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Variations autobiographiques






Il n'est pas aisé de démêler l'écheveau complexe des « écritures de soi », selon la formule qui tend, au risque d'une moindre précision dans la terminologie, à s'imposer. Cette dilution du terme n'est du reste pas indifférente : si la chose prolifère, le mot, lui, est devenu suspect : on ne parle plus guère d'« autobiographie ». Comme si d'en avoir trop précisé les caractères l'avait rendu trop contraignant. Les écrivains qui la pratiquent préfèrent en inventer d'autres: autofiction (Serge DoubrovskY), automythobiographie (Claude Louis-Com-beT), autobiogre (Hubert LucoT), otobiographies et circonfession (Jacques DerridA), curriculum vitae (Michel ButoR), prose de mémoire (Jacques RoubauD), nouvelle autobiographie (Alain Robbe-GrilleT) : on n'en finirait plus de prolonger cette liste qui connaît aussi l'égolittérature (Philippe ForesT) ou la paradoxale Autobiographie de mon père (Pierre PacheT).



Autofictions

Parmi toutes ces voies, celle de l'« autofiction » a eu la primeur. Le succès de la formule lancée en 1977 par Serge Doubrovsky pour décrire le projet de Fils est tel que la presse, négligeant quelque peu les définitions de cette forme littéraire hybride, n'hésite pas à la retenir pour qualifier la plupart des récits personnels, plus ou moins fictifs qui paraissent alors, même si nombre d'écrivains émettent des réserves : de L'Amant de Duras au Livret de famille de Modiano, des Femmes de Sollers à I'Enfance de Nathalie Sarraute... Cette forme « parfaitement onaniste » prétendait, selon son inventeur, confier au jaillissement proliférant des mots le soin de dire une vie saisie par le truchement de l'analyse, mais le terme s'est assez vite troublé : il est vrai qu'il convient parfaitement à décrire un tableau désormais brouillé.



De Rousseau à Leiris s'était établie une tradition qui faisait de l'autobiographie un univers caractérisé par le pacte de vérité, l'exigence de l'aveu, de la mise à nu, qui seule pouvait conférer valeur et sérieux à l'étalage - que d'autres (MalrauX) jugeaient malsain voire inutile - des secrets intimes de l'individu. L'autobiographie constituait, en outre, un geste tardif dans la carrière d'un écrivain, lorsqu'était venu le temps des bilans et des confessions, la nécessité de révéler les ressorts cachés de la création romanesque antérieure : d'abord la fiction, l'invention d'intrigues et de personnages, puis le retour sur soi et la vérité de l'autobiographie : c'est le cas des Mots (1963) de Sartre, de la trilogie de Marguerite Yourcenar, « Le labyrinthe du monde », dont le troisième volume Quoi l'éternité? paraît à titre posthume en 1988. Mais, alors que la science littéraire théorise ces principes (Philippe Lejeune L'Autobiographie en France, 1971 ; Le Pacte autobiographique, 1975), les écrivains s'en libèrent. Michel Leiris avait montré, avec les quatre volumes de La Règle du jeu (le dernier, Frêle bruit, paraît en 1976), que l'autobiographie pouvait aussi être l'ouvre de toute une vie, depuis L'Age d'homme paru dès 1939. Barthes, Perec ainsi que Doubrovsky remettent en question la séparation de la fiction et de l'autobiographie : Roland Barthes en plaçant son livre autobiographique sous le patronage de la formule « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman », Perec en alternant, dans Wou le souvenir d'enfance, fiction (un roman «W» imaginé par l'adolescent qu'il fuT) et stricte autobiographie (son adolescence pendant la guerrE), Doubrovsky enfin en prétendant écrire une « fiction d'événements et de faits strictement réels ».



L'écrivain revendique la liberté de jouer avec les événements au gré des jeux de mots, des rapprochements de toutes sortes. Doubrovsky s'autorise pour cela à briser les cadres du récit, chronologiques ou logiques; il entrelace le cours d'une journée actuelle (séance de psychanalyse, déambulation dans New York, explication d'une scène de Phèdre à ses étudiants américainS) avec les souvenirs de toute une existence et en particulier d'une enfance et d'une adolescence assez proches de celles de Perec (famille juive, guerre et déportatioN). Pas de fiction à proprement parler, comme chez Perec, ni de roman, mais une écriture singulière qui transforme cette existence en un texte qui ne ressemble à rien de connu. Inspiré de Joyce, mais aussi de Freud et de Leiris, le livre est une construction, pas un compte rendu. Si l'autobiographie recèle quelque vérité, c'est dans la manière de dire, pas dans ce qu'elle dit. La vérité de chaque individu doit s'inventer, _et elle invente, à chaque fois, une écriture.



Cette revendication entérine des pratiques antérieures, chez Loti ou chez Blondin au sens strict, chez Proust ou chez Céline au sens large, mais aussi chez Colette, ou chez Genêt et bien d'autres. Un chercheur, Vincent Colonna, pousse alors la définition jusqu'à sa plus grande extension : selon ses critères, La Divine comédie, dont Dante est à la fois l'auteur, le narrateur et le personnage, serait déjà une « autofiction ». Chez Doubrovsky lui-même, une évolution se dessine : alors que Fils, le texte fondateur, embrassait la vie tout entière, traitant le présent à la lumière du passé, les livres suivants, Un amour de soi (1982) et surtout Le Livre brisé ( 1989, prix MédiciS), privilégient la mise en mots immédiate de l'existence. L'écrivain « raconte sa vie », presque à la façon d'un journal intime, avec le plus léger des décalages temporels : « Mon roman, c'est ma vie. Ça marche dans les deux sens : ma vie est le support de mon roman, mon roman est le soutien de ma vie. Comment est-ce que j arriverais à vivre, si je ne racontais pas ma vie ? » Ses problèmes conjugaux, passés et actuels, tiennent de plus en plus de place et 1'écriture, censée transformer une vie ordinaire en ouvre d'art, tend à se banaliser; une sorte d'humour cynique se substitue au travail sur le langage qui « galvanisait » les pages de Fils. C'est le suicide de sa femme, personnage central et première lectrice du manuscrit en cours (d'où le titre: le livre «brisé»), qui redonne à l'écriture la tension qu'elle avait perdue en première partie.



Serge Doubrovsky se sent seul sans sa femme qui est à Londres. Il analyse cette fatalité de la séparation dans sa vie.



Seul. Un survivant solitaire. Dans l'appartement feutré, volets du rez-de-chaussée fermés, je me cloître dans le silence. Je laisse errer mes yeux sur mes meubles. Du bric-à-brac art déco, acheté aux enchères, qu'importe. Le miroir, au-dessus de la cheminée, renvoie l'image du grand miroir, sur le mur en face. La table, les chaises tournoient, les buffets se volatilisent dans les reflets. Moi avec. Ma salle à manger est ma galerie des glaces. Mon Versailles de pacotille, sur mon siège canné, je trône. Le roi-soleil, le moi-soleil. POURQUOI JE SUIS MOI. Plutôt qu'un autre. Plutôt que rien. La vérité : PAS DE RÉPONSE. J'ai beau avoir un cedipe monumental, répond pas à la question du Sphinx. Mon énigme, pardon du peu, sera pour toujours irrésolue, La route est barrée. Connais les mots de passe : biologie + environnement, hasard + déterminisme = Moi. Avec un brin de libre volition, dedans, ou n'a jamais trop su comment, pour faire bonne mesure. Besoin pour graisser les rouages. Autrement, le système grippe. Même avec, le système dérape. Aucun système ne tient debout. Tout en haut, dans les parvis célestes, on a essayé de fourrer Dieu. Tout en bas, au fin fond du sperme, des ovaires, on a logé vingt-trois paires de chromosomes, avec, dans mon cas, au bon endroit, XY, merci. Et, plus bas encore, au fin fond des chromosomes, on a mis des gènes. Me gêne pas. M'explique pas non plus. Les explications, c'est comme les systèmes : il y en a tant, de toutes sortes, contradictoires, qu'il n'y en a aucune. Les meubles de la salle à manger ne s'estompent plus dans les refiers des glaces, maintenant, ils tourbillonnent. Je commence à avoir le tournis, ma tête valse. POURQUOI MOI. Simplement, comme ça, se décide, au petit bonheur la chance. Ou malchance. Ça se déclenche sans raison. Clic, soudain déclic. Un jour, je claquerai, clac. Un jour, on m'a conçu, paf. D'un sacré coup de paf. Suis paf. Dès le débur, fair malgré moi. Comme un rat. En un éclair ténébreux, en une seconde gluanre. Coup de queue du père dans les entrailles maternelles, au hasard de millions de spermatos vibrionnants. Ils se reproduisent, ça ME produit, ISRAËL DOUBROVSKY, Tailleur d'Habits, né a Tchernigoff (RussiE), MARIE RENÉE WEITZMANN, sans profession, née à Paris IV. Mariés le 9 août 1927. JULIEN SERGE DOUBROVSKY, professeur, né le 22 mai 1928, à Paris IXe. 9 août-22 mai : je suis un produit cachère.

Serge DOUBROVSKY, Le Livre brisé, © éd. Grasset, 1989, p. 292-294.

Bien des tenants actuels de l'autofiction n'ont retenu de la démarche de Doubrovsky que la formule « mon roman, c'est ma vie». D'où la prolifération d'ouvrages (ceux de Christine Angot par exemplE) qui ne sont souvent que des tranches de vie plus ou moins habilement accommodées... jusqu'aux plus fades productions, exposant sur la place publique les histoires de cours et de couples des personnalités du monde de l'édition, de la presse ou de la télévision. Argument de vente, l'autofiction est invoquée, jusque devant les tribunaux, comme légitimation «littéraire» de déballages qui n'ont plus rien à voir avec la littérature. Preuve en est administrée par Marc Weitzmann, qui conteste le genre, «monstre littéraire clandestin », en en montrant la perversité. Dans Chaos (1997), autofiction poussée à sa limite, l'écrivain délègue à son frère la fonction de narrateur. Mais il est lui-même le personnage. Sauf que ce personnage, juif comme l'auteur, est présenté par le narrateur sous les traits d'un négationniste cynique : « C'était cela, l'autofiction. Ou plus précisément, c'était cela, la part de h fiction dans l'auto : une structure mensongère construite pour donner un sens au chaos. Une entreprise de survie basée sur la mystification, qui n'altérait pas seulement les faits, mais l'identité de celui qui les énonçait [...] Un jeu avec l'échec. Échange de place. Identités truquées. » Le lecteur qui ne parvient plus à démêler le vrai du faux, éprouve un véritable malaise.



Portrait de l'écrivain en imposteur

Le «roman» de Weitzmann, par ailleurs très critique envers son oncle Serge Doubrovsky, soutient qu'on ne saurait s'accorder n'importe quel passe-dtoit avec la vérité. Ce dont ne se privent cependant pas bien des écrivains. Au premier rang desquels Alain Robbe-Grillct qui intitule Romanesques (1985-1994) un triptyque «autobiographique» dont le premier volume, Le miroir qui revient, introduit sans scrupule une figure imaginaire, Henri de Corindie, au beau milieu de souvenirs réels, minant ainsi la crédibilité de l'ensemble. On n'attendait certes pas de la part du « pape » du Nouveau Roman une quelconque allégeance à l'écriture de soi. L'auteur affirme bien au début du livre: «Je n'ai jamais parlé que de moi. Comme c'était de l'intérieur, on ne s'en est guère aperçu. » Mais écrire son autobiographie, pour quelqu'un qui ne «croit pas à la Vérité», c'est continuer de manière ludique et retorse le combat du Nouveau Roman sur un autre front : afin de lutter contre le « retour à» l'expression-représentation traditionnelle, Robbe-Grillet persévère : « Et c'est encore dans une fiction que je me hasarde ici. » Cette figure d'Henri de Corinthe, introduite dans le récit de sa jeunesse, permet à Robbe-Grillet de tirer les événements « réels» (sa famille, son enfance, les lieux, les époqueS) vers le romanesque, en reprenant les rêveries de l'enfant devenues celles du narrateur.



Robbe-Grillet, qui poursuit le récit de sa carrière d'écrivain et de cinéaste en pourfendant « l'illusion réaliste », place le second volume, Angélique ou l'enchantement, sous le patronage du « roman de chevalerie» et d'une très populaire culture « romanesque», justement (Angélique vient du Roland furieux de l'Arioste, mais aussi de la série Angélique, marquise des anges d'Anne et Serge GoloN). La variation autobiographique devient ainsi variation sur le patrimoine romanesque : Robbe-Grillet inaugure là un trait caractéristique de la littérature actuelle, qui est aussi une prodigieuse mémoire, nostalgique parfois, des constructions romanesques rendues si suspectes par la modernité. L'intertextualitc se fait profuse : Corinthe, dont la mort avait été annoncée à la fin du premier volume, se transforme en personnage de La Route des Flandres (de Claude SimoN) ou en réincarnation du cavalier Destouches (d'après CélinE). Robbe-Grillet joue aussi avec le corpus de son ouvre antérieure : Angélique est un avatar de la fillette violée du roman Le Voyeur, et le livre se termine sur la phrase « Il ne neige pas », ironique écho au « Dehors il neige » de Dans le labyrinthe. Aussi s'agit-il surtout d'une nouvelle forme d'écriture ludique de la part d'un auteur qui a toujours considéré le jeu avec les formes (roman policier, roman pornographique, etc.) comme le domaine par excellence de la littérature. Lui-même, perplexe finalement, Robbe-Grillet parle dans Les Derniers Jours de Corinthe, troisième volume de ces « Romanesques », d'« errements autofictionnels » et d'autobiographie «consciente de sa propre impossibilité constitutive».



Dans ce passage du Miroir qui revient, l'écrivain vient de raconter les dimanches en famille, les visites chez les grands-parents, le patinage sur le grand canal à Versailles, les cornets de marrons chauds achetés au coin des rues.



Ce sont les impressions extrêmement fortes, inoubliables, encore que vagues et fuyantes, provoquées par l'adjectivité poisseuse (mais souvent douillettE) du monde familier, par sa charge sentimentale vite insupportable, par son insistance louche, qui nous poussent à entreprendre sa description, pour l'explorer ou pour lui donner forme. Mais aussi bien sans aucune intention de reproduire cette adjectivité-là. Tout au contraire, même, dans mon cas personnel. Et pourtant, n'importe quel amateur attentif pourrait reconnaître sans peine dans le «souvenir d'enfance» de Wallas, le héros désemparé des Gommes, ou bien dans les deux notes plaintives empruntées par les pompiers de New York à ceux de Paris dans Projet pour une révolution, l'écho affaibli de telles émotions affectives...



Maintenant que j'ai repris la présente relation, en ce mois d'octobte 1983 (comme je l'ai précisé dans les deux pages rajoutées en tête du volumE) au milieu des immenses plaines étrangères et rudes de l'Al-berta, à Edmonton, cité de gratte-ciel au luxueux modernisme, aussi différente que possible de ce quatorzième arrondissement de jadis, entre le cimetière Montparnasse et la porte d'Orléans, je relis avec une stupeur nouvelle ces lignes concernant ma vie familiale vers 1930. Une fois de plus je me demande à quoi riment ces évocations. Poutquoi raconter ainsi longuement ces petites anecdotes plus ou moins vaines ? Si elles m'apparaissent un tant soit peu significatives, je me teptoche aussitôt de les avoii choisies (arrangées, confectionnées peut-êttE) pté-cisément pour signifier. Si au contraire ce ne sont que des fragments perdus, à la dérive, pour lesquels je serais moi-même à la recherche d'un sens possible, quelle raison a pu me faire isoler seulement ceux-là, parmi les centaines, les milliers qui se présentent en désordre?

Pris entre le soupçon d'illustrer des significations préfabriquées et, d'autre part, l'inutile gratuité d'un pointillisme du pur hasard (illusoire par-dessus le marché), je m'avance à l'aveuglette au gré des assodations faciles, ou saugrenues. Si encore je pouvais entretenir l'espoir de retrouver sous ma plume (par quel miracle?) quelques-uns des instants principaux dont je suis fait. Mais y a-t-il des instants principaux? Voici de nouveau que resurgit l'idée de hiérarchie et de classement. « Dis-moi comment tu classes, proposait Barthes, et je te dirai qui tu es. » Se refuser à classer, ce serait donc se refuser à être, en se contentant d'exister. Alors, pourquoi écrire ? Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient© éd. de Minuit, 1985, p. 55-57.



À l'inverse de la plupart des auteurs requis par l'autobiographie, Robbe-Grillet revient au roman, avec La Reprise (2001, publié en même temps qu'un important recueil de textes et d'interviews intitulé Le Voyageur, bilan d'une carrière pour un écrivain élu en 2003 à l'Académie françaisE). Le lecteur familier de l'ouvre entend de multiples échos qui donnent à ce roman d'espionnage jouant de toutes les possibilités du double (agents doubles jumeaux, chacun contestant la version des faits donnée par l'autrE) l'allure d'une relecture ironique, ou, comme le dit la phrase de Kierkegaard placée en exergue, d'un «ressouvenir tourné vers l'avant».



L'autobiographie : une relecture de soi

Il n'est peut-être pas impossible de prendre Robbe-Grillet au mot : l'écrivain ccsse-t-il jamais de «parler de lui de l'intérieur», jusque dans ses fictions? Sans retomber dans l'illusion de Sainte-Beuve qui rapportait l'ouvre, quelle qu'elle fut, à la vie réelle de son auteur, constatons que le geste autobiographique se donne souvent comme un effort de l'écrivain pour ressaisir ce qu'il disposait déjà de lui-même dans ses fictions antérieures. Claude Simon semble ainsi dépouiller progressivement ses livres de leur part fictive, comme pour atteindre le cour même de l'histoire familiale. Annie Ernaux, après des romans à la première personne, où elle avait transposé ses expériences d'enfant, d'adolescente et de jeune femme {Les Armoires vides, 1974 ; Ce qu'ils disent ou rien, 1977 ; La Femme gelée, 1981), en vient à des récits qui reprennent ces mêmes expériences (la « trahison » que c'est, de devenir une intellectuelle lorsqu'on est fille d'ouvrierS) à la même première personne, mais sans noms d'emprunt ni transposition.

L'Amant de Marguerite Duras (1984, prix Concourt quoiqu'il ne soit pas sous-titré « roman ») représente bien ce nouveau statut de l'autofiction. Aucun « pacte autobiographique » effectif, mais celle qui dit «je» a déjà raconté cette famille de petits Blancs en Indochine; et même l'aventure qui constitue la trame de ce livre-ci: «Ce n'est donc pas à la cantine de Réam, vous voyez, comme je l'avais écrit, que je rencontre l'homme riche à la limousine noire, c'est après l'abandon de la concession, deux ou trois ans après, sur le bac, ce jour que je raconte, dans cette lumière de brume et de chaleur. [...] C'est un an et demi après cette rencontre que ma mère rentre en France avec nous. Elle vendra tous ses meubles. Et puis elle ira une dernière fois au barrage. » Quelle concession ? quel barrage? Duras écrit très évidemment pour un lecteur qui a la mémoire du roman qui l'a rendue célèbre en 1950, Un barrage contre le Pacifique, lequel racontait la lutte de la mère contre l'admi-nisttation coloniale et les eaux du Pacifique envahissant la concession. À la fin de L'Amant, il est dit du personnage principal, la jeune fille : « Il savait qu'elle avait commencé à écrire des livres. »



Ces fragments d'existence sont traversés de personnages réels, tels Ramon Fernandez, Drieu La Rochelle ou Robcrr Brasillach, croisés par l'écrivain. Balzac et Stendhal avaient certes déjà mêlé personnages historiques à leurs créatures fictives, comme autant de cautions ; mais ici l'enjeu est différent. Il s'agit de dévoiler ce vers quoi la fiction tentait de s'approcher, non de faire croire à la vérité d'une fiction. L'histoire d'amour avec le Chinois n'est qu'un élément d'un portrait plus vaste, celui de la jeune fille - sans nom - dans une famille, un milieu, une vie où s'esquissent les scènes essentielles des livres que Duras a déjà écrits: la folle, le vice-consul, Calcutta, etc. Il s'agit bien d'un fragment d'une autobiographie d'écrivain composée à partir de ses romans antérieurs. Dans L'Amant Duras écrivait : « Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que j'ai évité de dire, ce que j'ai dit, [...] Je n'ai jamais écrit, croyant le faire. » La vérité est toujours au-delà de ce qui est dit, toujours à conquérir. Les oscillations du «je» entre fiction et réel deviennent le seul principe directeur du déroulement de souvenirs dont il est vain de se demander s'ils sont authentiques ou rêvés. Il y a ainsi, chez Duras, tant elle se prend à la fascination de l'écriture, à sa puissance de fantasme et de métamorphose, une telle aspiration de la personne au personnage, que, dans les dernières années de sa vie, l'écrivain ira jusqu'à mettre en scène, son dernier compagnon, Yann Andréa, ce dernier devenant lui-même l'incarnation ultime de ce qui fut longtemps un nom et une figure récurrente de l'ouvre : « Yann Andréa Steiner».



Annie Emaux, en revanche, vise davantage l'horizon de la vérité absolue. La narratrice de ses récits n'est pas identifiée, mais tout doit faire penser qu'il s'agit d'Annie Ernaux elle-même, partie en guerre contre le roman : à propos de son père, figure centrale de La Place, elle écrit : « Par la suite, j'ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégoût au milieu du récit. / Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de "passionnant", ou d'"émouvant". Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée.» Annie Ernaux tire les plus ultimes conséquences de ce choix, qui décide aussi d'un style : «Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-là que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » Elle raconte désormais le plus simplement possible, sans emphase, les événements de sa propre existence. Dans Passion simple (1991), une histoire d'amour qui finit mal, elle écrit : «Je ne fais pas le récit d'une liaison, je ne raconte pas une histoire (qui m'échappe pour la moitié) avec une chronologie précise [...] J'accumule seulement les signes d'une passion [...] Je ne veux pas expliquer ma passion - cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier - mais simplement l'exposer. » La distinction du vivre et du dire, cependant soulignée par l'écrivain dans un de ces fréquents passages de réflexion ne se pose plus en termes génériques: il s'agit plutôt d'évoquer des «modalités d'être»: «Tout ce temps, j'ai eu l'impression de vivre ma passion sur le mode romanesque, mais je ne sais pas, maintenant, sur quel mode je l'écris, si c'est celui du témoignage, voire de la confidence telle qu'elle se pratique dans les journaux féminins, celui du manifeste ou du procès-verbal, ou même du commentaire de texte. » L'écriture autobiographique se transforme plus par le regard que l'on porte sur l'existence que sous l'influence d'un quelconque jeu formel : nous avons bien changé de période.



Dans La Honte (1997) Annie Ernaux revient sur un épisode précis de son enfance, jusque-là passé sous silence: « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l'après-midi. » En exergue à l'ouvrage, elle a placé une phrase de Paul Auster: « Le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers. »



À quelques hommes, plus tard, j'ai dit : « Mon père a voulu tuer ma mère quand j'allais avoir douze ans. » Avoir envie de dire cette phrase signifiait que je les avais dans la peau. Tous se sont tus après l'avoir entendue. Je voyais que j'avais commis une faute, qu'ils ne pouvaient recevoir cette chose-là.

J'écris cette scène pour la première fois. Jusqu'à aujourd'hui, il me semblait impossible de le faire, même dans un journal intime. Comme une action interdite devant entraîner un châtiment. Peut-être celui de ne plus pouvoir écrire quoi que ce soit ensuite. (Une sorte de soulagement tout à l'heure en constatant que je continuais d'écrire comme avant, qu'il n'était rien arrivé de terrible.) Même, depuis que j'ai réussi à faire ce récit, j'ai l'impression qu'il s'agit d'un événement banal, plus fréquent dans les familles que je ne l'avais imaginé. Peut-être que le récit, tout récit, rend normal n'importe quel acte, y compris le plus dramatique. Mais parce que j'ai toujours eu cette scène en moi comme une image sans mots ni phrases, en dehors de celle que j'ai dite à des amants, les mots que j'ai employés pour la décrire me paraissent étrangers, presque incongrus. Elle est devenue une scène pour les autres.

Avant de commencer, je croyais être capable de me rappeler chaque détail. Je n'ai retenu, en fait, que l'atmosphère, la position de chacun dans la cuisine, quelques paroles. Je ne sais plus quel était le motif initial de la dispute, si ma mère avait encore sa blouse blanche de commerçante ou si elle l'avait enlevée en prévision de la promenade, ce que nous avons mangé. Je n'ai aucun souvenir précis de la matinée du dimanche, en dehors du cadre des habitudes, messe, pâtissier, etc. bien que j'aie dû, comme je le ferai plus tard pour d'autres événements, revenir souvent en arrière, dans le temps où la scène n'avait pas encore eu lieu. Je suis sûre, cependant, que je portais ma robe bleue à pois blancs, parce que les deux étés où j'ai continué de la mettre, je pensais au moment de l'enfiler « c'est la robe de ce jour-là»^ Sûre aussi du temps qu'il faisait, un mélange de soleil, de nuages et de vent.

Annie ERNAUX, La Honte ©éd. Gallimard, 1997, p. 16-18.



Le statut de l'écriture reste toujours en débat, mais relève désormais de l'approche et de la syntaxe que l'on s'autorise, comme le montrent ces réflexions d'Anne-Marie Garât, en opposition à la recherche par Annie Emaux d'une « platitude » sincère. Après une dizaine de romans (dont Aden, prix Femina en 1992), Garât cependant renonce à la fiction lors de la mort de son père et de sa sour, mais ce n'est pas pour suivre les choix d'Emaux: « [...] j'ai désespéré du roman, de la fiction littéraire, mais j'ai honni encore plus violemment la tentation d'écriture sincère qui se présentait. [...] dans la représentation, je cherche, j'exige une forme vraie (aussi vérace, exacte, aussi légitime que n'importe quelle autobiographie, récit, témoignage, supposés sincèreS), une forme par laquelle le langage, la mémoire élaborent dans l'ordre romanesque une structure mentale, un texte capable de produire sa forme. [...] C'est-à-dire d'être une machine à écrire, d'assumer la machination littéraire, fiction volontaire. » (Dans la pente du toit, 1998). Pour Garât, «La vérité biographique est inaccessible ; si on y avait accès, on ne pourrait pas en faire état», aussi lui faut-il trouver une forme qui permette d'affronter les zones obscures de l'histoire familiale : mère terrifiante, père silencieux. On comprend qu'elle finisse par en revenir au roman {Les Mal famées, 2000).



Soi-même comme un livre

S'il y a quelque chose de « fictif» dans l'autobiographie, ce n'est pas tant que celle-ci « invente » un réel qui ne fut pas, mais que chacun se représente sa propre existence, parfois même sans l'écrire. Louis Marin le souligne dans La Voix excommuniée comme Lacan dans ses Ecrits: «Tout sujet s'appréhende dans une "ligne de fiction".



Cette "fiction" est la seule "vérité possible" que le sujet puisse produire de lui-même : il ne saurait y en avoir d'autres. » Nul en effet ne saurait produire directement, ex abrupto, de représentation objective de lui-même. Aussi l'autofiction en dit-elle sans doute plus long, y compris dans les interstices du non-dit et de l'implicite, que le plus soigné et le plus « sincère » des récits rétrospectifs. Deux grandes tendances traversent ainsi le champ autobiographique: celle qui consiste à simplement transgresser la frontière entre roman et écriture de soi - ce serait à proprement parler l'autofiction : parler de soi comme d'un autre (Doubrovsky, Robbe-GrilleT) - et celle qui consiste à reprendre le matériau romanesque antérieut pour en donner la version «authentique» : venir à soi en partant de cet autre qui en fut la transposition originelle (Duras, Ernaux, SimoN), en procédant à des relectures / réécritures de soi. Bien des écrivains reviennent ainsi sur leurs textes d'antan, s'ap-prochant au plus près des zones demeurées dans l'ombre de la fiction. C'est par exemple Patrick Modiano, donnant, avec Un pedigree (2005), la « vraie » version de cette enfance chaotique durant les années d'Occupation qu'il a tant de fois romancée dans ses fictions antérieures. C'est Le Clézio, publiant en 1986 le Journal de son Voyage à Rodrigues, accompli sur les traces du grand-père dont l'histoire lui avait, en 1985, inspiré Le Chercheur d'or, « le seul récit autobiographique qu'fil ait] eu envie d'écrire». Dans VAfricain (2004), récit consacré principalement à son père, il fournit semblablement la «vraie version» de ses romans Onitsha (1991) et Révolutions (2003) : le lecteur retrouve l'enfance à Nice, le voyage avec sa mère vers l'Afrique pour y rejoindre le père, médecin britannique, et surtout l'arrivée sur le continent africain. Après avoir donné, dans les précédents livres, les clés de sa famille de l'Océan indien, l'écrivain souligne ici l'importance de cette autre expérience enfantine : « Si je n'avais pas eu cette connaissance charnelle de l'Afrique, si je n'avais pas reçu cer héritage de ma vie avant ma naissance, que serais-je devenu ?» Il a été conçu en Afrique avant la guerre qui a séparé ses parents: «Cette mémoire n'est pas seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance [...] la mémoire des espérances et des angoisses de mon père [...] ma mère africaine, celle qui m'a embrassé et nourri à l'instant où j'ai été conçu, à l'instant où je suis né. » Le titre du livre, {'Africain, doit donc s'appliquer à l'écrivain autant qu'à son père.



L'importance autobiographique des lieux n'est plus à démontrer. L'écrivain qui est allé le plus loin en ce sens est Julien Gracq. Tard venu à l'autobiographie, de façon somme toute assez traditionnelle, il innove en effet par sa façon oblique de l'aborder, en évitant récit convenu et étapes balisées: naissance, famille, écoles, etc. Gracq avait certes plusieurs fois, dans Préférences, puis dans Lettrines, abordé au rivage de l'enfance, mais jamais de façon systématique. Dans Les Eaux étroites (1977), la remontée en barque d'une petite rivière, l'Evre, permet à la mémoire de rassembler différents moments et différentes facettes d'un Moi par «la venu du seul contact vrai retrouvé avec ce qui m'a captivé quelque part une fois, réveillant et rejoignant par un chemin de foudre tout ce que j'ai jamais aimé» et favorise ainsi l'exploration de sa sensibilité d'homme et d'écrivain. En 1985, La Forme d'une ville poursuit cette exploration de la formation et de l'adolescence au collège, par le truchement du lieu: une ville, Nantes: «Je voudrais seulement essayer de montrer - avec toute la part de gaucherie, d'inexactitude et de fiction que compotte un tel retour en arrière - comment elle m'a formé, c'est-à-dire en partie incité, en partie contraint à voir le monde imaginaire, auquel je m'éveillais par mes lectures [...] remodelée selon le contact de mes rêveries intimes, je lui ai prêté chair et vie selon la loi du désir plutôt que selon celle de l'objectivité. »

Une flânerie apparemment sans ordre permet à l'écrivain de retrouver les grandes formes de son imaginaire : goût pour les zones bordières par exemple, mais aussi de signaler comment tel lieu - ou plutôt le souvenir de tel lieu - a pu donner naissance, bien des années plus tard, à tel de ses livres : « Du souvenir gardé de l'hippodrome du Petit-Port, devait germer pour moi, près d'un demi-siècle plus tard, le récit du Roi Cophétua. » Le plan du livre est topo-graphique et non chronologique: les différentes étapes de sa vie - enseignant, militaire, élève - figurent dans le plus grand des désordres, l'important étant de montrer comment cette ville lui a donné le goût de la liberté.



Le Rêve parisien est une allusion au poème des Fleurs du mai (CII) qui porte ce titre; c'est à un autre poème de Baudelaire, Le Cygne (LXXX1X), que Gracq a emprunté le titre de son livre: « Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville/Change plus vite, hélas! que le cour d'un morteL) ».



Il est curieux que pour moi ces vues intérieures que je garde de Nantes vont jusqu'à revêtir un caractère résolument passéiste : elles refusent de prendre en compte les transformations opérées dans la ville depuis un demi-siècle; elles constituent des documents d'archives intimes, classées et répertoriées, plutôt que de vrais souvenirs. De ces images, celle qui se présente en premier est sans doute la vue de l'ancien confluent de la Loire et de l'Erdre, à partir de l'étroit quai d'Orléans, presque dans l'axe de la petite rivière, avec en fond de tableau les vieux hôtels de l'île Fcydcau. «Tableau parisien » au sens de Baudelaire, tout entier de pierre et d'eau calme, sans aucune des touches de verdure que le comblement a partout ajoutées. Puis vient la vue de la Loire qu'on avait de la place de la Duchesse Anne, au pied du château, en direction de la pointe de l'île Feydeau : un peu analogue, en réduction, à la vue qu'on a à Paris de la Monnaie sur la pointe de la Cité: dans cet instantané ressort vivement, en face du Château, la berge inclinée, herbeuse, entre ses pavés, de l'ancien quai Baco, sous l'ombrage d'été de ses arbres. La troisième est celle qu'on a de l'actuel café de la place Royale, quand on regarde d'enfilade la rue Crébillon, et, au-delà de la place Graslin, le créneau de ciel que découpe l'entrée de la rue Voltaire ; dans ce cliché intime, la place Royale conserve son horloge et sa configuration d'avant le bombardement, un peu plus rétrécie ; l'animation

- celle d'un dimanche d'été - s'accroît de tout le pépiement de la large terrasse de l'ancien café d'Orléans, aujourd'hui disparu, à l'angle de la rue La Pérouse. Images neutres que la vie évacue, mais où les masses bâties, les coulées d'eau, la distribution figée des pleins et des vides se dégagent presque dédaigneusement de la confusion de la foule qui les embroussaillé, rejoignent en effet la minéralité spectrale du Rêve Parisien

- radiographie insidieuse de la mémoire visuelle, où le squelette seul transparaît derrière l'élision du tissu conjonctif. Images qui retrouvent presque, dans le haussement d'épaules nonchalant qu'elles ont pour se défaire de l'homme, la majesté inhabitée, hautaine, des rues neutres du petit matin.



Mais la vérité est que, ni par le sortilège de ses noms, ni par les instantanés qu'elle a gravés dans la mémoire, la ville ne se laisse tout à fait ressaisir. J'y ai vécu par l'imagination plus que dans la réalité : elle est restée pour moi ce que peut être une première garnison pour un sous-lieutenant qui y rêve de commander un jour des armées : tout s'y fait signe, pressentiment, symbole, toutes les barrières sont pour l'esprit des incitations à sauter, tout n'y prend vie qu'autant qu'il exige d'être développé. Une ville qui vous a couvé laisse tout fuir d'elle-même si le souvenir ne vous restitue ce qu'elle signifiait momentanément d'irremplaçable: une présence incubatrice, une chaleur enveloppante et informe. Je rassemble les morceaux d'un ouf cassé, d'un cocon troué; rien ne peut plus me rendre la poussée aveugle qui condamnait tout ce qui m'entourait à éclatet, pour apprendre à exister auttement, rien non plus ne peut me rendre présente la ductilité, la plasticité d'une âme encore toute vague, sur laquelle toute impression se faisait empreinte, ou plutôt, au sens goethéen, forme empreinte, destinée en vivant à se développer.

Julien GRACQ, La Forme d'une ville, © éd. José Corti, 1990, p. 208-211.



C'est aussi le truchement des lieux traversés, retrouvés par l'intermédiaire de photos, qui permet à Christian Garcin de parcourir ses années d'enfance dans un texte qui entretisse souvenirs et digressions (J'ai grandi, 2006). Yael Pachet, dans Mes Etablissements (2004), évoque de même les divers lieux de sa jeune vie, menacée de déséquilibre et de folie: un texte troublant de maladresse consentie, qui s'écrit entre l'hésitation et la recherche d'un point d'équilibre, « pour ne pas sombrer dans le bafouillage, en ultime recours ». Ecrire sa vie pour tenter de la vivre.



L'autobiographie des modernes



Ces recours à l'autobiographie - parfois l'autofiction - manifestent une injonction à la « vérité » disposée selon des enjeux qui donnent ainsi un autre statut à la «fiction», décrit par Lacan et Louis Marin, que l'on pourrait appeler « fiction existentielle » par opposition à la simple « fiction littéraire». À quoi s'ajoute un autre phénomène: l'évolution de l'oeuvre se fait concentrique, tournant autour de quelques événements, de quelques périodes centrales de la vie ou de la formation, abordés d'abord par des fictions « romanesques » puis par des « récits » et enfin par des « autobiographies » (voire des Journaux ou des Carnets, cf. infra, chapitre 2 p. 65).



On constate ainsi :



1. que l'autobiographie n'est plus un genre «autre», à côté du roman, mais qu'elle entre en composition et même en dialogue avec lui au sein d'une ouvre qu'il faut désormais recevoir indépendamment de ses divisions génériques ;

2. que le mouvement qui anime l'ouvre est celui d'un approfondissement, d'une recherche sans cesse relancée, dont les genres sont des « moments » ;

3. que cette division de l'ouvre en moments est liée aux conceptions que les sciences humaines et leur vulgarisation permettent de se faire du «sujet», notion incertaine, à soi-même inaccessible, d'une unité fallacieuse et de représentation fictive.

Aussi faudtait-il envisager les genres en composition diachro-nique et pas simplement en opposition synchronique, d'autant que même les écrivains de la modernité la plus tadicale en sont venus à s'inscrire dans ce cycle d'interrogations littéraires du sujet. Cat Marguerite Duras et Alain Robbe-Grillet ne sont pas les seuls de cette génération à s'être laissés tenter par la question autobio-graphique. Nathalie Sarraute y vient la première avec Enfance (1983), laissant percer son rapport ambivalent à l'écriture personnelle sous la forme d'un dialogue entre deux Moi - l'un qui veut écrire son enfance : « C'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots, comme toujours... des petits bouts de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent... laissez-moi... », et l'autre qui critique cette envie. Sous forme de fragments de longueurs très inégales, dans la discontinuité d'un récit qui suit pourtant à peu près l'ordre chronologique, Sarraute part à la recherche de ses origines, retrouve certains mots, certaines expressions, qui ont pu avoir sur l'enfant qu'elle fut une si profonde influence.



Dans le droit fil des proses et pièces de théâtre qui ont précédé, elle s'y révèle infiniment sensible aux inflexions des voix et au pouvoir des mots; elle dégage les éléments de l'ouvre encore à venir: souvenirs d'enfance, rapports avec les parents, découverte de l'autre, du langage, comme autant de petites scènes de «tropismes». Plus que sur le matériau biographique, la recherche porte sur la nécessité d'aller au-delà du convenu, pour capturer dans les mots une vérité plus intime. Nathalie Sarraute n'a en rien modifié sa conception de l'écriture : on pourrait appliquer à Enfance ce que Sartre écrivait en préface au Portrait d'un inconnu, en 1947 : « Nathalie Sarraute nous fait voir le mur de l'inauthentique : elle nous le fait voir partout [...] elle a mis au point une technique qui permet d'atteindre, par-delà le psychologique, la réalité humaine dans son existence même.» Loin de tout «revirement» ou de toute «rupture», les promoteurs des plus grands renouvellements narratifs n'approchent l'autobiographie que pour creuser plus profondément l'exigence qui motivait leurs premières recherches.



Aussi le « retour au sujet » ne constitue-t-il pas une « réaction » de la littérature contre les avant-gardes, loin de là! C'est au contraire une nouvelle approche de la question du sujet qui se dispose, et sa possible expression à la lumière des questionnements et des critiques de la modernité. Lire les dernières ouvres de Sarraute, de Simon, de Louis-René des Forêts... permet de mieux comprendre le sens profond de leur entreprise passée et, souvent, de libérer leurs ouvres de la grille de lecture qui fut imposée par les exégètes du Nouveau Roman ou du textualisme. Ainsi Claude Simon poursuit-il en fait dans L'Acacia (1989) la voie esquissée auparavant. Face à l'acacia dont les branches tremblent devant sa fenêtre, le narrateur revient sur certains épisodes abordés par les romans précédents, à ces bribes d'Histoire entre 1880 à 1982, à ces quelques scènes de La Route des Flandres qui obsèdent l'ouvre fictionnelle. Mais le livre s'approche aussi de zones plus intimes, plus douloureuses ou plus secrètes : la mort du père lors de la Grande Guerre, la recherche de sa tombe sur les champs de bataille; puis, dans Le Jardin des plantes (1997) et Le Tramway (2001), la mort de la mère, progressivement transformée en momie par son deuil et le cancer qui la ronge. Nulle part ces livres ne sont présentés comme des autobiographies, mais Claude Simon reconnaît : « Il y a une évolution sur ce plan dans mon ouvre, elle se fait par la disparition progressive du fictif [...]. Et à quoi bon inventer quand la réalité dépasse à ce point la fiction ? » Le lecteur comprend peu à peu que l'auteur n'invente plus, que peut-être il n'a jamais vraiment inventé, mais qu'il teprend, une fois encore, dans ces phrases longues, sinueuses, enveloppantes, une réalité intime, multiple, rendue poétique par tout un système d'échos et d'harmoniques tissés au plus près de sensations et de souvenirs jamais complètement épuisés, jamais stabilisés.



Le Jardin des plantes est plus attentif à l'existence récente de l'auteur, en particulier toute la période qui a suivi l'attribution du prix Nobel (1985), les voyages et les réceptions qui s'en sont suivis. La première personne alterne avec la troisième personne, dans une sorte de distance de soi à soi, comme si, derrière les initiales qui lui servent à se désigner, « C.S. », l'écrivain s'interrogeait encore sur la réalité des images enregistrées : « c'est/ est-ce ? », oscillation caractéristique de l'«impalpable et protecteur brouillard de la mémoire» qui traverse l'ouvre et sur lequel se clôt Le Tramway. C'est dire que ces livres, où les figures de Proust, de Faulkner, de Dostoïevski, de Conrad ou de Flaubert servent d'intercesseurs, ne cessent d'être aussi des réflexions sur l'écriture, sur le fonctionnement la mémoire. Dans Le Tramway (2001), complètement écrit à la première personne, le narrateur-écrivain, présenté sur un lit d'hôpital, tresse deux fils, celui des souvenirs d'enfance autour du tramway qui menait au collège et à la plage et celui de son expérience actuelle de malade. Ce livre à la tonalité proustienne fait surgir, en séquences simplement juxtaposées, les figures familières de l'écrivain : un ancêtre de l'Empire, l'acacia, la débâcle de 1940. La mère du narrateur, adorée, détestée, agonisante, devient l'effigie centrale d'un univers provincial dont les rites, les comédies sociales et familiales sont esquissées avec causticité. L'écriture, sensible aux changements dans la forme de la ville (Perpignan, jamais nomméE), aux sensations, odeurs, à la végétation et aux bruits des vendanges, aux lumières sur la mer, tente de sauver un monde de la disparition. Non que le monde disparaisse, mais la vieillesse en sépare peu à peu : le contraste est brutal entre sa luxuriance et la déréliction qui ronge les corps mourants, ici comme à Bénarès, ou comme partout. Simon, dont le style n'a changé en rien, ne s'abandonne au «récit d'enfance» que pour livrer la raison profonde de son écriture : elle est pour lui une épreuve de « mélancolie ». Non pas, comme il l'explique dans Le Jardin des plantes, une complaisance languissante à soi-même, mais, chevillée au corps, la volonté de durer, et de faire durer avec soi ce monde de sensations passées et présentes qui habitent le corps. L'écriture autobiographique, son souci de comprendre le passé du sujet, se lient puissamment à la rage de vivre et de tout retenir.

Cette angoisse de la perte se manifeste aussi dans la captation du détail. Le texte autobiographique est alors contaminé par un vertige d'exhaustivité : Alain Fleischer, qui avait livré des « fragments d'autobiographie » dans L'Accent, une langue fantôme (2004) entreprend dans L'Amant en culottes courtes (2006) d'explorer longuement sa découverte de la sexualité, dans un récit attentif à la moindre perception, la moindre sensation, dont l'ampleur brosse d'un même élan le paysage d'une époque et des lieux. Le Centre de la France (2006), récit autobiographique de Hubert Lucot dissimule de même derrière son titre géographique une découverte de la sexualité, ou plutôt de I'érotisme auprès d'une femme dont le narrateur a attendu la mort pour écrire. Les années cinquante, écartelées entre les conflits militaires (Indochine, AlgériE) et la croissance d'après-guerre qui transforment le monde, constituent le fond sur lequel les fragments d'un journal rétrospectif rassemblent autour du sexe toute la diversité des relations humaines, politiques, culturelles, littéraires que l'on retrouve dans l'autobiographie de Pierre Guyotat, Formation (2007).



La « mort de l'auteur » et renonciation du dernier mot Dialogue chez Sarraute, oscillation entre première et troisième personne chez Simon: l'une des variations de l'autobiographie tient à l'instance de renonciation. On se souvient qu'au moment de présenter ses Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand attirait l'attention sur ce point: le «je» qui écrit n'est plus le même que celui qui a vécu les événements racontés. Cette ambivalence s'accroît du peu de certitude que nous avons désormais sur les événements, dont la mémoire est parasitée par tant de choses. « Qu'ai-je vraiment vécu ? qui étais-je qui ai vécu cela ? qui suis-je pour le dire ? » Au cours de la période contemporaine l'interrogation s'est déplacée : elle ne porte plus sur le sujet dont on fait le récit mais sur celui qui entreprend ce récit. Aussi croise-t-on forcément toutes les réflexions qui se sont développées dans les années 1960 et 1970 sur « la mort de l'auteur » de Barthes à Foucault. Pour Beckett, qui fut le plus radical, l'auteur n'est qu'une voix, qui, dans Compagnie (1980), s'interpelle à la seconde personne car il lui est impossible d'écrire «l'impensable ultime. Innommable. Toute dernière personne. Je». Aucun véritable repère biographique ne permet de vérifier l'authenticité des quelques souvenirs qui jalonnent ce récit. Le sujet est aux prises avec Père et Mère, avec le Langage, avec son histoire: «La voix à elle seule tient compagnie mais insuffisamment. »

Les deux ouvrages autobiographiques de Louis-René des Forêts, Ostinato (1997) et Pas à pas jusqu'au dernier (2001, titre emprunté à BecketT), refusent de même la première personne (au profit de la troisièmE) et pratiquent le même gommage des repères biographiques. Le texte prend parfois l'aspect d'un poème en prose narrative, dérive vers de somptueuses méditations funèbres. Des Forêts qui avait creusé la question de la parole dès son premier roman, Le Bavard, y trouve ici le détour par où affronter la réalité biologique de la mort qui approche: «... le lieu premier, le non-lieu, le rien de rien où tous les mots étant heureusement abolis, le silence même perd sa nature et son nom ». Dans la seconde partie d'Ostinato, puis dans le second volume, le récit disparaît à peu près totalement : l'auteur redit sa « décision, prise par lassitude, de mettre un terme à l'exploration d'un passé auquel maints développements discursifs font écran comme autant d'excroissances parasitaires ».



À LA DÉRIVE

Là où la fiction se substitue au réel, le climat devient moins pesant, la vision plus large, l'être y respire enfin dans son élémenr. et retrouve sans effort une liberté de mouvement qui le porte, se jouant des contraintes, au sommet de ses capacités inventives, sources elles-mêmes de vérité, pour autant que par une sorte de transmutation il fait de l'imaginaire son domaine inaliénable.

Que telle formulation d'une pensée venue à l'esprit ne soit en fait qu'un jeu de mots, est-ce une raison pour la juger de faible porrée quand, près d'une fois sur deux, le maniement du langage, qui révèle notre nature profonde, répond au besoin ludique survivant à l'enfance ?

Que telle autre, tenue à juste titre pour indigente, apporte un secours dans le désarroi, ne fut-ce que le remps de son énonciation, on se gardera par gratitude de la biffer au nom de la rigueur.

Loin de rompre le lien qui nous rattache au mensonge, affecter de n'èrre dupe de rien, jouer la carte truquée de la lucidité est une double imposture en ce qu'on la fait passer et la prend soi-même pour une opération démystifiante. C'est perdre le bénéfice de l'illusion sans obtenir de gain en compensation.

Vivre au jour le jour dans l'attente de ce qui ne vient jamais et en faire par-dessus le marché toute une histoire est comme livrer des armes à son pire ennemi pour se les voir aussitôt rerourner contre soi.

Là où manquent les moyens d'expression ne bat que d'une aile la mémoire atrophiée.

Dès lors que tout point d'appui fait défaut, c'est sur le terrain vague de l'approximation qu'on cherche sa voie, la nécessité y conduit, le prix à payer étant un certain décousu, un manque de cohésion dû à la hâte autant qu'à une négligence formelle délibérément acceptée. Le refus de se laisser enfermer dans la logique d'un discours y est bien pour quelque chose, mais aussi la difficulté de mettre en mots et en place ce qui ne fait retour à la vie que dans la plus extrême confusion.

Louis-René DES FORÊTS, Ostinato © Mercure de France, 1997, p. 211-212.



La voix de des Forêts semble se confondre avec celle des personnages de Beckett: « Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s'impose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu'avec elles. » L'autobiographie touche alors à l'abstraction existentielle : au terme d'une vie le sujet - sa voix - cherche ce qui a pu en constituer non pas l'histoire mais l'essence. Cette approche de la mort transforme l'autobiographie. Pour beaucoup, il ne s'agit plus de dire ce qui a été, mais d'avancer vers ce qui vient. Non pas seulement connaître le « fin mot» de sa propre existence, mais faire entendre le dernier mot. Roger Laporte qui achève avec Moriendo (1983) un ensemble commencé en 1963, se donne comme seule injonction de «poursuivre». Et termine cet ensemble intitulé Vie par un « post-scriptum » au seuil de la mort, en trouvant cruel « d'avoir retrouvé la faveur d'écrire seulement pour ajouter: "la séquence finale demeurera non écrite" ». Michel Leiris, dont l'ouvre n'aura été qu'une vaste autobiographie, ne peut en finir avec La Règle du jeu et donne encore Le Ruban au cou d'Olympia (1981), Langage tangage (1985) et À cor et à cri (1988), trois ouvrages très différents des volumes antérieurs. Ces livres ont un thème commun : la voix, la langue, parlée autant qu'écrite. Si le ruban s'enroule encore autour d'une figure mythique - l'Olympia du tableau de Manet rejoint les Salomé et les Lucrèce des livres précédents -, les deux autres livres sont de construction beaucoup plus relâchée. À mesure que se rapproche, inéluctable, la fin biographique, la lune contre l'angoisse de la mort se fait de plus en plus désespérée et recherche la formule parfaite, hésitant entre le bref paragraphe, le poème ou le récit de rêve. À cor et à cri se présente comme une suite de notations autour des trois verbes «Crier. Parler. Chanter».



Les deux horizons de l'autobiographie



Le retour à l'enfance, l'approche de la mort : le geste autobiographique se déploie traditionnellement de l'un à l'autre par la pratique du « récit rétrospectif», linéaire. Or le récit autobiographique contemporain se morcelle de plus en plus : les textes privilégient souvent tel ou tel «événement» déterminant, tel ou tel «biographème», selon le mot de Batthes qui désigne ainsi, dans Sade, Fou-rier, Loyola., les brefs moments d'une vie. La linéarité du trajet s'est perdue au profit de la captation des instants. Elle se complique de références croisées à des ouvres et à tout un ensemble intertextuel. Deux moments insistent cependant, la mort, l'enfance, comme deux pôles magnétiques qui orientent la vie, et, partant, l'ouvre elle-même, au point d'y réduire parfois l'autobiographie. On comprend que la mort ait pu obséder à ce point les modernes qui avaient fait un credo de la « mort de l'auteur » et se sont ainsi trouvés devoir confronter une mort conceptuelle à sa version biographique devenue soudain pressante. L'autobiographie se fait alors récit d'agonie, noir échange avec la maladie ou le trépas que les mots, vainement, tentent de tenir en respect. C'est au nom même de cette réalité-là qu'Annie Emaux, aux prises avec un cancer, réitère son refus de la fiction : «Je ne supporte plus les romans avec des personnages fictifs atteints d'un cancer. Ni les films. Par quelle inconscience des auteurs osent-ils inventer cela? Tout m'y paraît faux jusqu'au risible. » (L'Usage de la photo, 2005).



La maladie

Ainsi, François Nourissicr, face à la maladie qui réduit ses capacités et annonce une fin inéluctable, fait-il dans ses derniers livres (A défaut de génie, 2000 ; Prince des berlingots, 2003) l'épreuve de la sincérité lucide. Redistribuant les éléments de son existence pour un bilan sans complaisance, comprenant qu'il n'est pas le grand écrivain qu'il avait rêvé d'être, il récrit sa vie en l'affranchissant des ambiguïtés de l'autofiction. Un «Avant-propos chronologique» résume son existence: «L'idée que je puisse écrire sur ma vie sans respecter une chronologie trouble mes interlocuteurs. En voici donc une, succincte. » Afin de tenir avec humour la maladie (ParkinsoN) à distance, Nourissier crée le personnage de « Miss P. », méchante fée qui lui joue les tours les plus pendables, dont l'évocation vient interrompre les souvenirs que l'écrivain choisit d'évoquer, en un étrange mélange de Journal (la progression de la maladiE) et de Mémoires (ceux d'un écrivain important dans le monde des lettres de son époque, journaliste influent, président de l'académie GoncourT).



Deux livres d'Hervé Guibert marquent profondément les années 1990: À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990) et Le Protocole compassionnel (1991). Dans ces « romans» à la première personne, Guibert, raconte les journées et les nuits d'un malade : « Hervé Guibert, écrivain malade du sida, ses proches, la communauté des malades et de leurs soignants » comme le précise la quatrième de couverture du second livre. D'autres livres sur le sida ont paru avant {Les Nuits fauves en 1989, voir infra, p. 341), mais la manière qu'a Guibert de mêler franchise et pudeur, impliquant ses amis, ses médecins, sous des pseudonymes transparents, donne à cette relation l'allure d'un testament. En 1986, Mes parents, bien qu'écrit au présent, en fragments émotionnellement chargés, se rapprochait déjà de l'autobiographie pour dire le milieu familial et ses violences, les haines qui ont formé l'homme et l'écrivain. Le scandale provoqué par les « révélations » de Guibert sur la mort de Musil (où tout le monde reconnaît le philosophe Michel Foucault, dont la famille avait caché qu'il était mort du sidA) conduit à reposer la question: l'autofiction permet-elle de tout dire? Le Protocole compassionnel, qui se concentre sur la lutte au quotidien du malade, sa relation presque amoureuse avec son médecin, une femme, ses espoirs, le progrès du mal, ses derniers voyages, sa fièvre d'écrire - «C'est quand j'écris que je suis le plus vivant» -, désamorce ce qu'il pouvait y avoir d'agressivement provocant dans le livre précédent, et donne un autre sens à l'expression médicale de « protocole compassionnel ».

Ecrire son autobiographie peut être ainsi une façon de faire le deuil de soi. L'approche de la mort qui suscite ce geste associe l'autobiographie à une forme testamentaire : que laisser, que sauver de moi-même ? C'est aussi parfois une expérience du deuil, celle des disparitions qui scandent une vie. La mort des parents est hélas dans l'ordre des choses : on verra cependant qu'elle suscite une littérature singulière, propre à notre époque. Celles des compagnes, des compagnons ou, a fortiori, des enfants paraît plus scandaleuse. Elle aussi engendre souvent le geste autobiographique, mais une autobiographie tournée vers autrui, vers son absence. Une autobiographie, cependant, qui entreprend de dire ce fragment de vie où la séparation a déchiré le cours du temps. Sans doute la dimension « thérapeutique » d'une telle écriture n'est-elle pas absente, mais elle atteint à l'ouvre littéraire parfois, lorsque la souffrance immédiate ne l'emporte pas sur l'exigence de l'écriture.



Le deuil d'un enfant

Bernard Chambaz (Martin, cet été, 1994), Camille Laurens (Philippe, 1995), Philippe Forest (L'Enfant éternel, 1997; Toute la nuit, 1999), Laure Adler (A ce soir, 2001), confrontés à ces disparitions d enfants, ont cherché à mettre des mots sur leurs vies brisées. Qu'il se retranche dans le compte rendu des faits et des instants (Laure AdleR), ou qu'il proscrive toute précision, comme Louis-René des Forêts évoquant dans Ostinato la mort d'un enfant sans jamais la dire vraiment, le geste autobiographique se refuse à la plainte, évite lyrisme et pathos. L'autobiographie est un garde-fou paradoxal contre le narcissisme d'une douleur trop absorbante. L'autobiogra-phe s'interroge au miroir de l'absence: «Qui appelle? personne. Qui appelle encore ? sa propre voix qu'il ne reconnaît pas et confond avec celle qui s'est tue» (des ForêtS). Pourquoi ces livres? Le psychanalyste Jean Allouch explique, dans Erotique du deuil au temps de la mort sèche, que le « paradigme du deuil » a changé. Ce n'est plus, pour notre époque comme pour celle de Freud, la mort du père qui fait référence mais celle de l'enfant, parce qu'elle possède le « caractère déterminant du non-accompli » et ampute le sujet d'une part de lui-même. Aussi ces textes sont-il effectivement des autobiographies amputées: amputées a contrario de tout ce qui fait usuellement l'autobiographie: naissance, enfance, adolescence du sujet. Rien de tout cela: le texte se concentre sur l'enfant perdu, sa vie brève, sa mort, comme s'il s'agissait de préserver cette part de soi-même que la mort a enlevée.

Une réserve parfois, une pudeur, atténue le contrat autobiographique d'un changement de prénom, Félix pour Philippe, par exemple, dans Toute la nuit, et le livre s'appelle « roman ». On pourrait en conclure à une traditionnelle «transposition» du réel en fiction. Mais le livre, tout entier tourné vers une recherche d'au' thenticité, un effort pour comprendre ce que l'on a traversé et comment l'on vit encore, ne peut inventer. Des indices factuels, comme des évocations du premier roman de Forest dans le second, garantissent la réalité des événements. Si cette matière autobiographique s'appelle « roman », c'est, déclare le narrateur, que « la réalité dans laquelle nous sommes entrés depuis la mort de Pauline est tellement étrange, tellement inhabituelle, que le livre doit prendre, lui aussi, une forme différente ». La conscience même du temps en est changée : « Au cour de ce temps absent qui nous entourait dans ce néant monotone, nous étions seuls, si seuls que plus rien ne nous permettait de vérifier notre propre existence. Nous avions le sentiment d'avoir perdu notre nom (que les autres ne prononçaient pluS), notre corps (qu'ils ne voyaient pluS).» Les éléments sur lesquels s'appuie le genre autobiographique : inscription temporelle, réalité physique, nomination, sont en suspens - et cependant le livre ne saisit rien d'autre que les moments d'une vie.

La variation autobiographique ne tient pas seulement aux jeux de l'écriture (la «graphie»), mais aussi aux épreuves de l'existence qui interfèrent avec elle et qui inventent des formes propres à en recevoir la trame et la trace. Pour Philippe Forest, cela relève de «l'égolittérature» : «Car ces livres constituent également des témoignages démarqués de [s]a vie et dont l'aspect documentaire (touchant aux questions de l'enfance, de la maladie, de la morT) [lui] importe. Ce sont aussi des "autofictions" car la vie y découvre sa dimension de fable et l'appel aux ressources de l'imaginaire (la mythologie de la petite enfance autant que celle de la grande poésiE) participe de l'éveil de l'individu à l'énigme de son existence.» Mais, selon l'écrivain, l'écriture de soi y est excédée par la dimension universelle, qui rend compte des impossibilités du deuil et du désir. C'est là ce qui nous fait lire et recevoir ces livres, ceux de Duras comme ceux d'Emaux, ceux de deuil comme ceux de désir: ils ne cessent de creuser les expériences communes de l'homme, de donner voix à ses désarrois. Plus que les anecdotes singulières qui ne satisfont qu'une vague curiosité, c'est la vaste interrogation sur «comment vivre ce que nous avons à vivre» qui alimente à la fois l'écriture et la lecture des autobiographies.



Les récits d'enfance

Dans cette perspective, le récit d'enfance - l'enfance du biographe cette fois -, constitue l'autre pôle de l'autobiographie. Tous y sacrifient, de Nathalie Sarraute {EnfancE) à Claude Simon qui faconte dans Le Tramway son enfance à Perpignan, sa sortie toujours tardive du collège et le tramway qu'il fallait attraper au vol. Louis-René des Forêts lui-même, si peu enclin cependant à s exposer, avoue dans son poème Les Mégères de la mer ( 1983) : « Et dans ma mémoire souffrante qui est mon seul avoir/Je cherche où l'enfant que je fus a laissé ses empreintes ». Le début d'Ostinato recueille les sensations demeurées de l'enfance, «manières de traces, fuyantes lignes de vie [...] couleurs, odeurs, rumeurs». L'auteur s'y revoit « Petit enfant en chemise, pleurnichant sur une chaise de fer, reniflant, avec sa bouche toute blanche de bouillie, taquiné par le frère aîné», mais ne raconte rien. Mêmes les sollicitations sexuelles insistantes des prêtres du collège sont allu-sives : c'est que de l'enfance ne restent que des images ponctuelles, des sensations, quelques anecdotes peut-être, pas d'histoires.



Et cependant le récit d'enfance est devenu une forme à part entière. Avec, pour le coup, une inévitable fictionnalisation, imposée par la mise en récit, pour peu que l'on y consente, de ces fragments de mémoire. Peut-être le succès d'Enfance de Sarraute a-t-il enclenché ce mécanisme édicorial ? Des collections se créent et multiplient des ouvrages à mi-chemin entre l'autobiographie proprement dite et le livre de souvenirs. « Haute enfance » par exemple (chez GallimarD) fait se côtoyer des écrivains venus d'horizons esthétiques aussi différents que Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Paul Fournel, Henri Raczymow, Diane de Margerie, Jacques Roubaud, Maurice Roche, Régine Detambel ou Jean-Louis Baudry. Ressentie comme essentielle, cette période de formation, de découverte, est celle où se détermine une personnalité, où s'accumulent les expériences premières, où s'élabore une vision du monde. Claude Louis-Combet, dont on verra plus loin l'invention « mythobiographique», revient ainsi dans de courts récits sur les stimulations originelles et sur les premiers troubles. Du sang dans les yeux (2003) place l'enfant dans l'ivresse de l'église et rappelle les émois de la contemplation du martyre de saint Denis: «Le cour qui s'est bercé en cette intimité ne s'en remettra jamais. Les ado

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