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Une décennie romanesque






Qui envisage d'esquisser un tableau de ce qui compte dans le roman français des dernières années éprouve un embarras sans pareil : que choisir? L'interrogation est moins rhétorique qu'ontologique. Elle ne résulte pas uniquement des doutes légitimes du critique concernant son objectivité, ses connaissances et sa pertinence - il est plus qu'évident que, dans une telle entreprise, on exprime son point de vue et on s'expose, sinon n'auraient jamais existe ni dialogue esthétique ni vie littéraire. Elle est due, cette interrogation, au fait que nous subissons sans relâche les conséquences d'un monde qui a tout misé sur l'éphémère au détriment du durable. Je ne peux argumenter ici sur cette impression. Considérons-la comme un axiome. Toutefois l'axiome ne paraîtra pas si éloigné de la réalité si nous essayons de repondre à la question suivante : peut-on imaginer un débat de rond, une analyse, une découverte tardive ou encore une redécouverte relative à un roman publié trois ou quatre ans auparavant? Sans la foi en ce qui va durer, sans le sentiment de faire partie d'un monde qui défie automatiquement, viscéralement et systématiquement le temps du calendrier, qui s'oppose à ce qui se consomme, voire se consume, passe et se perd sans retour, la entique littéraire n'a aucun sens pour la simple raison que le Jugement esthétique est ontologiquement lié à la durée. Voici alors le terrible dilemme: parler des livres qui ont fait du bruit °u sont susceptibles d'en faire et qui, à coup sûr, seront éclipsés par ceux qui en feront encore plus, ou se taire ? Le dilemme que j'évoque n'a pourtant de valeur que théorique. Parce que, aujourd'hui, fort heureusement, le critique n'est pas seul à ruminer ses apories et à recycler ses impasses. Se tient à ses côtés, s'il observe bien, le romancier qui transpose, comme il sied à son art, toute question provenant du monde, en l'occurrence celle de l'éphémère et du durable, en énigme existentielle. En effet, durant ces dix dernières années, plusieurs romanciers ont montré, indirectement j'entends, par leurs ouvres, qu'il existe là-dessous une problématique autrement plus fertile que les dilemmes de la pensée. Ainsi, à la constatation accablante de la victoire définitive du provisoire, ils répondent par le biais d'un nouveau questionnement: et si on essayait de comprendre d'où vient et où va l'homme fossoyeur de toute idée de pérennité ? Et si on s'intéressait davantage à la réalité, le psychisme, le comportement, les mours, les ambitions, les inventions et les utopies de cet homme qui, au fond, ne désire qu'une seule chose: ne pas durer plus que l'air du temps? Ne nous attendons pas à des solutions définitives. C'est le programme artistique qui,compte. C'est cette immense promesse d'une véritable création romanesque qui doit retenir notre regard. Reposons donc notre question initiale: Que choisir? Ce qui est certain, c'est que l'ouvre qui durera n'est désonnais plus à chercher parmi celles qui sont conçues innocemment et stylistiquement «pour durer» - encore une étiquette bien gérée par le monde perpétuel du changement -, mais parmi les ouvres destinées à scruter les mystères de l'homme éphémère. Que choisir? Justement les romans écrits pour appréhender les nouveaux rapports de l'homme au temps et, en général, ceux qui parlent d'un monde qui, pour être en rupture totale avec le précédent, n'est pas pour autant dépourvu d'intérêt romanesque : c'est même le contraire.



Sur ce chapitre du temps, pour commencer par l'essentiel, la manière spécifique de vivre le temps propre à l'homme contemporain, trois romans, tous de la même année, 1997, tous travaillés au cour de cette dernière décennie, me paraissent particulièrement révélateurs. Il s'agit de On ferme de Philippe Muray, Des hommes qui s'éloignent de François Taillandier, et de Drôle de temps de Benoît Duteurtre. Les titres sont déjà suffisamment évocateurs : on ferme, on s'éloigne, on entre dans un temps bizarre, inhabituel. Comme si on prenait la décision de tourner irrévocablement la page ; comme si on s'embarquait sur un navire qui n'accostera plus jamais des ports familiers. Ou, au contraire, parce que cela aussi existe, comme si on se réveillait brusquement dans un ailleurs féerique qui correspondrait point par point au monde réel, à l'exception de son poids. Dans ces romans, on trouvera à plusieurs reprises les deux faces de la médaille : tantôt un monde qui se veut radicalement autre par rapport à ce qui a été jusqu'à hier; tantôt un monde qui aspire à l'identique et pense se perpétuer tel quel dans l'éternité. Rien de plus humain, dira-t-on, qu'être constamment exposé à des désirs contradictoires. Pourtant ce qui distingue notre monde - le inonde dont parlent les romans significatifs et qui, bien entendu, est aussi le nôtre mais clarifié, illuminé, comme si, à la lecture de ces romans, on le voyait pour la première fois -, ce qui fait la spécificité de ce monde, c'est sa conviction qu'il est possible de vivre à la fois et l'autre et le même, sa persistance à n'y déceler aucune contradiction. Évidemment il ment. Mais pas de façon ordinaire. Il ment parce qu'il utilise un langage dont les mots et les concepts sont trafiqués.

C'est d'abord pour faire face à ce langage falsifié que j'ai choisi les romans ci-dessus avant de passer à une vue d'ensemble. Tous les trois, et de manière exemplaire, nous installent d'entrée de jeu dans la vérité romanesque - pour nous souvenir de l'excellent ouvrage de René Girard, unique par sa compréhension profonde de l'art du roman, Mensonge romantique et vérité romanesque. Ce qui signifie que ces romans nous fournissent généreusement en matière existentielle afin d'arriver à lire pertinemment les mots d'ordre de notre monde. Ce sont donc des romans qui nous aident à comprendre que lorsqu'on fait usage du mot «autre», on faut entendre «vide». Apparemment on rêve d'al-térité; en fait on ne produit rien d'autre que le néant. On se lance dans des découvertes extraordinaires ; en fait on accumule des projets avortés. On ne jure que par le changement; notre anorexie existentielle est telle que tout nouveau départ est déjà sapé. Et c'est également ainsi, toujours en suivant le chemin de la vérité romanesque, qu'on comprendra que, lorsqu'on fait usage du mot «même», il faut entendre «spectre» - ce mot essentiel dans la pensée de Jean Baudrillard. Certes, rien n'empêche de continuer à croire qu'il s'agit encore de la même terre, de la même langue, des mêmes institutions, des mêmes relations humaines et des mêmes rapports entre l'homme et l'au-delà ; à vrai dire il n'en est rien. Ce « même » que nous voyons, c'est le « même » vidé de son âme, le « même » vampirisé, le « même » qui a perdu sa raison d'être. Maintenant, une fois les mots justes revenus à leur place, nous avons quelque chance de saisir concrètement le monde. Un monde dont l'hyperagitation camoufle le fait qu'il n'est plus touché par la grâce de la création. Un monde qui, par conséquent, se permet toutes les audaces et toutes les libertés, convaincu, en son for intérieur, que tout cela n'a aucun sens, aucun effet palpable, que tout cela se déroule dans un univers fantomatique, inconsistant, irréel, abstrait.

Abstrait. Le mot-clé est lancé. On ferme, Des hommes qui s'éloignent, Drôle de temps, tous les romans importants de la décennie en question ne manifestent qu'un seul et unique souci : comment arracher l'homme à l'hydre de l'abstraction? Mais, se demandera-t-on, n'est-ce pas ce souci qui définit en propre le roman? Évidemment, Muray, Taillandier, Duteurtre pratiquent le même art que Cervantes ou Flaubert, et renouvellent la même tradition, le même idéal artistique : confronter le concret de l'existence aux chimères de l'abstraction. À cette différence capitale près : les ancêtres avaient à faire à un homme sans cesse menacé par la puissance hypnotique de l'abstraction, aujourd'hui c'est le monde entier qui y succombe. Si bien que le souci permanent du romancier acquiert une importance de vie et de mort: arrivera-t-il à introduire, à réintroduire le concret de la vie, le prosaïque, le terre-à-terre, le trivial, l'échec, la mort, bref la vérité romanesque dans ce monde qui semble voué corps et âme à l'abstrait? Plus: qui est l'abstrait.

J'ai commencé ce «bilan» par l'embarras ontologique du critique. Voilà que le romancier se heurte, à son tour, à son propre embarras et que les deux embarras se conjuguent. Leurs contenus s'entremêlent. Us tournent autour du même puits vertigineux. Ils sont le résultat du même problème fondamental : celui de la fuite de l'homme hors du temps; celui de l'émergence d'un homme qui cherche par tous ses moyens (sa techniqxie, ses loisirs, sa spiritualité, sa sexualité) à s'extraire du temps historique. (Signalons que seul le temps historique s'accorde avec la notion de durée. Le temps a-historique ne connaît pas la durée, seulement la fossilisation du même.)



Aucun élément de la forme, si on se contente d'identifier la forme d'une ouvre d'art à son aspect extérieur, ne nous autorise à rapprocher les trois romans déjà mentionnés. Ni d'ailleurs leur contenu, si on prend pour contenu les histoires racontées. Cependant tous trois témoignent de l'emprise de l'abstraction, tous trois constituent des versions de l'«homme sans temps». De surcroît, tous trois sont indispensables pour comprendre les mutations profondes de la prose française actuelle et l'ampleur de son renouveau. Il est peut-être encore tôt - sur ce point de la distance à l'ouvre observée, comme il a déjà été dit, il ne faut jamais perdre de vue le rythme contraignant qu'impose à la critique consciencieuse l'esprit du temps - pour défendre leur valeur artistique dans une perspective mondiale. Il est temps, il est même urgent de souligner leur signification, leur place centrale par rapport à une période romanesque pendant laquelle une multitude d'ouvres ont fait preuve d'une extraordinaire originalité et d'une surprenante capacité à intéresser un très large public - surprenante capacité, dis-je, parce qu'il faut avouer que le lecteur qui aspire à une certaine qualité avait commencé, depuis deux ou trois décennies, à se résigner au seul roman de laboratoire.

On ferme, d'abord. Roman fleuve, aurait-on dit en d'autres temps. Sauf qu'il ne s'agit pas d'un roman familial ou historique puisqu'il parle d'un personnage sui generis. D'un personnage qui n'est déterminé ni par sa famille, ni par l'Histoire, ni par ses rapports à sa patrie, à Dieu, aux conflits sociaux, etc., ni par son sexe et ni, surtout, par son âge, plus précisément, d'un personnage débarrassé de la cruelle question de l'âge. Lui, il est toujours jeune ; ou, pour être encore plus précis, il est immunisé à fond contre toute poussée de maturité. Il s'appelle Homo festivus. Dire qu'il est partout, c'est de la tautologie. Il est l'âme du monde fes-tivisé, festivocrate et festivolâtre. Du monde en fête. Du monde qui ne fait plus la fête mais qui est devenu, horizontalement et verticalement, fête, immense carnaval non-stop 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. II va sans dire qu'il est le personnage superpositif de notre époque, lui dont la «positivité» ferait pâlir d'envie le plus grand héros de feu le réalisme socialiste. Il dit oui à tout. Il est résolument du côté du Bien et, chose remarquable, sans trop d'efforts vu que, par décrets successifs, il a relégué le Mal, tout je Mal, dans le passé. H ne jouit pas; il est l'incarnation de la jouissance. Il ne fête pas; il est l'hypostase de Dionysos. Il ne subit pas l'érosion du temps; il est la personnification de l'idylle ■estive, autrement dit du non-temps. Curieux tout de même, comment l'humanité n'y avait-elle pas pensé plus tôt? Elle en avait pourtant l'expérience. Elle savait très bien que ses carnavals annuels et ses kermesses échelonnées dans le calendrier permettaient à l'homme de s'évader du temps, de couper court à la marche inéluctable du temps, de se bercer momentanément de l'illusion de l'abolition du temps. Enfin, mieux vaut tard que jamais : le voilà, le fameux Homo festivus qui se dresse de toute son autorité, de toute sa masse, contre l'humanité de jadis, qui restaure la fête éternelle et l'emporte décidément sur le temps. Il va sans dire qu'à la fin il provoque - s'en rend-il compte? - les plus grandes catastrophes. H va sans dire aussi que nous ne lisons ni une diatribe sociophilosophique ni un prêchi-prêcha prophétique et apocalyptique, mais un roman où le rire le dispute à l'intelligence, une fête de l'imagination soutenue par un verbe où viennent se tresser l'insoumission de Rabelais, la lucidité de Balzac et la raillerie de Céline. Une fête? Encore? Eh oui: le roman, dans ses heures les plus heureuses, se nourrit du même poison que le reste du monde.



Chez Taillandier on tue le temps différemment, mais non moins efficacement, que chez Muray. Des hommes qui s'éloignent est l'histoire de Xeni, qui, la quarantaine à peine passée, se suicide. L'histoire, c'est beaucoup dire. Pour être certain de ne pas trahir la logique de l'ouvre, il faudrait plutôt parler de la non-histoire de Xeni. Car dans ce roman on découvre ceci d'extraordinaire: on ne dispose d'aucun moyen pour se frayer un chemin vers la vie secrète d'une personne. Le paradoxe est de taille : comment prétendre sérieusement aujourd'hui, à l'ère des Big Brothers et autres Loft Stories, que la route vers l'intimité nous est barrée ? Pourtant c'est ce qui se passe dans ce roman. Ne nous en étonnons pas outre mesure. Qu'est-ce qui nous éblouit dans un roman réussi sinon l'aspect paradoxal de la vie? Et encore, un roman serait-il valable s'il n'allait pas au-delà de la doxa ? C'est cette doxa concernant la transparence totale de la vie des hommes et des femmes de nos jours, c'est cet exhibitionnisme si fièrement revendiqué par nos sociétés qui est mis à rude épreuve dans Des hommes qui s'éloignent. Finalement, et là le paradoxe est à son comble, le roman de Taillandier fait davantage que démentir un cliché. Il parle du fait que, dans cet endroit jadis appelé « place publique » et récemment transformé, sous la houlette des médias, en alcôve collective, personne ne s'intéresse vraiment à personne. Il parle du fait que cet incommensurable désir de déballage qui s'empare de nos sociétés n'est rien d'autre que le complément psychique d'êtres humains qui n'ont pas envie de connaître quoi que ce soit de la vie de leurs semblables. Preuve en est, ce roman qui marque un tournant troublant dans l'histoire du roman. Il signale la perte de tout intérêt pour notre prochain, ami, parent ou simplement étranger. La belle affaire, dira-t-on : l'homme ne fut jamais autre chose qu'un animal égoïste, cynique, sourd au sort des autres. L'homme, oui. Mais pas le roman. Le roman est venu au monde parce que, justement, on voulait tout savoir de la vie d'un homme (la vie comprise comme un tout, mort inclusE). Tandis que, à propos de l'histoire de Xeni qui se suicide, le romancier avoue ouvertement sa totale impuissance à proposer le maillon manquant entre Xeni vivant et Xeni mort. Et pas seulement le romancier. Egalement l'entourage de Xeni, les amis, les collègues, le quartier, la ville, la société, le monde entier. On parle, on déballe, on s'étale, on interroge, on enquête, on feint de s'intéresser à tout et à tous, et hop !, à la seconde décisive, à la seconde où tout bascule dans le trou noir de l'existence, personne ! Silence. Mutisme généralisé. Oui, on en est là : la Vie (majuscule, s'il vous plaîT) appartient à tous et la mort est désormais une affaire strictement privée. En fin de compte, cette transparence si acclamée par la foule n'est pas grand-chose. Elle ne touche que ce qui a été au préalable déclaré du domaine du transparent, c'est-à-dire la vie nettoyée de la noirceur de la mort. On a décrété visible la partie visible de la vie et on a rejeté, en dehors, l'obscurité suprême que constitue la mort. Ainsi, les choses sont au moins claires : on voit le visible dans sa splendeur et on s'efforce d'oublier ces quelques secondes qui, de temps à autre, perturbent la clarté de l'ensemble. De même, personne, dans Des hommes qui s'éloignent, pas même le romancier, ne s'obstine à comprendre l'événement impénétrable, ce qui est tout à fait autre chose que l'absence d'explication. L'explication peut toujours laisser à désirer. C'est précisément l'absence du désir d'en avoir une qui est maintenant surprenante. Fort heureusement, et c'est tout l'art de Taillandier, le roman va même au-delà du constat. Il démontre, par un magnifique retour aux sources inépuisables du romanesque, que l'acceptation de la mort comme partie intégrante de la vie ne relève pas seulement de la simple réalité - ce qui, pour ne pas oublier les constats de On ferme est loin d'être le cas à l'ère festive -, mais aussi et surtout de l'impératif moral de la liberté humaine et que, vu sous cet ^gle, le camouflage de la mort auquel aspirent nos sociétés est synonyme d'asservissement.

D'un autre asservissement, également actuel, nous parle le roman de Benoît Duteurtre Drôle de temps. Le roman est composé Qe six nouvelles autonomes mais pas totalement indépendantes. Les mêmes thèmes sont vécus par des personnages différents, un peu à la manière de Kundera, quoique, ici, la forme soit encore plus disloquée que dans, par exemple, le roman de Kundera Le Livre du rire et de l'oubli. Par ailleurs, on trouve les mêmes esquisses, précises et insolites, des scènes de la vie qui rappellent les dessins humoristiques de Sempé. Et l'ensemble est travaillé avec une extrême économie en fioritures rhétoriques - on ne peut s'empêcher de penser à Beckett. Cet éclectisme esthétique, fortement scellé par un don d'observation sans pareil et une ironie personnelle et inimitable, reflète assez bien les goûts de l'auteur de Requiem pour une avant-garde (Robert Laffont, 1995), essai critique envers un certain modernisme sectaire et puriste, voire puritain. Ce sont donc les goûts d'un écrivain moderne «antimoderniste » qui poussent Duteurtre à embrasser et à pasticher les confrères qui ont su entretenir avec la modernité des rapports libres et ludiques. Ce qui explique en grande partie la disparité compositionnelle si caractéristique de l'ensemble de son ouvre. Disparité, dans le cas de Drôle de temps, tant extérieure (juxtaposition de parties autonomeS) qu'intérieure: on a affaire tantôt à une nouvelle classique, tantôt à un reportage, tantôt à un mini-roman, et ainsi de suite.



Il faut ajouter à cette polyphonie formelle les variantes relatives au personnage qui abrite à égalité l'auteur en personne, un narrateur neutre, détaché, et des êtres fictifs. Ces quelques remarques suffisent, me semble-t-il, à nous faire penser que, au-delà de tous les emprunts créatifs, la véritable source de Duteurtre est le roman picaresque. Sauf que le picaro de Duteurtre ne goûte point à l'aventure. C'est peut-être cette absence de péripéties qui l'oblige avec tant de force à renouveler ses tentatives. En vain ! Où qu'il aille (à la campagne, à la ville, chez des amiS), quoi qu'il fasse (tomber amoureux, essayer d'évoluer avec son temps, opter pour la mélancolie des artisteS), le même résultat revient : l'aventure moins sa réalité. D'où vient ce sentiment ? Du fait que notre héros évolue dans un monde partagé en deux moitiés irréconciliables : d'un côté le bien-être de l'homme moderne avec, en cor-rélat, la destruction frénétique de tout ce qui peut entraver ses appétences ; de l'autre la momification du passé, la transformation du monde en décor, l'arrêt sur image, le musée. Situation jamais connue de la part du picaro de jadis. Lui, s'il partait à l'aventure, c'était parce que le monde entier palpitait, naissait, prenait forme et sens, changeait, bref, se créait sous ses pas. Au monde de Drôle de temps on ne demande plus qu'une chose: feindre l'agitation. Ainsi, à peu près au moment même où Philippe Muray fait la découverte romanesque de la fuite hors du temps par la féerie festive, où François Taillandier nous propose de réfléchir sur le sens et la consistance d'une vie vidée de la mort, Benoît Duteurtre nous donne une troisième version du royaume de l'abstraction : vivre à l'intérieur du néo-monde où la création a été jouée une fois pour toutes et où l'homme n'a plus qu'à jouir de l'usufruit.

Si je m'intéresse en priorité au roman français de cette dernière décennie, c'est parce que je suis persuadé de sa valeur exceptionnelle et du potentiel créateur qui s'y dissimule. Cependant je crains qu'il ait beaucoup de difficultés pour se faire connaître

- surtout à l'étranger. Car on a pris l'habitude de penser la littérature mondiale selon quelques caractéristiques sommaires et collectives et de ne jamais se pencher sur l'inattendu, la surprise, les quelques ouvres qui bouleversent l'image officielle et officialisée, image souvent forgée par des critères et des intérêts extralittéraires. En effet, qui entretient un quelconque rapport avec ce qui se passe hors de l'Hexagone, dans le vaste marché mondial du roman, connaît très bien la réticence des éditeurs étrangers à l'égard de la production romanesque française, artistiquement valable, des dernières décennies. On la juge, de façon presque automatique, sans argumentation et sans preuve. Les étiquettes abondent: nombriliste, avant-gardiste, autobiographique, élitiste, fermée au reste du monde, formaliste, illisible, coupée de la vraie vie, etc. Certes, on pourrait considérer qu'il s'agit de préjugés

- d'ailleurs, c'en est en grande partie - et passer outre. Sauf que, à celui qui s'intéresse vraùnent au sort de la littérature et aux valeurs artistiques, il est devenu impossible de passer outre; à force d'être répétés, ces préjugés «bloquent» désormais non seulement les bons romans, mais aussi la réflexion et la politique a suivre pour les défendre.

A la difficulté disons endémique d'un marché conditionné par les étiquettes, il faut ajouter, pour ne pas perdre de vue la gravité du problème du temps, celle qui ressort exclusivement de notre mode de vie : justement, nous n'avons pas le temps. On ne nous laisse pas le loisir de réfléchir, de relire et d'analyser les romans qui se distinguent par leurs nouveautés et leur singularité. Pourtant ces romans existent. Mais iront-ils plus loin?

Au cours de ces dernières années, plusieurs romanciers, uidépendamment de leur âge et de leur ancienneté dans le métier, ont publié des ouvres remarquables. Pour donner une idée plus précise de ce que je considère, dans le siècle écoulé comme un moment parmi les plus heureux de la littérature française, je mentionnerai quelques-unes de ces ouvres, dans l'ordre de leur parution. Ce ne sera qu'une liste réduite au strict minimum, indicative, qui ne prétendra ni à l'exhaustivité ni surtout à l'infaillibilité.



1992 : Le Libraire et son pygmée de Cyrille Cahen, Texaco de Patrick Chamoiseau,

Tout doit disparaître de Benoît Duteurtre.

1993 : Sa femme d'Emmanuèle Bernheim, Vétérinaires de Bernard Lamarchc-Vadel. 1994: Extension du domaine de la lutte de Michel Ilouellebecq.

1995 : Iji Classe de neige d'F.mmanuel Carrère,

La Chambre d'amour de Christophe Ferré,

Si/erte de Claude Lucas,

Im Gloire des Pythre de Richard Millet,

La Lenteur de Milan Kundera,

La Puissance des mouches de Lydie Salvayre.

1996: L'Organisation de Jean Rolin.

1997 : Drôle de temps de Benoît Duteurtre, Roxane de Michel Ilost,

Histoire d'amour de Régis Jauffret,

L'Identité de Milan Kundera,

On ferme de Philippe Muray,

Lu de Morgan Sportes,

Des hommes qui s'éloignent de François Taillandier.

1998 : Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, Madame Rose de Michel Déon.

1999 : La nuit où Gérard retourna sa veste de Jacques Lederer, Une désolation de Yasmina Reza,

Anielka de François Taillandier.

2000: Porté disparu de Fernando Arrabal,

La mer à boire de Dominique Carleton,

L'Adversaire d'Emmanuel Carrère,

Le Tour du propriétaire de Nicolas Fargues.

2001 : Tahez-vous.. .j'entends venir un ange de Michel Déon,

Comme un bruit d'abeilles de Mohammed Dib,

Le Voyage en France de Benoît Duteurtre,

Une réunion pour le nettoiement de Jacques Jouet,

Rosie Carpe de Marie NDiaye.



Quoique les auteurs de toutes ces ouvres ne constituent pas un groupe ayant une homogénéité esthétique certaine, ils partagent tous un point commun très fort: ils n'ont pas besoin d'appartenir à un groupe. Ce sont des artistes qui travaillent seuls, des individus distincts qui n'ont servi aucun cénacle, qui n'ont pas cherché leur inspiration dans les ukases des avant-gardes idéologico-politiques et qui se méfient viscéralement des écoles, des familles et autres curies. Évidemment, aura-t-on conclu, c'en est fini du temps de ces avant-gardes qui, pour se faire valoir, déclaraient caduc le passé en bloc et qui se sont acharnées à contenir l'esprit créatif dans l'étau idéologique. Certes, mais si nous n'avons pas l'intention de devenir les apologistes du monde tel qu'il est, il ne faut jamais oublier que, si la guerre néfaste des avant-gardes a pris fin, nous le devons principalement à des écrivains qui n'ont jamais cessé de croire à l'individu et de pratiquer l'art en toute liberté. Certains de ces écrivains figurent dans la liste ci-dessus. Les autres, les plus jeunes, sont leurs dignes héritiers.

Résultat? Une prodigalité formelle, thématique et sémantique que nous n'avons pas connue depuis fort longtemps. Aucune conquête du passé n'est a priori écartée. Aucune audace n'est exclue. Cependant retenons-nous de voir dans cette richesse, dans cette diversité, dans ce foisonnement du romanesque, le signe d'une coquetterie postmoderniste, d'une production arbitraire, de syncrétismes abscons et de réalisations in vitro. Ce feuillage multiforme qui ne rappelle aucun arbre a en effet des racines. Pour faire la part des choses et ne pas abuser de métaphores sans rapport véritable avec le processus artistique, il faudrait plutôt dire que le feuillage crée ses propres racines. Car les romanciers dont nous parlons ont beau être dépourvus de groupes protecteurs et promoteurs, ils ont en commun, à part leur individualisme, quelque chose de beaucoup plus important pour l'art du roman : ils ont le sens aigu du réel. Sans avoir au préalable souscrit à une quelconque interprétation prêt-à-porter du réel (sociologique, politique, psychologique, psychanalytique, déconstructionniste et leurs combinaisonS), ils entrent, Par leurs livres, dans des mondes insoupçonnés, obscurs, des mondes inconnus de nous autres mortels surinformés et inter-nétisés. Ils ne se lamentent pas de l'absence d'autorité intellectuelle. Au contraire, ils en profitent, si je puis dire, pour devenir des sortes de limiers solitaires. Chacun sur sa piste. Chacun dans 'univers mystérieux qui grouille sous ce monde que nous croyions formé pour l'éternité. Leurs romans sont des percées dans ce qui couve dans les profondeurs de l'homme moderne des explorations de ce qui se prépare dans les ténèbres de son âme. Sans support sérieux, et surtout «condamnés» à n'avoir aucun lien avec des écoles et des familles artistiques, ces quelques spéléologues du réel - je pense notamment aux romanciers qui mûrissent artistiquement durant cette décennie -affrontent peut-être des risques que n'ont jamais connus par le passé leurs illustres confrères.

Une décennie romanesque n'est pas censée correspondre à celle du calendrier. Ainsi, la mienne débute en 1992 avec la parution de Tout doit disparaître, de Benoît Duteurtre, de Texaco, de Patrick Chamoiseau, et du Libraire et son pygme'e, de Cyrille Cahen. C'est l'année de l'inauguration de Disneyland Paris, à savoir de la première percée massive, et superbement soutenue par les capitaux américains, de l'infantilisme en Europe1. D y a infantilisme et infantilisme. Celui des Américains est fortement coloré de la tendance à l'embellissement, au kitsch criard et à l'ostracisme définitif du Mal. Il s'adresse à des enfants infantilisés, disneylandisés, falsifiés, à des enfants qui ont perdu - à vrai dire, qui feignent d'avoir perdu - leur réalité, leur monde obscur et impénétrable où mijotent indistinctement cruauté et innocence. Quel sera l'avenir de l'Europe après cette date fatidique, personne ne peut le savoir. Ce qui est sûr, c'est que cette implantation d'un pays de loisirs - d'un pays conçu par le peuple disneylandisé, pour le peuple disneylandisé et avec le peuple disneylandisé - au cour de l'Europe marque, de tout le poids d'un événement historique majeur, le fait que dorénavant on préférera la vie dans sa version cartoon que dans sa réalité crue et qu'on fuira le monde du concret pour le monde de la maquette.



Revenons à notre liste. Est-il nécessaire de rappeler que la divinité qui indique discrètement au roman le bon chemin est communément appelée hasard? Ce hasard a voulu que l'année même où l'infantocratie tendance américaine érigeait sa première forteresse en France, paraissaient les romans de Duteurtre, de Chamoiseau et de Cahen, ces romans qu'on peut lire (rétrospectivemenT) comme de formidables signaux d'alarme. Certes, eu égard à leurs auteurs, on trouvera difficilement des points communs. Benoît Duteurtre, âgé d'à peine plus de trente ans au moment de la publication de Tout doit disparaître, hésite entre la carrière de professeur de piano, celle de journaliste ou encore d'écrivain. Venu à Paris de sa douce Normandie, il a déjà exprimé dans deux livres précédents le désarroi d'un jeune provincial aux prises avec la vie chaotique de la capitale. Patrick Chamoiseau, le Martiniquais, est un auteur déjà reconnu. Solibo Magnifique, son précédent roman, qui mêlait de manière splen-jide l'insolite, le rire populaire et la critique sociale, l'impose comme un romancier très important non seulement aux Antilles, mais aussi dans la France métropolitaine, qui s'apprête à accueillir et à couronner - Texaco, Concourt 1992 - une langue française vue, vécue et génialement revivifiée par les écrivains créoles. Cyrille Cahen est pédopsychiatre, approche la soixantaine et Le Libraire et son pygmée est son premier roman.

Ces livres diffèrent encore plus entre eux que leurs maîtres. Tout doit disparaître est l'histoire d'un journaliste spécialisé dans l'actualité musicale. Il parcourt la France, envoie ses papiers aux journaux et rédige ses observations pétries de drôlerie et d'amertume face à un pays qui se relooke en hâte - «qui est en pleine expansion», selon le jargon des journalistes, des économistes et des hommes politiques. Texaco est une épopée, l'histoire d'un peuple qui, sorti de l'esclavage, s'entasse, quelques décennies plus tard, dans des bidonvilles; c'est aussi l'histoire d'une femme, descendante d'esclaves, qui lutte, contre vents et marées, contre les géants du pétrole et leurs vassaux, contre les urbanismes et autres réaménagements du territoire pour sauver sa baraque, pour sauver son bout de terre, pour s'enraciner, pour persévérer dans le sentiment que l'homme n'est pas un détritus encombrant le paysage urbain et qu'aucune politique de revalorisation du sol ne peut le balayer. En revanche, Le Libraire et son pygmée est une anti-épopée, l'histoire d'un jeune homme simple, content du peu qu'il a, de son travail comme employé dans une petite librairie, de sa vie sentimentale peu exaltante, content en somme de vivre sa vie paisible en marge d'une société qui n'a d'yeux que pour les «Cités de la réussite»2. Or c'est justement sur ce point de la réussite que commence son drame cocasse. Car il n'a pas le droit de ne pas avoir d'ambitions. Il a beau vivre dans une société qui tolère tous les excès, qui légalise tous les caprices de ses sujets, notre héros ne connaîtra de sa société que sa haine implacable envers tous ceux qui ne «bougent» pas. Oublions les loosers et tous les anti-héros de la période noire de l'humanité. Dans ce roman de Cyrille Cahen, même un clochard regarde d'un mauvais oeil ce jeune qui ne désire profondément qu'une seule chose : que le monde ralentisse son rythme.



À première vue, nous avons donc affaire à trois tempéraments romanesques différents et à trois ouvres liées à des situations dissemblables. Il suffit pourtant d'un peu d'attention pour comprendre que ces trois romans parlent de la même chose. Des gens qui souffrent non à cause de conditions de vie désavantageuses, de calamités indépendantes de leur volonté et de leurs désirs, d'injustices, etc., mais à cause d'un monde qui prétend ne vouloir que leur bien. Manifestement, il s'agit d'une expérience humaine jamais rencontrée auparavant, quand l'individu s'affirmait toujours par rapport à un environnement social, familial ou culturel a priori hostile à ses désirs et à ses projets personnels. Maintenant, c'est le contraire : le monde se manifeste comme un ensemble d'opérations et d'initiatives visant au bien-être de tous, au confort de tous, au bonheur de tous, à la joie de tous. Empruntons un exemple au monde d'antan: la guerre. La guerre n'était-elle pas le Mal? Bien, mais il y a aussi la suite: puisque c'est le Mal, celui qui s'y dérobe obtient au moins l'approbation tacite de tous. Mais l'urbanisme (TexacO), la transformation d'un pays entier en décor de théâtre {Tout doit disparaîtrE), ou la course effrénée vers la réussite (Le Libraire et son pygme'E), sont des personnifications du Bien. Par conséquent, celui qui ne s'y soumet pas ne peut être qu'une bizarrerie de la nature humaine. D'autant plus, et sur ce point il faut insister, qu'il ne peut s'opposer ouvertement ni à l'urbanisme ni à tous les biens que le monde lui propose puisque lui aussi croit sincèrement à leur nécessité.

Nous perdrions certainement notre temps si, en essayant de comprendre le mal que produit le Bien, nous lisions traité sur traité (philosophiques, anthropologiques, sociologiques, etc.). Les sciences de l'homme ne sont pas faites pour explorer les paradoxes existentiels 3. En revanche, ces trois romans, sur un fond imaginaire différent, sont des mises en scène de la même situation paradoxale. Nous y suivons la marche triomphante du monde allant du mieux au meilleur, à laquelle tous participent, et parallèlement - oh, mais cela n'arrive que dans les romans qui s'obstinent à douter de tout - nous avons l'impression que l'homme est une tare, que l'homme en chair et en os est à la traîne de cette marche, comme une charge incommode.

Je ne saurais tracer avec exactitude le tunnel qui conduit de la disneylandisation de la vie aux découvertes de Duteurtre, de Chamoiseau et de Cahen. Aujourd'hui, à l'ère de l'infantilisa-tion généralisée, une réflexion détaillée et argumentée sur ce mystère me paraît superflue. Cet important tournant romanesque, cette quête concernant les victimes du Bien, n'a pu débuter qu'au moment où l'humanité canalisait tous les biens potentiels dont elle était capable vers son suprême Bien : l'Enfant.

Que le lecteur me pardonne le regroupement un peu scolaire des trente-quatre romans que j'ai effectué plus haut. Il n'avait pour but que de donner une image plus ou moins représentative du roman français le plus récent, qui connaît, à mon avis, pendant cette période-là, une véritable renaissance. Et je pèse mes mots. D'ailleurs, l'apparition durant ces mêmes années d'un romancier de l'importance de Michel Houellebecq suffirait à justifier cet avis. Et Houellebecq ne tombe pas du ciel. Sans vouloir aucunement diminuer la valeur de ses ouvres, il y en a eu d'autres aussi essentielles qui les ont précédées et leur ont succédé. Je dirais même que l'ouvre romanesque de Houellebecq, traduite déjà dans plusieurs langues, une fois isolée de cette période, restera en grande partie incomprise. Plus : si son esthétique n'est pas liée aux énigmes, aux inquiétudes et aux exploits artistiques de son époque, elle sera balayée par les coups médiatiques, elle disparaîtra derrière sa transformation en événement paralittéraire, elle sera réduite à un amas de provocations et de géniales intuitions.

Dans cette perspective, il serait peut-être intéressant d'aborder, par l'intermédiaire de quelques-uns de ces trente-quatre romans, les trois thèmes indispensables pour saisir les enjeux esthétiques de la période concernée : le rapport à la tradition récente, la continuité de la langue, la rupture créatrice. C'est à travers les solutions concrètes aux problèmes que pose toujours aux artistes le passé de leur art que les romanciers auxquels je pense ont pu redonner au roman français son souffle et sa place particulière dans le monde.

Commençons par le rapport de ces romanciers à la tradition récente.

Ce n'est que dans les années quatre-vingt-dix qu'on a cessé de projeter toute ouvre d'une certaine valeur sur feu le nouveau roman. Jusque-là c'était presque un rituel : on ne pouvait se concentrer sur telle ou telle ouvre pour dégager sa nouveauté; il fallait d'abord examiner si elle était apte à susciter auprès des doctes avant-gardistes et autres spécialistes autant d'intérêt que le nouveau roman. Si, au moins, on comparait les ouvres ! Mais non. On comparait les concepts et les intentions, latentes ou explicites, de laboratoire. A vrai dire, il serait injuste d'imputer au commentaire ce handicap. La circonspection fut principalement artistique. C'était le roman même qui louchait jalousement vers ces périodes glorieuses où l'on confectionnait à Paris la mode littéraire pour le monde entier. C'était le roman même qui hésitait à se lancer sur des pistes absolument nouvelles, à s'exposer seul sans la carapace confortable d'une originalité acquise une fois pour toutes, ou, encore plus loin, capable de bouleverser totalement les données.



Chez Emmanuèle Bernheim, nous pouvons constater le même genre de cohabitation. Ici c'est le « minimalisme » de la basse époque des années soixante-dix et quatre-vingt et, carrément, I'«impassibilité» des années quatre-vingt qui rivalise avec l'impétuosité. C'est surtout le cas de Sa femme. À la surface, le calme, la phrase est modérée, courte, facile. Contentons-nous de raconter, semble insinuer l'auteur, le peu que nous avons senti et le peu que nous avons à dire. Cependant sous le manteau se cache la lame : une femme qui drague. La belle affaire, dira-t-on. Sauf que l'affaire n'est pas si simple. Car cette héroïne romanesque qui drague n'est pas un cas supplémentaire de la vaste lit-térature erotique, mais le symptôme d'une nouvelle humanité, d'une nouvelle ère erotique, le signe que Don Juan a changé de sexe. Ce qui a d'énormes conséquences. Car, nous dit Sa femme, l'homme dépossédé de son peut-être unique rôle de séducteur occupera, dans la nouvelle répartition du jeu erotique, une place de beaucoup inférieure à celle qu'occupait jadis la femme opprimée. Et cette révélation romanesque est contenue dans un habit simple, quotidien comme s'il s'agissait déjà d'une situation banale. Ici encore, la réussite vient du fait qu'on a détourné la forme initiale de sa présupposée destination : le «peu d'expressivité littéraire», non pour représenter le «peu d'existence», mais, au contraire, pour approcher et regarder avec la prudence nécessaire les monstres qui somnolent dans les entrailles de notre monde. C'est aussi, pour ne pas perdre de vue les quelques exploits d'avant notre décennie, le cas de Vies minuscules (1984), de Pierre Michon, roman mettant en scène un autre couple antithétique: une rhétorique extrêmement travaillée, somptueusement rythmée, pour raconter la trivialité de la vie, des faits divers à ras de terre. Exemple qui sera suivi et merveilleusement enrichi par Richard Millet dans sa trilogie La Gloire des Pythre (1995), L'Amour des trois sours Piale (1997) et Lauve le pur (2Ô00). Ce qui ressort nettement de ces ouvres ( Vies minuscules, Vétérinaires, Sa femmE), disons de transition par rapport aux véritables conquêtes romanesques de la décennie quatre-vingt-dix, c'est qu'on expose les formes artistiques déjà assimilées aux forces aléatoires de l'existence. Il faut attendre Extension du domaine de la lutte ( 1994), de Michel Houellebecq, et On ferme (1997), de Philippe Muray, pour que l'interrogation existentielle se régénère dans des formes nouvelles, adéquates, pour que le jeu formel soit de nouveau pétri des mystères indéchiffrables du monde.

Observation qui nous conduit au deuxième thème, celui de la continuité de la langue. Car si on peut redéfinir de fond en comble le jeu formel, abandonner au besoin les terrains arides des performances littéraires les plus récentes, arbitrairement et abusivement ludiques, en faveur des frais bocages du prosaïque, peut-on faire fi du souci dont ont témoigné pour la langue les grands écrivains français? Or, objectera-t-on, quel écrivain ne s intéresse pas à sa langue ? Certainement, j'ai conscience de la tautologie : écrivain égale d'abord souci accru pour la langue de son pays. Sauf que, en France, cette évidence a un sens différent. Le souci de l'écrivain français pour la langue de son pays abrite aussi le souci pour la langue d'une civilisation. Pour des raisons historiques et culturelles, au fil des siècles les écrivains français n'ont pas seulement perfectionné une langue nationale, ils ont parallèlement édifié une civilisation. De sorte que, aujourd'hui, dans chaque recul du français, dans chaque rétrécissement de son territoire culturel, meurt un aspect du monde, expire un de nos mondes, comme ont expiré le monde grec et le monde latin. Et ce recul, comme chacun sait, est réel, incontournable, définitif. Avec quel courage, dans quelle perspective et au nom de quelle illusion se mettrait-on à créer en français, tout en sachant que Rabelais, Balzac, Proust et Céline ont écrit leurs ouvres dans une langue qui est condamnée à mourir? Pourquoi écrire si ce n'est pour aspirer à la poursuite de la grandeur? Pour l'honneur? Pour cantonner le splendide édifice de jadis dans une réserve naturelle? Pour transformer l'universel d'hier en «exception»? Aucun écrivain menacé par la domination linguistique anglo-saxonne ne vit le drame de l'écrivain français. Que faire ?

Là-dessus, c'est aussi aux années quatre-vingt-dix d'apporter une réponse qui, si elle ne conduit pas au salut, et pour cause, a au moins le mérite de l'honnêteté artistique. Avant de l'évoquer, il faut nous rappeler un heureux événement. C'est en 1995 que Milan Kundera publie La Lenteur, son premier roman écrit directement en français. Un geste doublement significatif. Premièrement, il s'agit d'un signe de solidarité, d'une défense de la langue française à un moment où, après la chute du communisme, on voit les bastions francophones d'hier, telles la République tchèque, la Pologne et la Roumanie, succomber l'un après l'autre à la poussée de l'anglais. Deuxièmement, à la lumière du roman, on peut déceler les attaches profondes de l'auteur de La Plaisanterie à l'héritage culturel français. La Lenteur est une surprenante confrontation romanesque entre le XVIIIe siècle libertin et le XXe siècle finissant dans la frénésie de la vitesse. On sait qui l'emporte dans le monde réel. Consolons-nous, dans la fiction c'est la lenteur qui triomphe. Ou, pour ne pas trahir la poétique résolument anti-kitsch du romancier, laissons tomber nos enthousiasmes chimériques et écoutons la plainte qui s'en dégage : ah, si le français, le français où luit toujours le franc amour du plaisir, pouvait au moins freiner un peu notre course folle vers nulle part.



Et si on déclinait autrement cette plainte? Si on ne demandait plus au français de se regarder mourir avec amertume ? Si on s'insurgeait? Si on s'essayait à dévoiler le monde qui est en tram de détruire le monde français ? Si on s'intéressait davantage à cette nouvelle civilisation planétairement unifiée, labellisee anglo-saxonne, qui pointe à l'horizon ? Tel me paraît le pari de Richard Millet, l'auteur du Sentiment de la langue (1993), un essai sur la langue française travaillé à peu près à la même période U a paru La Gloire des Pythre, le premier livre de sa trilogie «paysanne». Fort heureusement, ni la presse littéraire ni les libraires n'ont manqué de remarquer l'importance de ce roman. Il me semble pourtant qu'on a trop souligné l'excellent travail de Millet sur la langue - estimation pleinement justifiée et par son roman et par ses travaux d'essayiste -, et qu'on a laissé dans l'ombre les raisons profondes qui ont poussé le romancier à ce labeur précieux sur les mots, sur les phrases et le rythme. On a applaudi cette langue somptueuse, cette langue qui embrasse pareillement la mort, la merde et la prière, le deuil et le mariage, la cruauté et le chant - mais pour quoi faire ? dans quel but ? N'est-ce pas parce que la langue de cette trilogie, plus particulièrement celle de La Gloire des Pythre, une langue lente comme un chant funèbre, enveloppante comme un linceul, robuste comme le marbre, est censée accompagner un enterrement ? Pas n'importe quel enterreinent. Ici, dans ce roman, on enterre la terre même, on enterre la nuit qui l'emporte toujours sur toutes les entreprises humaines, on enterre le grand temps destructeur, nos idylles éphémères et nos tentatives pour occulter son emprise impitoyable. Oui, aussi paradoxal qu'il paraisse, dans ce roman nous assistons à l'enterrement de la mort ou, ce qui revient au même, à la domestication totale de la nature, à son asservissement, à sa transsubstantiation en décor.

C'est à ce prix fort, à cette prise de conscience aiguë et ultime de la nature de la fin qui s'amorce dans la mort du français, que cette langue aura un rôle artistique de premier ordre à jouer dans le monde entier. Si le français aspire encore à de glorieuses conquêtes, il doit, sans tergiversations et sans effets spéciaux, décrire et démystifier le mensonge ontologique de la civilisation ascendante, la première dans l'histoire de l'humanité qui, absorbée dans ses fantasmagories technologiques, ne veut plus entendre parler de la mort.

Cependant Richard Millet n'est pas le seul romancier à revendiquer la créativité du français. H n'est pas le seul à avoir tourné le dos aux artifices littéraires, aux expérimentations ennuyeuses et aux voix d'alarme corporatistes ; il n'est pas le seul à avoir compris 1 urgente nécessité de témoigner du fait qu'on vient de se réveiller dans un monde nouveau, radicalement autre que tout ce qu'il nous a été donné de connaître jusqu'à maintenant. Autrement dit, pour Passer au troisième même, le français n'existera que comme fracture Par rapport au monde tel qu'il est et tel qu'il semble aller.

Il ne s'agit pas d'un radicalisme factice, monotone, théorique ; il ne s'agit pas d'un radicalisme de positions prises et de démystifications puisées dans l'arsenal du verbiage subversif. C'est un radicalisme romanesque : on voit via le roman ce qu'on n'a pas encore vu, on voit « en roman » l'ampleur et la profondeur des destructions à venir. Ainsi, tous «mes» romans, et d'autres dont j'ignore probablement l'existence, renforcent le sentiment que nous sommes actuellement confrontés à un monde absolument nouveau. Notons en passant que ce monde qui a rendu caducs les anciens modes de perception, spirituels, conceptuels et artistiques, ne se livrera qu'à l'art qui osera l'envisager tel qu'il est, à savoir comme un monde qui a coupé tous les ponts avec le passé.



Encore une fois, j'aurai recours à quelques romans de ma liste pour donner une image de ce radicalisme romanesque. Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, prouve -romanesquement, j'entends, je ne reviendrai plus sur une telle évidence - que la société humaine n'existe plus! Elle a été remplacée par celle des cadres. Employer dans leur cas le terme de société ne peut être qu'abusif. 11 faudrait plutôt parler d'un troupeau de nomades, voire de monades exécutant une somme d'activités afin de s'exciter mutuellement et de croire qu'ils forment ainsi une véritable communauté. Dans La Classe de neige d'Emmanuel Carrère, nous vivons le cauchemar d'un garçon dont le père est pédophile. Cependant c'est moins un récit romanesque tiré, dirait-on, d'un fait divers que le renversement d'un monde depuis ses fondements. Car en la personne de ce père de famille affectueux et de ce garçon tremblant d'une inquiétude innommable, on voit notre société dans sa terrible nudité : ayant banalisé le vice, elle tremble maintenant devant la possibilité que n'importe quelle famille paisible, normale et prospère, puisse abriter des monstres. Avec La Chambre d'amour de Christophe Ferré, on rend visite au monde des visiteurs communément appelé touristes. Ne nous attendons pas à des considérations sociologiques ou à des observations bêtement ironiques contre les touristes. D'ailleurs, à proprement parler, ces touristes on ne les voit pas. Ici, on découvre le monde à l'âme touristisée. Ici, on découvre Yhomo touristicus dont le cerveau est uniquement constitué de cartes postales, de prises de vue et de réflexes pre-catalogués par les agences de voyages - et cela dès la plus tendre enfance. Dans La Chambre d'amour (c'est le nom d'un hôteL), on ne regarde pas le monde, on filme, l'homme étant devenu cinéaste, acteur et spectateur de scènes mille fois recyclées. Dans ce roman on ne vit pas, on participe de tout son être à la tourisrisation du monde. Dans La Puissance des mouches de Lydie Salvayre, 0n assiste aussi à une sorte de tournage. Un fils parricide joue magistralement son inculpation. C'est lui qui mène l'enquête, qui trie les événements, qui surveille l'acte d'accusation. Résultat? fl obtient la sympathie de tous, lecteur du roman inclus. Cela dit, nous sommes aux antipodes du Meursault de L'Etranger, héros tragique d'un monde absurde. Le héros de La Puissance des mouches n'est pas tragique, il est malin. Il connaît magnifiquement tous les rouages de notre monde viscéralement anti-autoritaire, toutes nos théories et autres plaidoyers en faveur du «fils» et contre le «père». Il ne lui reste donc que la mise en scène de la justice supérieure à celle des lois, la justice des enfants accusateurs d'autant plus redoutables qu'ils sont criminels. Un autre roman, Histoire d'amour de Régis Jauffret, aboutit, d'une certaine manière, au même résultat: le crime n'est plus difficile ; il suffit de traduire correctement la logique profonde du monde. Dans Histoire d'amour, un homme viole systématiquement une femme, et toute la société (parents, justice, collègues, amis, voisinS) se montre impuissante devant sa force destructrice. Pourquoi? Parce qu'il la viole avec sympathie, par amour. Parce qu'il prétend être amoureux d'elle. Parce qu'il rêve à une famille, à un foyer, à des enfants. Parce que, a priori, il est du côté du Bien. De la violence gratuite, dira-t-on. Corrigeons d'après le roman: c'est la violence qu'on appelle «gratuite», faute d'avoir admis que nous vivons déjà dans un nouveau monde et faute d'avoir compris son langage. Et ainsi de suite dans de nombreux romans. Avec Roxane de Michel Host, c'est l'annihilation de l'érotisme par le mécanisme bien huilé du sexe pour tous. Avec La nuit où Gérard retourna sa veste de Jacques Lederer, et Une réunion pour le nettoiement de Jacques Jouet, c'est l'effacement du monde du travail face au triomphe des spécialistes es économies. Avec Une fuite ordinaire de Fabrice Lardreau, c'est la perte du contact avec le monde pour les richesses fictionnelles des cartes de crédit. Avec Une désolation de Yasmina Reza, et Rosie Carpe de Marie NDiaye, c'est l'élimination de l'homme par son intégration, ô combien volontaire, dans l'utopie ultramoderne du bien-être. Ainsi de suite, roman après roman, se dévoile cette certitude qui, pour être ignorée par les sciences de l'homme, est pourtant bien installée dans nos âmes: dans ce meilleur des mondes qui est le lôtre, tout va de travers.



On sera peut-être tenté d'expliquer le radicalisme du roman français contemporain par les changements profonds dont notre monde est devenu le théâtre depuis une bonne douzaine d'années: chute du communisme, triomphe planétaire de l'idéologie du marché libre sous la surveillance serrée des Etats-Unis, flambée des guerres ethniques, du terrorisme, du fanatisme religieux et du banditisme, consolidation et progression spectaculaire de la Pax americana par des guerres ressemblant à des jeux électroniques grandeur nature, développement tous azimuts de la biotechnologie, clonage, sida, mondialisation, unification de la planète sous le signe de la communication informationnelle, croissance exponentielle des loisirs, alignement de la terre entière sur la culture et la manière de vivre américaines et j'en passe. Cependant il me semble vain et même faux d'expliquer ceci par cela. Le renouveau romanesque dont nous parlons ici est d'abord contemporain de ces événements majeurs. Ensuite il ne faut jamais oublier que le roman n'est pas un miroir. Ni un décor. Mais un «observateur» faisant partie du jeu. Un art vivant. Un art où se mélangent à chaud nos désirs les plus profonds, nos inquiétudes les plus justifiées et nos projets contradictoires. Un art qui peut, par conséquent, nous aider à mieux nous comprendre et à mieux saisir tout ce qui émerge dans le monde, tout ce qu'on a appris à envisager par mass média interposés, sans jamais en examiner les retombées existentielles, soit connue des catastrophes, soit comme des avancées salutaires de l'humanité. Le rôle du roman n'est ni de condamner ni d'applaudir les nouvelles situations dans lesquelles évolue l'homme. Mais d'y déceler ce qui les différencie radicalement de toutes les précédentes et, parallèlement, de nous faire comprendre que l'homme n'est ni victime ni complice du monde, mais, potentiellement, les deux a la fois, car, si l'on peut dire, il le précède. Ce qui explique l'étrange sentiment que nous avons parfois à la lecture d'un grand roman. Nous avons l'impression que ce que nous considérons comme réel répond à un désir sournoisement niche, avant sa «réalisation», dans le for intérieur de l'homme. Le mérite d'un certain nombre de romans français récents est d'avoir découvert ce désir, de l'avoir poursuivi dans le labyrinthe de l'existence et décliné en de nombreuses expériences artistiques. Ce désir a un nom : abstraction. Autrement dit, on préfère l'image à la chose. Rien de tout ce qui advient actuellement dans Ie monde ne serait possible sans l'avènement d'un homme nouveau, d'un homme qui aspire à l'abstraction, d'un homme qui voue délibérément à l'abstraction son existence, ses dieux, ses biens et ses projets.



J'ai commencé ces réflexions par quelques remarques sur la critique littéraire qui trahit son essence lorsqu'elle se soumet aux impératifs du calendrier éditorial. Si c'était là son seul handicap, la situation ne serait pas si catastrophique. Tôt ou tard on verrait clairement que le roman français non seulement redonne signe de vie, mais impose déjà en France et à l'étranger sa voix unique. Cependant, force est de constater que, dans son agréable rebondissement, le roman français s'est trouvé terriblement seul. Les quelques essais théoriques et critiques parus vers la fin des années quatre-vingt-dix continuent tranquillement la discussion avec feu le structuralisme et avec la critique littéraire universitaire autour de problèmes pseudo-esthétiques que cette dernière a soulevés faute de romans marquant un nouveau départ. Ainsi, le divorce fut consommé : d'un côté une critique qui se contente de son propre commentaire sur elle-même, de l'autre un roman qui, de tâtonnement en tâtonnement et d'audace en audace, a reconquis sa place de meneur du jeu littéraire. Seul? Il serait plus juste de dire : avec l'appui généreux des ancêtres. Car si on voit difficilement l'apport de la critique institutionnalisée aux romanciers qui se sont démarqués de la littérature «laboratoire » pour se ressourcer dans la vie réelle, on ne peut passer sous silence le fait que, dans leurs ouvres, revivent tous les grands ignorés par modernisme dogmatique de la deuxième moitié du XXe siècle, comme Valéry Larbaud, Jean Giono, Marcel Aymé et tant d'autres.

Si, en cette fin de siècle la critique littéraire est absente de la création véritable, nous ne pouvons pas en dire autant de la critique en général. Trois essais notamment se distinguent par leur concordance avec les préoccupations majeures des romanciers. Le tout premier dans le temps, L'Empire du bien, de Philippe Muray, publié en 1991, pourrait être considéré comme le commentaire avant la lettre de toute création romanesque ultérieure. L'idée est que nos sociétés ont massivement opté Pour la «Glucocratie» (du grec glucos, sucré), pour le kitsch, pour l'embellissement par le camouflage. A l'approche du troisième millénaire, les monstres de Staline et d'Hitler ayant été définitivement balayés de la surface de la terre, l'homme soulagé s autoproclame entièrement du côté du Bien. De sorte que, à Partir de ce moment « historique », tout devient plus facile : on n'a qu'à ranger dans les poubelles de l'Histoire l'Histoire même et toutes ses guerres, haines et autres exterminations. Et si la réalité démentit constamment cette abstraction flagrante, tant pis pour elle : elle ne sera, elle aussi, qu'une survivance du passé, une survivance de l'époque du Mal.

Les deux autres essais furent écrits vers la fin de la décennie: Vivre et penser comme des porcs (1998), de Gilles Châtelet, et L'Enseignement de l'ignorance ( 1999), de Jean-Claude Michéa. Le premier parle de notre Science qui coupe fièrement ses amarres avec l'humain, avec l'homme concret, avec sa réalité sociale, politique et historique. L'autre parle de notre Ecole qui, ayant remplacé le savoir par l'information et la transmission par les réseaux, les flux, les contacts et les désirs virtuels, isole l'homme de son passé et de ses semblables.

Ces trois essais tournent autour du même phénomène: l'entrée fracassante de nos sociétés dans l'ère de l'abstraction. Leurs auteurs, partant de perspectives différentes (respectivement éthique, çognitive et socialE), créent ou réinventent des concepts adéquats afin de mieux saisir les multiples aspects de cette ère nouvelle. Le tableau peint par l'esprit critique resterait pourtant incomplet sans la quête romanesque, sans la descente dans les mystères infinis de l'existence.

Il serait erroné d'interpréter la rupture de ces quelques romans avec le passé le plus récent comme une fuite en avant. Au contraire, on peut légitimement parler, dans ce cas précis, d'une fuite en arrière.

Parfois, en les lisant et en les relisant, j'ai l'impression que cette rupture ouvertement affichée n'est pas autre chose qu'un effort pour renouer des liens avec le passé le plus reculé.

Le plus souvent, je vois dans cette renaissance romanesque une réponse artistique singulière aux reproches que Witold Gombrowicz, cet enfant terrible du modernisme, adressait au roman français, en 1968, dans ses entretiens avec Dominique de Roux:

«Primo: c'est théorique. Intellectuel. Fabriqué. D'inspiration scientifique. Abstrait. L'art à genoux devant la science qui le mène par le bout du nez. Secundo : ça vit en vase clos. L'un écrit pour l'autre. C'est le principe de l'admiration mutuelle-Tertio: c'est pauvre. Leur but sera toujours économie, pureté, quintessence, , , . Quarto: c'est naïf. La foi en l'art. La foi dans Je mythe < je suis créateur >, < je suis artiste >. Quinto : c'est monotone. Ils font tous à peu près la même chose. Sexto : c'est dans la lune. Ça n'a pas les pieds sur terre. Abstraction. Obstination. Solipsisme. Onanisme. Déloyauté vis-à-vis de la réalité.»

Et un peu plus loin :

«Vous n'avez que ce que vous méritez. Vous avez tant persécuté ce malheureux < moi > que vous en êtes arrivés à une littérature impersonnelle, donc abstraite, donc irréelle, donc artificielle, cérébrale, veule, dépourvue de force, d'élan, de fraîcheur, d'originalité, et acharnée dans l'ennui. Où est-il donc le bon vieux temps où Rabelais écrivait comme un marmot fait ses besoins contre un arbre, pour se soulager ! L'ancien temps où la littérature respirait à pleins poumons et se créait en liberté, entre les gens, pour les gens ! »

J'ignore si «le bon vieux temps de Rabelais» est de retour. Je n'ose pas rêver à un tel bonheur. Ce que je sais avec certitude, c'est que, durant cette décennie, le roman français a répondu point par point aux accusations bienveillantes de l'auteur de Ferdydurke.

Et surtout sur celui-ci.

Dans tous ces romans, on rit.

Le rire étant le propre de l'homme, il n'est probablement que son seul et ultime recours pour lutter contre les démons de l'abstraction.

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Essais littéraire
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