Essais littéraire |
«Aujourd'hui encore, je peux revenir en arrière, accepter ma mise à la retraite et me consacrer au bonheur exclusif de Fati. Il serait si facile pour moi de la contenter en acceptant d'aller mourir chez elle, au milieu des chèvres et des moutons. Mais moi aussi j'aimerais revoir, ne serait-ce que par les yeux, mon petit village natal, sentir sous mes pas cette terre qui garde mes parents, caresser ces arbres séculaires, séduire par le sourire un de mes compagnons d'enfance... Peut-être qu'au fond rien n'y a changé, ni les choses, ni les hommes, mais je sais à l'avance que je n 'y reconnaîtrai personne. Où débute mon passé ? Lorsqu 'ils me verront, en une minute on se sera tout dit. Peut-être aurai-je la politesse de les écouter pendant une autre minute raconter des polissonneries dont je ne me rappellerai rien, et ils m'écouteront à leur tour évoquer mes quarante années de labeur au service du plus noble des métiers ; mais à la fin, eux aussi ne m'appelleront plus que «monsieur Baly», ou «maître», ce prétentieux titre dont je n 'ai même pas pu débarrasser mon épouse et qui m'a toujours séparé des autres. Mes mains sont vides, et au village ils ne remarqueront que cette pauvreté. Il ne nous est pas donné, à nous autres, instituteurs, de garder nos ouvres ou de justifier notre vie dans le silence éloquent des réalisations concrètes ; il nous faut agir à crédit, après que des hommes nous aient demandé de jouer par procuration le rôle de Dieu ; nous devons façonner dans la vertu des êtres humains, alors que nous-mêmes sommes loin d'être infaillibles ; nous devons former les hommes d'une civilisation et nous sommes nous-mêmes au carrefour de deux systèmes de valeurs, je ne suis personnellement pas sûr d'en pouvoir faire la synthèse ; je ne suis pas un penseur. C 'est pour cette raison que je crains de me présenter au village les mains vides et que je cède très souvent au doute sur «mes quarante années de loyaux et durs services». Je refuserai leur médaille... Ils seront certainement fiers de me retrouver instruit, jusqu 'au jour où ils apprendront que ce n 'était pas moi qui ai décidé de ma mise à la retraite ; ils apprendront que je n'ai pas su me battre, que j'ai abandonné trop facilement et je ne pourrai plus supporter d'entendre chanter autour de moi cet hymne à la gloire de tous les grands Noirs. Plutôt mourir que d'avoir honte... Mais, au fond, de quoi aurais-je honte ? Après tout, j'ai dépassé l'âge de la retraite et peu de mes promotionnaires peuvent encore se vanter d'avoir été aussi consciencieux que moi. Et si je mourais maintenant, à vouloir jouer au brave, à I 'éclaireur d'intelligence ? Je constate avec beaucoup de tristesse et de regret que la plupart de mes anciens élèves s'habillent, mangent, parlent et vivent comme des Blancs. Pourtant je construirai une école. » (Paris, Présence Africaine, 1973, p. 110-112) Métisse (son père est arabe, libanais et chrétien, sa mère est africaine, guinéenne, musulmanE), Williams Sassine est né à Kankan (GuinéE) en 1944. Son appartenance religieuse a été elle aussi changeante, selon son aveu: «J'ai été chrétien. Je suis maintenant musulman» (à la mort du pèrE). À quoi s'ajoute la culture française. Très tôt, Sassine prend conscience de sa marginalité, de son altérité au sein de la société africaine qui induit en lui «un profond sentiment de solitude»: «J'ai donc toujours vécu une certaine forme de solitude, et comme j'avais des problèmes de langage, je bégayais, cela m'isolait encore davantage.» (Boniface Mongo-MboussA). Ses livres de chevet se trouvent être les bandes dessinées, ce qui peut, peut-être, rendre compte de son humour. Mathématicien de profession (études à l'Institut Polytechnique de ConakrY), il est contraint à l'exil par la dictature de Sékou Touré, il va tour à tour résider au Gabon, au Niger, en Mauritanie (d'où il sera expulsé au début des années 90, à cause du conflit sénégalo-mauritanieN). Sassine résume son parcours à quatre étapes: le métissage, la désillusion provoquée par les mathématiques (dont il avait cru qu'elles résolvaient tous les problèmeS), la littérature et l'exil. Vers la fin de sa vie il a séjourné plusieurs fois dans les capitales occidentales et, comme invité, à la résidence d'écriture au Festival International des Francophonies en Limousin (1991). Il est mort en 1997. L'auteur affirme, dans l'entretien accordé à Miampika: «Je ne me considère pas comme un écrivain africain ou un écrivain guinéen. Je me considère comme un écrivain tout court.» «J'écris tout. Comme l'écriture est devenue alimentaire pour moi, je travaille sur commande. (...) Maintenant je suis journaliste parce qu'on m'a demandé d'être journaliste.» Mais ce n'est qu'une partie de la réalité, il écrit pour aimer et être aimé, il en a besoin pour chasser le sentiment de solitude qui le domine (et dont saint Monsieur Baly est un exemplE). D'ailleurs, Jacques Chevrier est l'un des premiers critiques, selon Mongo-Mboussa, à «avoir mis en exergue la notion de marginalité comme grille de lecture de l'ouvre de Sassine». Ouvres: - Saint Monsieur Baly (1973) (romaN) - Wirriyamu (1976) (romaN) - Le jeune homme de sable (1979) (romaN) - L'Autre émoi/Écrits entre les terres, (1979-2003) - Mémoire d'une peau (1998) (roman posthumE) Contes - L'Alphabête (1982) (contes pour enfantS) - Zéhéros n 'estpas n 'importe qui (1985) - L'Afrique en morceaux (1994) (nouvelleS) Théâtre - Légende d'une vérité ( 1995) - Les Indépendàn-tristes (dernière piècE) Saint Monsieur Baly met en scène un vieil instituteur plein de passion et d'une énergie à toute épreuve, qui n'a qu'un but dans la vie auquel il est prêt à tout sacrifier: construire et faire fonctionner une école de village. Cette entreprise, incompréhensible pour certains qui dépenseraient autrement leur argent, et qui l'amène à connaître et à subir la bêtise des autres, leur malveillance qui va jusqu'aux actes criminels, il l'assume pour venir en aide aux élèves pauvres, humbles, voués à la mendicité. Jamais il ne se laisse abattre par le désespoir jusqu'à sa mort, qui devient une victoire, puisque l'école continue, et qui fait de lui une figure inoubliable et le sanctifie en quelque sorte - de là le titre du roman. Le fragment ci-dessus et tiré du journal du saint monsieur Baly. Commentaire suivi Mis à la retraite, monsieur Baly était convaincu de ne pas avoir encore dit son dernier mot, il savait qu'il pouvait encore être utile. Il pourrait renoncer à son projet (revenir en arrière, accepter ma mise à la retraitE) et vivre en paix avec Fati, assurer le bonheur de celle-ci, à l'exclusion de toute autre chose. Ce serait un jeu d'enfant de la contenter, d'accepter de passer les jours qui lui restaient à ses côtés (aller mourir chez ellE) au village (au milieu des chèvres et des moutons assurant une survivance certainE). Il a lui aussi la nostalgie du village natal, veut le revoir, même en l'absence du désir venant du cour (par les yeuX), retrouver un semblant d'identité (sentir, sous ses pieds cette terre qui garde mes parentS), reprendre contact avec la nature impassible au passage du temps (ces arbres séculierS), réintégrer un groupe d'amis (séduire par le sourire un de mes compagnons d'enfancE). Peut-on renouer avec le passé comme si de rien n'était (rien n'y a changé), peut-on retrouver les choses ou les hommes inchangés ? Il est trop sage, trop réaliste, il sait, sans y aller (à l'avancE) qu'il n'y reconnaîtra personne de son passe. Mais où commence son passé? Peut-on l'affirmer avec précision ? Une rencontre sera inutile, puisqu'il n'y a plus rien à se dire (en une minute on se sera tout diT), parce que plus rien ne les lie. À entendre les souvenirs des polissonneries de leur enfance commune, qui n'ont laissé aucune trace dans sa mémoire (dont je ne me rappellerai rieN), à communiquer (évoqueR) une vie dédiée exclusivement au plus noble des métiers, il sait que les anciens compagnons ne comprendront pas ce qu'il y a au plus profond de lui-même, son essence, et se contenteront de l'apparence (ne m'appelleront plus que «monsieur Baly» ou «maître»). Ce titre prétentieux érige une barrière entre Baly et les autres (et même son épousE). Il est conscient que, les mains vides, l'enseignement n'étant pas de ces métiers qui rapportent, c'est ce que l'on remarquera au village, sa pauvreté. Quelques lignes émouvantes éclairent la profession de foi de Sassine, par l'intermédiaire de Baly. Le «produit» de la création des instituteurs n'est pas quelque chose de concret et n'est pas destiné à la vente, il est offert (on ne garde pas les ouvreS). On n'est pas paye pour cela (/'/ nous faut agir à crédiT), mais on est accablé par la responsabilité (Jouer par procuration le rôle de DieU). Et cette responsabilité réside dans l'obligation de façonner les êtres humains, de leur inculquer la vertu, malgré le fait qu'en tant qu'homme, l'instituteur n'est pas parfait, n'est pas infaillible; il doit, en outre, former les hommes d'une civilisation, bien qu'il soit, par la force des choses, au carrefour de deux systèmes de valeurs, la tradition et la modernité et qu'il ne se sente pas absolument sûr d'en faire la synthèse. Modeste, il ne se considère pas un philosophe (penseuR). Voilà les raisons pour lesquelles il a peur (je crainS) de rentrer au village les mains vides et doute de ce qu'il a accompli pendant ses quarante années de loyaux et durs services. Il est décidé à refuser la médaille qui justifie cette affirmation. D'autre part, la fierté des villageois de voir un des leurs si instruit, pourrait bien se transformer en mépris en apprenant que sa mise à la retraite n'avait pas été volontaire. Ils découvriront, dans l'acceptation de cette retraite, de la lâcheté (je n 'ai pas su me battrE), une absence de résilience (j'ai abandonné trop facilemenT) et on le jaugera à l'aune de tous les grands Noirs que l'on glorifie. La mort devient une alternative de la honte. Toujours très digne, il ne supporterait pas une telle attitude. Car il sait que la honte dont on pourrait l'accabler n'en est pas une à ses yeux: il sait qu'il a dépassé l'âge de la retraite, qu'il est donc de son devoir de l'accueillir, de jouir d'une vie sans tracas et paisible, et il sait aussi qu'il est allé au-delà de ce que les autres collègues de sa génération (mes promotionnaireS) ont accompli (aussi consciencieux que moI). Pourquoi essayer de convaincre les autres (jouer à l'éclaireur d'intelligencE), pourquoi faire le brave? Il voit, dans les générations (de ses anciens élèveS) qui se succèdent, que l'on ne peut arrêter le progrès; ses anciens élèves embrassent la modernité (s'habillent, mangent, parlent et vivent comme des BlancS) et cela le remplit de tristesse et de regret. Pourtant, il est décidé, et rien ne l'en empêchera: je construirai une école. A consulter 1. Brezault, Alain, «Les écrivains et la colonie: les mensonges de l'histoire», dans Africultures, le 15 août 2007. 2. Chevricr, Jacques, Williams Sassine, écrivain de la marginalité, Toronto, Éd. du Gref, 1995. 3. Chevrier, Jacques, «Le pleurer-rire des écrivains africains», dans Africultures, le 15 août 2007. 4. Gassama, Makhily, «Hommage à l'écrivain Williams Sassine», dans Africultures, le 15 août 2007. 5. Landry-Wilfrid Miampika, «Entretien avec Williams Sassine. Exil et marginalité», dans Africultures, le 15 août 2007. 6. Mongo-Mboussa, Bonifacc, «1998: Saint Sassine. De la marginalité à Limoges», dans Africultures, le 15 août 2007. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.