Essais littéraire |
Chateaubriand, dans cette France de la seconde Restauration, est l'une des têtes, et surtout l'une des plumes, les plus appréciées du parti ultra-royaliste, mais indocile. Ce parti a ses doctrinaires déjà patentés, notamment les prestigieux Joseph de Maistre et Louis de Bonald. Le premier, « royaliste savoisien » retiré à Turin, s'est fait connaître par ses retentissantes Considérations sur la France qui, depuis leur publication en 1797, sont une manière de bible de la Contre-Révolution, écrite en lettres de feu '. Sur un ton imprécatoire, prophétique, voire apocalyptique, Joseph de Maistre évoquait la Révolution comme une « punition » infligée par Dieu au peuple français, régicide, impie, coupable d'un « crime national » contre la souveraineté. Sa condamnation de la Révolution est absolue, sans nuance, définitive : « Ce qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l'histoire, c'est qu'elle est mauvaise radicalement ; aucun élément de bien n'y soulage l'oil de l'observateur : c'est le plus haut degré de corruption connue ; c'est la pure impureté. » Le peuple français a oublié, en ces années lugubres, que tout pouvoir vient de Dieu. Pour Joseph de Maistre, nulle séparation à faire entre la politique et la religion, et une religion qui implique l'obéissance ! Ce qui l'amène à passer au crible le protestantisme, dont le principe du libre examen fonde l'individualisme. Pourtant, écrivait-il, le malheur commande la rédemption, comme en fait foi l'attitude du clergé réfractaire à la Constitution civile du clergé : « Le premier coup porté à l'Église fut l'envahissement de ses propriétés ; le second fut le serment constitutionnel : et ces deux opérations tyranniques commencèrent la régénération. » Sur le terrain politique, la dialectique théologique de Joseph de Maistre étayait l'espoir de restauration : « Tous les monstres que la Révolution a enfantés n'ont travaillé que pour la Royauté. » Pour l'heure, un immense affrontement occupe la scène : « Le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l'univers regarde. » Le sort en est jeté : puisque toutes les factions révolutionnaires ont voulu la destruction du christianisme et de la monarchie, « tous les efforts n'aboutiront qu'à l'exaltation du christianisme et de la monarchie ». En 1802, le comte Joseph de Maistre a été envoyé par son souverain Charles-Emmanuel IV, roi de Sardaigne, qu'il avait rejoint après l'invasion de la Savoie par les armées françaises, comme ambassadeur en Russie. Revenu à Turin après la chute de Napoléon, il est fait ministre d'État. Au cours de cette période, il entretient d'étroites relations avec les ultras de France, en particulier Louis de Bonald et le jeune abbé de Lamennais. La Restauration, trop libérale à ses yeux, l'entraîne à publier en 1819 un des écrits qu'il rapporte de son séjour en Russie, Du pape. Pamphlet de style choisi en faveur de la souveraineté absolue du pape et du droit divin des rois - les droits de Dieu contre les droits de l'homme -, Du pape donne sa charte à la pensée théocratique et à l'ultramontanisme, soit la soumission à l'autorité du pape, la primauté de l'Église romaine. Après sa mort, en 1821, paraîtront Les Soirées de Saint-Pétersbourg, longue méditation philosophique sur la Providence qui classe Joseph de Maistre au premier rang des grands écrivains réactionnaires, défenseur de l'alliance indestructible du Trône et de l'Autel. Joseph de Maistre ne paraît pas inspirer Chateaubriand, qui ne le cite pas une seule fois dans ses Mémoires d'outre-tombe. Ce n'est pas le cas de cet autre philosophe de la Contre-Révolution qu'est le vicomte Louis de Bonald, qu'il a rencontré dès son retour d'exil, à Paris, en 1801. Bonald, de neuf ans plus âgé que de Maistre, originaire de Millau, ancien mousquetaire, ancien émigré, s'est fait connaître par des ouvrages de philosophie politique, dont le plus fameux paraît en 1802 : La Législation primitive considérée dans les derniers temps par les seules lumières de la raison. Ouvrages dirigés contre l'héritage du xvnr siècle, Rousseau, l'esprit rationaliste, l'individualisme révolutionnaire. Pour lui, comme pour de Maistre, « la religion est la raison de toute société puisque hors d'elle on ne peut trouver la raison d'aucun pouvoir, ni d'aucun devoir. La religion est dans la constitution fondamentale de tout état de société ». L'homme qui n'est rien sans la société lui est forcément soumis ; c'est ce qu'a parfaitement intégré la monarchie, fondée sur une conception de l'homme social, là où la Révolution envisage l'homme comme un individu isolé. « Dans la république, la société n'est plus un corps général, mais une réunion d'individus : comme la volonté générale n'est plus qu'une somme de volontés particulières, la conservation générale, qui est son objet, n'est plus que le bonheur individuel ; et l'on voit en effet le bien-être physique de l'homme compenser quelquefois dans les républiques sa dégradation morale, et le sacrifice de sa liberté sociale : tout s'y individualise, tout s'y rétrécit et s'y concentre dans la vie présente ; le présent est tout pour elles ; elles n'ont pas d'avenir2. » Accueillant avec joie la Restauration, Bonald est de ces ultra-royalistes qui récusent la Charte octroyée par Louis XVIII, ce qui n'empêche pas celui-ci de le faire ministre d'Etat et pair de France en 1823. Chateaubriand a accueilli les deux premiers ouvrages de Bonald par deux articles élogieux dans Le Mercure. C'était en 1802 : « La littérature française, écrit-il, va changer de face ; avec la Révolution, vont naître d'autres pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de sortir des anciennes roules ; les autres tâcheront de suivre les antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides plus sûrs et des documents plus féconds3. » Chateaubriand considère encore Bonald comme un ami, avant de rompre en visière avec lui sur un chapitre précis : la liberté de la presse et la censure. Car Chateaubriand est un ultra original, d'une certaine façon, s'il était possible de dire, un ultra libéral - ce que les penseurs de la Contre-Révolution, comme Joseph de Maistre et Louis de Bonald, ne peuvent concevoir. Ni vraiment libéral parce que trop catholique et trop fidèle à la dynastie, il n'est pas davantage un pur royaliste, trop conscient que la Révolution a tranché dans le temps, accouchant d'une nouvelle société qu'il serait vain de vouloir annuler. Pour l'heure, en 1815, Chateaubriand ambitionne mieux que son siège à la Chambre des pairs, où il est quelque peu piqué d'avoir été nommé dans une large fournée de gens plus ou moins connus. Il souhaite être ministre, et autre chose qu'un ministre fantoche comme à Gand. Le duc de Richelieu, d'illustre lignée, est chargé de diriger le cabinet. Aussitôt Chateaubriand fait l'assaut du salon de M"le de Montcalm, sour du duc, et joue auprès de Richelieu lui-même les conseillers politiques. En vain. En attendant des jours meilleurs, il participe aux débats de la Chambre des pairs, dans les rangs des « ultras », entraînés par Bonald, La Bour-donnaye et Villèle. En ces temps d'épuration, c'est Fouché, l'ancien régicide, qui dresse la liste des justiciables, après que dans les départements antirévolutionnaires et antibonapartistes, surtout dans le Midi, des bandes royalistes ont fait régner une « terreur blanche », dont le maréchal Brune, parmi tant d'autres, a été victime, mis à mort par la foule à Avignon. Richelieu, qui doit mettre en place l'épuration légale, voudrait la modérer. Chateaubriand est de ceux qui, à la Chambre des pairs (dont 29 membres sont excluS), exigent au contraire la sévérité. Il vote les lois d'exception sur la liberté individuelle et la mort du maréchal Ney, qui s'était rallié à l'empereur pendant les Cent-Jours ; il commence sa carrière de pair de France dans un esprit de revanche. Le zèle des pairs et des députés est excessif au gré du roi. Son ministre de la Police générale, Decazes fait saisir les journaux ultras. Paradoxe : ce sont ces ultras, frustrés par une politique à leurs yeux trop indulgente à l'égard des anciens personnels de l'Empire, qui, dans leur combat contre Richelieu et Decazes, se mettent à défendre la liberté de la presse. Bataille à front renversé, les ultras, au départ ennemis de la Charte, défendent les droits du Parlement contre la prérogative royale, jugeant le ministère Richelieu trop modéré. Chateaubriand, dont les interventions à la Chambre des pairs sont de plus en plus remarquées, se lance au cours de cette année 1816 dans la rédaction d'un de ses écrits politiques les plus célèbres, De la monarchie selon la Charte. Ce libelle a, certes, une raison d'être tactique (s'attaquer à une politique au nom même des principes qui sont censés la fondeR), mais, de manière plus ambitieuse, il fixe solidement la philosophie politique de Chateaubriand. En faisant l'apologie de la Charte de 1814, il affirme la double nécessité de la liberté et de la légitimité. Il serait vain, écrit-il en substance, de résister à l'« esprit du siècle » ; l'héritage de la Révolution est entré dans les faits, on ne peut rêver d'un retour en arrière. Du reste, la liberté est un principe divin, elle « émane de Dieu qui ne mit point de condition à l'homme lorsqu'il lui donna la parole ». En même temps, cette liberté ne peut vivre que par la monarchie légitime, qui assure la continuité de l'État contre la rivalité des factions. D'où résulte la maxime : « La royauté légitime constitutionnelle m'a toujours paru le chemin le plus doux et le plus sûr vers l'entière liberté. » Position singulière que la sienne : avec les ultras, il adhère à la contre-révolution royaliste ; avec les libéraux, il fait de la liberté la base morale de la société politique. On voit par quoi Chateaubriand se distingue de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald, pour lesquels la liberté est un leurre. En fait, il récuse la monarchie absolue, dans la tradition de Montesquieu - une tradition aristocratique renouvelée par l'événement révolutionnaire qui a consacré l'égalité civile. Le livre est sous presse quand Chateaubriand apprend, au début de septembre 1816, que le roi - poussé par Decazes - autorise la dissolution de la « Chambre introuvable ». L'auteur rédige alors un post-scriptum contre l'usage abusif de l'article 14 de la Charte6. Le roi a beau lui faire savoir son déplaisir, un pair de France peut faire imprimer ce qu'il veut sans autorisation. Le ministre de la Police, Élie Decazes, ancien fonctionnaire impérial, ami intime et conseiller du roi, visé au premier chef, n'hésite pas cependant à faire saisir l'ouvrage chez l'imprimeur. Alarmé, Chateaubriand accourt, et, sous les applaudissements des typographes, apostrophe le commissaire en train de faire apposer les scellés sur son livre. La gendarmerie s'en mêle, l'auteur proteste. La punition du roi ne tarde pas : il est rayé de la liste des ministres d'Etat ; de surcroît, il frôle l'exclusion de la Chambre des pairs : il ne garde son siège que grâce à l'intervention de Richelieu auprès de Louis XVIII. Dans l'affaire, Chateaubriand a perdu un traitement de 24 000 francs annuels comme ministre d'État, mais il a gagné un supplément de gloire, d'innombrables admirateurs à Paris et en province. Fouetté par ces hommages, il multiplie les interventions contre les projets de loi du ministère. En février 1817, il défend avec éclat la liberté de la presse, devenue son cheval de bataille ; en mars, il combat un article du budget défavorable aux propriétaires spoliés par la Révolution et visant à rassurer les acquéreurs de biens nationaux. Toujours sur deux fronts : liberté de principe et loyalisme d'Ancien Régime. Il devient dangereux pour le pouvoir. Son amie la duchesse de Duras tente de s'entremettre pour le rabibocher avec le ministère. Peine perdue. Chateaubriand va devenir plus redoutable encore en contribuant à la fondation d'un journal de haute tenue, Le Conservateur, dont il s'occupe activement d'octobre 1818 à mars 1820. Monsieur, frère du roi, l'encourage de ses fonds ; y collaborent notamment Bonald, l'abbé de Lamennais7, récent auteur de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion, et le comte de Villèle, député de la Haute-Garonne. Pour lancer la nouvelle feuille, Chateaubriand rédige un manifeste étincelant, couronné de succès : Le Conservateur s'affirme comme un des grands journaux de la Restauration, en face de La Minerve, organe des libéraux où brille Constant, et des Archives philosophiques, où publient ceux qu'on appelle les « doctrinaires », comme Guizot et Royer-Collard. Mais le journal ne survit pas à l'événement qui change le sort de Chateaubriand et de quelques autres : le 13 février 1820, le second fils de Monsieur, le duc de Berry, est assassiné sur le seuil de l'Opéra, par l'ouvrier sellier Louvel. L'aîné du comte d'Artois, le duc d'Angoulême, étant sans progéniture, c'est l'avenir des Bourbons qui paraît compromis. On ne sait pas encore que la duchesse de Berry est enceinte (elle accouchera d'un garçon, à qui l'on donnera le titre de duc de BordeauX). Mais, dans l'instant, l'émoi est vif. Chateaubriand, après s'être précipité à l'Opéra pour montrer son émotion, saisit l'occasion et publie dans Le Conservateur du 18 février 1820 un article impitoyable contre le président du Conseil, Deçà-zes, président du Conseil en exercice en même temps que ministre de l'Intérieur, qu'il rend responsable de l'attentat, à force d'avoir attisé l'esprit révolutionnaire par sa politique de compromis. Il a ce mot resté célèbre : « Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un impudent ministre ; les pieds lui ont glissé dans le sang, il est tombé. » Cet article provoque la colère de Louis XVIII, qui s'estime visé à travers son favori, Decazes. Mais le coup a porté : toute la presse royaliste vitupère Decazes, au point que le roi se sent contraint de s'en séparer, non sans lui offrir une retraite en or : fait duc et pair, Decazes est nommé ambassadeur à Londres. Un nouveau ministère Richelieu, nettement plus à droite, prend la relève. Désireux de retrouver les faveurs royales, Chateaubriand accepte de rédiger une biographie du duc de Berry, une commande de Cour, qui a surtout le mérite de compenser provisoirement la perte de revenus occasionnée par la fin du Conservateur - que Chateaubriand refuse de soumettre à la censure préalable, rétablie par la loi du 30 mars 1820. Les élections de novembre accentuent les progrès de la droite (la loi du « double vote » du 29 juin ayant permis aux électeurs les plus imposés de voter deux foiS). Chateaubriand, à défaut d'être ministre lui-même - le roi ne lui a pas pardonné sa philippique contre Decazes -, favorise le choix de ses amis, dont Villèle. Pour lot de consolation, il obtient la légation de France à Berlin. Cette nomination doit beaucoup à Mme Récamier, qui exerce une grande influence par l'entremise de tous les adorateurs qu'elle collectionne sans les contenter ni les décourager. La rumeur parisienne veut qu'elle ait succombé, pour la première fois, à l'un de ses soupirants, justement Chateaubriand, l'irrésistible, au début de 1819. Le vicomte devait lui-même jouer fin entre sa femme Céleste, ses admiratrices, ses anciennes maîtresses, Mme de Duras, sa « chère sour », dévouée, enflammée, souvent dépitée, en proie à la jalousie, mais encore Mme de Custine. qu'il visite à l'occasion en son château de Fervaques : il y tisonne les cendres de leurs amours mortes, renoue ses liens d'amitié avec Astolphe, fils de Delphine, dont les chants désespérés traduisent des penchants d'homosexuel mal assumés. Chateaubriand accepte Berlin, avec l'idée de ne pas trop s'y attarder. Parti le 1er janvier 1821, il n'y restera que trois mois, glacés et oisifs. Il trompe son ennui en rédigeant des dépêches au ministre des Affaires étrangères Pasquier, qu'il croit habile de bombarder d'avis supérieurs. En avril, il obtient un congé qui le ramène à Paris, à l'occasion du baptême du duc de Bordeaux, l'« enfant du miracle». Il a le plaisir d'apprendre que son titre de ministre d'État lui est restitué, ce qui lui permet de tripler son revenu de membre de la Chambre des pairs, sans préjudice de son traitement de diplomate. Il retourne à la Chambre, où, toujours champion de la liberté de la presse, il trouve l'occasion de s'en prendre à un projet de Bonald soumettant tous les écrits périodiques, y compris ceux qui n'étaient pas politiques, à la censure. Les ministères se succèdent. Richelieu démissionne en décembre 1821. Villèle, chef de file du groupe ultra-royaliste, le remplaçant, Chateaubriand, son ami, espère enfin son heure venue. Point : on ne lui offre que la présidence du Conseil de l'instruction publique, qui le laisse à la porte du Conseil du roi. Il obtiendra consolation, encore une fois grâce à Mme de Duras et Mme Récamier : on lui propose l'ambassade de Londres, pour succéder à son ennemi Decazes. Et avec 240 000 francs de traitement, au lieu des 80 000 qu'il avait à Berlin. Comment refuser ? Le 1er avril 1822, le nouvel ambassadeur s'achemine vers Londres, précédé par des caisses de vins, des tableaux et mille ornements qui doivent redorer le prestige français dans la capitale britannique. Rien n'est trop beau pour cet ambassadeur prodigue, dont les dépenses sont heureusement surveillées par le premier secrétaire, Charles de Marcellus, au demeurant d'une amitié et d'un dévouement exemplaires. C'est là, pour la petite histoire, que le chef cuisinier Montmirel invente le « chateaubriand » et le gâteau qu'on appellera plus tard « diplomate ». Bref séjour de six mois sans affaire notable. Jusqu'au moment où se réunit le Congrès de Vérone, en octobre 1822 : les Alliés, vainqueurs de Napoléon, veillent toujours à l'ordre européen depuis le Congrès de Vienne. C'est ainsi que les Autrichiens sont intervenus dans le royaume de Naples et au Piémont, en 1820 et 1821, pour en finir avec l'agitation des sociétés secrètes et des libéraux. Cette fois, c'est l'Espagne qui inquiète la Sainte-Alliance. Ferdinand VII, médiocre et vil rejeton des Bourbons, gouverne sans cohérence avec sa camarilla, lorsque le colonel Rafaël del Riego donne le signal du soulèvement au sein de l'armée espagnole concentrée à Cadix. La situation devient intenable pour le roi qui fait appel aux souverains étrangers. En juillet 1822, Ferdinand VII et sa famille sont séquestrés, après le massacre d'une partie de leur garde. Le Congrès de Vérone doit débattre de cette intervention. Chateaubriand saisit l'occasion. A ses deux amies restées à Paris, Mme Récamier et Mme de Duras, qui se partagent non sans dépit les ferveurs épistolaires du grand homme, il demande de l'aider à aller représenter la France à Vérone. Villèle n'y tient pas. Hostile à une intervention militaire en Espagne, il craint surtout de ménager un faire-valoir à son « ami » Chateaubriand. Mais celui-ci arrive à ses fins. En août, Mme de Duras lui annonce son éclatante réussite : « Victoire ! Victoire ! Vous venez d'être nommé par le Conseil. Marcellus vous en porte la nouvelle. Villèle est adorable, vous devez l'aimer à la vie à la mort. Il a été dans tout ceci ferme, simple et votre ami autant qu'on peut l'être. Arrivez donc, mais sans vous hâter, sans air de triomphe ! Il faut être modeste dans le succès. Vous entendez cela mieux que personne. » Le voici donc à Vérone. Le chef de la délégation française est le ministre des Affaires étrangères, Mathieu de Montmorency. Le maître du jeu reste l'Autrichien Metternich. Mais on piétine. Chateaubriand s'ennuie. Pourtant, la chance lui sourit : Montmorency quittant Vérone, il devient le porte-parole officiel de la délégation française. Contrairement à Villèle, le vicomte soutient le principe d'une intervention armée. C'est la France, voisine de l'Espagne, qui est chargée de l'organiser, après avoir lancé un ultimatum aux révoltés de Madrid. Villèle, qui s'estime désavoué, offre sa démission. Louis XVIII la lui refuse, et c'est finalement Montmorency qui abandonne son portefeuille, lequel revient tout naturellement à Chateaubriand chargé d'appliquer la résolution de Vérone. Encore une fois, Mme de Duras, qui assiège Villèle sans désemparer, n'est pas étrangère à cette nomination. Le 28 décembre 1822, après une longue entrevue avec le roi, Chateaubriand devient ministre des Affaires étrangères. Enfin ! L'élévation de l'« illustre écrivain » au ministère le plus prestigieux du gouvernement français n'est pas une mince affaire. L'Europe en parle, Alexandre Ier de Russie, avec lequel Chateaubriand s'est entretenu à Vérone, l'encourage. En revanche, les Anglais ne voient pas l'intervention française d'un très bon oil, et le nouveau ministre devra s'employer à rassurer le Premier anglais Canning. Le 25 février 1823, Chateaubriand prononce un grand discours devant chacune des deux Chambres, où il flatte la fierté nationale des honorables membres. Cependant, le député de gauche et ancien régicide Manuel lui répond le lendemain en des termes qui indignent les députés de droite, tous levés et menaçants. L'exclusion de Manuel de la Chambre des députés est votée le 3 mars, mais, refusant d'obtempérer, il rejoint sa place le lendemain. Il faut faire intervenir les gendarmes, car le peloton de la garde nationale chargé, sous le commandement du sergent Mercier, de le déloger, s'abstient sous les vivats de l'opposition. Saisi au collet par les gendarmes, Manuel est suivi par une soixantaine de députés libéraux. La scène s'imposera en image d'Épinal dans la légende libérale et républicaine. L'expédition militaire en Espagne est confiée au duc d'Angoulême, fils aîné de Monsieur, flanqué du général Guilleminot, à la tête de 100 000 hommes. On doit faire appel à Ouvrard l'affairiste pour assurer l'intendance des troupes, à prix d'or. La guerre qui suit ressemble à une promenade militaire : Madrid est pris le 24 mai, après que les Cortes s'en sont enfuis avec leur otage Ferdinand VII, pour s'enfermer dans Cadix. L'oil fixé sur cartes, plans et atlas, Chateaubriand donne de loin ses instructions en vrai chef de guerre. Cadix, place forte qui résiste aux bombardements, finit par tomber après la prise du fort du Trocadéro. Ferdinand VII est délivré. Chateaubriand n'est pas au bout de ses peines. Croyant avoir restauré la légitimité en Espagne, il a remis en place le despotisme : Ferdinand VII rétabli à Madrid exerce une répression impitoyable. Le ministre français alerte son ambassadeur Talaru, pour prêcher la modération au roi vengeur. Chateaubriand va alors assumer les conséquences de son inconstance amoureuse et de ses écrits politiques. L'écrivain, jamais en reste, toujours prompt à assaisonner ses amours sublimes de passions moins éthérées, est depuis son retour de Londres follement épris d'une beauté de vingt-sept ans, Cordélia de Castellane, issue d'une riche famille des Provinces-Unies, épouse par inadvertance de Boniface de Castellane, et maîtresse de Mathieu Mole, ancien ministre de la Marine et des Colonies. La prose épistolaire de Chateaubriand, toujours plate, ennuyée, utilitaire, même avec les femmes, se réchauffe un peu (« Reçois toutes mes caresses et souviens-toi que tu es ma maîtresse adorée. Je baise tes pieds et tes cheveux »). Comme tout se sait à Paris, M"""' Récamier apprend l'idylle. Meurtrie, outrée, elle fustige l'infidèle et transporte son chagrin à Rome, où elle s'installe avec sa nièce et son éternel soupirant Ballanchel0, en tout bien tout honneur. René gémit ; Juliette boude. La seconde déconvenue tourne à l'affront. De la victoire qu'il a remportée en Espagne, ni le roi ni Villèle ne lui savent gré. Louis XVIII lui garde une rancune d'avoir écrit De la monarchie selon la Charte et ruiné la carrière de son ancien favori Decazes. Villèle, jaloux de l'importance que prend Chateaubriand en politique, cherche à éliminer ce rival. Or le ministre des Affaires étrangères se donne l'illusion d'être désormais indéboulonnable. Et il le fait trop savoir. En juin 1824, Villèle propose aux Chambres la conversion de la rente. Celle-ci, en raison de la bonne conjoncture économique, bénéficie d'une plus-value substantielle, outre un intérêt fixé à 5 %. Le projet de loi prévoit d'abaisser le taux d'un point : 145 000 rentiers ont à choisir entre le remboursement immédiat au pair (100 francs au lieu de 70 francS) ou la conversion avec 20 % d'intérêt en moins. L'opération vise à financer l'indemnisation des anciens propriétaires dont les biens ont été confisqués par la Révolution et de rassurer les acquéreurs de ces biens toujours sur le qui-vive : ce sera l'année suivante le « milliard des émigrés ». La loi est votée sans enthousiasme par les députés. A la Chambre des pairs, Chateaubriand vote le projet par solidarité gouvernementale, mais ne dit mot (« barricadé derrière un silence hébété ressemblant à une bouderie », écrira-t-iL), alors que ses amis politiques font capoter le projet. Villèle, furieux, jugeant que son ministre des Affaires étrangères veut prendre sa place, demande à Louis XVin sa tête. C'est l'occasion de régler une rivalité à vif entre les deux hommes depuis l'affaire d'Espagne. Le roi, plein de défiance et de rancune, s'exécute sans états d'âme. Jamais Chateaubriand n'oubliera la manière infamante dont il a été chassé - le mot est de lui. Monsieur, frère du roi, trouvera « tout à fait inconvenant qu'on le mette à la porte comme un laquais ». C'est un huissier qui lui apprend son infortune par une lettre de Villèle accompagnant l'ordonnance royale. Villèle, qui laissa ses émotions gouverner sa raison, avait-il besoin d'outrager ainsi son ancien ami du Conservateur, doublé d'un écrivain redoutable, jamais meilleur que dans l'amour-propre blessé et la polémique ? Le renvoi de Chateaubriand provoque un saisissement à Paris. La jeune garde romantique, à commencer par Victor Hugo, le couvre de louanges, parfois rimées. Congédié, le 6 juin 1824, comme un mauvais serviteur, sans la moindre indemnité, sans la plus modeste compensation, Chateaubriand est mûr pour porter les couleurs de l'opposition. Trois mois plus tard, le 16 septembre 1824, le roi meurt. Son frère, le comte d'Artois, lui succède sous le nom de Charles X. Il propose à Chateaubriand de rétablir son traitement de ministre d'État. Drapé dans sa dignité, il refuse. Villèle n'a plus qu'à bien se tenir. Au cours de cette période, quelques événements viennent changer le cours de sa vie privée. Ses amours avec Mme de Castellane ayant pris fin, il a le plaisir de voir rentrer Juliette Récamier, qui s'établit de nouveau à l'Abbaye-aux-Bois, l'ancien couvent des bernardines de la rue de Sèvres, où, réconciliée avec l'Enchanteur, elle le recevra chaque après-midi - un rite qui ne souffre pas d'exception. C'est aussi à cette époque qu'il va s'installer rue d'Enfer, où sa femme Céleste s'est mis en tête de créer une maison de retraite pour vieux prêtres et religieuses, l'Infirmerie Marie-Thérèse, du prénom de la duchesse d'Angoulême. Cette fondation dévore le patrimoine du ménage : il a fallu acquérir le terrain, exécuter des travaux considérables. Pour faire marcher l'établissement, la sèche petite dame fatigue toutes les relations - même féminines - du vicomte de ses appels à la générosité. Comme elle ne manque pas d'idées, Céleste augmente les dons qu'elle reçoit de la vente de chocolats qu'elle fait produire : il en coûte à chaque visiteur de l'écrivain, rue d'Enfer, l'achat obligatoire d'une boîte onéreuse. « C'était l'époque, raconte Victor Hugo, un des hôtes rançonnés par la vicomtesse chocolatière, où je vivais quinze mois avec huit cents francs. Le chocolat catholique et le sourire de Mmc de Chateaubriand me coûtèrent quinze francs, c'est-à-dire vingt jours de nourriture... C'est le sourire de femme le plus cher qui m'ait jamais été vendu". » Enfin, c'est encore l'époque du deuil des chères disparues : Mmede Duras et Mme de Custine, emportées par la maladie l'une après l'autre. Chateaubriand n'est jamais aussi bon en politique que dans la guerre de plume. Jusqu'à la fin du ministère Villèle, il mène contre le pouvoir des assauts de plus en plus redoutables. Sa cause ? La liberté de la presse, dont il est et restera le défenseur cloquent. Ses tribunes ? La Chambre des pairs et le Journal des débats, dont Bcrtin, son directeur, a pris fait et cause pour lui : « Quant à nous, écrit-il, c'est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l'union des royalistes ; mais l'honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d'hésiter sur le parti que nous devons prendre. » Le conflit historique de Chateaubriand est celui qu'il engage en 1826 et 1827 contre la loi sur la presse, que le ministre de la Justice Peyronnet a appelée malencontreusement « de justice et d'amour», qui vise lourdement aussi bien les écrits non périodiques, les brochures, que les journaux, à coups de taxes et d'autorisation préalable. « On sent, écrit Chateaubriand, que les partisans de cette loi anéantiraient l'imprimerie s'ils le pouvaient, qu'ils briseraient les presses, dresseraient des gibets et élèveraient des bûchers pour les écrivains ; ne pouvant rétablir le despotisme de l'homme, ils appellent de tous leurs voux le despotisme de la loi. » Les députés votent le projet, mais Chateaubriand conduit la résistance à la Chambre des pairs : dans un long discours argumenté et retentissant, il déclare : « Pourquoi la république française ne s'est-elle pas constituée ? C'est qu'elle a trahi le principe de la révolution générale, la liberté. Pourquoi l'empire a-t-il été détruit ? C'est qu'il n'a pas voulu lui-même cette liberté. Pourquoi la monarchie légitime s'est-elle rétablie ? C'est qu'elle s'est portée, avec tous les autres droits, pour héritière de cette liberté », avant de conclure : « Je vote [...] contre l'ensemble d'un projet de loi qui met la religion en péril, parce qu'il fait calomnier la religion ; je vote contre un projet de loi destructeur des lumières, et attentatoire aux droits de l'intelligence humaine ; je vote contre un projet de loi qui, en attaquant l'ouvrage du vénérable auteur de la Charte, ébranle le trône des Bourbons. Si j'avais mille votes adonner contre ce projet impie, je les donnerais tous, croyant remplir le premier de mes devoirs envers la civilisation, la religion et la légitimité13, » Devant l'opposition des pairs, le gouvernement Villèle doit renoncer à la loi. Décidé à prendre sa revanche, Villèle rétablit la censure qui n'a jamais fonctionné, le 24 juin 1827, et nomme Bonald président du Conseil de surveillance de la presse. Chateaubriand, qui n'est décidément plus au diapason avec son ancien collaborateur du Conservateur, fonde alors la Société des amis de la liberté de la presse, ce qui lui vaut le soutien des libéraux et de la jeunesse romantique : « La Jeune France, écrit-il dans ses Mémoires, était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas quitté depuis. » Villèle est désormais sur la défensive. Pour noyer l'opposition de la Chambre des pairs animée par Chateaubriand, il y introduit une nouvelle fournée réactionnaire, puis dissout la Chambre des députés. Las ! Les élections qui suivent, en novembre 1827, consacrent la montée en puissance de l'opposition libérale, à laquelle s'ajoute une contre-opposition royaliste : le gouvernement mis en minorité, Villèle remet sa démission. Le roi procède alors à la formation d'un ministère Martignac, où Chateaubriand croit saisir l'occasion de sa revanche. Ministre ! Ministre encore, après avoir été remercié sans un mot en 1824, il peut de nouveau caresser ce rêve. Le 5 janvier 1828, le gouvernement Martignac est officiellement composé, mais c'est le comte de La Ferron-nays qui obtient le portefeuille des Affaires étrangères, au grand dam de Chateaubriand. « Il avait activement travaillé à renverser M. de Villèle, écrit Mmc de Boigne sans indulgence, et il croyait, en satisfaisant sa haine, paver simultanément le chemin qui le ramènerait à cet hôtel des affaires étrangères, dont il avait été si brutalement expulsé, et où il prétendait rentrer par droit de conquête '4. » Son dépit est manifeste, mais il ne le montre pas trop, ayant besoin d'un poste pour améliorer l'état de ses finances délabrées. Une ambassade constituerait un bon pis-aller. La toute dévouée Juliette Récamier s'entremet. Elle convainc même l'ambassadeur en poste à Rome, Montmorency, de laisser sa place au vicomte en partant pour Vienne. Très bien, mais le nonce du pape à Paris, Mgr Lambruschini, un zelante, partisan de l'absolutisme, commence par se défier d'un ambassadeur de France libéral. Voyant la nomination de Chateaubriand imminente - elle le sera officiellement le 2 juin 1828 -, le nonce conseille au gouvernement pontifical de faire de « nécessité vertu », d'amadouer le vaniteux écrivain - lequel du reste ne s'attardera pas à Rome, étant donné ses ambitions gouvernementales. Et puis Mgr Lambruschini croit savoir comment tenir l'homme : par sa femme, que le vicomte aime et dont « il dépend presque comme un enfant de sa mère ». Notation amusante quand on sait les inconduites de « René », enjôleur toujours escorté par un cortège d'admiratrices. Il est vrai que cette fois il part en compagnie de son épouse ; il ne pouvait y couper. Ses retrouvailles avec Rome sont marquées d'éclat mondain. Il ouvre, dans les murs et hors les murs, tant à l'ambassade de France alors logée au palais Simonetti, dont il s'efforce de faire le lieu le plus prestigieux de la diplomatie romaine, qu'à la Villa Médicis. La première sortie officielle du nouvel ambassadeur a pour cadre l'église Saint-Louis-des-Fran-çais, où se tient, le 4 novembre, la cérémonie annuelle en l'honneur de Charles X. Chateaubriand reçoit le pape et s'agenouille à côté de lui en face du tombeau de Mme de Beaumont, qu'il avait lui-même élevé en 1803, quand sa maîtresse était venue mourir auprès de lui : «Quelle étrange chose que ma vie ! », peut-il écrire à Juliette Récamier. En grand seigneur indifférent à la dépense, laissant gérer ses affaires à la diable, il déploie son art de la séduction en fêtes splendides et en largesses sans frein, forçant l'admiration de ses invités, et particulièrement celle des dames fascinées par le grand écrivain soucieux de donner à tout de la grâce. Sachant manier la litote, il écrit à Juliette : « La société trouve Mme Chateaubriand polie et mes dîners bons. » Il est l'objet de toutes les sollicitations, devient membre de l'académie Tibérine. Il ploie sous les fleurs, les flatteries, qu'il paie en retour de prodigalités en tout genre. Quitte à être ambassadeur, autant être superbe ! La chronique sentimentale y trouve son compte. C'est à Rome que Chateaubriand, sexagénaire, rencontre l'une de ses amies les plus inattendues, cette Hortense Allait dont nous parle Sainte-Beuve - une femme « libérée », pleine d'attention et de finesse. Grâce à ses écrits, nous faisons connaissance avec un Chateaubriand échappant au masque dédaigneux qu'il s'est collé pour les siècles sur un visage d'éternel blasé, égoïste et vaniteux. Cette idylle, qui devait durer, n'empêche pas le maître provisoire du palais Simonetti d'entretenir une correspondance amoureuse sur plusieurs fronts, et de noyer sous ses bouquets la comtesse del Drago dont les charmes sont plus tangibles que les lettres d'amour. Chateaubriand veut marquer Rome de sa présence d'une autre manière. L'archéologie étant à la mode, on le voit s'activer gravement auprès du directeur de la fouille, à Terra Vergata, à une lieue de Rome, où il retrousse ses manches pour déterrer des monnaies impériales, des fragments de marbre, des sarcophages, « trois belles têtes » et « un torse de femme drapé », à défaut d'une statue entière. Quand il faut remplacer le directeur de la Villa Médicis, le peintre Pierre Guérin, il contribue au choix d'Horace Vernet. Une nouvelle fois, il a à faire au nonce Lambruschini, inquiet de voir la direction de la Villa confiée à un libéral, un peintre à la dévotion de Bonaparte (« un militaire qui fait de la peinture » selon Baudelaire qui déclare le haïr. En fait, si Vernet est apprécié des libéraux, c'est que ses tableaux, à la gloire des victoires napoléoniennes, sont régulièrement interdits de Salon sous la RestauratioN). Chateaubriand apaise le cardinal, s'engage à surveiller Vernet, promet de le faire rappeler au besoin. Le peintre des batailles tentera, toutes proportions gardées, de rivaliser avec Son Excellence en réceptions d'autant plus grandioses dans les mémoires que son successeur, Ingres, quelques années plus tard, se montrera de la dernière ladrerie. Très peu de temps après son arrivée à Rome, Chateaubriand, obnubilé par la trace qu'il pourrait imprimer à la Ville, décide, sur une suggestion de Mme Récamier, d*honorer Poussin par un monument funéraire : « Vous avez désiré que je marquasse mon passage à Rome, écrit Chateaubriand à Mme Récamier le 18 décembre 1828, c'est fait : le tombeau de Poussin restera. » L'idée n'était pas mauvaise, puisque Poussin avait vécu longtemps à Rome, y avait peint ses principaux tableaux, et y était mort. Sa dépouille reposait dans l'église paroissiale San Lorcnzo in Lucina. L'ambassadeur fait alors appel à trois artistes, deux sculpteurs, Louis Desprez, grand prix de Rome, qui devait faire un bas-relief emprunté à un tableau du peintre. Les Bergers d'Arcadie, et Paul Lemoyne, chargé d'un buste de Poussin, ainsi qu'à un architecte, Vaudoyer. « Il ne faut ici que des mains françaises. » Dès le mois de janvier 1829, le plan est arrêté. Il faut néanmoins « faire déloger un confessionnal » pour commencer les travaux, et « ce n'est pas une mince affaire ». Chateaubriand est tenace. Il précise dans une lettre à Mmc Récamier que le tombeau portera la dédicace suivante : « F.-A. de Ch. à Nicolas Poussin, pour la gloire des arts et l'honneur de la France '6. » Finalement, Chateaubriand ne se contentera pas de ses initiales. Le monument achevé en 1831, on pourra lire son nom en toutes lettres. Du moins l'avait-il édifié à ses frais, ce qui élargit un peu plus les trous de son panier percé. La fonction de l'« illustre écrivain » en diplomate a laissé moins de renom dans son sillage. Dès son arrivée à Rome, il se réjouit de pouvoir régler un contentieux, créé entre son pays et le pape par les deux ordonnances du 16 juin 1828, qui interdisaient l'enseignement aux membres des congrégations non autorisées et limitaient à 20 000 le nombre des élèves des petits séminaires, concurrents des établissements publics. Lors d'une entrevue avec Léon XII, il croit convaincre le pape de consentir aux ordonnances. C'était, certes, déjà partie gagnée, mais cela n'empêche pas Chateaubriand de se dire « extrêmement content du gouvernement romain », de l'« admirable modération » du Souverain Pontife. Le grand homme risque néanmoins de s'ennuyer beaucoup. Par bonheur, la mort de Léon XII, le 10 février 1829, coupe court à son désouvrement. La succession papale est une grande affaire dans le jeu diplomatique : contribuer à l'élection d'un pape favorable aux Français contre un pape inféodé à l'autre grande puissance catholique, l'Autriche, est un enjeu de taille pour un ambassadeur. Ce vaste concours organisé dans une ville de moins de 200 000 habitants invite chaque individu et toutes les clientèles à militer pour son candidat, tandis que les corps diplomatiques des principales puissances s'emploient à conforter les chances de celui ou de ceux qui serviront au mieux les intérêts de leur pays. Or, malgré la Restauration, les Français jouissent d'un régime constitutionnel (celui de la ChartE), tandis que leurs rivaux autrichiens, sous la direction de Metternich, restent les champions de l'absolutisme. La concurrence est d'autant plus vive que Chateaubriand est le représentant d'un gouvernement jugé libéral, celui de Martignac. Contre « la faction de Sardaignc [les zelanti], d'Autriche et des Jésuites », il entend ouvrer à maintenir « le système modéré et conciliant de Léon XII ». Ainsi faisant, il ne cache pas à M"'e Récamier son espoir : « Si j'ai un pape modéré, il est probable que l'on me rendra le portefeuille des Affaires étrangères » - lequel portefeuille est tenu par intérim par Portalis, en raison de la maladie de son titulaire La Ferronnays. Pour arriver à ses fins, Chateaubriand pourrait compter sur les cinq cardinaux français du Sacré Collège, mais il a des doutes. On le voit souhaiter qu'ils « soient retenus longtemps sur le mont Cenis » ; il se défie particulièrement de l'archevêque de Toulouse, le duc de Clermont-Tonnerre, «vieux libertin fanatique qui ne croit en Dieu que couci-couça », et qui a protesté contre les ordonnances sur les séminaires. La presse parisienne le donne comme un adversaire résolu de Chateaubriand. L'ambassadeur dispose d'une arme légale : le droit d'exclusion, c'est-à-dire un droit de veto qui est reconnu aux trois puissances catholiques, la France, l'Autriche et l'Espagne. Pour le reste, il doit jouer de l'intrigue et de la séduction, où il excelle, n'ayant, comme il dit dans une dépêche à son ministre, reprise dans ses Mémoires d'outre-tombe, « ni argent à donner ni places à promettre ». La partie est difficile, et l'ambassadeur ne se prive pas de le faire valoir à Paris : « J'ai à combattre la bêtise, dans les uns, l'ignorance du siècle, dans les autres, le fanatisme, dans ceux-ci, l'astuce, dans ceux-là, la duplicité dans d'autres, et, dans presque tous, l'ambition, l'intérêt, les haines politiques... » Le grand danger aux yeux des Français est représenté par le cardinal Albani, un homme de Metternich, dont l'habileté est inversement proportionnelle à la piété. L'ambassadeur prend alors une initiative sans en demander l'autorisation à son ministre de tutelle : barrer la route à Albani en confiant à un évêque français - et précisément au moins libéral, c'est adroit -, en l'occurrence le cardinal archevêque de Toulouse Clermont-Tonnerre, une lettre d'exclusion contre Albani. Parallèlement, il s'efforce par mainte rencontre de déjouer les manèges en faveur de celui qu'on nomme l'« Autrichien ». Finalement, Clermont-Tonnerre n'a pas à utiliser son veto, car c'est le cardinal Castiglioni, un des favoris de Chateaubriand, qui est élu, et prend le nom de Pie VIII. Immense satisfaction de l'ambassadeur français, pénétré du sentiment d'avoir manouvré à la perfection : « Victoire enfin ! ecrit-il à M"'e Récamier. J'ai, après bien des combats, un des papes que j'avais mis sur ma liste. » Il précise, le 18 avril : « Pie VIII [...] est plus constitutionnel que Léon XII. Il m'a dit en toutes lettres qu'il fallait obéir a la monarchie selon la Charte. » Il s'agit d'une victoire à la Pyrrhus, car le nouveau pape désigne comme secrétaire d'État, c'est-à-dire comme chef du gouvernement pontifical, le cardinal Albani précisément. Chateaubriand tente de faire contre mauvaise fortune bon cour. Il rencontre Albani, qui l'assure ne pas se Poser en « ennemi », et tente d'expliquer à son ministre par intérim Portalis qu'il n'y a rien à craindre de « ce vieillard de 80 ans [qui] fera ses efforts pour conquérir la bienveillance de la France ». Mais Portalis le prend fort mal ; Chateaubriand décide de revenir en France pour réparer l'effet désastreux de cette nomination qu'il n'a pu empêcher. Avec l'élection de Pie VIII, il croyait avoir gagné son retour au ministère des Affaires étrangères. Or une dépêche lui annonce, le 15 mai 1829, que Portalis devient ministre en titre. L'« illustre écrivain » rentre à Paris, va prendre les eaux dans les Pyrénées, avant de démissionner au moment où Pohgnac remplace Martignac. Il tombe ainsi à gauche, loué par les libéraux et honni par les journaux ultras. |
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