Essais littéraire |
Dans cette période charnière, où se développe une presse populaire en même temps que se ranime la presse politique, le roman-feuilleton, lui aussi, évolue. Tandis que les dernières ouvres de Féval et de Ponson du Terrail opèrent à la fois la somme et la déconstruction du roman-feuilleton romantique, tandis que Hugo fait paraître Les travailleurs de la mer (Le Soleil, 1866) et E. Zola La fortune des Rougon (Le Siècle, 1870), le roman de mours continue à détailler les tares de la bourgeoisie et la séduction mortelle des courtisanes ; le roman historique, mis à part la tentative originale d'Erckmann-Chatrian, continue sur sa lancée. Louis Noir ouvre l'espace africain, qu'il a connu comme zouave de l'armée coloniale, aux aventures rocambolesques. Mais on assiste aussi à un retour en force de l'épopée du crime et du roman de mours populaires tandis que surgit, parallèlement au roman du criminel, le roman policier, appelé alors roman judiciaire, centré sur l'enquête (GaboriaU). I. - L'essor de la presse populaire C'est le 2 février 1863 que le banquier Moïse Millaud fit paraître à grand fracas le premier numéro du Petit Journal, quotidien demi-format à 1 sou (5 centimeS) vendu principalement au numéro. Pour être rentable, le journal à 1 sou devait tirer au moins à 100 000 exemplaires - le double des meilleurs tirages des quotidiens politiques à l'époque. C'est seulement en devenant une entreprise capitaliste, et en profitant de tous les développements de la technique (presse rotative de Marinoni, perfectionnée entre 1863 et 1914, permettant les gros tirages, extension et multiplication des moyens de communicatioN) que le nouveau journal put tenir ce pari. Millaud sut créer un réseau de vente unique en France : dépôts dans toutes les sous-préfectures, les chefs-lieux de cantons, les simples villages, d'où partaient des « crieurs », parcourant rues et ruelles. Il y avait 18 000 de ces dépositaires à la fin du siècle. Par ailleurs. Le Petit Journal inaugura l'ère de la presse à sensation, attirant le public populaire par la narration dramatique de faits divers sanglants et horrifiques très semblables aux anciens « canards », et par le compte rendu détaillé des grands procès d'assises présents ou passés. Ajouté à cela, un sens très moderne de la publicité : premier numéro du Petit Journal distribué gratuitement le jour du lancement, immenses affiches mélodramatiques, aux couleurs crues, collées sur les murs de la ville, sur les kiosques à journaux, les voitures postales, prospectus illustrés distribues dans les rues lors du lancement d'un feuilleton. Ces procédés, nouveaux à l'époque - ils n'allaient pas tarder à se généraliser -, produisirent l'effet de choc recherché. Dans les premiers temps, Le Petit Journal, dont le tirage, dès 1864, était monté à 150 000 exemplaires, ne publia guère que des nouvelles ou de courts romans. Le public, proclamait le prospectus du journal, était dégoûté des longs feuilletons. Toutefois, dès 1866, Le Petit Journal frappa un grand coup en publiant La résurrection de Rocambole (223 feuilletonS) qui fit aussitôt monter le tirage. Par la suite et jusqu'en 1875, Le Petit Journal ne publia plus que des romans-feuilletons originaux, d'auteurs et de longueurs divers, surtout des romans « judiciaires » - et de mours -d'Emile Gaboriau, qui, s'il fut révélé par Le Petit Journal, contribua aussi beaucoup à son succès. La concurrence ne s'était pas fait attendre. Dans les années 60, à la suite du Petit Journal, se fondèrent de nombreux journaux à 1 ou 2 sous, certains éphémères, d'autres plus durables comme La Petite Presse qui fit de Ponson du Terrail son feuilletoniste attitré, ou Le Petit Moniteur du Soir. Avec Le Petit Journal et ses imitateurs naissait une nouvelle presse, distincte à la fois de la presse d'opinion et de cette presse mondaine et échotière, « boulevardière », du Second Empire, qui n'était guère adaptée à une lecture de masse. La concurrence du fait divers criminel, ainsi que la recherche d'un public étendu aux couches populaires, amenèrent un renouveau de l'épopée des bas-fonds et de la peinture des mours populaires, ainsi que le développement, à côté du roman du criminel, de celui du policier. Néanmoins la plupart des quotidiens - et Le Petit Journal lui-même - continuèrent à publier des textes assez divers jusqu'à la fin des années 70. Par ailleurs, l'éclosion d'une presse populaire privilégiant le fait divers et drainant un nouveau public, au moment même où renaissaient la presse et les luttes politiques, entraîna une réaction de rejet politique et critique qui n'est pas sans rappeler, en plus prononcé, celle qui accueillit le roman-feuilleton à ses débuts. Rejet total de la part des critiques et de certains écrivains, qui finit par englober le roman lui-même, tentative de monter une entreprise concurrente de la part de certains autres (Zola, VallèS). II. - Evolution du roman-feuilleton 1. La déconstruction de l'héritage romantique. - Tandis que les grands feuilletonistes de l'ère romantique donnent leurs dernières ouvres (Dumas meurt en 1870, Ponson du Terrail en 1871, Féval cesse de produire pour le grand public en 1876), une tradition du genre se constitue peu à peu. Après les republications de Balzac et de Soulié dans les années 50, on fait appel, aux débuts de la presse populaire, aux ouvres anciennes d'A. Karr, Méry, A. Dumas, P. Féval, G. de La Landelle, E. Berthet, E. Gonzalès... Les fils prennent la relève des pères : Dumas fils est déjà célèbre, Féval fils va bientôt donner une suite aux aventures de Lagardère et d'autres héros de cape et d'épée, Henry de Kock prolonge le nom de son père, mais dans le genre historique. Dans La Petite Presse, Jean Du Boys publie une Comtesse de Monte-Cristo (1867-1868), à côté de Les blancs et les bleus de Dumas, et Henri Augu Le mousquetaire du cardinal dans La Presse (1870). Avec la libéralisation de l'Empire, le renouveau du roman des bas-fonds et des misérables, à la Sue ou à la Hugo, se marque par de nombreuses publications : Nouveaux mystères de Paris (A. Scholl, Le Petit Journal, 1866-1867), Mansardes de Paris (P. Zac-cone, Le Petit Journal, 1868-1869) et autres Bas-fonds de Paris (Constant Guéroult, La Petite Presse, 1870) apparaissent au rez-de-chaussée de tous les journaux. Mais plus encore que par la naissance d'une tradition, la fin de l'ère romantique du roman-feuilleton est marquée par cette étonnante somme que sont les séries de Rocambole de Ponson du Terrail, et des Habits noirs de Féval. A) Rocambole, « un roman qui ne finirait pas ». - Commencé en 1857 dans La Patrie, la série des Rocambole ne fut interrompue que par la mort de son auteur : Les drames de Paris parurent en sept épisodes dans La Patrie (1857 : L'héritage mystérieux ; 1858 : Le club des valets de cour. Les exploits de Rocambole ; 1859 : La revanche de Baccarat ; 1860 : Les chevaliers du clair de lune, 1. Le manuscrit du domino, 2. La dernière incarnation de Rocambole ; 1862 : 3. Le testament de grain de seL), puis Les nouveaux drames de Paris dans Le Petit Journal- {La résurrection de Rocambole, 1865-1866) et La Petite Presse {Le dernier mot de Rocambole, 1866 ; Les misères de Londres, 1867-1868; Les démolitions de Paris, 1869 ; Rocambole, nouvel épisode : La corde du pendu, 1870). Ce sont de très longues séries (entre 100 et 200 feuilletonS) qui tinrent en haleine leur public sans désemparer - et auxquelles il faut ajouter quelques épisodes séparés : La fiancée de Rocambole (1866) et Les rêves de Rocambole (1866-1867). Rocambole, d'abord comparse dans les deux premiers romans de la série, qui racontent la lutte entre le héros du bien, Armand de Kergaz, et son demi-frère, le héros du mal, Andréa, ne vient sur le devant de la scène qu'à partir du troisième roman. Les exploits de Rocambole. Roi de la pègre, Rocambole essaie de s'emparer des héritages, et de voler une identité noble. Mais il est contré par Baccarat, la courtisane repentie, et il échoue finalement au bagne. Dans les épisodes suivants, il en ressort repenti et, à la tête d'une association de criminels repentis comme lui, il devient le défenseur des opprimés, le restituteur des héritages détournés. Ses aventures nous promènent de France en Angleterre, dans toute l'Europe et même en Inde, où Rocambole s'oppose à la secte des Thuggs (Le dernier mot de RocambolE). Rocambol n'hésite pas à employer les mêmes armes que ses adversaires, et poison, séduction, femmes fatales et courtisanes repenties, magnétisme, catalepsie, tortures, emprisonnements dans les lieux les plus divers scandent ces romans dont le contexte référentiel reste celui de la société moderne. Le thème du détournement d'héritage est obsessionnel dans la série des Rocambole, comme dans toute l'ouvre de Ponson (un de ses romans s'intitule Les voleurs d'héritages, 1864). L'action salvatrice de Rocambole consiste essentiellement à faire restituer aux héritiers légitimes titres, argent, place dans la société, volés généralement par de proches parents ou amis, souvent par des bâtards : miroir de sa propre illégitimité tendu à la société? Plus intéressante encore est la transformation du héros qui entraîne avec elle celle de la structure de l'intrigue : Rocambole tient encore de Rodolphe et de Monte-Cristo, mais déjà de Zorro ou Superman. Il intervient comme sauveur, de l'extérieur, dans des intrigues qui ne le concernent nullement. Aussi l'histoire ne peut-elle jamais se terminer ; l'intrigue reste toujours ouverte vers la série, virtuellement infinie, des situations que le justicier peut redresser, et se disperse en épisodes qui s'accumulent sans jamais pouvoir se synthétiser. Pour retenir l'attention et renouveler l'émotion, l'auteur a recours à des trouvailles d'objets (le clou qui retient la guillotine lors de l'exécution, le fusil à silencieux qui coupe la corde du pendu au moment de la pendaisoN), à une mise en scène de la cruauté et à une rhétorique hyperbolique, à la limite du parodique, qui ont inspiré Lautréamont et qui se retrouveront dans Fantômas. Un changement important s'observe également dans le rôle de la femme qui devient, à l'égal de l'homme, active et efficace pour la protection comme pour l'attaque, et dans celui de l'enfant, de plus en plus présent dans le roman, où il joue à peu près le même rôle que le trésor ou l'héritage : objet du désir, de la perte et de la reconquête, symbole de puissance. Une évolution parallèle des structures romanesques peut s'observer dans la série concurrente écrite par Féval : celle des Habits noirs. B) Les Habits noirs, ou la mafia au XIX' siècle. - Les Habits noirs, dont le succès fut comparable à celui des Rocambole, parut dans plusieurs quotidiens politiques (Le Constitutionnel, L'Epoque, Le NationaL), en sept épisodes, de 1863 à 1875 : Les Habits noirs (1863), Cour d'acier (1865), La rue de Jérusalem (1867-1868), L'avaleur de sabres (1867), L'arme invisible ou le secret des Habits noirs (2e partie : « Maman Léo »), 1869, Les compagnons du trésor (1870-1872), La bande Cadet (1875). Les épisodes sont reliés entre eux par la réapparition des mêmes personnages, les maîtres des Habits noirs, commandés par l'infernal centenaire, le colonel Bozzo-Corona, mais chaque épisode comporte une intrigue et des personnages nouveaux. Vols, assassinats, détournements d'héritage, substitution de personnes sont aussi les moyens dont se servent les membres de la société secrète des Habits noirs pour mener à bien leur criminelle ascension au sein de la société. Chacun des romans, et l'ensemble de la série, combinent en fait deux actions : une entreprise, toujours renouvelée, menée par la société criminelle pour conquérir à l'un ou l'autre de ses membres richesse et position sociale - au détriment des héritiers légitimes - et ceci en offrant à la loi, pour se protéger, un coupable apparent, immanquablement condamné, mais parfois de justesse sauvé ; et une lutte pour le pouvoir suprême, incarné dans la possession du trésor, au sein même de la société criminelle. Ce pouvoir suprême, c'est le colonel Bozzo, « l'immortel assassin, l'éternel parricide », qui le détient et l'incarne. Dans les derniers romans de la série, c'est cette lutte même qui tient le devant de la scène, le désir de l'or et du pouvoir culminant dans une sorte de vertige dément, où sont pris presque tous les personnages du roman, et dans l'autodestruction finale de la société criminelle. D'extraordinaires figures peuplent ces romans aux intrigues embrouillées et affolantes : le mélancolique tueur à gages des Habits noirs, Coyatier dit le Marchef, avatar noir du Chourineur, Maman Léo, la géante et sentimentale dompteuse de tigres, le couple burlesque de bohèmes, Echalot et Similor, qui traverse tous les épisodes, Trois-Pattes, le héros (faussemenT) paralytique du roman éponyme de la série... Dans cette ouvre monumentale, profondément ironique, nous retrouvons des thèmes et des tendances, communes à Ponson du Terrail et à Féval, mais qui, chez Féval, prennent une tout autre allure et signification : la substitution d'identité et la captation d'héritage, ainsi que la quête par la mère d'un enfant perdu ou volé ; l'association criminelle y a le pas sur l'individu, et reprend au héros romantique les attributs de la toute-puissance. Dans la vision extrêmement sombre qu'offrent Les Habits noirs, il n'y a de tout-puissant que des abstractions : l'association, l'or, le crime, l'éternité du mal, dont le colonel Bozzo est l'immortel symbole. L'indestructible puissance du mal prend la forme, obsessionnelle, chez Féval, d'une inversion généralisée des valeurs : inversion sacrilège de l'or adoré comme Dieu, inversion dans l'ordre des générations, qui fait survivre le vieillard plus que centenaire, le colonel Bozzo, à tous ses héritiers, inversion de l'erreur judiciaire organisée, qui fait condamner l'innocent au lieu du coupable, inversion du couple homosexuel Echalot-Similor, inversion des femmes plus fortes que les hommes... inversion redite par la figure lancinante du carnaval, par le style lui-même, qui brouille renonciation, par le sarcasme et l'ironie, de même que les fils embrouillés de l'intrigue troublent les repères de l'identité. L'organisation criminelle qui domine ce monde en train de retourner à la sauvagerie primordiale, la « commandite générale du meurtre et du vol », comme l'intitule Féval, a tous les traits d'une moderne mafia : son origine dans le banditisme italien et sa diffusion internationale, sa structure familiale pervertie par de sanglantes luttes pour le pouvoir, la précision des opérations qu'elle monte, la manière dont elle pénètre la société comme un cancer, les données légendaires (présentées comme telleS) de son existence, et même ses tueurs à gages patentés. Tout en restant un roman de mours et un roman historique, Les Habits noirs font déjà penser au roman policier, et, plus encore, à la série noire. 2. La relève des genres A) Le roman de mours et le roman historique. - La majorité des journaux, journaux politiques comme presse populaire, continuent à publier principalement des romans de mours et des romans historiques. Le roman de mours a encore souvent pour cadre le demi-monde, mais l'apparition de la presse populaire donne un nouvel essor au roman des bas-fonds, et des milieux populaires : l'année 1866 voit ainsi publiés, dans L'Opinion nationale, Le roman des ouvrières d'E. Bosquet et L'histoire d'une ouvrière d'Auguste Marc-Bayeux, La chanteuse des rues d'Alfred Lapointe paraît dans La Presse. Des romanciers comme Zaccone, Bouvier, Guéroult, Boulabert se spécialisent dans ce dernier genre. Les thèmes principaux restent cependant l'adultère (Montépin, 1872-1873, Les drames de l'adultèrE), les ravages de la passion conduisant au crime. Le point de vue est plus physiologique et médical qu'auparavant, la thématique souvent orientée vers les déviations sociales les plus diverses (folie, crime, lesbianisme - voir par exemple le succès de scandale de Mademoiselle Giraud, ma femme, d'Adolphe Belot dans Le Figaro en 1870). Les auteurs les plus représentatifs sont sans doute A. Belot ( 1829-1890) et H. Malot ( 1830-1907), dont Les victimes d'amour fut salué par Taine, Zola et Vallès. Le roman de mours se spécialise volontiers dans les scènes de la vie militaire (Gondrecourt, J. Noriac, L. NoiR) ou dans le roman clérical ou anticlérical (G. Sand, O. Feuillet, F. Fabre, Z. FleurioT), tandis que, sur les traces de George Sand, L.-M. Gagneur et André Léo (pseudonyme de Mme ChampseiX) allient dans les colonnes du feuilleton socialisme et féminisme. L'étude des mours provinciales est également à Tordre du jour. Après le Berry de George Sand, chaque province a son chantre, Ponson du Terrail pour l'Orléanais, Féval pour la Bretagne, Erckmann-Chatrian pour les Vosges, et bien d'autres encore. Le roman historique traditionnel continue à bien se porter, sous la plume de Paul Saunière, A. Robert et J. Cauvain, Assollant, H. Augu, A. Achard, Ch. Des-lys. La fin des années 60 voit surgir de nombreux romans ayant pour cadre la Révolution française ou le Premier Empire : la trilogie de Ch. Monselet, M. le duc s'amuse, François Soleil, La fin de l'orgie (1866), A. Robert et J. Cauvain, Les proscrits de 93 (1866), A. Dumas, Les blancs et les bleus (1867), sans oublier bien sûr les récits à'Erckmann (1822-1899) et Chatrian (1826-1890), Madame Thérèse, Les volontaires de 92, Le conscrit de 1813, L'invasion : Waterloo. Ces romans « nationaux », qui allient à une esthétique réaliste une tentative originale pour peindre l'histoire du point de vue de l'homme du peuple qui y est engagé, obtiennent dès 1863-1864 un grand succès populaire. Dans la vente en fascicules, ces romans attinrent des tirages considérables. Autour de 1870 le roman, qu'il fût historique ou de mours, tourna souvent au patriotique revanchard. Que de « routes vers Berlin » interrompues par la défaite (Ponson du Terrail, Les Français à Berlin dans Le Petit Moniteur, Gaboriau, La route de Berlin dans Le Petit JournaL) et que de caricatures de « Teutons » dans les romans-feuilletons de l'époque ! L'Alsace et la Lorraine devaient jouer par la suite, plus ou moins selon l'actualité politique du moment, le rôle d'enfants perdus de l'histoire de France. La Commune figure également dans le roman-feuilleton (dès 1871 dans La bande rouge de F. du Boisgobey, et jusqu'à la fin du siècle dans de nombreux romans-feuilletonS). Elle s'adaptait « tout naturellement » au roman des bas-fonds, qu'il fût de gauche ou de droite, et se prêtait admirablement à la mise en scène récupératrice de la violence populaire et de ses déviations. B) Le roman exotique et le roman « scientifique ». - « Aventures terribles, passions ardentes, atroces vengeances, aventurières et assassins, rebuts de la civilisation et représentants de la vie sauvage », selon Vapereau (1868), peuplent le « roman des drames exotiques ». Germain de Lagny publie en 1866 Les Thugs ou êtrangleurs de l'Inde (Les NouvelleS), R. de Pontjest La revanche de Ferringhea en 1868 (Le Nouveau JournaL). Gustave Aimard reste le grand spécialiste des drames mexicains ou nord-américains {La forêt vierge, 1870-1872, Les scalpeurs blancs, 1873, Car-denio, 1874). Louis Salmon, dit Louis Noir (1837-1901), qui s'engagea dans les zouaves à 17 ans, connut l'Afrique, la Crimée, l'Italie, puise dans ces expériences la matière de nombreux romans-feuilletons : Le lion du Soudan (1869), L'homme aux yeux d'acier (1870), L'homme des sables (1870). A. Assolant (1827-1886), voyageur lui-même, fait voyager ses héros, dans les Aventures du capitaine Corcoran (1867), ou encore L'aventurier (1872). Ces romans exotiques sont assez souvent désignes dès l'époque comme des romans « pour la jeunesse », quoique ni leur mode de publication (dans les journaux quotidienS), ni leur destination explicite ne le justifient. H en fut de même, et plus souvent encore, on le sait, avec Jules Verne (1828-1905) dont l'ouvre parut, pour sa plus grande partie, dans Le Magasin d'éducation et de récréation de Hetzel et servit de livre de prix à tous les enfants à partir de 1864. Il fut aussi publié dans les quotidiens politiques, néanmoins (Autour de la lune parut en 1869 dans Le Journal des Débats, Une ville flottante en 1871 ; Verne publia aussi dans Le Temps, Le Soleil et, plus tard, Le JournaL). Avec Verne, le voyage devient, en 62 romans, une prise de possession encyclopédique du monde. La vulgarisation de la science était à la mode (en 1877 sera créé Le Journal des VoyageS). Mais chez lui le voyage est aussi, indissolublement, parcours initiatique, énoncé mythique. Rêverie à partir des données vulgarisées de la science, le roman vernien ouvre la voie au roman d'anticipation, qui se développera, avec entre autres Louis Bousse-nard et Paul d'Ivoi. surtout après 1875. Jusqu'à la fin du siècle toutefois, la place de ces romans dans le feuilleton des quotidiens restera minoritaire. Il n'en est pas de même d'un genre qui prend naissance, en tant que genre spécifique, à la fin des années 60 : le roman « judiciaire », ancêtre du roman policier. C) Le roman judiciaire. - Dans la seconde moitié du XIXe siècle, se développe dans le feuilleton un type de roman centré sur le crime, l'enquête, la poursuite du criminel, l'instruction ; ce roman, ancêtre du roman policier, est alors appelé « roman judiciaire », et le principal représentant en est Emile Gaboriau. Le roman judiciaire n'est évidemment pas sans antécédents. Chez Balzac, chez Dumas, chez Féval, pour ne citer que les plus connus, on trouve, dès avant 1860, des éléments de roman policier : poursuite du criminel par le policier, enquêtes, instructions criminelles. Par ailleurs la mode des mémoires de chefs de police à la retraite est lancée, dès les années 20, entre autres par Vidocq. Les contes de Poe sont traduits et paraissent dans les journaux dès la fin de la Monarchie de juillet. Le traqueur de pistes, calqué sur les Indiens de Cooper et de ses successeurs, est un personnage familier dans le paysage romanesque du Second Empire. Le roman du criminel, déjà policier à moitié, se développe particulièrement dans les années 60 qui voient également les premières traductions du romancier anglais Wilkie Collins (1824-1889) : La femme en blanc, publié simultanément en feuilletons à Londres et à New York, paraît en traduction dans le journal Le Temps en 1861 (comme feuilleton inauguraL). Le roman, qui s'inspirait, dans l'agencement du récit, de la succession des témoignages lors d'un procès criminel, remporta un grand succès. La création de la petite presse à un sou, qui s'appuya, plus encore que ses devancières, sur le fait divers criminel, ne fit que développer le goût du public pour ce genre de récit. En 1866, L'affaire Clemenceau de Dumas fils, et Un assassin de J. Cla-retie, qui mettent tous deux en scène un crime mondain, sont les succès les plus notés de l'année. C'est également en ces années qu'atteint la notoriété l'auteur qui est devenu, pour la postérité, le père du roman policier contemporain : Emile Gaboriau. Emile Gaboriau (1832-1873) : issu de la moyenne bourgeoisie, Gaboriau, après des études médiocres et un bref passage par l'armée, vint à Paris tenter sa chance. U y traîna sa misère pendant quelque temps, écrivant des chroniques humoristiques, à partir de 1858, dans La Vérité, Le Tintamarre. Secrétaire au Jean Diable, le journal de Féval, de 1861 à 1862, puis chroniqueur au Pays, Gaboriau n'atteignit la notoriété qu'à partir de 1865, avec un roman. L'affaire Lerouge, publié dans Le Pays, puis dans Le Soleil (1866), un des journaux du groupe Millaud. L'affaire Lerouge avait pour point de départ un fait divers réel, l'assassinat de la veuve Célestine Lerouge, à la barrière d'Italie. Ce premier succès fut bientôt suivi d'un deuxième. Le crime d'Orcival (dans Le Soleil, octobre-décembre 1866). Millaud remarqua le jeune auteur et le fit entrer au Petit Journal en 1867. Gaboriau devint ensuite feuilletoniste attitré du Petit Journal, où il publia entre 1867 et 1873 plusieurs autres romans judiciaires (Le dossier n° 113, Monsieur LecoQ) ou de mours (Les esclaves de Paris, La vie infernale, La clique doréE). Gaboriau atteignit tout de suite la popularité des plus grands. Ses romans, annoncés à grand renfort de publicité spectaculaire, faisaient monter le tirage du journal. Quoique certains des romans de Gaboriau soient des romans de mours, Gaboriau n'en fait pas moins date dans l'histoire de la genèse du genre policier : chez lui, le roman reste encore très centré sur l'histoire du criminel, mais la progression de l'enquête devient une part de plus en plus importante et centrale de la narration. De plus, avec le personnage de Lecoq, policier apte aux déguisements comme tous les héros populaires, mais aussi génie de la déduction comme le Dupin de Poë, et dont la gouaille devance celle de Lupin, Gaboriau a créé l'une des premières figures marquantes de détective moderne. D'autres auteurs suivirent les traces de Gaboriau, mort en 1873 : tels Eugène Chavette (1827-1902), lui-même chroniqueur judiciaire, ou Constant Guéroult (1814-1882), et, un peu plus tard. Fortuné de Boisgobey (1821-1891) - qui écrivit, en 1878, La vieillesse de M. Lecoq : avec eux le roman policier se dégage peu à peu de la matrice populaire pour conquérir son autonomie propre. III. - Le roman-feuilleton dans le mouvement littéraire et dans le mouvement de l'édition L'attitude des romanciers naturalistes et apparentés (Zola, Goncourt, Barbey d'Aurevilly, Vallès...) par rapport au feuilleton est double. D'une part, on se sert du feuilleton pour diffuser ses propres ouvres (par recherche du profit et du publiC) ; tout Zola est publié en feuilletons, mais également de nombreux GoncouTl (Renée Mauperin, L'Opinion nationale, 1863-1864, Manette Salomon, Le Temps, 1867), plusieurs Barbey d'Aurevilly (Un prêtre marié, Le Pays, 1864), etc. D'autre part, on critique et on rejette le roman-feuilleton à succès, celui des « conteurs », au nom d'une esthétique plus haute, qui met la recherche d'une vérité (psychologique, physiologique, socialE) avant l'art de plaire en fascinant l'imagination. A mesure que croît le succès des périodiques populaires, et des romanciers qui en assurent la vente, comme Ponson du Terrail et Féval, cette critique devient plus virulente : Zola, qui reconnaissait en 1866 de la « verve » et de 1' « imagination » aux conteurs du roman-feuilleton, et qui, s'il en assignait plutôt la lecture à la jeunesse, avouait du moins qu'ils « passionnaient », et « attachaient », traite en 1872 le feuilleton de « sentine » du journal où nulle âme littéraire honnête n'oserait se risquer. La réaction des critiques de métier suit des voies parallèles. La plupart des critiques de l'époque romantique confondaient dans un même anathème Balzac, Sand, Hugo, Dumas, Sue et bien d'autres ; à partir de la fin des années 60, les critiques, même lorsqu'ils ne sont pas d'accord avec les naturalistes, auxquels ils reprochent de mettre en scène « la chair » seule et d'avoir une prédilection pour l'horrible ou le vulgaire, distinguent soigneusement ceux qui, comme Zola ou les Goncourt, écrivent des romans « littéraires » (analyse et peinture du cour humaiN) et ceux qui, comme Ponson, Dumas, Féval ou Gaboriau, écrivent des romans « dramatiques » et « populaires », tout en imbroglios et aventures - les premiers destinés à un public « délicat », les autres, au lecteur « vulgaire ». Bientôt, c'est le roman dans son entier qui sera rejeté comme une forme non artistique. Cependant, malgré les lamentations de nombreux critiques et hommes de lettres sur la disparition du livre au profit de la presse, plaintes que réactive l'apparition de la presse à un sou, l'édition se porte bien sous le Second Empire et se développe parallèlement au journal; l'année la plus productive est 1866 : plus de 13 000 titres publiés, il y en aura 12 269 en 1869. Le lien entre journal et livre reste fondamental : toute la production feuilletonesque passe en livre - le format in-18 ou in-32 de 1 à 3 F le volume, chez Faure, Dentu, Hachette ou Michel Lévy, étant le modèle le plus courant - mais il n'exclut pas le in-8° destiné à une clientèle plus aisée. Certains succès de librairie (Les misérables à partir de 1862, La vie de Jésus à partir de 1863) ne sont pas issus du feuilleton - il en est de même de l'ouvre d'Erckmann-Chatrian qui aura plus de succès dans l'édition populaire in-18 que dans le feuilleton - ce qui laisse déjà présager l'émancipation future du livre par rapport au feuilleton, lorsque le livre sera suffisamment bon marché et suffisamment répandu pour concurrencer le journal. Il n'en est pas encore ainsi toutefois, et dans la plupart des cas, les grands succès du feuilleton et les grands tirages de librairie sont identiques. Il n'y a guère encore de spécialisation dans les maisons d'éditions : les mêmes éditeurs publient Flaubert, Sand, Barbey d'Aurevilly, et Dumas, Féval ou Ponson. Mais l'on voit se développer de façon plus systématique qu'auparavant les éditions et collections spécialement destinées à la jeunesse, ce qui servira à marginaliser toute une partie de la production romanesque. Les transformations de la presse et de l'édition, cette évolution progressive et cette mutation interne des genres nous conduisent, en ces débuts de la IIP République, vers une nouvelle ère du roman-feuilleton. |
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