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Troubadours et trouvères - Un surgissement paradoxal






Depuis bien longtemps, dès avant la formation des langues romanes, des témoignages indirects signalaient que des chansons circulaient dans le peuple, en particulier des chansons amoureuses chantées par des femmes et dont l'Eglise se scandalisait : les sermons de saint Césaire d'Arles s'en inquiètent déjà dans les premières années du VIe siècle et bientôt des conciles les condamnent. Mais l'Eglise elle-même ne s'inspirait-elle pas de ces rythmes populaires en accueillant une poésie liturgique dont la métrique, abandonnant l'alternance des syllabes longues et brèves qui fonde la versification du latin classique, reposait sur le nombre des pieds et sur la rime, c'est-à-dire sur les règles du futur vers français ?



On s'attendrait donc à ce que le lyrisme vernaculaire, dès le moment où il accède à récriture, reflète ces chansons attestées depuis si longtemps ou au moins s'en inspire. Il n'en est rien, scmble-t-il. C'est un peu plus tard seulement que certains genres lyriques paraîtront, et de façon souvent ambiguë, dériver de cette tradition. Et ils seront plus volontiers cultivés en langue d'oïl que dans la langue d'oc qui est pourtant celle des premiers poèmes lyriques en langue romane qui nous ont été intégralement conservés. Mais, pour leur part, ces poèmes n'ont rien de populaire, quel que soit le sens qucl'on donne à ce mot. Ils sont complexes, raffinés, volontiers hermétiques. Ils sont éperdument aristocratiques et élitistcs, affichant avec une arrogance provocante leur mépris des rustres incapables de les goûter et insensibles à l'élégance des manières et de l'esprit. Et le premier poète dont l'ouvre nous soit parvenue était le plus grand seigneur de son temps, Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine (1071-1126). En quelques années, ses successeurs et ses émules en poésie, les troubadours, se multiplient dans toutes les cours méridionales, en attendant d'être imités en France du Nord, dans la seconde moitié du XIIe siècle, par les trouvères. Une poésie de cour : tel est à l'origine ce lyrisme, que l'on dit pour cette raison courtois et qui célèbre un idéal de vie - la courtoisie - et une conception de l'amour - 1' « amour courtois » ou fin'amor - aussi nouveaux et aussi provocants que * l'est son brusque surgissement.



Courtoisie et « fin'amor »



La courtoisie et l'amour courtois ne constituent nullement une doctrine autonome, conçue et énoncée de façon cohérente et définitive. Ils ont bien eu une sorte de théoricien en la personne d'André le Chapelain, auteur d'un Tractatus de Amore (Traité sur l'amouR) latin écrit vers 1184 sans doute à la cour de Champagne. Mais son ouvrage, codification tardive .d'une pratique vieille alors de près d'un siècle, est d'interprétation douteuse. Il suit le plan tracé par Ovide, auteur d'un Ars amandi (Art d'aimeR) suivi de Remédia amoris (Remèdes contre l'amouR). Cette imitation le conduit à une palinodie déconcertante : le dernier des trois livres qui constituent son ouvrage est une mise en garde contre l'amour dont il a jusque-là énoncé minutieusement les lois et en vue duquel il a enseigné la rhétorique de la séduction. Au demeurant, il est difficile de faire la part du jeu dans les « jugements d'amour » qu'il attribue à la comtesse Marie de Champagne. Enfin les éléments arthuriens présents dans son traité montrent qu'il subit l'influence de la production romanesque autant que celle du lyrisme. Son ouvre permet donc d'apprécier le climat littéraire à la cour de Champagne, mais non de définir les lois absolues de l'amour courtois.



Tout ce que l'on peut faire, en réalité, est de dégager empiriquement de l'ouvre des troubadours une sensibilité et une éthique amoureuse et mondaine communes, tout en sachant qu'elles ne connaissent pas d'expression en dehors de la poésie qui en est le véhicule. C'est pourquoi commencer par en faire l'exposé, comme on y est contraint ici pour des raisons de clarté, ne peut être qu'un artifice qui conduit fatalement à durcir le trait et à gommer des nuances.



Un idéal de vie



La courtoisie est une conception à la fois de la vie et de l'amour. Elle exige la noblesse du cour, sinon de la naissance, le désintéressement, la libéralité, la bonne éducation sous toutes ses formes. Etre courtois suppose de connaître les usages, de se conduire avec aisance et distinction dans le monde, d'être habile à l'exercice de la chasse et de la guerre, d'avoir l'esprit assez agile pour les raffinements de la conversation et de la poésie. Etre courtois suppose le goût du luxe en même temps que la familiarité détachée à son égard, l'horreur et le mépris de tout ce qui ressemble à la cupidité, à l'avarice, à l'esprit de lucre. Qui n'est pas courtois est vilain, mot qui désigne le paysan, mais qui prend très tôt une signification morale. Le vilain est âpre, avide, grossier. Il ne pense qu'à amasser et à retenir. Il est jaloux de ce qu'il possède ou croit posséder : de son avoir, de sa femme.



A vrai dire, la courtoisie est aussi la transposition dans le vocabulaire et les mours du Moyen Age de Yurbanitas antique, qui est un idéal de l'éducation dans les deux sens du terme : d'un côté les bonnes manières, les manières policées, de l'autre la cul-turc littéraire et le raffinement de l'esprit qu'elle impliquc.J A ce titre, la courtoisie ne peut être considérée comme une invention totalement originale liée au lyrisme roman. Elle appartient tout autant aux lettres latines et aux clercs qui gravitaient autour des cours lettrées, celle des Plantagenêts au XIIe siècle, au siècle précédent celle de l'empire ottonien, où on a soutenu qu'elle était née. Reto R. Bezzola a beaucoup insisté sur cette continuité culturelle favorisée par la rencontre des milieux cléricaux et curiaux'. Mais il n'en reste pas moins que le lien nécessaire supposé entre la courtoisie et l'amour est une innovation des lettres romanes qui apparaît d'abord chez les troubadours, innovation d'autant plus remarquable que rien dans l'idéologie ni dans les mours du temps ne semblait devoir l'imposer.



Une conception de l'amour



Pour les troubadours, en effet, nul ne peut être parfaitement courtois s'il n'aime, car l'amour multiplie les bonnes qualités de celui qui l'éprouve et lui donne même celles qu'il n'a pas. L'originalité de la courtoisie est de faire à la femme une place essentielle et de lui témoigner un respect et une dévotion extrêmes. C'est une originalité au regard des positions de l'Eglise, au regard des mours du temps et même au regard de la tradition littéraire héritée de l'Antiquité. L'amant courtois fait de celle qu'il aime sa dame, sa domna (dominA), c'est-à-dire sa suzeraine au sens féodal. Il se plie à tous ses caprices et son seul but est de mériter des faveurs qu'elle est toujours en droit d'accorder ou de refuser librement.



L'amour courtois, ou fin'amor, « amour parfait », repose sur l'idée que l'amour se confond avec le désir. Aimeric de Belenoi le dit en ces propres termes :

Que fin'amors - so sapehatz - Car l'amour parfait sachez-le -

Non es als, mas voluntatz. n'est rien d'autre que le désir.



Le désir, par définition, est désir d'être assouvi, mais il sait aussi que l'assouvissement consacrera sa disparition comme désir. C'est pourquoi l'amour tend vers son assouvissement et en même temps le redoute, comme la mort du désir2. Et c'est ainsi qu'il y a perpétuellement dans l'amour un conflit insoluble entre le désir et le désir du désir, entre l'amour et l'amour de l'amour. Ainsi s'explique le sentiment complexe qui est propre à l'amour, mélange de souffrance et de plaisir, d'angoisse et d'exaltation. Pour désigner ce sentiment, les troubadours ont un mot, le joi, différent du mot joie (joya, fém.) par lequel on le traduit généralement faute de mieux. Jaufré Rudel écrit par exemple :



D'aqucst amor suy cossiros Cet amour me tourmente

Vellan e pueys somphnan dormen, quand je veille et quand, endormi, je songe : Quar lai ay joy meravelhos. c'est alors que mon joi est extrême.



Cette intuition fondamentale a pour conséquence que l'amour ne doit être assouvi ni rapidement ni facilement, qu'il doit auparavant mériter de l'être, et qu'il faut multiplier les obstacles qui exacerberont le désir avant de le satisfaire. D'où un certain nombre d'exigences qui découlent toutes du principe que la femme doit être, non pas inaccessible, car l'amour courtois n'est pas platonique, mais difficilement accessible. C'est ainsi qu'il ne peut théoriquement y avoir d'amour dans le mariage, où le désir, pouvant à tout moment s'assouvir, s'affadit et où le droit de l'homme au corps de la femme lui interdit de voir en elle au sens propre une maîtresse dont il faut mériter les faveurs librement consenties. On doit donc en principe aimer la femme d'un autre, et il n'est pas étonnant que la première qualité de l'amant soit la discrétion et que ses pires ennemis soient les jaloux médisants qui l'épient pour le dénoncer au mari, les lauzengwrs. D'autre part, la dame doit être d'un rang social supérieur à son soupirant de manière à calquer les rapports amoureux sur les rapports féodaux et à éviter que les deux partenaires soient tentés, elle d'accorder ses faveurs par intérêt, lui d'user de son autorité sur elle pour la contraindre à lui céder.



Mais il ne faut pas exagérer l'importance de ces règles, qui sont au demeurant moins présentes chez les poètes eux-mêmes que chez leurs glossateurs, ou qui ne le sont, cum grano salis, que dans un genre spécialisé dans la casuistique amoureuse comme le jeu-parti. Elles sont la conséquence la plus visible, mais non la conséquence essentielle, de la confusion de l'amour et du désir.



L'essentiel est le tour très particulier que cette confusion donne à l'érotisme des troubadours. Il y a chez eux un mélange d'effroi respectueux et de sensualité audacieuse devant la femme aimée, qui donne à leur amour les traits d'un amour adolescent : une propension - revendiquée au voyeurisme, un goût pour les rêves erotiques, qui épuisent le désir sans l'assouvir, une imagination fiévreuse et précise du corps féminin et des caresses auxquelles il invite en même temps qu'un refus d'imaginer la partie la plus intime de ce corps et une répugnance à envisager la consommation même de l'acte sexuel. Ce corps, que le poète « mourra de ne pouvoir toucher nu », ce corps « blanc comme la neige de Noël », « blanc comme la neige après le gel » (toutes ces formules sont de Bernard de VentadouR), ce corps est, comme la neige, brûlant et glacial, ou glaçant.



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