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Une nouvelle conscience d'auteur : Clément Marot






« Et, d'autre pan. que me nuit de tout lire? Le Grand Donneur* m'a donné sens [d'élire*. »

Clément Marot.



Dans la perspective que nous retraçons ici d'une évolution de la conscience littéraire à l'aube des temps modernes, Clément Marot ( 1496-1544) occupe une place toute spéciale (PreisiG). Quelques faits nous permettront d'éclairer le rôle que joua ce poète dans le phénomène complexe de l'émergence de la subjectivité d'auteur au commencement du xvic siècle. Dès les débuts de sa carrière, Marot cherche à regrouper autour de lui ses condisciples en poésie, pour organiser un front commun devant les attaques de ses adversaires. La préface de son premier recueil, L Adolescence clémentine, datée de 1530, est significative à cet égard. Maître Clément s'adresse, dès le titre, à « un grand nombre de frères [,..| tous enfants d'Apollon » :



Je ne sais (mes très chers FrèreS) qui m'a plus incité à mettre ces miennes petites jeunesses en lumière : ou vos continuelles prières ou le déplaisir que j'ai eu d'en ouïr crier et publier par les rues une grande partie toute incorrecte, mal imprimée et plus au profit du libraire qu'à l'honneur de l'Auteur (OP. I. p. 17).



L'hésitation initiale est symptomatique. Elle met en évidence une tension entre un projet collectif justifié par l'amitié fraternelle et le désir de défendre l'« honneur» d'un « auteur » qui se sent desservi par la négligence des imprimeurs et la convoitise des libraires. Les marques de la conscience collective ne s'effacent pas de ce nouveau discours sur l'individualité. Contrairement à ses devanciers, ces grands rhétoriqueurs ' qui, recherchant la faveur des princes, tendaient à faire cavalier seul, Marot inaugure un certain corporatisme intellectuel dans son entreprise poétique. Il s'incline devant les sollicitations de ses « frères » (« Certainement toutes les deux occasions y ont servi : mais plus celle de vos prières »), opérant une pirouette rhétorique pour se protéger au cas où ses ouvres de jeunesse seraient mal reçues du public. Ce qui montre bien qu'il a le souci de faire «ouvre d'auteur», c'est qu'il promet d'ajouter à ses premiers « coups d'essai » des pièces d'une qualité supérieure :



[J'espère], de bref*, vous faire offre de mieux et, pour arrhes de ce mieux, déjà je vous mets en vue, après l'Adolescence, ouvrages de meilleure trempe et de plus polie étoffe ; mais l'Adolescence ira devant (OP. I, p. 18).



Clément montre à la fois son désir d'«ordonner» son ouvre poétique « suivant un principe d'ordre chronologique » (OP, I, p. 411, note 4) et une préférence pour conserver à ses ouvrages leur caractère morcelé, fluide et muable. L'intérêt de l'ouvre marotique réside surtout dans son mouvement vers une unité jamais atteinte : c'est en cela que Marot innove (Mantovani, p. 373). En somme, avant Ronsard, il entend établir, en rétrospective, un plan cohérent dans la succession de ses poèmes ; mais, avant Montaigne, il veut aussi que son livre soit le reflet de son propre parcours biographique, « divers et ondoyant » (I, i, p. 9) parce que « consubstantiel à son auteur » (II, 18, p. 665).

Ce n'est pourtant pas la première fois qu'un poète ose faire de sa propre vie le sujet de ses vers. François Villon (1431-vers 1465) est, à cet égard, un grand prédécesseur. Chez lui se trouve déjà le désir de faire de son nom propre un nom d'auteur, qui serve à rassembler toute une ouvre sous une seule appellation qui lui donne son unité. Mentionné dans la première et la dernière strophes du Lais, l'anthroponyme « Villon » apparaît en acrostiche ou au refrain dans une huitaine de poèmes, ses sonorités étant reprises en écho dans la dernière ballade du Testament. Il y a là un élément récurrent qui permet de cimenter la cohérence d'un recueil conçu sous le signe de la fragmentation formelle. L'effet lyrique global est d'autant plus puissant que la voix qui parle revendique un état civil particulier (Cerquiglini-TouleT).

Dans non Adolescence, Marot pratiquera lui aussi les jeux onomastiques Ton pense au rondeau ajouté à l'« Épître de Maguelonne » « duquel les lettres capitales portent le nom de l'auteur » (OP. I, p. 71 )). Il sait cependant que le recours à une expression trop anecdotique du moi peut nuire à la qualité poétique de l'ouvre. Les noms des inconnus qui peuplaient les vers du Lais et du Testament ne sont pas de son goût : ils obscurcissaient ces ouvres et, selon lui, leur enlevaient leur caractère universel. Parler de soi est une chose ; en parler avec autorité et selon les règles de l'art en est une autre.

Les critiques que Marot adresse à Villon sont révélatrices. Dans le prologue de l'édition qu'il procure des Ouvres du grand devancier qu'il admire, il reproche à celui-ci de » n'avoir pas « suffisamment observé les vraies règles de française poésie » (OP, H, p. 777). L'écolier parisien n'était pas poète de cour (Regalado, p. 117) : il lui manquait cette grâce naturelle, cette sprezzatura* que recommandera Castiglione dans son Livre du courtisan, grand succès de librairie à l'époque. Quel dommage, en effet, car Villon avait de l'esprit et faisait preuve d'une veine digne d'imitation : fJe] ne fais doute qu'il n'eut emporté le chapeau* de laurier devant* tous les poètes de son temps, s'il eut été nourri* en la cour des Rois et des Princes, là où les jugements s'amendent et les langages se polissent (OP, II, p. 777).



Du Bellay reprendra cette critique dans la Défense et illustration de la langue française lorsqu'il dénoncera « la simplicité de nos majeurs*, qui se sont contentés d'exprimer leurs conceptions avec paroles nues, sans art et ornement » (I, ix, p. 49). Selon Marot, Villon n'avait pas encore retrouvé « la bouche ronde » des anciens, recommandée par Horace (Art poétique v. 323-324) ; il lui manquait cette « élégance et vénusté* de paroles » qui donnent aux poètes leur immortalité (Défense, p. 49).

Il importe peu que dans son « Enfer» l'héritier de Villon joue sans vergogne sur ses propres nom et prénom (OP, II, p. 29, v. 345 sq.). Il avait, nous assure-t-il, de bonnes raisons pour le faire. Il s'en sert pour se défendre sur le plan politique, en feignant de partager avec le pape Clément VII un « droict nom » qui l'exempte de toutes sympathies luthériennes : « Clément n'est point le nom d'jun] luthériste* » (v. 350). Mais son nom de famille (« Marot » homonyme de « Maro », surnom* de VirgilE) est aussi une justification puissante sur le plan poétique :



Quant au surnom*, aussi vrai qu'Évangile,

Il tire* à cil* du Poète Virgile,

Jadis chéri de Mécènas* à Rome :

Maro s'appelle et Marot je me nomme,

Marol je suis et Maro ne suis pas.

Il n'en fut onc* depuis le sien trépas.

(OP, H, p. 29. v. 359-364.)



Au dire de Marot, en versant dans le détail particularisant, Villon se serait éloigné du bon ton « naturel » qui aurait pu donner à sa poésie un caractère véritablement universel. Il est dommage qu'avec le recul du temps on n'en puisse plus goûter tout le charme :

Pour suffisamment la connaître et entendre*, il faudrait avoir été de son temps à Paris et avoir connu les lieux, les choses et les hommes dont il parle - la mémoire desquels tant plus se passera, tant moins se connaîtra icelle* industrie* de ses [écrits] (ibid.).

Curieuse restriction dans l'éloge et qui ne peut se comprendre qu'à la lumière d'une conception déjà « classique » de la notion d'auteur. Marot énonce une règle générale qui semble sortir directement de la Poétique d'Aristote :

. Pour cette cause, qui voudra faire une ouvre de longue durée, ne prenne son sujet sur telles choses basses et particulières. (Ibid.)

En somme, le poète qui veut s'assurer l'immortalité devra » laisser le particulier pour le général, le « vrai » pour le « vraisemblable ». Paradoxalement, il y a déjà du Boileau dans ce Marot-là.

Les initiatives éditoriales du Villon « marotisé » de 1533 nous montrent à quel point l'éditeur se préoccupe de restituer le texte original, c'est-à-dire «correct», de son prédécesseur. Marot prend soin de montrer d'abord à son lecteur des vers « brouillés et gâtés » du « mal-imprimé Villon » pour lui faire goûter, par contraste, la version corrigée qu'il propose (II, p. 776).' Il n'a pourtant louché, nous assure-t-il, ni à «l'antiquité dé"*son parler» ni à «sa façon de rimer», quelques réserves qu'il ait eues à ce sujet. À en croire l'éditeur, il s'est laissé seulement guider dans sa démarche par le principe de retrouver l'esprit dans lequel le poète avait conçu son ouvre : « Voilà comme il me semble que l'auteur l'entendait », lit-on dans le même prologue (II, p. 776). Ce principe s'accorde bien avec l'effort philologique des humanistes de l'époque qui cherchent à restituer la « fine fleur » des lettres antiques. Mais, parce qu'il s'énonce à propos d'un texte poétique français, ce même principe permet de mieux comprendre l'importance que revêt le maintien de l'intégrité d'une ouvre littéraire moderne sur laquelle Vauteur, avec-tout le respect qui lui est dû, continue à exercer des droits imprescriptibles.

On retrouve d'ailleurs le même principe dans l'« Exposition morale du Roman de la Rose » attribuée à notre poète. Si l'on a émis des doutes sur le rôle éditorial qu'a pu y jouer Marot (OP, II, p. 1356-61), il faut néanmoins noter la convergence troublante des propos à ce sujet. Répondant aux détracteurs de Jean de Meung qui ne voyaient dans son ouvrage qu'une invitation dépravée à suivre les charmes de « fol amour », le nouvel éditeur propose une lecture allé- . gorique qui restituerait un sens moral aux fictions du grand poème médiéval. Démarche critique qui trouve sa justification dans le fait que l'auteur en a probablement voulu ainsi :



Je réponds que l'intention de l'auteur n'est point, simplement et de soi-même, mal fondée ni mauvaise ; car bien peut-être que ledit auteur ne jetait pas seulement son penser* et fantaisie sur le sens littéral ains* plutôt attirait son esprit au sens allégorique et moral, comme l'un disant et entendant* l'autre (OP, II, p. 772).



Celui qui s'exprime ici reste étonnamment prudent (« Je ne veux pas ce que je dis affirmer : mais il me semble qu' il peut ainsi avoir fait »). Le ton volontairement conciliateur rend pourtant la leçon convaincante : ne jugeons pas un auteur hors du contexte qui est le sien ; efforçons-nous de restituer non seulement la lettre (comme le montre Marol dans son édition de VilloN), mais l'esprit (ainsi qu'il le fait en tentant de retrouver le « sens allégorique et moral » du Roman de la RosE). On trouve ici deux postulations éditoriales qui se complètent et contribuent à la définition et à la promotion de l'autorité de l'auteur en ce début du XVIe siècle (DélèguE).



Cet appel réitéré à prendre en considération l'« intention de l'auteur » pour juger de ses ouvres constitue un précieux indice de la prise de conscience des enjeux littéraires de l'époque. Cette prise de conscience est elle-même liée à de nouveaux phénomènes de société qui affectent l'imaginaire collectif : débats sur le libre arbitre, retour en force du nomi-nalisme et diffusion rapide du néo-platonisme (Dubois, Garin. LangeR). On retrouve dans l'ouvre de Marot des reflets de cette conception de l'auteur telle qu'elle se dégage, comme on l'a vu, des textes qu'il édite. Mais ce ne sera pas sans présenter des contradictions, ce qui rend cette démarche d'autant plus émouvante.

Si la préface de L'Adolescence clémentine constitue une sorte d'acte de naissance d'un écrivain encore peu sûr de son talent mais qui s'annonce déjà plein de promesses, celle des Ouvres, publiées six ans plus tard, met en scène un auteur pleinement conscient des mérites de son art et qui ne tolère plus l'incurie de ses éditeurs. À ceux-ci il lance dès le seuil :



Le tort que m'avez fait, vous autres qui par ci-devant avez imprimé mes Ouvres, est si grand et si outrageux qu'il a louché mon honneur et mis en danger ma personne; car, par avare convoitise de vendre plus cher et plus tôt ce qui se vendait assez, avez ajouté à icelles* miennes ouvres plusieurs autres qui ne me sont rien (OP, I, p. 402).



Les termes sont révélateurs (mon honneur et ma personnE). On mesure toute la fierté blessée d'un auteur à qui l'on a fait endosser la paternité d'ouvres apocryphes. Mais l'affront va bien au-delà de la personne de Marot : sur le plan supérieur de l'allégorie, c'est la « Vertu » et la « France » qui se trouvent bafouées. Comment a-t-on osé attribuer tant de « sottises » et de « lourderies » (OP, I, p. 9 et 10) au poète du roi? Contrairement à ce qu'on lui impute, ses ouvres obéissent à un plan d'ensemble concerté. Le vocabulaire en dit long : lés mots « forme » (« en belle forme de Livre », I, 10) et «ordre» («tout l'ordre de mes Livres», I, 10) reviennent sous sa plume pour restituer l'image qu'il se fait de sa vocation d'auteur.

À cet égard, on n'a peut-être pas suffisamment remarqué le rôle original que s'assigne le poète dans le Temple de Cupido. Car la « quête de ferme Amour » (I, 27), qui anime cet opuscule et lui donne un éclairage religieux (1, 427), s'accompagne d'une démarche profane et qui consiste à revendiquer la part d'invention qui revient à son auteur. Le visiteur, arrivé au « chour » du temple du petit dieu d'amour, découvre en lui-même, dans son for intérieur, une autre sorte d'amour, « ferme » et non plus « folâtre », qui devient le véritable objet de sa quête :



Par quoi |jej conclus, en mon invention.

Que ferme Amour est au « cueur* » éprouvée.

Dire le puis, car je l'y ai trouvée. (OP, I, p. 42, v. 535-538.)



L'homonymie du mot « cueur* » (cour et chouR) permet de faire un jeu de mots facile à la manière des grands rhéto-riqueurs; mais elle sert aussi de véritable signature au poème. Le pèlerin qui a enfin trouvé l'amour spirituel qu'il cherchait se double d'un poète qui a « inventé » une forme nouvelle pour le dire ; et ce poète se double lui-même d'un auteur qui veut que nous sachions que cette forme est bien le produit de son invention. Marot place son erotique du cour dans le chour de la nouvelle église ; et il veut que nous sachions qu'il est bien l'auteur de cette rencontre fortuite : « Dire le puis car je l'y ay trouvée. » Autrement dit : c'est à -. moi que revient la trouvaille, ce qu'en termes rhétoriques on appelle Vinvention.

Dans L'Adolescence clémentine, une telle assurance s'assortit pourtant d'hésitations qui, tout en sacrifiant au topos obligé de la modestie paternelle, laissent à penser que le fils de Jean Marot entretient encore des doutes sur sa destinée d'auteur. Ainsi, dans l'« Epître du Dépouvu, » l'humble secrétaire de la duchesse d'Alençon projette une image de lui-même comme assailli par les affres de la crainte : pourra-t-il jamais trouver une éloquence qui soit à la hauteur de ses fonctions ? Par le biais de la fiction du Songe, l'« auteur » qui raconte sa vision prend ses distances par rapport à son double, son « semblant » (I, 74, v. 81), son frère, qui, lui, la subit. Il apparaît comme le témoin d'un débat entre des figures allégoriques qui le dépassent. C'est alors que Bon Espoir engage le « dépourvu » à se mettre au travail sur le chemin de la gloire :



À composer nouveaux mots et récents.

En déchassant* crainte, souci et doute.

(OP, I, p. 75, v. 119-120.)



Mais c'est le « dépourvu » et non l'« auteur » qui a le dernier mot. Si le valet se réveille regaillardi, c'est pour se mettre au service de sa « Princesse vénérable » (OP, I, p. 77, v. 181), faisant état de son « ardent désir » (v. 185) de lui plaire. Il tente de se hisser à un niveau, jugé jusque-là inaccessible, celui des auctores, des grands auteurs latins, seuls véritables « pourvus » pour la moderne saison (Rigolot, 1980).

Dans les ouvrages qui suivront, Marot s'ingéniera à renforcer sa maîtrise et son droit de propriété chaque fois qu'il le pourra. Dans la « Déploration sur le trépas de Messire Florimond Robertet », il substituera systématiquement le mol « auteur » au mot « acteur » qui figurait à l'origine dans les sous-titres du poème (OP, I. p. 215 et 220). Loin d'être un jeu futile, ce changement d'une seule lettre apparaît comme le symptôme d'une volonté d'affirmer son autorité. Marot ne se voit plus comme un simple « acteur » de théâtre, dépourvu d'autonomie et condamné à reproduire le jeu de la Cour pour rester en grâce. Il ne dit plus mot de ses faiblesses et abandonne son attitude servile et révérencieuse envers ses maîtres. Il se donne une noble mission et s'arroge le droit d'en communiquer le sens à ses pairs.



Marot fera un éloquent éloge de la liberté artistique dans la fameuse « Épître au Roi, du temps de son exil à Ferrare » (1535). On l'y voit protester, en particilier. contre la saisie par la censure de ses papiers et de ses livres :



Ô juge sacrilège.

Qui t'a donné ni loi ni privilège

D'aller toucher et faire tes massacres



Au cabinet des saintes Muses sacres* ?

Bien il est vrai que livres de défense*

On y trouva ; mais cela n'est offence

A un Poète à qui on doit lâcher

La bride longue et rien ne lui cacher.

Soit d'arHnagic*, nigromance* ou caballe.

Et n'est doctrine écrite ni verbale.

Qu'un vrai Poète au chef* ne dût avoir.

Pour faire bien d'écrire son devoir.

(OP, IT, p. 84, v. 131-142.)



À l'en croire, tout « vrai poète » possède cet aiguillon qui pousse vers le bien et détourne du mal. On croit entendre le narrateur de l'abbaye de Thélème. Jamais on n'avait adressé un plaidoyer aussi vibrant à l'un des grands de ce monde pour revendiquer le droit de « tout lire » et d'user de son propre jugement d'« élire », c'est-à-dire pour accueillir ou rejeter ce qui convient à la poésie : »



Et, d'autre part, que me nuit de tout lire ?

Le Grand Donneur* m'a donné sens d'élire*

En ces livrets tout ce qui accorde

Aux saints écrits de grâce et de concorde.

Et de jeter tout cela qui diffère

Du sacré sens quand près on le confère*.

(II. 84, v. 145-150.)



La sensibilité de Marot est proche de celle à la fois de Rabelais (le « tout lire » rappelle l'« abîme de science » de PantagrueL) et de Calvin (le « sens d'élire » n'est autre que le «libre arbitre » qui encourage l'interprétation personnelle de la BiblE).

Cet amour de la liberté, Marot en fait magnifiquement l'éloge dans son rondeau dit « parfait ». qu'il écrit « à ses amis après sa délivrance » du Châtelet où on l'avait emprisonné pour avoir « mangé du lard » en Carême :



En liberté maintenant me pourmène*,

Mais en prison pourtant je fus cloué.

Voilà comment Fortune me démène*.

C'est bien et mal. Dieu soit de tout loué.

Les Envieux ont dit que de Noé*

N'en sortirais : que la Mort les emmène !



Malgré leurs dents le noud est dénoué.

En liberté maintenant me pourmène*.

Pourtant, si j'ai fâché la Cour romaine.

Entre méchants ne fus one* alloué*.

Des bien famés j'ai hanté le domaine ;

Mais en prison pourtant je fus cloué.



Car aussitôt que fus désavoué

De celle-là qui me fut tant humaine.

Bientôt après à saint Pris* fus voué :

Voilà comment Fortune me démène*.



J'eus à Paris prison fort inhumaine,

A Chartres fus doucement encloué.*

Maintenant vais où mon plaisir me mène.

C'est bien et mal. Dieu soit de tout loué.



Au fort*. Amis, c'est à vous bien joué.

Quand votre main hors du parc* me ramène.

Écrit et fait d'un cour bien enjoué.

Le premier jour de la verte Semaine*,

En liberté.

(OC, I, lvu, p. 177-178, v. 1-25.)



Le procédé de composition du rondeau parfait est simple : chacun des vers du premier quatrain se trouve repris dans les quatre quatrains suivants pour en consituter la pointe. Si Marot suit cette règle, il y contrevient aussi en ajoutant cinq vers à la fin de son poème. On a pu interpréter cette irrégu-« larité comme l'expression de cette « liberté » que défend le poète à tout prix, dans tous les domaines (Defaux, p. 67-70). Interprétation d'autant plus convaincante que l'expression finale « En liberté » se trouve comme gravée dans le rentrement du rondeau. En déstabilisant une forme «parfaite » mais astreignante, héritée de la Grande Rhétorique, le nouveau poète entend se libérer sous nos yeux, de façon éclatante, de la « prison formelle » à laquelle le discours poétique avait été assujetti. On ne rencontrera peut-être pas de plus belle expression de la liberté en poésie française avant Eluard.



Sans doute Marot ne serait-il jamais arrivé à un tel degré de conscience littéraire s'il n'avait eu Jean Lemairc de Belges pour prédécesseur et pour modèle (Rigolot. 1997). Le nom de son illustre prédécesseur est le seul à figurer dans l'épître placée &n tête de L'Adolescence clémentine (OP. I, p. 18). Le plus célèbre ouvrage de Lemaire, la Concorde des deux langages, était son livre de chevet. Le «Temple de Vénus», sur lequel il s'ouvrait, avait largement inspiré la conception du « Temple de Cupido » mais pour le prendre à revers. Or Jean Lemaire n'avait pas ménagé sa peine pour mettre en question l'autorité abusive de ses mécènes comme de ses imprimeurs. Le droit des auteurs à surveiller la publication de leurs ouvres n'avait pas de garantie légale, pas de « privilège » avant 1526 (Armstrong, p. 83-84), et l'exemple de Lemaire montre bien que les auteurs défendaient jalousement leurs prérogatives bien avant cette date. Marot aura certainement bénéficié de cet éloquent précédent à la fois pour défendre sa liberté de poète et pour constituer son image d'auteur dans la composition matérielle de son ouvre.

Reste à savoir dans quelle mesure une telle revendication de singularité et d'autonomie s'accorde avec l'humanisme évangélique dont on sait à quel point Marot a pu partager les espoirs. Lefèvre d'Etaples l'affirme : « Seule la Parole de Dieu suffit » (p. 435). Dès lors, toute éloquence devient superflue, voire franchement parasitaire, au regard de la Vérité de l'Evangile. Si la Parole de Dieu est le seul objet de son désir, l'écrivain devra se borner à en faire entrevoir la plénitude. En théorie, la fiction n'aurait de valeur que dans la mesure où elle faciliterait l'appréhension pure et immédiate du message. Ce sera tout le problème de la traduction des Psaumes pour Marot, tâche dont il s'occupe pendant les quinze dernières années de sa vie et dans laquelle on a vu «l'inévitable télos de son cheminement intellectuel» (OP, n,p. 1201 et 1208).

Idéalement. Marot devrait effacer de son discours toute image humaine d'auteur pour mieux rester au service de Dieu, seul Auteur de la Création. Mais l'épître dédicatoire. placée devant les trente psaumes offerts « Au très chrétien Roi de France » (OP. II, p. 557), montre que le traducteur du psalmiste ne peut évoquer la vérité de l'inspiration divine sans recourir aux images de la poésie païenne qui montrent son savoir et le consacrent comme poète aux yeux des hommes. Les noms d'Apollon, d'Arion, d'Homère et d'Orphée peuplent son texte. Au lieu d'oublier leurs sollicitations profanes, fauteur cultive les charmes de la «poé-trie » que prisent les sages et les prudents et qui lui assureront sa véritable renommée terrienne. Lorsqu'il compare David et Homère, on peut se demander si l'éloge du roi-prophète est plus qu'un prétexte à louer le poète grec :



Quant est de l'art aux

Muses réservé, Homère

Grec ne l'a mieux observé ;

Descriptions y sont propres et belles.

D'affections* il n'en est point de telles.

Et trouveras (sirE) que sa couronne,

Ni celle-là qui ton chef* environne.

N'est mieux, ni plus de gemmes entournée*,

Que son ouvre est de figures aornée*.

(OP. II, p. 560, v. 116-117.)



Marot est prompt à reconnaître l'immortalité de David « pour ce/Que l'Étemel en est première source» (v. 125-126), mais sans aller jusqu'à proclamer sa supériorité. Il en sera différemment de la comparaison avec Horace, David le dépassant « Comme ferait l'Aigle sur l'Alouette » (v. 132). Dans le travail même de la traduction, l'écriture du savant et de l'aimable poète de cour tend à distraire, à s'interposer pour se faire apprécier, à s'exhiber pour se mettre en valeur. Ne trahit-il pas la Parole qu'il voulait servir? Ne rompt-il pas la présomption de transparence et d'immédiateté qu'il avait pour mission de faire connaître et d'accréditer?

Comment concilier alors la revendication d'autonomie de l'écrivain avec le devoir de soumission que proclame l'évan-gélisme militant? C'est peut-être au niveau de l'intention, plus qu'à celui de sa réalisation, que se manifeste l'« indéniable optimisme logocentrique » de Marot. Le poète restera obsédé par le désir de surpasser Lemaire pour être, sinon un nouvel Homère, du moins un nouveau Virgile dont le surnom* romain (Publius Vergilius MarO) se trouve être justement l'homonyme du sien.



En fait, l'attitude de Marot n'est pas exceptionnelle. Comme chez la plupart de ses contemporains, son discours est le lieu de l'ambiguïté. Érasme, Budé, Lefèvre d'Étaples et tant d'autres ont une attitude ambivalente à l'égard du paganisme et de sa place dans le plan apologétique du christianisme. S'ils rejettent les textes oraculaircs au nom de la seule doctrine de l'Evangile, ce n'est pas sans concéder à l'ancienne théologie {prisca theologiA) un rôle providentiel. La fable mythologique a bien des charmes, et on aurait tort de s'en priver. Si Guillaume Budé l'exclut de son De Transitu, c'est sans doute en partie parce qu'il veut se faire pardonner ses sympathies un peu trop vives pour la culture païenne. On sait que le grand helléniste entendait assurer un continuum historique entre les héritages antique et judéo-chrétien que la Révélation risquait de briser, tout en affirmant la primauté de la Bible et en mettant en garde contre les dangers de l'idolâtrie.

Dans son fameux Discours sur la dignité de l'Homme, Pic de La Mirandole avait fait l'éloge à la fois de la Vérité chrétienne et des mystères barbares des païens (barbarorum mys-teriA). Le plaisir que l'on dérivait de l'occultisme justifiait la défense du style « barbare » et faisait pencher pour une « vulgarisation elliptique » plutôt qu'une révélation parfaitement transparente. Rabelais devait trouver ce syncrétisme « bien tentant : à Thélème, le désir de chacun (thélèmA) rejoignait la volonté divine (ThélèmA) dans une heureuse concorde utopique. Chez Marot. on constate une tension entre la volonté de reproduire sans ornements l'essence même de la Parole et un désir de s'illustrer en recourant aux artifices légués par la rhétorique, première et seconde, « prosaïque » et « métrifiée », pour élever un discours qui se souvient trop bien qu'il est issu de la langue vulgaire : au risque pourtant d'y perdre sa chère liberté.



En somme, au conflit traditionnel entre atticisme et asia-nisme s'ajoute chez Marot une tension entre un penchant pour l'hébraïsme - si l'on entend par là une recherche austère de la transcendance par l'interprétation des textes - et une adhésion intellectuelle à ['hellénisme qui privilégie une sagesse ancrée dans la vie de la cité et soumise aux contraintes de la politique. Marot découvre peu à peu que, pour être auteur, il faut emprunter la rude voie de la singularité et abandonner la communauté d'« un grand nombre de frères [...) tous enfants d'Apollon » (1,17). Il s'aperçoit aussi que tout le soin qu'il prodigue à l'ordonnancement de son ouvre l'installe dans une tradition et le fait opter pour une philosophie qui risquent de l'éloigner de l'idéal de ces mêmes « frères » dont le soutien lui est cher. Preuve, s'il en est, que l'émergence de la conscience littéraire ne peut se faire au xvic siècle sans que celui qui s'y risque n'éprouve un sentiment de culpabilité.

Rappelons la fameuse devise de Clément Marot : « LA MORT N'Y MORD » (I, 11 etpassiM). La promesse chrétienne de la vie étemelle dans l'Au-delà reste teintée chez lui d'une espérance de survie dans la mémoire des hommes. Il semble bien que le rêve de « gloire » terrestre, associé au désir de préserver son ouvre, de la défendre et de l'illustrer - c'est-à-dire de la rendre illustre -, se soit clairement exprimé dans le soin que, tout au long de sa vie, Marot a pris à se construire une réputation d'« auteur ». Conscience aiguë de faire une ouvre à soi qui trouvera bientôt une contrepartie économique plus confortable chez ceux qui pourront « vivre de leur plume au xvic siècle » (SimoniN). En somme, le cas de Clément Marot offre un étonnant prélude en poésie à ce qu'on appellera justement la « naissance de l'écrivain » au siècle suivant.

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