Essais littéraire |
« L'idée baroque de l'existence n'est rien d'autre que le Vertige, mais un vertige conscient et, si j'ose dire, organisé» (G. GenettE). Du vertigo, «mouvement tournant», image de la spirale, du tourbillon, de l'orbite, le vertige est à la fois fascination et peur du vide, éblouissement et ivresse. 1. Ruptures La naissance des Temps modernes se fait dans les brisements : le passage, selon l'expression d'Alexandre Koyré, du « monde clos » à l'« univers infini » marque la rupture du cosmos, de cet ordonnancement harmonieux et splendide, et celle des traditions, des fondements et des cadres de la vision du réel. Le grand « branle » commence en 1543 avec les hypothèses de Copernic. Celles-ci constituent moins une « révolution », selon la formule consacrée, qu'une réforme du système antique (d'Aristote et de PtoléméE), ou mieux, puisque c'est l'époque, une «renaissance» (d'Aristarque de Samos par exemplE) : la terre bouge, certes, elle n'est plus au centre du système, et la voûte étoilée est arrêtée ; mais le monde reste sphérique, immobile, fermé par la limite des astres fixes et incorruptibles, autour du soleil qui en occupe la place centrale, accordée à sa suprême et vitale perfection. Le cosmos de Copernic reste ainsi un édifice classique : équilibré, hiérarchisé, fini. Monde de sécurité, répondant au besoin d'ordre dans l'espace, de permanence et de perfection dans la rondeur : Du Barras peut chanter encore « L'inécroulable mur de la maison divine » à la suite de Ronsard : « Et de quelque côté que nous tournions nos yeux / Nous avons pour objet la clôture des cieux ». Mais la mise en question est lancée, qui s'achèvera, provisoirement, en 1687, avec les Principes de Newton : dans le vide infini de l'espace absolu où l'attraction universelle règle les trajectoires selon des lois mathématiques, un classicisme est retrouvé, fait de grandeur, d'harmonie et de calme souverain. Entre Copernic et Newton, ce moment où la « bulle du monde » enfle, éclate et se perd dans l'espace, c'est celui des troubles et des grands débats : de 1580 à 1640, ce que perçoit Giordano Bruno, ce que révèlent, fût-ce contre leur propre gré, Kepler et Galilée, ce sont bien deux caractères du monde dont on a souvent fait des caractères de la production baroque : le mouvement et l'altération d'une part, l'ouverture et le non-fini (l'imperfectioN) d'autre part. Dès l'aube du siècle, la lunette astronomique fait jaillir une gerbe de révélations ou de confirmations désormais irréfutables : la lune a des montagnes, Saturne des lunes, le soleil des taches, Cassiopée une intruse (« Si les Cieux sont d'une essence éternelle / S'y peut-il faire une étoile nouvelle ? »), suivie en 1604 de la nova du Serpentaire, une belle inconnue, pareille à une torche agitée par le vent, qui lance, selon Kepler, des feux de diamants, blond-crocus, violets, rouges et blanc éclatant, et fait s'exclamer John Donne en 1611 que « le ciel nous regarde avec des yeux nouveaux » (« When heaven lookes us with new eyes »). Plus grave : l'observation de la Voie lactée amène Galilée à y voir un conglomérat d'étoiles (le monde ne s'arrêterait pas là ?) ; ses propres calculs obligent Kepler à admettre que le mouvement des planètes est elliptique (le monde ne tournerait plus rond ?)... S'introduisent ainsi dans le ciel et dans les esprits « générations et corruptions », c'est-à-dire des changements. Ce qui se dessine surtout, en arrière-plan, c'est une réalité bouleversante qui s'impose peu à peu au cours de la période : Yinfinitude du monde. L'idée date des Grecs, et a été déjà développée au XVe siècle par Nicolas de Cues, transférant à l'univers la fameuse définition de Dieu maintes fois reprise : « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part »... Mais elle a trouvé son prophète à la fin du XVIe en la personne de Giordano Bruno, qui l'a enseignée dans toute l'Europe (Naples, Genève, Toulouse, Paris, Londres, Wittenberg, Prague, FrancforT) avant d'être arrêté par l'Inquisition à Venise, jugé et finalement brûlé à Rome le 17 février 1600. Bruno n'est ni vraiment philosophe, ni aucunement scientifique. Il est un peu théologien ; il est surtout poète, sur le mode baroque : bizarrerie de la verve (jusque dans son théâtrE), foisonnement des métaphores, lorsqu'il ridiculise la théorie des astres fixes attachés à la voûte céleste comme des lumignons « plantés, gravés, emplêtrés, cloués, noués, collés, sculptés ou peints » et ceux qui s'évertuent à « se secouer, se contourner, se tortiller, se mettre en pièces, s'écarteler pour que la Terre reste au milieu », élan de ses envolées lorsqu'il s'exhorte à l'action : « Déchire les surfaces concaves et convexes qui limitent en dedans et au dehors tant d'éléments et tant de cieux, etc. ». L'Angleterre élisabéthaine (et shakespeariennE), où Bruno est bien connu, manifeste particulièrement ce trouble des esprits, dont John Donne (Anatomy ofthe worlD) se fait l'écho en 1611 : New Philosophy calls ail in doubt /.../ Tit ail in pièces, ail cohérence gone ; All just supply and ail Relation. La philosophie nouvelle rend tout incertain [...] Tout est en morceaux, toute cohérence disparue Plus de rapports justes, rien ne s'accorde plus. L'inspiration s'y partage entre les poètes d'une « esthétique de l'infini » et ceux de la restriction et de la fermeture ; la contradiction sera assumée par Milton développant, dans son Paradis perdu, aussi bien l'exaltation heureuse de la sphère infrangible, que la fascination horrifiée de l'abîme sans dimension. C'est peut-être à ce dualisme que l'on reconnaît la veine baroque dans la vision poétique du monde, en Angleterre comme ailleurs : ainsi Pierre Le Moyne lorsqu'il compose ses hymnes à la sagesse et à l'amour divins, aux « voûtes claires et roulantes / Qui tournent de jour et de nuit », pour mieux faire ressortir le « change » terrestre de notre monde incertain comme « une isle branlante et de sable mouvant », et qu'il voit dans les astres eux-mêmes, en une métaphore emblématique de cette période de rupture, Comme de grands éclats d'un grand miroir cassé. 2. Décentrements La vision d'un univers infini peuplé d'une infinité de mondes, pour enivrante et esthétique qu'elle soit, reste purement métaphysique ; et l'enthousiasme à briser la carapace des sphères pour s'envoler dans l'« infiniment infini » inspire les poètes plus que les savants. Galilée préférera parler d'« indéterminé » et Descartes d'« indéfini » ; Kepler, le premier, recule devant l'idée « défendue par l'infortuné Bruno » : Cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète : en effet, on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre, et par là même tout lieu déterminé. [...] 11 n'est pas bon pour le voyageur de s'égarer dans cette infinité. (De Stella nova in spede Serpentahi. 1606) Il inaugure par là, bien avant les Pensées de Pascal, « le pathos des grandes dimensions », cet effroi devant les espaces illimités, et surtout son corollaire : I horreur du décentrement. La crainte de l'in(dé)finitude, en effet, est moins dans la perte de la circonférence que dans celle du centre : référence pour le penseur, point d'appui de sa méditation et lieu de son destin. Michel Serres a souligné que les grandes interrogations du xvif siècle, des mathématiques à la mécanique, de la morale à la métaphysique, de l'histoire à la religion, concernaient le point fixe : pôle, site, appui, origine... Ainsi lorsque Pascal pose la question « Il faut avoir un point fixe pour juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où prendrons-nous un port dans la morale ? », il pose bien celle d'un point d'ancrage et de référence, comme ailleurs celle du site perspectif, de la bonne position pour apprécier et juger correctement l'objet : Ainsi, les tableaux vus de trop loin et de trop près ; il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais, dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ? (Pensées 85, 1112, La 58) En passant du point fixe au point de vue, la question débouche sur une autre considération de la vision « baroque » du cosmos. Kepler a révélé une perte supplémentaire de centre : dans le mouvement des planètes autour de deux foyers dont l'un, lumineux, est occupé par le soleil et l'autre est invisible, sous-entendu, elliptique. Cette « excentricité », qui brise la perfection géométrique du cercle, oblige à chercher dans les mathématiques d'autres lois harmoniques. D'où l'importance, à l'époque, de la géométrie du cône, qui occupera tous les savants, dont Pascal dès l'âge de dix-sept ans (Essay poulies coniques, 1640) jusqu'au Traité des coniques, inachevé et perdu. Celui-ci montrait, après Desargues, que toutes les sections coniques, ces « événements des rencontres d'un cône avec un plan » (ellipse, parabole, hyperbole, etc., autant de variantes d'après l'inclinaison de coupE), ne sont que des « images de la circonférence » vues sous un certain angle, ou, comme dira Leibniz, des « métamorphoses du cercle ». Dans ce contexte, la métaphore de Pascal empruntée à la peinture ne peut qu'évoquer un procédé pictural, à la mode à l'époque : celui des anamorphoses, images qu'il faut voir d'un certain point, obliquement ou dans un miroir déformant, pour en distinguer les figures. Sans doute la plus célèbre de ces représentations, celle du crâne allongé comme un os de seiche qui flotte devant les Ambassadeurs d'Holbein (1533), précède-t-elle l'âge baroque; mais tant dans sa forme que dans son contenu (sorte de Mémento mon qui est aussi signature et jeu sur le signifiant : « Holbein » peut vouloir dire « os creux ») elle l'annonce. Ce genre de « perspective dépravée » va devenir non seulement une curiosité, mais encore une référence dans la pensée du xvir siècle, pour désigner le secret de vision qui donnera son sens au réel perçu (voir encadré). Or qu'est-ce qu'une ellipse, sinon une anamorphose du cercle ? Aussi, avec la cohérence de tout vrai « classique », respectueux à la fois des formes et de la tradition, Galilée rejette-t-il aussi bien l'anamorphose cosmique qu'il voit dans l'ellipse de Kepler, que l'anamorphose littéraire qu'il voit dans l'allégorie baroque ; en cela il n'a pas tort : le jésuite italien Ema-nuele Tesauro, théoricien de la poétique baroque, dans son fameux traité de rhétorique ingénieuse « la longue-vue d'Aristote » (// Cannocchiale aristote-lico, 1654) placera précisément une anamorphose (un miroir coniquE) en tête de l'ouvrage, emblème des ingéniosités de la vision et de la rhétorique. Le rejet par la pensée scientifique des notions de perfection, de centre, ou de sens consacre le divorce entre le monde des valeurs et le monde des faits. Sans doute la conception de Newton, issue de cette rupture du cercle et de la géométrisation de l'espace, rétablira-t-elle, dans la généralisation de lois, le mouvement harmonieux et apaisant. En attendant, la hantise de la référence perdue en un monde incertain, éclaté dans l'espace et dans le temps, marque les mouvements et les productions de l'esprit. Si « le silence éternel des espaces infinis » est effrayant, c'est aussi parce qu'il est le silence du vide : devenu lieu de la science, le monde infiniment homogène est désacralisé, profane de part en part ; Dieu y est caché, ou absent. Pour l'homme pris de vertige au bord du gouffre, un des pôles d'attraction sera la quête d'un repos et d'une perfection recouvrés, dans la mystique du « pur amour » par exemple, pour retrouver en Dieu, selon Jean de Labadie (M",c Guyon dit la même chose, après bien d'autres baroques : La Ceppède, Lazare de Selve, etc.) : [Le] cercle très parfait, sans principe et sans bout Qui sans circonférence a son cercle partout L'autre pôle est dans le mouvement inverse : la plongée dans le réel environnant grouillant (« le vacarme incessant de ces petits coins me rassure » répondra-t-on à PascaL), et la conquête d'appropriation et d'élucidation. 3. Tourbillons Lorsque l'Armande de Molière, une de ces Femmes savantes brûlantes de passions secrètes, lance : « j'aime ses tourbillons », lorsque la jolie marquise des Entretiens de Fontenelle, tout aussi séduite par « ces tourbillons, dont le nom est si terrible et l'idée si agréable » s'écrie, en un « emportement » que ne lui connaissait pas son maître : « Donnons-nous aux Tourbillons », chacun aura reconnu la cosmogonie de Descartes, avec ses fameux tourbillons qui engendrent les corps et déterminent leurs mouvements. L'anamorphose vue par... Shakespeare, Galilée, Bossuet, Leibniz L'anamorphose, cette « veuë oblique » (MontaignE), a souvent servi de référence à l'âge" baroque. Shakespeare l'utilise comme métaphore théâtrale et pathétique de la déformation que provoque la douleur sur un regard troublé (Richard II, II, 2, 1595) : Car l'oil de La douleur brillant de larmes aveuglantes Divise une chose entière en plusieurs objets Comme les perspectives qui, regardées en face Ne montrent rien que confusion, mais qui. vues obliquement Présentent unie forme distincte Galilée, s'en sert pour définir un procédé poétique : dans une lettre de 162/. il critique l'un des textes les plus chers au «baroque international », La Jérusalem délivrée du Tasse, pour l'utilisation de l'allégorie, selon lui procédé artificiel de déformation, « [...] comme dans ces peintures qui, considérées de biais et d'un point de vue déterminé, montrent une figure humaine dessinée selon les règles de la perspective et qui, vues de face, ainsi qu'on le fait naturellement et communément des autres peintures, ne représentent rien d'autre qu'un mélange confus et désrdonné de lignes et de couleurs desquelles on peut aussi reconstituer des images de fleuves ou de chemins tortueux, des plages désertes, des nuages ou des chimères très étranges. » L'anamorphose est perversion de la perspective naturelle, l'allégorie est perversion de la narration naturelle ; l'anamorphose devient ainsi l'allégorie de l'allégorie. « [...] de même pour ces peintures qui sont faites principalement pour être observées en raccourci, il est chose indécente de les regarder en face ne représentant qu'un enchevêtrement de pattes de grue, de becs de cigognes et autres figures déréglées, de même dans la fiction poétique, il n'est pas bon que l'histoire banale découverte et vue dès le premier abord doive s'adapter à l'allégorie vue et sous-entendue obliquement, encombrée d'extravagances chimériques et d'inventions fantaisistes superflues. » En 1627, l'Académie des Desiosi prend pour devise Omnis in Unum (« Tout en un ») reflété sur un miroir conique. Cet objet anamorphotique (qui réapparaît en tête de l'ouvrage de TesaurO), devient le symbole durable de l'oil spirituel et la métaphore de la conversion de l'âme qui reconstitue la vision de l'Unique à partir de la confusion des apparences. C'est en ce sens que J.-B. Bossuet dans son sermon Sur la Providence du 7 mai 1656, évoque l'anamorphose, et le point de vue comme secret des choses. Il explicite cette image dans un autre sermon sur le même sujet pour le Carême prêché au Louvre, le 10 mars 1662 [les ajouts entre crochets sont des extraits du texte de 1656] : « Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent à certains tableaux, que l'on montre assez ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de la perspective [de l'optique]. La première vue ne vous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble être ou l'essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l'ouvrage d'une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit [dans un miroir tourné en cylindre qu'il applique sur cette peinture confuse], aussitôt toutes les lignes inégales venant à se ramasser d'une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n'y avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C'est, ce me semble, messieurs, une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu'en le regardant par un certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre. [...] Peut-être que vous trouverez que ce qui semble confusion est un art caché ; et si vous savez rencontrer le point par où il faut regarder les choses, toutes les inégalités se rectifieront, et vous verrez que sagesse où vous n'imaginiez que désordre. Oui, oui, ce tableau a son point, n'en doutez pas ; et le même Ecclésiaste, qui nous a découvert la confusion, nous mènera aussi à l'endroit par où nous contemplerons l'ordre du monde. » Selon Leibniz, le déchiffrement d'une représentation anamorphotique est l'homologue de l'analyse d'une notion confuse pour en dégager les idées distinctes (Nouveaux Essais sur l'Entendement humain. //. XXIX, 8) et le symbole à la fois de l'égarement des sens et du travail de l'intelligence. Il reprend la même image dans Essais de Théodicée (1710) : « C'est comme dans ces inventions de perspective où certains beaux dessins ne paraissent que confusion, jusqu'à ce qu'on les rapporte à leur vrai point de vue, ou qu'on les regardepar le moyen d'un certain verre ou miroir. C'est en les plaçant et en s'en servant comme il faut qu'on les fait devenir l'omement d'un cabinet. Ainsi les difformités apparentes de nos petits mondes se réunissent en beautés dans le grand, et n'ont rien qui s'oppose à l'unité d'un principe universel infiniment parfait. » Le nom de Descartes reste indéniablement lié à la clarté et à la distinction « françaises », à la formulation des principes de la rationalité moderne suivant la formule de Galilée : « le monde est écrit en langage mathématique » (1623). Pourtant des formules latines qui lui sont associées, si la première, où la pensée détermine l'être (cogito ergo suM), peut apparaître comme un manifeste classique (nuancé de volontarisme cornélieN), d'autres sonnent au contraire singulièrement baroque. Le fameux lan'atus prodeo («je m'avance masqué »), signalant surtout sa prudence, n'en théâtralise pas moins, en Préambules, son « entrée » dans le monde savant : Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu'ici, je n'ai été que spectateur, je m'avance masqué. L'autre est inscrite sur un de ses portraits : mundus est fabula, le monde est une fable. De fait, sa description du monde, selon ses propres déclarations « feint à plaisir », est pour le moins romanesque. « Il arrivait, écrit Christian Huyghens. le fils du fidèle ami de Descartes, à ceux qui lisaient ses Principes de la philosophie quelque chose de semblable à ceux qui lisent des romans qui plaisent et font la même impression que des histoires véritables. » Descartes, paradoxalement, ce héros de la raison et ce héraut du rationalisme moderne, cet esprit concret et observateur, fut longtemps considéré comme un homme d'imagination, et son système comme une philosophie « amie des vols de la fantaisie » (Algarotti, 1746). Tant il est vrai que le monde cartésien, ne contenant que matière et mouvement, refusant la limite autant que le vide, ressemble bien au monde « baroque » : foisonnant, mouvant, désenchanté. Monde instable et agité, qui « ne cesse de se mouvoir grandement et vite », où les tourbillons engendrent des soleils, dont les « croûtes » arrachées forment les planètes, tandis que les comètes s'en vont de tourbillon en tourbillon, comme dans le baroque selon Wôlfflin, où « la constitution d'une forme tourbillonnaire se nourrit toujours de nouvelles turbulences et ne se termine qu'à la façon de la crinière d'un cheval ou de l'écume d'une vague ». Monde hétéroclite et rempli de « matière subtile », dont les éléments sont des « colonnettes torses et cannelées », « tournées comme la coquille d'un limaçon », de particules comparables aux figures animales ou végétales, jusque dans les éléments simples et premiers : l'eau composée de petites parties aussi « longues, unies et glissantes que de petites anguilles », et la terre, de masses dont les parties irrégulières « s'entrelacent et se lient entre elles, ainsi que font les diverses branches des arbrisseaux qui croissent ensemble dans une haie ». Monde labyrinthique et ingénieux, où la nature fonctionne à la manière des horloges, des fontaines artificielles, des moulins : l'homme lui-même, dont les esprits animaux sont « comme un vent très subtil, une flamme très pure et très vive » est une machine hydraulique où circule le sang, pleine de petites portes, tuyaux et canaux... C'est ainsi que l'auteur du Discours de la méthode invente un monde proche de ce rococo tel que le décrit Charpentrat : « un milieu touffu, mais non point inextricable » dont le « foisonnement transforme la structure en tornade ». Chez Leibniz aussi, le baroquisme a été perçu et montré tour à tour dans son intérêt pour l'hermétisme et l'alchimie, sa conception de la monade comme chambre noire tapissée de miroirs et de trompe-l'oil, son apologue du Palais des Destinées (splendide pyramide, aux appartements de plus en plus beaux représentant les mondes possibleS), son refus de l'étanchéité et du vide, ses descriptions de la matière et de l'âme : plissée, marbrée, veinée, en habit d'Arlequin. Pierre Charpentrat évoque ainsi le « grouillement d'eau poissonneuse dont l'évocation revient dans les Lettres à Clarke_ comme dans la Monadologie », et qui, selon lui, remplit les églises des pays danubiens. Dans la texture infiniment poreuse, spongieuse, de la matière leibnizienne, chaque corps, si petit soit-il, contient un monde ; l'ensemble de l'univers est semblable à « un étang de matière dans lequel il y a des différents flots et ondes », et le milieu extérieur à un lac ondoyant, un vivier : entre les plis inorganiques des ondulations qui le parcourent, sont les plis organiques des poissons qui le peuplent, contenant encore d'autres viviers grouillants... On aura reconnu les motifs favoris de l'imaginaire baroque : l'onde, le pli, le plein, le poisson. Gilles Deleuze conclut : « Chez Leibniz comme dans le Baroque, les principes de la raison sont de véritables cris : Tout n'est pas poisson, mais il y a des poissons partout. » 4. Admirations Le foisonnement du monde fascine et exalte les esprits. La plupart des écrits savants de l'époque manifestent une chaleur dans le savoir, une joie de la découverte, un « hédonisme de l'intelligence » : Huyghens condamne ceux qui s'adonnent à la recherche sans en éprouver de la satisfaction. C'est là un aspect essentiel de la science baroque, que l'on peut résumer par le terme de « curiosité », ainsi défini dans le Dictionnaire de l'Académie (1696) : Passion, désir, empressement, de voir, d'apprendre, de posséder des choses rares, singulières, nouvelles, &c. Même chez Descartes, la première des Passions de l'âme est l'« admiration », c'est-à-dire l'étonnement devant un objet nouveau. Tout en répondant à une des premières « lois » de l'esthétique baroque, celle de l'effet de surprise, voire à une poétique de la stupéfaction (le far stupir marinistE), cette disposition de caractère, ou cet état d'esprit, représente ici une attitude méthodologique, liée à l'imaginaire du temps. La recherche scientifique semble vouloir retrouver dans l'étrangeté de l'univers le « merveilleux » de la fiction. Cette tendance s'inscrit dans la continuité de la deuxième moitié du XVIe siècle, « âge d'or des prodiges » (J. CéarD). Vers 1560, date des premières Histoires prodigieuses de Boaistuau, très grand succès de librairie jusqu'à la fin du siècle, un véritable genre littéraire a vu le jour autour du « monstrueux, de l'estrange, de l'esmerveillable ». Sous des prétextes édifiants (car les « signes espouvantables » de la présence divine sont aussi ceux des fautes humaineS) et dans le contexte favorable des guerres de religion (« nostre temps est aussi prodigieux que les hérésies y sont monstrueuses »), cette vogue éditoriale répond à une attente du public dont elle cherche à susciter l'« esbahissement ». Littérature savante - d'Ambroise Paré, père de la chirurgie moderne et néanmoins auteur Des Monstres et des Prodiges (1573), aux revues « scientifiques » comme le Journal des Sçavans - et littérature populaire - celle des « feuilles volantes qu'on publie tous les jours dans nos Rues », opuscules de colportage relatant d'atroces ou sensationnels faits divers -, se retrouvent à peu près sur les mêmes « choses admirables », propres à impressionner ou enchanter le curieux : les traditionnelles « pluyes prodigieuses », de pierres, de lopins de viande, de lait, d'huile, de poissons, de sang dans la farine (Béarn, 1618), de gros vers jaunes et rouges « qui avoient la tête à la ressemblance d'un enfant » (Poitou, 1623), les grossesses monstrueuses et naissances répugnantes. S'y ajoutent cependant des phénomènes d'une théâtralité plus « baroque », soulignée par les rapporteurs eux-mêmes : du côté des airs, les apparitions d'extra-terrestres - on vit ainsi « de petites nues descendre à terre, se transformer en armée et disparaître à l'entrée d'un bois » (Angoumois 1608) - et de nombreux combats aériens, avec « infinies arquebusades, canonades et froissis de harnois », tels que cette « apparition de plus de trois mille hommes en l'air, qui se sont combattus l'espace de deux heures durant » (Angers, le 12 octobre 1609) ; du côté de la terre et des eaux, les ouvertures de « goulfres, baaillemens et abysmes » (avec sorties de monstreS) et « effroyables desbordements » : le lecteur est alors convié « d'estre curieux spectateur d'une lamentable tragédie représentée sur le théâtre mobile des eaux », ou « sur le large eschafaut de la mer ». 5. Curiosités Au XVIIe siècle, la curiosité va se concrétiser, à la suite du goût maniériste pour le rare et l'extravagant, chez les érudits et amateurs, moins dans les événements que dans leurs traces, moins dans les faits que dans les objets : c'est à cette époque que le terme de « curiosité » passe de l'esprit à la chose, du subjectif à l'objectif. Témoin la grande vogue des Cabinets de curiosités et Chambres de Merveilles (WunderkammeR), où amateurs et lettrés réunissent raretés naturelles (fossiles, coquilles, coraux, reptiles empaillés, squelettes de poissons suspendus au plafond, etc.), objets d'art antique et moderne (monnaies, médailles, gravures et statueS), instruments scientifiques, automates et machines. Le plus grand et le plus célèbre de ces ancêtres des musées est sans doute celui du père jésuite Athanase Kircher. le Muséum Kircherianum à Rome ; mais on en trouve dans toute l'Europe, chez les princes italiens, allemands, danois... En France, moins chez les grands (à l'exception de Gaston d'Orléans, pur produit de l'époque baroque, mort en 1660) que chez les érudits provinciaux, les illustres (Fabri de PeiresC) ou les obscurs, gens de robe ou apothicaires, à Amiens ou Poitiers, Bergerac ou Clermont, les exemples abondent : ainsi Pierre Borel, médecin à Castres, présente le sien comme un microcosme ou un résumé (compendiuM) de toutes les choses rares, et son catalogue se veut encyclopédique : ouvres de Dieu (« Raretez de l'Homme »), produits des règnes (animal, végétal, minéraL), artefacts (« Antiquitez » et « Choses artificielles »). C'est un exemple parmi d'autres de la manière dont l'esprit (lui-même « pièce vide » qu'il faut garnir en structurant l'apport des senS) met en ordre un « abrégé de l'univers ». Autour du schéma nature-anti-quiié-art-machine, ou encore naturalia-artificialia-scientifica (où l'on peut ajouter des exoticA), on trouve les inventaires des quatre continents, cinq sens, trois règnes, et surtout des quatre éléments, le globe terrestre étant lui-même le « cabinet de curiosités de Dieu » : là encore c'est la mer qui produit le plus de merveilleuses étrangetés, tant « Nature, chambrière du grand Dieu », comme disait Ambroise Paré, s'y amuse, en servante espiègle, à des variations de formes infiniment inventives. Que la culture de curiosité soit caractéristique de l'esprit du temps baroque, on le voit par les critiques dont elle fait l'objet à l'âge « classique », dans la deuxième moitié du siècle : vanité pour Pascal, stérilité pour La Bruyère, dérèglement pour Lamy. Déjà Descartes en dénonce l'ambiguïté, l'opposant à la science comme l'arbitraire à la règle, la maladie d'hydropisie au «juste tempérament », le trouble de la passion au repos de la raison : ces bazars éclectiques, à moins de devenir musées, seront dispersés comme les restes archaïques d'une boulimie douteuse et dépassée. La manière dont Fromentin évoque les « goûts singuliers » de Rembrandt, dans Les Maîtres d'autrefois, rend parfaitement l'atmosphère du cabinet de curiosités : et par le « bric-à-brac », il arrive naturellement au terme de « baroquerie », l'une des premières et des rares apparitions du terme en littérature (nous soulignonS) : Avant de connaître [...] les curiosités instructives et utiles dont il avait encombré sa maison, on n'y voyait qu'un désordre de choses hétéroclites, tenant de l'histoire naturelle et du bric-à-brac, panoplies sauvages, bêtes empaillées, herbes desséchées. Cela sentait le caphamaum, le laboratoire, un peu la science occulte et la cabale, et cette baroquerie [...] donnait à la figure méditative et rechignée de ce travailleur acharné je ne sais quel air compromettant de chercheur d'or. Car si la curiosité est intimement attachée à la « science » baroque, c'est d'abord parce que celle-ci plonge encore dans le bizarre et l'extravagant : et sur cet exemple de « baroquerie » qu'est le célèbre remède dit « poudre de la comtesse de Kanth » (perles, corail, corne de cerf et gelée de vipère : quintessence de « cabinet »), Sganarelle enchérit à peine lorsqu'il baille à Thibaut pour Parrette « un fromage préparé où il entre de l'or, du corail et des perles, et quantité d'autres choses précieuses » (Le Médecin malgré lui, III, 2). C'est aussi parce qu'elle est liée au goût du mystère, de l'occulte et du caché ; le cabinet, miroir du monde, en reproduit le labyrinthe et l'hermétisme ; et les savants de l'époque, pour s'assurer de la primeur de leurs trouvailles, parlent par énigme, donnent leurs réponses en anagrammes, cultivent le secret. 6. Inventions Enfin, c'est la passion de l'inédit, de l'inouï, de la nouveauté, qui se manifeste dans l'invention. L'époque est fertile en créations pratiques, mais aussi en publications diverses proposant toutes sortes d'appareils étonnants, anticipations géniales ou fantasques et « diverses machines tant utiles que plaisantes » (Salomon de Caus, 1615) : automates, boîtes à musique, oiseaux capables de boire et de chanter, orgue floral, machine à lire, etc. (voir encadré). Car la technologie du merveilleux baroque, qui invente une version modernisée de l'enchantement, ne se cantonne pas au théâtre ou aux grottes animées : ainsi la lanterne magique, au nom significatif, qui éblouit le public des soirées mondaines et des champs de foire dès les années 1650, est l'ouvre (attribuée souvent à A. KircheR) de Cornelis Drebbel, inventeur aussi du thermomètre et du sous-marin (un peu avant Marin Mersenne, anticipateur du télégraphe acoustiquE), à mi-chemin entre le savant et l'amuseur. Descartes lui-même, dont la rationalité est essentiellement démystificatrice (« les plus puissantes machines, les plus rares automates, les plus apparentes visions et les plus subtiles impostures que l'artifice puisse inventer, je vous en découvriray les secrets » annonce-t-il dans Recherche de la Vérité), conçoit aussi un petit danseur de corde animé par aimantation, et s'intéresse même à recréer le merveilleux et l'apparence du fantastique : Il y a une partie dans les Mathématiques, que je nomme la science des miracles, pour ce qu'elle enseigne à se servir si à propos de l'air et de la lumière, qu'on peut faire voir par son moyen toutes les mesmes illusions, qu'on dit que les Magiciens font paroistre par l'aide des Démons. (Lettre à Marin Mersenne, août 1629) C'est ainsi que la curiosité scientifique rejoint finalement le divertissement, jusque dans les plus austères disciplines, avec le genre en vogue des Problèmes plaisons et délectables, des Récréations mathematicques et autres Questions inouyes ou récréations des sçavans (Mersenne, 1628). Leibniz mènera loin ce rêve d'une science baroque associant le sérieux au merveilleux, dans un texte de 1675 intitulé Drôle de Pensée, où il imagine un établissement de travail et de loisirs, combiné de campus universitaire, de jardin des plantes, de parc d'attractions et de casino, où tous les équipements d'enseignement et de recherche scientifique, d'organisation de colloques et de commercialisation des inventions, seraient associés à des spectacles récréatifs ou savants, sportifs ou musicaux, le tout financé par des salles de jeu, car, conclut-il, « y a-t'il rien de si juste, que de faire servir l'extravagance à l'establissement de la sagesse ? ». L'extravagance et la sagesse : on retrouve ainsi, jusqu'au cour de la science, cette union des contraires bien dans le goût baroque, en une de ces oppositions, de ces « contrariétés » caractéristiques du temps. Une anticipation « curieuse » : le baladeur de Cyrano L'âge baroque est celui de toutes sortes d'inventions merveilleuses : la lunette et le microscope, le baromètre et le thermomètre, l'horloge et la montre, la lanterne magique et la machine à calculer... L'ingéniosité, que l'on retrouve comme une caractéristique du style (le concetto, la pointe, la trouvaillE), s'exerce aussi dans l'anticipation et la fiction. Cyrano de Bergerac, champion des « imaginations pointues » en donne un bel exemple dans son Voyage dans la lune, où il conçoit le principe du petit magnétophone portable ou « baladeur », en « une monstrueuse perle » (pour rester dans la veine baroquE), et il imagine « les jeunes à seize et à dix-huit ans » se promener en écoutant leurs cassettes, après se les être attachées en « pendants d'oreilles ». [Le « démon » du narrateur, son guide dans « l'Autre Monde » lunaire, lui a laissé deux « livres », dont l'un porte d'ailleurs le titre des États et Empires du soleil, c'est-à-dire celui du deuxième tome du roman, annonçant, en abyme, une suite à l'histoire.] « À peine fut-il hors de présence que je me mis à considérer attentivement mes livres. Les boettes [boîtes], c'est à dire leurs couvertures, me semblèrent admirables pour leur richesse ; l'une estoit taillée d'un seul diaman plus brillant sans comparaison que les nostres ; la seconde ne paroissoit qu'une monstrueuse perle fendue en deux. Mon démon avoit traduict ces livres en langage de ce monde là, mais par ce que je n'ay point encore parlé de leur imprimerie, je m'en vais explicquer la façon de ces deux volumes. À l'ouverture de la boëste, je trouvé dedans un je ne sçay quoi de métal casi tout semblable à nos horloges, plein d'un nombre infini de petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un livre à la vérité, mais c'est un livre miraculeux qui n'a ny fueillets ny caractères ; enfin c'est un livre, où pour aprendre, les yeux sont inutiles, on n'a besoin que d'oreilles. Quand quelqu'un donc souhaitte lire, il bande avec une grande quantité de touttes sortes de clefs cette machine, puis il tourne l'esguille sur le chapitre qu'il désire escoutter, et au mesme temps il sort de cette noix comme de la bouche d'un homme, ou d'un instrument de musicque. tous les sons distincts et differens qui servent, entre les grands lunaires, à l'expression du langage. Lors que j'eus refleschi sur cette miraculeuse invention de faire des livres, je ne m'estonné plus de voir que les jeunes hommes de ce pays là possedoient d'avantage de connoissance à seize et à dix-huit ans que les barbes grises du nostre. Car sachans lire aussi tost que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; dans la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, à pied, à cheval, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à l'arçon de leurs selles, une trenteine de ces livres dont ils n'ont qu'à bander un ressort pour en ouyr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s'ils sont en humeur d'escoutter tout un livre. Ainsy vous avés éternellement au tour de vous tous les grans hommes et morts et vivans qui vous entretienent de vive voix. Ce présent m'occupa plus d'une heure, et enfin, me les estant attachez en forme de pendans d'oreille, je sortis en ville pour me promener. » (Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde ou Les États et Empires de la Lune, 1650) |
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