Au total, le bilan du drame romantique apparaît à Planche comme un échec : on a invoqué Shakespeare et Schiller pour fabriquer des ouvres où eux-mêmes se sentiraient dépaysés et dont le public se détourne. Décidément sceptique sur l'utilité de recourir à l'exemple des littératures étrangères, Planche montre comment Béranger a gagné à s'inspirer non de Goethe et de Byron, mais de la tradition française, celle de Rabelais, Mathurin Régnier, Molière, La Fontaine et Voltaire. Le but de l'art n'est pas l'imitation, mais il ne saurait être davantage l'illusion. Ni la « vérité locale et historique », ni « l'enseignement explicite des vérités morales et religieuses » ne contribuent à élever l'inspiration : visant à la beauté, c'est naturellement et implicitement que l'art doit enseigner la morale et la religion. Ces noms d'écrivains, de professeurs, de journalistes, sont ceux qui tiennent le haut de la page et du pavé. On se gardera de trop ironiser sur leur respect d'une tradition qu'ils croient avoir pour mission de défendre. Ils ne sont pas les seuls à représenter la critique littéraire de la période. Foisonnante de titres nouveaux autant qu'éphémère, la presse de la monarchie de Juillet donne leur chance à de vrais talents qui demeureront méconnus, aussi bien qu'à des intrigants qui composent, en marge de la scène littéraire et théâtrale, cette autre scène où se jouent les carrières, les faveurs, les liaisons galantes, bref la «comédie humaine». Blondet qui, après avoir brillamment débuté au Journal des Débats, fréquente les dîners, sombre dans la paresse et finit préfet; Lous-teau, feuilletoniste recherché; Nathan, journaliste, auteur dramatique et romancier qui s'entête à fonder son propre journal : Balzac a imaginé ces « types » d'après nature. Lui-même, après avoir loué sa plume à La Silhouette, à La Mode, à La Caricature, fondera l'éphémère Revue parisienne (1840). . L'importance croissante de la critique se mesure aux réactions des écrivains qui, avec aigreur souvent, multiplient les préfaces, les avertissements, les réponses aux articles. Ainsi de la préface que Théophile Gautier (1811-1872) donne en mai 1834 à Mademoiselle de Maupin; cette diatribe contre les journalistes qui jugent les ouvres à l'aune de la morale sera - malheureusement - plus célèbre que le roman. Gautier avouera en 1867 : «Nous regardions les critiques comme des cuistres, des monstres, des eunuques et des champignons. Ayant vécu avec eux, j'ai reconnu qu'ils n'étaient pas aussi noirs qu'ils en avaient l'air, qu'ils étaient assez bons diables et même ne manquaient pas de talent. » |
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