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Variété des formes romanesques






Dans l'ensemble des ouvres romanesques du XVIIIe siècle, notre époque redécouvre régulièrement des chefs-d'ouvre : ce sont nos contemporains qui ont consacré Le Paysan parvenu de Marivaux (1734), les romans et nouvelles de Rétif de la Bretonne, l'Histoire d'une Grecque moderne de Prévost (1740) ou Le Diable amoureux de Cazotte (1772). Les lecteurs du XXe siècle reconnaissent sans doute leurs préoccupations dans des ouvres qui, au-delà de la diversité des situations et des caractères, mettent souvent en scène la confrontation d'un individu singulier - étranger, voyageur, libertin ou jeune homme en voie de parvenir - et du monde. L'initiation, les apprentissages, l'interrogation sur le sens de la vie et de l'action, l'ironie prenant pour cibles les préjugés, les myslificalions et la mauvaise foi ne peuvent laisser insensibles les lecteurs du XXe siècle.



Les multiples variations des formes de la narration interviennent sans nul doute dans cet attrait. Nombreuses sont les ouvres qui semblent inventer leurs propres règles, qu'elles infléchissent et modifient souvent, se jouant par là même des attentes des lecteurs. Ce caractère foncièrement ludique du roman du XVIIIe siècle, qui n'empêche nullement la sensibilité, l'émotion et la réflexion, fascine les lecteurs d'aujourd'hui.



Des formes romanesques qui étaient exclusives au siècle précédent se conjuguent désormais, brouillant les repères traditionnels des lecteurs. Ainsi pour l'abbé Prévost, et à l'inverse des thèses généralement développées par les critiques et les romanciers du temps, il n'est pas d'alternative entre le roman d'aventures - ample récit « à tiroirs » avec entrelacement d'intrigues - et le roman à intrigue unique et exposition linéaire : Manon Lescaut, récit bref et homogène, s'intègre au vaste ensemble des Mémoires et Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde (1728). Sens des aventures et « science du cour » (l'expression est de FontenellE) se conjuguent dans un ensemble où les procédés traditionnels du récit romanesque servent des finalités nouvelles. Le recours à un narrateur second (le chevalier des Grieux qui rapporte à « l'homme de qualité » ses amours tragiques avec ManoN) est un procédé traditionnel du roman d'aventures où abondent les récits secondaires. Mais dans Manon Lescaut il constitue d'abord le moyen d'introduire un second point de vue passionné, subjectif et ambigu, radicalement différent de celui du narrateur principal, l'homme de qualité que caractérisent d'abord, à cette étape de sa vie, le retrait du monde et la sagesse. Les premières pages du roman, où « l'homme de qualité » passe le relais de la narration à des Grieux, soulignent cet écart fondamental :



Je lui fis mille caresses, et j'ordonnai dans l'auberge qu'on ne le laissât manquer de rien. Il n'attendit point que je le pressasse de me raconter l'histoire de sa vie. Monsieur, me dit-il, étant dans ma chambre, vous en usez si noblement avec moi que je me reprocherais comme une basse ingratitude d'avoir quelque chose de réservé pour vous. Je veux vous apprendre non seulement mes malheurs, cl mes peines, mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses. Je suis sûr qu'en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de me plaindre. Je dois avertir ici le Lecteur que j'écrivis son histoire presque aussitôt après l'avoir entendue, et qu'on peut s'assurer par conséquent, que rien n'est plus fidèle que cetie narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde. Voici donc son récit. Je n'y mêlerai jusqu'à la fin rien qui ne soit de lui.

Abbé Prévost. Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, 1728.



Avec l'abbé Prévost le roman « à tiroirs » présente des configurations inédites : choix du récil à la première personne et de la forme des mémoires, enchâssement de brefs récits isolables - tels que Manon Lescaut -, ouverture à des thèmes sinon nouveaux du moins originaux - ainsi trois épisodes de Cleveland (1731-1739) constituent des utopies -, redéfinition de la notion d'aventures, plutôt subies que choisies par les personnages et renvoyant à une Providence divine toujours énigmatique et parfois terrifiante.

Le récit à la première personne s'impose sous ses multiples formes. Avec les romans de Prévost et les romans de la maturité de Marivaux - Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne - la forme des mémoires atteint son apogée. La personnalité du narrateur mémorialiste ne tend à aucun moment à s'effacer : l'homme de qualité et le Jacob du Paysan parvenu ne peuvent se confondre avec le Gil Blas de Lesage dont les mémoires ont d'abord une fonction de récapitulation et de satire sociale. Avec Prévost et surtout Marivaux la forme des mémoires vise d'abord la restitution, toujours malaisée, de la vie intérieure et des efforts de la conscience pour reconduire et éclairer le passé. Dans Le Paysan parvenu, Jacob vieilli s'attache à démêler l'écheveau complexe des comportements et des sentiments qui furent les siens au temps de sa jeunesse :



Je me ressouviens bien qu'en lui parlant ainsi, je ne sentais rien en moi qui démentît mon discours. J'avoue pourtant que je tâchai d'avoir l'air et le ton touchants, le ton d'un homme qui pleure, et que je voulais orner un peu la vérité ; et ce qu'il y a de singulier, c'est que mon intention me gagna tout le premier. Je fis si bien que j'en fus la dupe moi-même, et je n'eus plus qu'à me laisser aller, sans m'embarrasser de rien ajouter à ce que je sentais ; c'était alors l'affaire du sentiment qui m'avait pris, et qui en sait plus que tout l'art du monde.

Aussi ne manquai-je pas mon coup ; je vainquis, je persuadai si bien Mlle Habert, qu'elle me crut jusqu'à en pleurer d'attendrissement, jusqu'à me consoler de la douleur que je témoignais, jusqu'à me demander excuse d'avoir douté.

Marivaux, Le Paysan parvenu, 1736.



La seconde partie du XVIIe siècle a connu quelques romans épistolaires. Les Lettres portugaises de Guilleragues (1669) - roman composé de cinq lettres d'une religieuse adressées à son séducteur, officier français - ont eu notamment un vif succès. Le roman épistolaire à plusieurs voix qui, des Lettres persanes (1721) à La Nouvelle Héloïse (1761) et aux Liaisons dangereuses (1782) connaît un succès croissant, est une autre forme, différente il est vrai, du récit à la première personne. Avec le roman épistolaire à plusieurs voix le lecteur a l'impression d'assister à une action que les narrateurs divers et successifs relatent et analysent dans l'immédiateté de leurs intérêts et de leurs passions et dont ils ignorent les développements ultérieurs. Dans Les Liaisons dangereuses, les lettres de la présidente de Tourvel, séduite par Valmont, révèlent peu à peu une appréhension de l'avenir où désir et angoisse sont indissociables :



Ce qui redouble mon inquiétude, c'est que, depuis quatre jours, je ne reçois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu, ne me trompez-vous point sur son état ? Pourquoi aurait-il cessé de m'écrire tout à coup ? Si c'était seulement l'effet de mon obstination à lui renvoyer ses Lettres, je crois qu'il aurait pris ce parti plus tôt. Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours d'une tristesse qui m'effraie. Ah peut-être suis-je à la veille du plus grand des malheurs.

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre CXIV, 1782.



La simulation de l'échange épistolaire permet de multiplier les points de vue, de souligner les contradictions, les divergences et les lacunes : le lecteur confronté à des relations et des interprétations diverses des mêmes faits - à certains silences parfois tout aussi éloquents - est conduit à s'interroger pour tenter de construire sa propre interprétation. Les Lettres persanes ont certes instauré une tradition du roman épistolaire de tonalité satirique : le choix de narrateurs épistoliers étrangers ayant un point de vue singulier, neuf, ironique et critique sur le pays visité a fait école (d'Argens, Lettres juives, 1738 ; Lettres chinoises, 1739-1740 ; Maubert de Gouvest, Lettres iroquoises, 1752). Mais l'essor du roman épistolaire nourrit avant tout l'imaginaire d'un roman permettant essentiellement l'accès à l'affectif et à l'intime. Le prodigieux succès de La Nouvelle Héloïse de Rousseau en 1761 confortera cette orientation dorénavant dominante du roman épistolaire.

Enfin la production littéraire du XVIIIe siècle abonde en histoires, nouvelles et contes. Le choix du terme « histoire » répond initialement à un souci de vraisemblance (l'« histoire » se veut d'abord relation de faits avéréS) et la nouvelle apparaît comme récit bref dépourvu de digressions et de commentaires. Mais au cours du siècle ces catégories tendent à se brouiller. Le problème du conte est plus complexe encore : le conte a ses traditions propres et, étranger au principe de la vraisemblance, il désarme d'emblée le procès des « chimères romanesques ». Il se produit une véritable prolifération des contes au xvnf siècle - qu'ils soient merveilleux, fantastiques, orientaux ou philosophiques et moraux - et le conte, par sa liberté et sa brièveté, n'est pas sans influence sur les métamorphoses du roman.



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